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Recherches

Groupes de discussion sur l’opéra et l’Internet

Constitution d’une communauté en ligne autour des pratiques d’amateur
Katia Roquais-Bielak
p. 121-132

Texte intégral

  • 1  On peut consulter, à titre d’exemple, le site de l’Opéra de Paris qui était en 1998-1999 une copie (...)
  • 2  Un article sur l’auteur du site http://www.operabase.com est paru dans Le Point le 22/03/2001, « M (...)

1Il existe sur l’Internet différentes formes de manifestation de l’univers lyrique. Elles peuvent être liées à la promotion d’un lieu et/ou d’un spectacle dans le cas des pages Web d’un théâtre ou d’un festival1, se traduire par l’apparition de sites thématiques à visée générale quand elles offrent un ensemble d’informations sur l’opéra (l’accès aux programmes, aux biographies et discographies des artistes, aux critiques publiées dans la presse, aux livrets et aux partitions) ou venir remplacer les traditionnels curriculum vitæ dans la communication entre un artiste particulier et ses partenaires, amateurs comme professionnels2. Une rapide recherche par mot clé donne un aperçu de la diversité des destinataires et des destinateurs sans oublier, évidemment, la composante commerciale parmi les sites référencés, les plus nombreux sont ceux qui proposent l’achat d’enregistrements. À première vue donc, rien de véritablement étranger aux pratiques que l’on peut constater en dehors du réseau numérique et, surtout, en dehors d’un discours officiel sur l’opéra et ses représentations habituelles : n’utilise-t-on pas quasi systématiquement la photographie de la salle et du lustre pour « habiller » les pages des sites consacrés à l’opéra ? Ne retrouve-t-on pas sur l’écran les critiques déjà parues en version papier ?

2Or, à passer en revue la liste de liens hypertextes, on se rend compte de l’existence des sites ouverts à la discussion entre amateurs qui permettent à ces derniers de trouver leurs alter ego via l’Internet et de sortir, le temps d’un échange de messages, de la discrétion qu’on suppose être leur seconde nature. Plusieurs possibilités sont proposées à l’internaute-mélomane : soit s’inscrire sur une liste de diffusion gérée par un fondateur/modérateur qui assure la diffusion des messages, soit trouver un groupe sur un moteur de recherche comme Yahoo, ou encore utiliser la fonction « nous écrire » d’un site et en consulter les archives.

  • 3  Les approches sociologiques récentes mettent l’accent davantage sur l’activité que sur le seul obj (...)

3En quoi l’étude d’un regroupement d’amateurs d’opéra à travers l’Internet peut-elle apporter de nouveaux renseignements sur leurs pratiques et en quoi montre-t-elle différents aspects du rapport à l’objet lui-même ? Il est possible de trouver quelques éléments de réponse en se penchant sur un cas précis observé et analysé d’un point de vue qui se voudrait pluridisciplinaire. En effet, il semble important d’aborder la présence des amateurs sur le réseau comme une situation, et un lieu, où convergent différentes approches qui relèvent tant des sciences de l’information et de la communication que de la sociologie de la qualité artistique ou de l’anthropologie culturelle3. Je souhaiterais, dans un premier temps, aborder les conditions et les formes propres à une communauté en ligne et l’usage que peut en faire un amateur d’opéra qui choisit ce mode d’échange, notamment dans l’activité qui consiste à faire circuler l’information sur l’objet de sa passion et sur ses pratiques. Cette information est relative au type de participation que manifeste l’internaute et aux aspects de sa relation à l’opéra dont il rend compte à l’intérieur du groupe. Ce dernier, grâce à la confrontation de différentes attitudes, révèle toute sa complexité et un renversement de rôles où l’objet des débats devient le reflet de la communauté et de son organisation. L’intervention de l’amateur dans la construction de l’univers lyrique, présente et revendiquée dans les discussions, nous amène finalement à réfléchir sur la façon dont l’utilisation de l’Internet peut mettre à mal le cliché de l’amateur réduit à la fonction d’un récepteur passif.

Communauté et identité d’amateur d’opéra

4Première hypothèse : les groupes de discussion sur l’Internet donnent aux amateurs de l’opéra l’occasion de communiquer leurs pratiques et leur vécu/présent de mélomane à travers un échange de messages entre les membres d’une liste de diffusion, par exemple, regroupés en fonction de leur intérêt pour le lyrique et de leur envie de manifester une appartenance en même temps qu’un parcours individuel. Il se crée ainsi une communauté où l’activité de l’amateur domine les considérations sur l’objet-opéra qui devient, lui-même, « discutable ».

5Au cours des travaux d’observation et d’analyse de groupes de discussion sur l’Internet — il s’agit plus précisément d’un groupe, sélectionné en raison d’une forte activité sur une période de deux ans et de l’investissement de ses participants, constitué d’amateurs du lyrique réunis autour d’un centre d’intérêt et d’un objet à propos duquel ils souhaitent échanger leurs avis et leurs expériences —, j’ai été amenée à constater plusieurs phénomènes de communication propres au fonctionnement d’une communauté pour laquelle l’utilisation du réseau devient une alternative et une activité complémentaire par rapport aux pratiques culturelles déjà inscrites dans les habitudes. On pourrait l’appeler « numérique », car l’adjectif « virtuelle » me paraît moins adapté : il suggère une possibilité et non pas un fait réel et observable.

6Ainsi, l’analyse de quelque 5200 messages émis par les membres du groupe permet-elle, notamment, de mettre au jour des questions de l’articulation entre les différentes possibilités offertes par l’Internet dans la pratique des loisirs et la place que ces mêmes loisirs prennent dans la vie quotidienne de leurs amateurs, du rôle que le réseau numérique peut jouer dans la construction de l’identité et de l’expérience d’un amateur de musique classique, de diverses relations entre le collectif et l’individuel telles qu’elles peuvent se créer dans la construction d’une pratique musicale et qui s’expriment à travers un média comme l’Internet.

7Pour mieux comprendre les enjeux qui transparaissent dans une situation où les amateurs se saisissent de la parole pour faire exister des réactions et des expériences autres que celles qui sont admises par les normes d’une salle de spectacle ou d’un discours critique qui se veut professionnel et « objectif », je suis partie des cas provenant d’un groupe en particulier, appelé « operadiscussion » et qui était accessible à partir d’un lien hypertexte présent dans des sites Web thématiques comme http://www.operabase.com. Précisons que ce groupe, au bout de deux ans d’existence et au cours de l’année 2001, a changé de formule et d’hébergeur, mais qu’il reste actif sur http://www.yahoogroups.com où l’on retrouve certains participants d’origine même si le contenu des débats s’est fortement réduit.

8« operadiscussion » a été fondé par un individu (auteur/modérateur du groupe) et son accès était ouvert à toute personne ayant rempli le formulaire permettant la diffusion des messages. La discussion elle-même ne se faisait pas en « temps réel » mais par une mailing list dont les textes prenaient un aspect tantôt rédigé et formel, tantôt proche de l’oralité. La formule/fonction « archive » a été initialement écartée par le modérateur en raison de la forte activité et du nombre de messages. Très rapidement, il a été possible, et indispensable, de mettre en ligne des fichiers image et son, les participants souhaitant compléter leurs courriers par des photos et des enregistrements (par exemple, les personnes pratiquant le chant ont voulu se faire entendre par leurs correspondants).

9Les principes du fonctionnement, rappelés régulièrement par le modérateur (elle signait ses interventions du nom de « Flori » en hommage à Floria Tosca, le personnage de l’opéra de Puccini d’après la pièce de Victorien Sardou), supposent l’adhésion au savoir-vivre du groupe. Ce dernier est le fait d’un accord sous-entendu, déduit du comportement des participants ou clairement énoncé dans les messages du modérateur qui reste discret sur sa vie d’amateur d’opéra pour commenter les opinions exprimées et rappeler les bases « éthiques » de la discussion. Il s’agit, entre autres caractéristiques, du respect de l’anonymat : on peut rejoindre une discussion sans avoir décliné son identité, les seules questions « personnelles » posées concernant les préférences dans le domaine de l’opéra, du ton qui doit rester celui d’un échange « poli » ou « policé » quand on est amené à exprimer son désaccord, d’un partage gratuit, non commercial des informations. À ce propos, le fait de faire de la publicité pour ses concerts, son livre ou des activités « payantes » a été sévèrement critiqué et les contrevenants invités à quitter le groupe. Ce fut le cas d’une participante « professionnelle », apparemment appréciée pour ses connaissances de la technique du chant mais dont la démarche d’autopromotion a été jugée trop insistante et contraire à l’esprit du groupe. Cet épisode n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’idéalisation de l’Internet et des outils techniques sur lesquels est fondé son fonctionnement à la manière des auteurs de Linux ou de ces « bons » hackers qui se réclament des philosophes grecs dans leur vision des communautés en réseau. C’est peut-être aussi une des modifications possibles que pourrait apporter l’Internet à l’objet-opéra dans la vie de l’amateur car, s’il intègre un « club » créé dans et par ce média, il ne retrouve pas seulement ceux qui aiment parler de leurs goûts dans le lyrique mais aussi ceux qui le font à travers un outil qui impose un type d’échange (Himanen, 2001).

Information itinérante

10Un autre constat peut être formulé dès les premières étapes de l’observation : le choix d’une communication via l’Internet révèle une attitude à l’égard de l’information dont la valeur augmente à mesure qu’elle est partagée, mise en circulation. Elle est aussi la matière première à partir de laquelle les discussions s’engagent et qui permet d’exprimer des points de vue et des pratiques variés.

11Les activités du groupe sélectionné s’organisent autour de la transmission/circulation d’informations en rapport avec l’opéra (du souvenir de jeunesse aux gadgets disponibles sur l’Internet…) en tant que pratique culturelle tout d’abord individuelle : les participants témoignent de leur passé et de leur présent d’amateur, expliquent leurs goûts et préférences artistiques, décrivent les dispositifs techniques qui sont les leurs dans la construction du lien à la musique. L’Internet lui-même, et de façon métalinguistique, tient une place importante dans les échanges, car il est devenu le moyen de recherche de renseignements, de livres, d’articles de presse, d’achat d’enregistrements et de collection thématique à part entière. Parmi les formes que l’on donne à l’information, le contenu est assez fragile et a besoin d’un emballage adapté avant d’être expédié, on trouve le témoignage direct assorti d’un récit circonstancié qui prend valeur d’argument («  j’ai été là, je l’ai entendu »), citations de sources précises (une référence complète à un livre ou article) ou plus floues mais qui permettent de se réfugier derrière un fait communément admis, commentaire sur les enregistrements vus/entendus, des listes de préférences sans commentaire et selon un ordre variable (« voici mes basses préférées » ou « les œuvres que j’écoute le plus souvent ») ou, plus proche de l’outil numérique — les adresses des sites Web intéressants pour un amateur d’opéra, des conseils pour télécharger un fichier son et, en règle générale, tout ce qui permet d’optimiser les recherches sur l’Internet.

12Quoi qu’on dise sur la dématérialisation des échanges sur le réseau numérique, l’expression de ses goûts et la mise en circulation des informations ne se font pas sans un minimum d’attentes quant aux réactions des interlocuteurs et quant à l’image que l’on donne de soi (Breton, 2002). Affirmer ses compétences et ses connaissances dans le domaine de l’opéra entraîne une valorisation par d’autres membres du groupe, attire des sympathies ou plus simplement l’attention, surtout quand elle fait défaut dans l’entourage proche, car celle-ci est, très souvent, évoquée dans les messages de présentation et pour donner les raisons de sa venue au groupe.

Types de participation

13Les informations elles-mêmes ne sont pas désincarnées, mais s’orientent en fonction du type de participation dominant chez un individu. L’analyse des messages permet d’établir une typologie en fonction des facteurs dominants dans le comportement des participants. Le rapport à l’opéra, l’organisation de sa vie d’amateur, se construit selon les dispositifs techniques et les supports qu’on utilise, selon ses expériences passées et présentes et, plus particulièrement, selon le rôle que l’on joue à l’intérieur du groupe. Le type de participation est inhérent à l’identité que l’on affiche dans la communauté et aux relations que l’on noue avec ses interlocuteurs. Pour en donner quelques exemples, j’ai choisi quatre attitudes caractéristiques : savant, collectionneur, néophyte, professionnel.

  • 4  Jussi Björling (1911-1960), ténor lyrique d’origine suédoise, la vedette du festival de Salzbourg, (...)

14Parmi les membres du groupe, il y a ceux qui se posent comme des savants ou des érudits de l’opéra et apportent des précisions, des rectifications, complètent des avis de ceux qui sont moins initiés. Toby, une Américaine de souche allemande et dont le mari fréquente le Metropolitan de New York depuis la fin des années quarante, est une consultante ès opéras dans la mesure où elle a non seulement eu l’occasion d’assister à des événements lyriques majeurs de la côte est des États-Unis comme le festival de Tanglewood mais qui, en raison de ses origines et de sa passion pour Jussi Björling4, a effectué de nombreux voyages en Europe — toujours avec l’opéra pour fil conducteur — et qui utilise tous les moyens d’accès à l’information, d’un obscur dictionnaire allemand au site amazon.com dont elle cite scrupuleusement les références.

15Un autre type de mélomane érudit, mais à dominante collectionneur cette fois, est illustré par un Australien, Michael Davis, webmestre d’un site dédié au ténor Mario Lanza et wagnérien convaincu. Il dit collectionner les enregistrements réalisés depuis 1900 de façon sélective — les chanteurs qu’il préfère, mais assez ouverte pour acquérir ce qu’il considère comme « bonnes versions » de différentes œuvres appartenant à la musique classique en général et pour suivre l’actualité du lyrique —, il parle souvent de Renée Flemming et de Thomas Quasthoff comme ses interprètes favoris d’aujourd’hui. Il est vrai également qu’à toute demande de renseignement sur un enregistrement, un extrait à trouver, Michael Davis répond avec une précision et une promptitude de la personne qui dispose de tous les catalogues de maisons de disques, le commentaire en plus. Dans la catégorie collectionneur, on peut, évidemment, distinguer des sous-catégories : ceux qui collectionnent toutes les versions du Ring de Wagner, ceux qui sont amateurs des diffusions télévisuelles des spectacles du Metropolitan, rappelons qu’elles ont commencé dans les années quarante, ou qui disent consommer l’opéra surtout à travers les cassettes vidéo et, plus spécifique encore, ceux qui sont passionnés par un documentaire, The Art of Singing, diffusé dans plusieurs pays, dont la France, mais dans les versions modifiées selon la demande de telle ou telle chaîne de télévision.

16Les informations sur la technique vocale proviennent des chanteurs professionnels ou amateurs qui représentent un cinquième des participants. Leur centre d’intérêt est plutôt lié aux parcours des artistes, à la vie du monde professionnel d’opéra avec d’inévitables reproches à l’égard des directeurs de théâtre et autres agents artistiques qui « vampirisent et détruisent les chanteurs en écourtant leurs carrières par des emplois inadaptés ». Sarah, une jeune soprano, raconte ses déboires à l’opéra de Knoxville où elle a commencé par chanter dans les chœurs et où les rôles de soliste qu’on lui proposait ne correspondaient pas à sa voix. Elle donne surtout à lire les récits de ses expériences en tant que chanteuse (les coulisses des théâtres, les auditions, les profs de chant) et se prononce moins souvent sur l’histoire d’opéra ou sur les qualités respectives des enregistrements. Par la même occasion, elle est de ceux qui font souvent appel aux connaissances des autres participants (amateurs éclairés), voire aux encouragements quand elle doit passer des auditions.

17Vient enfin une pléiade de néophytes, à différents stades de leur initiation. Là aussi, difficile de tracer des lignes de séparation nettes à cause de la diversité des moments déclencheurs d’intérêt et de la motivation annoncée. Un cas, pourtant, attire particulièrement l’attention, car il s’agit d’une personne très active au sein du groupe (plus de 1600 messages en deux ans) et dont l’enthousiasme englobe plusieurs composantes de l’univers lyrique. Margy, habitante de Seattle, dit avoir découvert sa passion pour l’opéra en entendant la voix d’Andrea Bocelli lors de l’émission des Grammy Rewards en 1999 où il a été invité à chanter en compagnie de Céline Dion. À partir de cet instant, Margy dévore tout ce qui est en rapport avec l’opéra : les biographies des compositeurs, les enregistrements conseillés par les membres du groupe, les diffusions à la télévision et à la radio, les livrets d’opéra et les produits dérivés — la découverte, par Sarah, d’un site qui vend des gadgets du genre « rideau de douche avec les têtes de Mozart » lui inspire l’idée de tatouer le nom du compositeur sur le corps et ce n’est qu’à cause de l’intervention du modérateur qu’elle abandonne ce sujet comme « indigne des discussions du groupe ». Au bout d’un an d’exploration tous azimuts, elle fait une « vraie » sortie à l’opéra (Le Barbier de Séville à Seattle), peut-être influencée par de très nombreux messages qui valorisent un spectacle live par rapport à tout enregistrement, aussi réussi soit-il. Attitude assez typique également — après une phase d’apprentissage et d’allégeance aux autorités reconnues par les participants de la liste, elle devient à son tour guide et conseillère pour les nouveaux arrivants. Tel est le sens de ses messages recueillis en 2002, soit un peu plus de deux ans après son message de présentation comme « newcomer to the opera ».

18Ces quatre types n’épuisent pas la variété des participations et d’attitudes, ils permettent tout au plus de suggérer les relations qui peuvent naître à l’intérieur de cette communauté numérique et les interactions, voire des tensions, engendrées par la confrontation des différents individus et de leurs pratiques.

Opéra comme métaphore de la communauté de mélomanes

19Un des membres de la liste lance l’idée, largement reprise par la suite, que le groupe fonctionne comme un opéra : il y a des entrées et des sorties, des rythmes et des enchaînements, voire des conflits et des tensions qui ne sont pas sans rappeler l’intrigue d’un livret. On se distribue les rôles principaux et secondaires, on cherche à être la basse qui incarne l’autorité. Nous assistons ainsi, et cela malgré des apparences ludiques, à un mouvement complexe, dirions-nous interactif, d’aller et de retour entre l’objet de la discussion, l’opéra, et son « consommateur ». Les participants s’identifient à des personnages d’opéra, se projettent dans leur histoire jusqu’à adopter des noms du répertoire lyrique, mais, à leur tour, façonnent l’objet en lui imposant leurs caractéristiques individuelles. Plus, le statut et les propriétés de l’opéra sont constamment redéfinis par la pratique de l’amateur.

20À la lecture des messages, on peut se rendre compte que les personnes investies dans les débats — par exemple, ayant émis plus de 20 messages en un an, et il y en a qui atteignent plusieurs centaines — constituent un noyau d’intérêt commun qui crée son propre « fonds » de références, de jugements et de pratiques par rapport auxquels se placent des intervenants « ponctuels » ou des nouveaux arrivés (en tout 120 personnes) avec, parfois, un effet d’exclusion non intentionnelle avec plusieurs cas d’internautes qui lisent la liste sans oser intervenir ou donner leur avis aux gens qui savent « tellement de choses ».

21Par ailleurs, le fonctionnement de cette communauté intègre l’Internet non seulement comme un moyen d’exploration de la passion pour le lyrique (échanges d’adresses pour les sites intéressants, création de sites Web pour les artistes et pour les œuvres préférées) mais aussi comme un facteur de cohésion du groupe dont les membres, après avoir rejoint un « club » de mélomanes en ligne (disant n’avoir dans leur entourage proche personne avec qui parler l’opéra), tentent de fermer la boucle en donnant le plus de corps possible aux individus rencontrés sur l’Internet — d’où, sans doute, l’intérêt pour la mise en ligne des fichiers sonores et d’images qui permettent, entre autres moyens, de voir et d’entendre les participants eux-mêmes.

Figure 1. Relevé d’occurrences sur 1 000 messages

Figure 1. Relevé d’occurrences sur 1 000 messages

22Il se crée également, au fil des échanges, une forme de mythologie fondatrice de l’univers de l’amateur d’opéra et caractéristique du lien qui l’unit à sa musique préférée. Ceci n’a rien de définitivement figé — les goûts sont éphémères, les dispositifs et les supports changent au gré des évolutions techniques —, mais donne quelques points de repère, peut-être même de modèle, pour comprendre la manière dont se construit l’expérience esthétique en opéra. Au-delà des anecdotes/légendes qui transmettent l’épopée de l’opéra avec ses héros et ses démons, une simple analyse linguistique du vocabulaire utilisé par les participants permet de mettre l’accent sur leur « échelle de valeurs » et préoccupations. Ainsi, dans un relevé des occurrences de noms propres selon sept catégories (chanteur, rôle, œuvre, compositeur, chef d’orchestre, metteur en scène, lieu), elles-mêmes choisies après la lecture de plus de 5000 messages, s’avère-t-il que le sujet d’échange le plus courant et la manifestation d’ancrage de la passion pour l’opéra se reflètent dans l’attachement à la personne de l’interprète avec une nette prédilection pour les chanteurs du passé, même si on ne peut les connaître que par des enregistrements de qualité très moyenne.

23Un constat, tout de même, qui a de quoi surprendre au moment où l’on parle de la « tyrannie des metteurs en scène » dans les spectacles d’opéra, après celle des chefs d’orchestre dont la figure emblématique reste Herbert von Karajan et son manque de considération pour les besoins spécifiques des chanteurs. Rares sont les participants du groupe qui citent un nom — les seuls évoqués sont Zeffirelli et Chéreau et même dans leur cas le pourcentage est négligeable. Une des rares discussions qui aient abordé le sujet de mise en scène s’inscrit dans le cadre des considérations sur le physique des chanteurs et sur la « fâcheuse » habitude de prendre au sens littéral et non pas figuré le fait que Salomé de Richard Strauss fait tomber ses voiles, ce qui n’implique pas un metteur en scène en particulier mais plutôt les conventions du théâtre classique.

Un amateur « actif »

24Le contenu des échanges fait état d’une activité quasi fébrile d’un passionné d’opéra : la recherche d’enregistrements, de livres et d’articles de presse, la préparation des séances d’écoute et des sorties. Le réseau numérique s’insère dans cet ensemble de démarches comme moyen d’investigation, de découverte et de contact. Le parcours du mélomane devient « visible » grâce à la multiplication des sites Web consacrés à la question et des lieux qui recueillent l’expression de ses goûts.

25Si l’Internet peut donner une image de l’amateur qui sort de son rôle d’une présence d’autant souhaitable qu’elle est discrète, car il s’empare de la parole pour revendiquer son droit de juger de la qualité artistique et de faire valoir la légitimité d’une expérience individuelle, il affecte également les activités collectives dans leur rapport à l’opéra.

26En effet, au-delà du caractère réflexif, composante du processus de construction de son identité d’amateur, c’est l’aspiration au rôle actif, tant individuel que collectif, qui transparaît à travers les échanges. Cela peut se manifester par la mise en place (en paroles ?) d’un projet commun d’écrire un opéra ensemble (choisir le livret, trouver le casting idéal) où l’amateur met en jeu ses compétences variées, ses expériences et ses émotions pour faire naître une œuvre dont il n’est pas seulement un spectateur passif. Admettons qu’un tel projet avait toutes les chances de rester à l’état virtuel et, mise à part une tentative de composition d’un opéra à partir du roman de Cervantès où l’internaute en question a invité le groupe à participer et à se prononcer, la démarche avait tout d’un jeu qui consistait à trouver un livret adapté et à définir les registres de voix des personnages. Les réactions étaient nombreuses et l’adhésion d’autant plus énergique qu’il s’agissait d’inscrire et de réaliser ses choix personnels à travers une organisation collective et malgré d’inévitables compromis à trouver.

27C’est aussi dans ce contexte que s’est opérée une distribution des rôles et des fonctions qui pouvaient contribuer à la création de l’identité que chaque participant affiche/crée/laisse apparaître face au groupe, ou que le groupe peut chercher à lui assigner comme conséquence des échanges. Il est évident que la question d’identité est particulièrement problématique dans le cas de l’Internet tant il est difficile de considérer et de vérifier les déterminismes antérieurs à la connexion. Ce qui semble plus important ici est le fait que l’identité décelable à travers les échanges de messages se construit et s’exprime par rapport à une activité précise, dans la relation à la musique et, pour certains, dans les liens passionnels entretenus avec l’univers lyrique — des participants eux-mêmes utilisent le terme de « pathologique » pour se décrire en train de vivre leurs pratiques d’opéra.

  • 5  Le Nouvel Observateur, 20 février 2003 : 104.

28Peut-on en conclure que le recours à l’Internet et aux groupes de discussion aura une influence sur l’objet lui-même ? Il faudrait pour cela sortir, au moins partiellement, du rôle de l’amateur pour voir dans quelle mesure les « instances » créatrices et productrices du genre lyrique considèrent cet outil. Or elles clament aujourd’hui, comme le fait le compositeur Pascal Dusapin, que la scène d’opéra est un des rares lieux qui échappent au formatage des médias5.

29Les essais pour laisser les manettes de commande aux spectateurs ont été proposés au théâtre comme à la Filature de Mulhouse (novembre 2001) où un spectacle se jouait sur scène, mais était organisé et visible selon les choix des internautes communiquant/recevant l’œuvre à distance. Cela reste assez complexe à mettre en place techniquement et limité sur le plan artistique. Dans un premier temps, nous nous contentons de constater la place et le rôle de l’Internet dans la vie de l’amateur pour lequel il constitue non seulement un outil technique supplémentaire de diffusion mais aussi un moyen de mettre en perspective la diversité des expériences et des pratiques, une occasion de produire du sens et des appréciations en dehors des circuits officiels même si la notion de norme et de convention n’est pas totalement évacuée des préoccupations d’une communauté d’amateurs. Sur un plan plus général, l’approche et l’analyse des communautés « numériques » constituées autour des pratiques culturelles pourraient s’avérer riches en renseignements sur les mécanismes de communication au sein d’un groupe à priori éclaté géographiquement et dont les liens seraient, toujours à priori, très faibles car quasi désincarnés et anonymes.

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Bibliographie

BRETON, Philippe (2002), Le culte de l’Internet, menace pour le lien social ?, Paris, Éditions La Découverte.

HENNION, Antoine (2000), Figures de l’amateur, Paris, La Documentation française.

HIMANEN, P. (2001), L’éthique hackers et l’esprit de l’ère de l’information, Paris, Exils Éditeur.

LEVERATTO, J.-M. (2000), La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, Paris, Éditions La Dispute.

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Notes

1  On peut consulter, à titre d’exemple, le site de l’Opéra de Paris qui était en 1998-1999 une copie conforme du programme papier, mais qui a évolué vers les fonctions interactives et des scénarios de navigation plus complets (http://www.opera-de-paris.fr).

2  Un article sur l’auteur du site http://www.operabase.com est paru dans Le Point le 22/03/2001, « Mike Gibb, le maître de l’opéra en ligne ».

3  Les approches sociologiques récentes mettent l’accent davantage sur l’activité que sur le seul objet (Hennion, 2000 : 41 ; Leveratto, 2000 : 313).

4  Jussi Björling (1911-1960), ténor lyrique d’origine suédoise, la vedette du festival de Salzbourg, des opéras de Vienne, de Chicago et à La Scala de Milan. Il a été engagé au Metropolitan de New York en 1938 et est resté fidèle à cette scène pendant plus de vingt ans. Enregistrements d’opéra en versions intégrales (Le Trouvère, Aida, Pagliacci, Cavaleria Rusticana, La Bohême, Madame Butterfly) et une longue série de récitals (Faust, Eugène Onéguine, l’Africaine, Manon Lescaut, Turandot).

5  Le Nouvel Observateur, 20 février 2003 : 104.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Relevé d’occurrences sur 1 000 messages
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/docannexe/image/3969/img-1.png
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Pour citer cet article

Référence papier

Katia Roquais-Bielak, « Groupes de discussion sur l’opéra et l’Internet »Communication, Vol. 23/1 | 2004, 121-132.

Référence électronique

Katia Roquais-Bielak, « Groupes de discussion sur l’opéra et l’Internet »Communication [En ligne], Vol. 23/1 | 2004, mis en ligne le 04 juin 2013, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/3969 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.3969

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Auteur

Katia Roquais-Bielak

Katia Roquais-Bielak est enseignante-chercheure à l’Université de Dijon au Département Services et Réseaux de Communication (IUT). Courriel : Katia.Roquais@u-bourgogne.fr

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