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Lectures

Lise GARON, Azzedine MANSOUR et El-Mostapha CHADLI (dir.) (2008), L’Islam et l’Occident. Biopsies d’un dialogue

Québec, Presses de l’Université Laval
Odile Riondet
Référence(s) :

Lise GARON, Azzedine MANSOUR et El-Mostapha CHADLI (dir.) (2008), L’Islam et l’Occident. Biopsies d’un dialogue, Québec, Presses de l’Université Laval

Texte intégral

1Voici un ouvrage curieux, dès le départ, par son titre et sa typographie. Car il annonce le dialogue entre deux termes hétérogènes (une religion et un ensemble géopolitique pas forcément religieux), et il le fait en utilisant les majuscules au rebours des conventions habituelles, traitant l’islam comme une zone géographique, ce qu’il n’est pas, et considérant que l’Occident a une unité religieuse, ce qui mérite discussion. Il nous semble que l’intérêt et les limites de cet ouvrage sont précisément dans ces particularités.

2L’ouvrage, qui est collectif, est organisé en trois grandes parties : les conditions du dialogue, les expériences et enjeux du dialogue, les obstacles au dialogue. Cette répétition du terme dialogue manifeste les intentions de départ de l’ouvrage : depuis le 11 septembre 2001, les musulmans font l’objet de suspicions à la fois dans leurs relations quotidiennes et dans l’univers politique, les conservateurs ayant théorisé une « guerre des civilisations ». Ce qui amène l’auteur de la préface à assurer que « les auteurs de cet ouvrage splendide sont la voix de ceux qui prônent la communication plutôt que le conflit entre les civilisations, les cultures et les religions » (p. xiii).

3Si l’on parle de « guerre des civilisations », il faut définir les termes : qu’est-ce qu’un dialogue ? Qu’est-ce qu’une civilisation ? Le dialogue est-il recherche d’un « dénominateur commun » (p. 11), comme l’affirme A. Mansour ? Et la « civilisation », dans le contexte de ce livre, fera essentiellement référence à l’ouvrage controversé de Huntington. Si l’on postule une réalité qui s’appellerait « Islam » et une autre qui s’appellerait « Occident », alors on peut regretter qu’elles se connaissent mal, ce qui évidemment est un handicap pour le dialogue. Mais si le titre de l’ouvrage affirme qu’il existe un ensemble géopolitique appelé « Islam », il reconnaît pourtant dès le départ l’assimilation du terme avec à la zone géographique de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, alors que les musulmans les plus nombreux vivent dans d’autres parties du monde, notamment en Indonésie.

4Il est vrai que les pays historiquement chrétiens ont une particularité, que rappellent H. Hemmati et A. Mansour :

[…] la civilisation occidentale a été la seule […] à s’affranchir progressivement, sinon à se détacher tout au moins, de la religion en se nourrissant à la fois de nouvelles valeurs telles que la liberté, la démocratie et la laïcité, et diverses idéologies comme le libéralisme, le marxisme, le communisme, le fascisme, le conservatisme, etc. (p. 23).

5Est-ce une raison pour que les universitaires notamment renoncent à comprendre l’islam et ne le raisonnent qu’en termes de fondamentalisme, demande Hassan Zaïdi ? Ne faudrait-il pas appliquer à cette religion l’approche communicationnelle d’auteurs comme Habermas, utilisée pour bien d’autres champs ? Mais en même temps, le texte du Coran est « révélation sacrée », et l’on peut contester l’approche historico-critique qu’un penseur comme Mohamed Harkoun souhaite lui appliquer, imitant en cela l’approche que les chrétiens appliquent à la Bible.

6Le dialogue est entaché de soupçons, qui ont des fondements économiques, historiques et politiques. Le Canada a reçu le dirigeant libyen Kadhafi, car ce pays est riche en pétrole, et les journaux canadiens ne s’en sont pas offusqués. L’histoire coloniale a laissé des traces. Et pourtant, il y a eu des expériences réelles de dialogue. Historiquement, il y a toujours eu une présence musulmane en Occident, l’exemple le plus connu étant l’Espagne mauresque. Il y avait un islam oriental et un islam occidental. En Espagne cohabitaient une population chrétienne, une juive, une population berbère venue du Maghreb pour chercher du travail, une population arabe du Moyen-Orient venue pour faire du commerce. Il y avait alors une acceptation des minorités, bien que celles-ci aient un statut particulier, notamment une imposition lourde, le port de vêtements distinctifs, des professions interdites et une habitation en quartiers propres à chacune. Le phénomène d’arabisation dura deux siècles, allant souvent avec l’islamisation. Ce fut aussi une période de débats théologiques, mais qui paradoxalement eurent lieu essentiellement, suivant l’auteur, entre juifs et chrétiens. La chrétienté s’intéressait à l’islam, mais la réciproque n’était pas vraie, car les musulmans « ne voyaient certainement pas l’utilité de revenir sur des positions qu’ils pensaient avoir été définitivement épuisées par le Coran » (p. 134). La démarche de Raymond Lulle, un érudit franciscain du XIIIe-XIVe siècle qui, le premier, considéra l’islam comme une religion révélée et non comme une déviation hérétique du christianisme, manifeste aussi cet intérêt pour « l’autre ». Dans « le livre du gentil et des trois sages », il met en scène trois personnages qui exposent chacun leur tour les fondements de leurs croyances. La connaissance philosophique est leur point commun. La rencontre avec le « gentil » les oblige à expliciter leurs croyances. Aujourd’hui, la situation est inversée. C’est par exemple celle des réfugiés venus de pays où l’islam est religion majoritaire dans des pays historiquement chrétiens. L’adaptation est évidemment difficile, ce qui a été le cas par exemple des familles bosniaques émigrées au Canada. L’image que les médias donnaient d’eux — des musulmans venus d’un pays où régnait une guerre de religion — a redoublé leurs difficultés.

7La notion du « dialogue islamo-chrétien » est très particulière dans l’ouvrage, car ce qui est appelé ainsi n’est pas le dialogue théologique, mais est en réalité une question d’équilibre politique dans les pays où l’islam est majoritaire : il s’agit par exemple du fait que certains États (la Syrie ou le Liban par exemple) font participer les chrétiens au pouvoir. Ou des relations entre colonisateurs et colonisés. Ou du travail des orientalistes qui cherchaient à connaître la culture des pays colonisés. Et l’ouvrage propose une analyse des différences entre les manières dont les pays à dominance musulmane (ou dont la religion d’État est l’islam) perçoivent l’existence d’autres religions sur leur sol. Pour ceux qui veulent le dialogue, il doit être possible de s’entendre sur un bien commun. Pour les autres, les chrétiens sont des prosélytes dont il faut se défier, des complices des malheurs des musulmans en Tchétchénie ou en Palestine. Pour les fondamentalistes, l’idée même de dialogue est contraire à la charia. Le Coran enfin interdit la conversion à une autre religion, considérée comme apostasie.

8Si le « dialogue islamo-chrétien » renvoie dans cet ouvrage en réalité à des questions de statut des minorités non musulmanes dans les pays où l’islam est religion d’État, peut-être est-ce, comme le rappelle un article, parce que l’islam, notamment en Iran, intervient dans toutes les dimensions de la vie : privée, publique, économique, politique… Dans les entreprises iraniennes, il y a bien une gestion des ressources humaines. Les diplômes sont importants, mais il faut en même temps se conformer aux critères islamiques et révolutionnaires pour postuler dans les organisations d’État, et les critères comportementaux sont déterminants pour les promotions. Les valeurs sont plus importantes que les résultats.

9L’opposition est aussi celle des images. L’Orient est décrit, peint par Nerval, Chateaubriand, Hugo, Flaubert, dans les Lettres persanes, dans les récits de l’expédition d’Égypte… Des chaires universitaires se développent au XIXe siècle. Des ouvrages populaires prennent l’Orient pour cadre. Mais ces événements ont leur revers, certains faits historiques restent les symboles d’une humiliation : la bataille de Poitiers, les croisades, la perte de l’Andalousie, la prise de Constantinople, la colonisation, Bonaparte en Égypte, l’invasion américaine de l’Irak. Les affrontements entre Israéliens et Palestiniens ravivent cette histoire de domination. Pour certains, l’Occident est à la fois un univers de prédateurs et un lieu de destruction de la vie familiale, dont l’Amérique du XXe siècle est le symbole. Aujourd’hui, les médias changent la donne. Notamment, le fait qu’il existe maintenant des médias arabes aide à structurer les représentations de l’islam. Al-Jazira est accessible au Canada, même si l’autorisation d’émettre a été assortie de « conditions inhabituelles » comme la conservation des contenus. La chaîne peut être considérée comme une chaîne permettant une appréhension plus juste de l’islam que ce qu’en disent les médias occidentaux. Avec Al-Jazira, le point de vue arabe devient un classique du tour d’horizon des opinions. Les médias sont ainsi des éléments de dialogue. De plus, le brassage des populations est irréversible. Les musulmans sont nombreux dans les pays occidentaux et y occupent des postes de haut niveau scientifique, ce qui prouve qu’il n’y a pas de handicap lié à l’islam en lui-même.

10Les politiques américains du début des années 2000 ont une responsabilité dans les obstacles au dialogue, avec l’utilisation d’un schéma ami/ennemi. La culture devient une autre forme de racisme : il est des cultures supérieures et des cultures inférieures. Pour Huntington, comme la religion est à la base des civilisations, cela signifie donc que la culture et la civilisation en terre d’islam sont inférieures à la culture et à la civilisation dans les pays historiquement marqués par le christianisme. Les politiques dans leur ensemble portent une responsabilité quant aux représentations qu’ont leurs populations de ce que l’on pourrait appeler « le monde musulman ». On peut prendre un deuxième exemple : les débats sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne dans la presse française, qui joue sur la crainte qu’a pu provoquer en Europe la puissance de l’Empire ottoman de jadis.

11Toutes les religions peuvent être un levier pour les rêves de justice des peuples. Et en même temps, toutes les religions ont leurs fondamentalismes. Les fondamentalismes manifestent les problèmes internes des civilisations. Dans les pays autoritaires, la laïcisation est alors vécue comme une menace. Ces différences sont aussi visibles en Israël. Les orthodoxes et ultra-orthodoxes sont politiquement indispensables à la vie politique d’une population au fond très diverse en matière de types de croyances et de langues. Les colonies juives, en premier lieu établies par des juifs laïques, prennent maintenant une signification de marquage religieux du territoire. Malgré tout, il existe en Israël des espaces de dialogue et des « écoles de paix », les institutions étant maintenant assez solides pour le permettre.

12L’ouvrage termine sur une note optimiste, car la scène publique internationale met en lumière les débats entre civilisations et religions. Les médias participent à ce dialogue, car le sentiment d’une nécessité du vivre ensemble est vivace. Les désirs de sécurité, de respect, de liberté sont universels. L’islam est fondé sur des valeurs humanistes, mais a tendance à l’oublier. Toutefois, l’islam est réformable par un nouveau rapport à l’interprétation des textes, par l’affirmation de l’importance de la raison, par l’abandon de la notion de guerre sainte ou de fatwa, par la réforme du statut de la femme, par la liberté de croyance, par l’affirmation d’un univers politique indépendant.

13Revenons sur notre observation du début. Il nous semble que, pour intéressant et novateur qu’il soit, cet ouvrage ne traite pas de quelques questions importantes. D’abord, comme nous l’avons vu, il part du principe que l’Occident est « chrétien » ou « judéo-chrétien ». Mais n’est-il pas surtout sécularisé ? La question de la diversité de l’islam (entre sunnites et chiites, entre islam européen, américain, asiatique, arabe…) n’est que partiellement traitée. Jusqu’où alors le titre se justifie-t-il ? Jusqu’où n’entérine-t-il pas la représentation en deux blocs qu’il prétend contester ? D’autre part, son aspect « militant » est certainement sympathique et représente l’un de ses atouts : ce livre doit être compris comme une défense d’une « minorité » dans un contexte où la société est considérée comme une superposition de groupes divers défendant chacun leur droit à la reconnaissance. Dans cette perspective, on peut comprendre la partialité des textes présentés comme leurs approximations. Mais on serait aussi en droit d’exiger, sur le plan scientifique, des recherches symétriques. Par exemple, il aurait été très intéressant de voir analysée l’image de tel ou tel pays occidental dans les reportages d’Al-Jazira par exemple. Et l’on peut regretter que la seule référence donnée en matière d’appel au dialogue interreligieux soit celle du président iranien Khatami en 1998 à l’ONU, ce qui illustre superbement la méconnaissance des mouvements de dialogue interreligieux existant depuis plus de soixante-dix ans. Au bout du compte, le seul sujet traité dans cette « biopsie d’un dialogue » est la méconnaissance que l’Occident a de l’Islam, comme si l’inverse ne constituait pas également un problème.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Odile Riondet, « Lise GARON, Azzedine MANSOUR et El-Mostapha CHADLI (dir.) (2008), L’Islam et l’Occident. Biopsies d’un dialogue »Communication [En ligne], Vol. 31/1 | 2013, mis en ligne le 06 septembre 2013, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/3731 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.3731

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Auteur

Odile Riondet

Odile Riondet, Rectorat de Lyon, centre de recherche CIMEOS (Dijon), groupe de recherche RELICOM (Communication et religion). Courriel : odile.riondet@wanadoo.fr

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