1L'analyse des médias comme le cinéma, la presse écrite, la radio, la télévision représente une grande part des recherches sur la communication, surtout depuis le début des années 1980 (Hall et al., 1980 ; Ellis, 1982 ; Davis et Walton, 1983 ; Bennett et al., 1986 ; Fiske, 1987 ; Kuhn, 1990). Ces recherches ont été stimulées par le fait que les médias de masse sont de plus en plus perçus comme tout-puissants et sont même considérés par certains comme une « menace ». Dans le domaine de l'éducation, ce contexte a conduit à l'énoncé d'un objectif pédagogique constamment repris jusqu'à nos jours : créer des récepteurs actifs, des récepteurs qui fassent preuve d'esprit critique à l'égard des messages reçus.
2Mais bien que cet objectif pédagogique puisse paraître clair dans sa formulation, les moyens de le réaliser demeurent aujourd'hui encore imprécis. « On manque aussi cruellement d'un corpus de connaissances stabilisées et d'outils didactiques accessibles », comme le souligne Geneviève Jacquinot (2004 : 155).
3« Quelles méthodes utiliser pour travailler à l'école sur les médias ? » Voilà la question à laquelle il faut répondre selon Jacques Gonnet. « La position de l'enseignant qui travaille sur les médias s'inscrit dans une logique de recherche qui exige des outils à définir » (1997 : 71).
4Malgré cette incertitude concernant les limites du domaine de l'éducation aux médias, « la tradition culturelle critique vise plus souvent à l'acquisition de concepts principalement sémiologiques » (Jacquinot, 2004 : 155), lesquels ne sont pas toujours clairement définis. C'est d'ailleurs en ayant recours à la sémiologie que Eco propose une réponse à la « menace » médiatique :
Il n'est pas nécessaire de changer un message donné : il serait peut-être suffisant (et même préférable) que l'attitude du public change, de sorte qu'un déchiffrage différent du message soit provoqué ou que les intentions de l'émetteur soient repérées et puissent ainsi être jugées […] (1972).
5Afin de contribuer à la discussion sur le téléspectateur critique, nous proposons trois lectures d'une même émission de télévision. Chacune de ces lectures est certes différente, mais elles se fondent toutes sur une approche essentiellement sémiologique tout en ayant recours à des concepts pédagogiques, psychosociologiques et psychanalytiques.
6Nous essayons de mettre en évidence les intentions de l'émetteur (de les rendre repérables, selon le mot d'Eco), non seulement les intentions explicites, mais aussi celles qui exigent l'élucidation du « non-dit » et leur interprétation par le récepteur. Cet exercice poursuit un double objectif : ces trois « lectures » peuvent, d'une part, constituer le fondement d'une discussion en classe et, d'autre part, contribuer à éclairer la question de la production du sens.
7Plus précisément, nous essayons d'effectuer :
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une analyse du texte télévisuel lui-même. L'intention explicite de l'émetteur — créer des récepteurs critiques — est alors inscrite dans les éléments structuraux du texte (aspect pédagogique) ;
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une analyse de l'attitude et du cadre de références de l'émetteur. L'intention explicite de l'émetteur peut alors être contestée (aspect psychosocial) ;
-
une analyse de la fonction narrative du texte et de sa réception. L'interprétation de l'intention explicite de l'émetteur est ici influencée par l'impact émotionnel du texte sur le récepteur (aspect psychanalytique).
8Notre analyse porte sur le dispositif au sens défini par Nel :
[…] le dispositif est une notion complexe, un réseau d'éléments hétérogènes qui ne peut être analysé à partir d'une seule discipline, mais fait au contraire appel à des approches relevant de la linguistique (sémantique, pragmatique), de l'histoire de la sémiologie et même de la psychanalyse (1990 : 26).
9Il faut également souligner que notre article s'inscrit dans une logique de recherche qui vise à la création d'outils didactiques non seulement efficaces, mais qui soient en même temps opérationnels dans leur utilisation en classe.
10Nous avons choisi l'émission télévisuelle Reportage sans frontières comme outil pédagogique pour les raisons suivantes :
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elle vise à sensibiliser le récepteur, à « développer son regard critique », selon les déclarations du présentateur de l'émission. Outre les informations qu'elle nous livre sur la façon dont les médias fonctionnent, elle nous offre une occasion unique de prendre en compte un discours télévisuel autoréférentiel, un discours « métatélévisuel ». La télévision parle de la télévision et la juge ;
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elle peut ébranler le récepteur par la présentation de témoignages de reportages truqués et par l'impression de réalisme qui en découle. Nous croyons que ce choc est utile et peut agir comme stimulus pour développer le sens critique. En effet, nous constatons, lors de nos contacts quotidiens avec nos étudiants, qu'ils ne sont pas conscients de l'impact des médias. Par conséquent, il leur est très difficile d'être convaincus de la nécessité de devenir des récepteurs critiques. Comme le souligne Tisseron,
[…] lorsqu'on questionne des adolescents ou même des enfants sur ce qu'ils éprouvent à voir des images violentes, ils répondent en général qu'ils y sont habitués que […] « Ça ne leur fait plus rien », ou même que « c'est rigolo ». On pourrait croire alors qu'ils n'en sont pas affectés […] (2004 : 161).
- 1 AGB est l'agent officiel de l'audimétrie en Grèce.
11L'émission Reportage sans frontières est présentée par le journaliste Stelios Kouloglou, qui est également son scénariste. Il s'agit d'une émission d'une heure diffusée une fois par semaine après le journal télévisé (JT) principal de la chaîne publique NET. Selon l'AGB1, cette émission a un audimat faible (1,7 %), mais elle attire des téléspectateurs qui ont un niveau socioculturel élevé. C'est une émission qui affiche une orientation idéologique très nette de telle sorte qu'elle est généralement considérée plus ou moins comme une émission engagée.
12L'émission est un reportage — d'où son titre —, c'est-à-dire une enquête qui est fondée sur des archives télévisuelles et cinématographiques ainsi que sur des témoignages ; à quoi s'ajoutent des commentaires du présentateur. Elle est basée sur des images de différentes émissions nationales ou internationales (JT, talk-show, cinéma, reportages), sélectionnées, commentées et montées par le présentateur.
13Chaque émission présente un seul sujet. Le format de présentation est identique pour tous les sujets : la mise en scène ne se différencie pas d'une émission à l'autre. Les émissions que nous avons analysées (corpus) sont les suivantes : « L'information à travers les mass médias », « Les reportages truqués », « La propagande », « Les images falsifiées », « Les reality shows », « Les différentes versions de Big Brother dans le monde ».
14Au dire du présentateur, les objectifs de l'émission sont la poursuite de la manifestation de la vérité et non un bon score à l'audimat, la sensibilisation du récepteur et non sa manipulation.
15Cette section2 porte sur l'analyse du dispositif de l'émission. Un certain nombre de travaux sur l'analyse des produits audiovisuels nous servent de référence : Guy Lochard (1989), T. Lancien (1995), N. Nel (1990), B. Miège (1986).
16Notre analyse se situe au carrefour d'une analyse de contenu et d'une analyse sémiologique. Elle utilise des éléments sociologiques et philosophiques, par exemple en ce qui concerne le rôle du présentateur, et aussi linguistiques (à propos de la narration). Autrement dit, il s'agit de déterminer la façon dont s'articulent entre eux les concepts structuraux de l'émission — en particulier les sources de l'émission, le discours du présentateur, le genre de l'émission, la narration — afin de repérer l'intention explicite de l'émetteur et le sens des moyens mis en œuvre pour développer un regard critique chez le téléspectateur. Pour préciser le sens du terme « spectateur critique », nous empruntons la définition de Liebes et Katz : « Nous appellerons spectateur critique celui qui dans ses réactions au programme télévisé a consciemment recours à des critères d'analyse comme <plans>, <scénarios>, <structures>, <rôles> et à d'autres notions relatives à la nature du programme » (1993 : 123).
17Selon eux, le comportement du téléspectateur critique concerne la sémiologie du texte (sujets, messages), la syntaxe (genre, forme) et sa pragmatique. En nous appuyant sur cette définition, nous proposons le schéma d'analyse suivant : la place de l'émission dans la grille des programmes de la chaîne, la thématique de l'émission, le genre de l'émission télévisée et les éléments de la production elle-même (les sources de l'émission, le présentateur, la narration, le générique, la position du téléspectateur, le caractère de l'émission).
18Cette analyse, en montrant que Reportage sans frontières est une émission « enseignable », peut constituer un exemple pour les enseignants qui veulent l'utiliser en classe. Elle peut en outre inciter les étudiants à construire des outils pour approfondir davantage certains aspects de l'émission. Car comme le souligne Stiegler,
[…] la télévision n'est pas un simple moyen d'enregistrement de la vie : elle la transforme en profondeur, comme l'atteste l'histoire contemporaine, qui est entièrement surdéterminée par les médias. C'est pourquoi il est urgent de développer une formation des maîtres appropriée, qui leur permettra d'enseigner eux-mêmes les éléments du savoir des images et même de contribuer à la réalisation des futurs manuels multisupport (1997 : 43).
19Ainsi, du point de vue sémiologique, cette analyse peut servir de base à une discussion sur les intentions de l'émetteur. Du point de vue pédagogique, elle peut s'ouvrir sur une réflexion sur l'efficacité didactique ou pédagogique d'un produit audiovisuel.
20La chaîne qui diffuse une émission n'est pas un simple émetteur ; elle est aussi porteuse d'un discours et en ce sens, elle possède sa propre personnalité. Il y a une cohérence entre la programmation, le ton, le style et la typologie des émissions. L'heure de diffusion de l'émission est également un élément important de l'analyse parce qu'elle dénote le type de téléspectateur qu'elle vise. Reportage sans frontières est une émission d'une heure, diffusée une fois par semaine, à 22 h, après le principal téléjournal du soir.
21C'est une émission « grand public ».
22Le sujet de l'émission couvre un large spectre de questions sociales ou politiques et se situe généralement du côté de « la promotion de l'avis différent », celui qui n'est pas diffusé par les autres chaînes de télévision. En ce sens, on pourrait parler d'« antitélévision ». Par exemple, l'émission sur les problèmes du racisme projette des séquences d'une manière non conventionnelle. C'est ainsi qu'on voit un intellectuel albanais ou un immigré devenu chef d'entreprise qui parle bien le grec, c'est-à-dire qu'on voit des individus, venus d'ailleurs, et avec lesquels la télévision conventionnelle ne nous a pas familiarisés. « Télévision et mensonges » est le titre d'une autre émission qui enseigne au téléspectateur comment regarder la télévision. Des exemples de « mensonges » sont tirés des journaux télévisés au sujet de la guerre du Golfe, des événements en Albanie, de la guerre en Serbie ou en Afghanistan. Le téléspectateur est invité à porter un regard non seulement sur le « devant » mais aussi sur le « derrière » de l'écran. Dans l'émission « Le photographe soviétique », on analyse tous les dessous de la fabrication d'une photo prise par Gevgeni Kaldeei qui a fait le tour du monde, et qui concerne l'occupation du Reichstag par les soldats soviétiques au mois de mai 1945. L'émission a aussi comparé les réactions qu'ont provoquées dans différents pays les diverses versions de Big Brother.
23On pourrait dire que le genre d'une émission, c'est un contrat de lecture établi entre la télévision et le récepteur du message (Jost, 1999). Ce contrat comprend la réception des messages mais aussi leur production. Dès qu'une émission est annoncée, le téléspectateur adopte une attitude de lecture qui détermine ses attentes et son comportement. Chaque genre télévisuel est accompagné d'une promesse concernant l'univers qu'il va représenter. Le téléspectateur adoptera-t-il une position de réalité, de fiction ou de jeu ?
24Reportage sans frontières se définit elle-même comme un reportage, elle ne s'affiche pas comme une émission de fiction. Pourtant, elle est mise en scène, c'est-à-dire qu'elle est réalisée selon les critères définis par son concepteur. Dans la dichotomie « fiction ou réalité », l'émission se situe d'elle-même dans le réel, qui est pourtant une réelle mise en scène (c'est-à-dire montée). En d'autres mots, elle a toutes les caractéristiques techniques d'une émission de fiction.
25Il est vrai qu'il ne suffit pas de regarder seulement les images, il est nécessaire d'avoir des connaissances sur les moyens techniques qui sont requis pour la production d'une émission. Toutes les émissions de Reportage sans frontières nous proposent une grille d'analyse de la production des images. Par exemple, dans l'émission « Le photographe soviétique », le photographe lui-même explique au téléspectateur comment, en 1945, il a fait le montage d'une photo historique qui a fait le tour du monde. L'émission analyse les détails du plan qui ont été fabriqués pour manipuler et désorienter le téléspectateur. D'autres émissions analysent les différences entre le direct, les dimensions du plan et le différé. Le sens du direct est démystifié quand le présentateur explique que les dimensions du plan se ramènent à une question de point de vue, c'est-à-dire à une question d'écriture pour le réalisateur. Ainsi, le téléspectateur pénètre dans la structure de l'émission.
26Nous devons examiner non seulement les sources d'une émission mais aussi leur gestion. L'émission que nous analysons fait appel à deux sortes de sources : 1) les archives d'autres chaînes de télévision, d'habitude d'une portée internationale, par exemple la BBC et 2) des témoignages personnels. Nous devons mentionner que les critères de sélection des témoins ne sont pas les critères habituels de la télévision. Il s'agit ni de « l'homme de la rue » des journaux télévisés ni des gens rendus « célèbres » par la télévision.
27Le présentateur-commentateur-narrateur est le personnage clé de l'émission. Il fait l'ouverture et la clôture de l'émission, d'habitude sur un plan rapproché dont il occupe le centre et il regarde le téléspectateur droit dans les yeux. Il devient une caution de la vérité. Il est l'intermédiaire entre l'événement et le téléspectateur. D'habitude, il occupe une position hors champ et il fait sentir sa présence dans la trame sonore (énonciation). Son discours est interventionniste, didactique et revêt toutes les caractéristiques d'un enseignement. Il termine chaque émission par une récapitulation et prépare la prochaine émission en adressant des questions aux téléspectateurs. Voici un exemple :
Aujourd'hui mesdames et messieurs nous avons essayé d'expliquer pourquoi les téléspectateurs regardent des émissions telles que Big Brother […]. Nous verrons dans une prochaine émission où va la télévision et où va notre société avec de telles émissions. Existe-t-il vraiment une solution pour une meilleure télévision ?
28L'émission Reportage sans frontières possède toutes les caractéristiques d'une unité didactique. Elle prépare psychologiquement le récepteur à recevoir le message, elle fait la liaison avec tout ce qui précède, elle pose des questions avec éloquence, elle soulève des dilemmes moraux. Par exemple :
Mesdames et messieurs, qu'on le veuille ou non, Big Brother est entré dans nos vies. À la Faculté de droit, on a jeté des yaourts, le Comité de protection des données individuelles et le Conseil audiovisuel se sont occupés de l'émission. Le phénomène n'est pas exclusivement grec. Des émissions du style Big Brother sont diffusées aujourd'hui dans plus de 100 pays. Pourquoi discute-t-on autant d'une émission que de nombreux téléspectateurs considèrent ennuyeuse ? Où va la télévision ? Où va notre société ? Nous préparons depuis six mois une grande enquête sur ce phénomène nouveau à la télévision.
29Le présentateur fait appel au sens critique des téléspectateurs : « Peut-on vraiment se protéger des images mensongères qu'on nous sert ? Il est pourtant certain qu'il vous faut être plus attentifs et plus critiques face à tout ce qu'on vous sert ou que nous vous servons. »
30Et il termine avec cette phrase qui reconnaît le pouvoir de l'image : « Désormais, que Dieu seul sauve les téléspectateurs. »
31La narration suit une pensée linéaire qui résulte du montage des plans tirés de sources diverses et qui s'exprime dans les commentaires du narrateur : seule interruption, les interventions des témoins. Le montage assure un flux narratif continu, sans que soit révélée l'identité ou l'origine des plans. La valeur informative de l'image est faible par rapport à celle du commentaire : la force du reportage est fondée sur le discours et non sur l'image. L'intervention du narrateur est systématiquement idéologique, tant par son discours que par le montage des images. D'ailleurs, c'est ainsi que le présentateur reste fidèle à l'objectif de l'émission : montrer que les images ne disent pas toujours la vérité, qu'elles sont fabriquées, qu'elles portent une signature (comme c'est par ailleurs le cas du texte). C'est en identifiant ces éléments que le présentateur invite le téléspectateur à prendre ses distances par rapport à l'émission. Le présentateur oppose souvent la réalité télévisuelle à sa propre vision de la télévision. Sa pratique se fonde sur l'enquête, sur le dévoilement d'une vérité cachée.
32C'est le signe audiovisuel qui annonce le commencement et la fin d'une émission. Il constitue « son image de marque », son identité. Il délimite l'espace du discours du présentateur et fixe le niveau d'attente du public. Le signal sonore permet au téléspectateur de reconnaître l'émission sans la regarder. Le générique de Reportage sans frontières est absolument cohérent avec le titre : une série de plans qui se rapportent à des événements politiques et sociaux déjà diffusés surtout par les journaux télévisés, qui alternent avec des images de cachets et de visas de passeports de divers pays : cette émission n'a pas de frontières, elle va partout.
33Comme le présentateur, le téléspectateur occupe une place importante dans l'émission, et la position de la caméra vient l'accentuer. Pendant toute la durée de l'émission, le présentateur regarde le téléspectateur droit dans les yeux : l'angle de la prise de vue est normal (frontal). Selon Jost (1999), cet axe du regard met le téléspectateur dans la position d'un interlocuteur silencieux : son absence est une présence. La relation que le présentateur crée avec le téléspectateur par son regard-caméra le place dans la position d'un interlocuteur silencieux face à l'émission et à sa lecture.
34Notre analyse se veut un exemple d'une exploitation pédagogique d'un discours télévisuel dont l'intention explicite est de cultiver l'esprit critique du téléspectateur afin de le rendre capable de prendre ses distances par rapport à ce que la télévision lui « sert ». Les éléments structuraux de l'émission analysée peuvent ainsi servir de base à une discussion sur l'efficacité d'un modèle didactique.
35C'est sur le discours du présentateur de l'émission que nous allons nous pencher afin d'analyser la place qu'il occupe et ses intentions3. En racontant les événements, non seulement il présente leur déroulement, mais il propose, par ses messages verbaux et non verbaux, une façon de les lire. Par ailleurs, en tant que seul journaliste présent de façon continue à l'écran, il vient à incarner toute l'émission et le public a tendance à l'identifier aux informations produites. En effet, la présence d'une seule personne sur l'écran, qui parle en regardant droit la caméra, devient l'équivalent d'un « je » verbal (Coulomb-Gully, 1995). Dans le cas qui nous intéresse, le présentateur n'est pas que « la partie émergée de l'iceberg ». Il est le premier responsable aussi bien du scénario que de la préparation et de la présentation de l'émission. Cela renforce l'impression du public qu'il n'y a qu'un seul émetteur, et non une équipe responsable de l'émission. La plupart des téléspectateurs en Grèce utilisent le nom du présentateur au lieu du titre quand ils se réfèrent à l'émission.
36Nous avons analysé le discours du présentateur dans les cinq éditions de Reportage sans frontières qui avaient pour sujet la « scénarisation du réel » par les médias. Notre objectif est la mise au jour de la position de l'énonciateur concernant les médias et leur notion d'objectivité. Quatre des cinq éditions concernaient la désinformation (reportages truqués, fausses images) dans les émissions d'information et la cinquième concernait les reality shows, en prenant pour exemple principal le succès de Big Brother. Nous avons appliqué la méthode de l'analyse de contenu, en tant qu'ensemble de dispositifs qui étudient les médias, aussi bien au texte, aux images qu'au son, car ces derniers portent aussi des traces de l'émetteur. Trois aspects de l'énonciation ont été analysés : l'espace, le temps et la personne grammaticale, selon le modèle proposé par Viallon pour le journal télévisé (1996).
37Selon leurs différents points de vue, les informations transmises par les médias expriment soit la réalité, soit une forme de la réalité, soit une représentation de la réalité (Viallon, 1996 : 91). Cependant, il est peut-être plus intéressant dans l'analyse des informations journalistiques de s'attarder sur l'énonciateur et sur sa relation avec l'objectivité que sur l'énoncé et sur sa relation avec la réalité. La question de la traduction de la réalité par les médias appartient dans la plupart des cas aux historiens. L'analyse que nous poursuivons porte sur la position que l'émetteur s'attribue à par ses attitudes et ses points de vue dans sa présentation des faits et ses analyses. Dans le cas présent, la relation du présentateur avec l'objectivité fournit un intérêt très particulier surtout quand l'émission de télévision s'intéresse au discours et aux pratiques journalistiques. La personne (grammaticale) en tant qu'indice des stratégies discursives de l'émetteur, l'espace (surtout la relation entre l'espace de l'énoncé et l'espace de l'énonciation) et le temps (surtout la relation entre le temps réel et le temps télévisuel) constituent, selon Viallon (1996), trois indices qui nous permettent de dépister les traces de l'émetteur dans son message.
38Le téléspectateur découvre le présentateur soit dans les studios de production de l'émission (espace de la production du message, espace que le spectateur ne voit pas), soit dans des lieux réels — souvent à l'étranger —, ce qui tend à confirmer la véracité de ses propos. Ces lieux alternent entre des espaces publics (espaces du réel) où ont été réalisés des reportages truqués (vérification des faits reportés) et des lieux où le présentateur et son équipe rencontrent des spécialistes des médias pour parler du phénomène de la désinformation (vérification des opinions émises).
39Le présentateur est toujours seul à l'écran. Il est seul avec son public. Les plans alternent entre les prises de vue générales et les prises de vue rapprochées (surtout en studio), créant ainsi à chaque fois différents modes de relation du présentateur avec son public. Dans les plans éloignés, le verbal se dilue dans le visuel afin de raconter les lieux et les faits ; dans les plans rapprochés, le gestuel du présentateur prend plus d'importance et renforce ses arguments. La plupart du temps, dans les lieux publics, le présentateur raconte les faits, alors qu'en studio (lieu du médium), il dénonce les pratiques de ses collègues, essaie de trouver des solutions et conseille les téléspectateurs sur l'attitude à prendre dans telle ou telle situation. Dans les plans de studio, le téléspectateur voit le présentateur de très près et par conséquent, il se développe entre eux un lien très puissant, puisque la distance détermine aussi le genre de relation/communication que nous souhaitons établir avec les autres. En utilisant la terminologie de E. Hall (1966), nous passons du « lieu public et social » au « lieu personnel et intime ».
40Le studio de production constitue l'espace dans lequel se fait le montage des images, des sons et du discours, du présent et du passé. Les plans tournés en studio laissent voir, d'une part, que l'émetteur dispose de toute la technologie nécessaire pour dénoncer la désinformation partout dans le monde et, d'autre part, qu'il a l'intention de mettre cette puissance technologique au service de son public, de lui montrer l'envers du décor et ainsi de le persuader de ses bonnes intentions. Par conséquent, le fait que la présentation de l'émission se déroule dans ce « lieu magique », ce lieu de synthèse et de composition auquel d'habitude seuls les membres de l'équipe de l'émission ont accès, est d'une importance capitale pour la nature de la relation que l'émetteur du message souhaite établir avec les téléspectateurs. De plus, dans les plans en studio, le présentateur, habillé d'une manière très décontractée, ne quitte pas le téléspectateur des yeux : la communication honnête et objective se fait « les yeux dans les yeux » (Coulomb-Gully, 1995). Cela donne au téléspectateur non seulement l'impression de pouvoir partager le savoir et la technologie de l'émetteur mais aussi de se considérer comme son confident, son ami. Cette « invitation » à pénétrer dans les studios facilite non seulement le développement d'une relation intime mais aussi la transmission des messages et la persuasion.
41Contrairement à plusieurs documentaires où le présentateur est absent (puisque les faits parlent d'eux-mêmes), celui de Reportage sans frontières est présent. Il apparaît à l'ouverture et à la fermeture de l'émission et quelquefois pendant l'émission. Ces apparitions suivent un modèle bien précis : elles sont courtes et peu nombreuses. L'« ouverture » et la « fermeture » sont d'une importance capitale dans toutes les formes de communication puisqu'elles permettent à l'émetteur de mieux présenter ses arguments et de créer des impressions chez les autres (Goffman, 1971). Dans le cas que nous analysons, le présentateur profite de ces moments pour dénoncer les pratiques et les stratégies de ses collègues, sensibiliser les téléspectateurs aux « images truquées » ou à la piètre qualité (selon lui) des émissions télévisuelles comme Big Brother. Par ses dénonciations, le présentateur annonce dès le début de l'émission qu'il existe une solution de rechange, une autre façon de faire du journalisme. La distinction qu'il établit entre « nous » et les « autres », entre « moi » et les « autres » est très claire. Les stratégies du discours de l'émetteur misent beaucoup sur les alternances de la personne grammaticale.
42L'utilisation de la première personne du singulier, « je », par le présentateur souligne le fait qu'il assume seul toute la responsabilité des arguments énoncés. La première personne du pluriel, « nous », peut s'employer soit par le présentateur ou son équipe (par exemple, « nous nous sommes retrouvés au musée de l'image mouvante »), soit par une sorte de collectif auquel sont conviés les téléspectateurs :
[…] pouvons-nous alors et de quelle manière nous protéger de l'impitoyable concurrence pour l'argent et l'audience ? Nous allons discuter ce problème dans une prochaine émission après avoir regardé auparavant une des plus grandes arnaques télévisuelles de l'histoire.
43Ainsi s'établit tout un jeu identificatoire entre destinateur et destinataire du message. Cette communauté forcée de sentiments, d'actes, nous dit Viallon (1996 : 97), est toujours un moyen d'accrocher le destinataire, de diriger son intérêt vers un sujet qui peut ou qui doit le concerner : par exemple quand, à propos de reality shows, le présentateur conclut : « c'est un phénomène dont, malheureusement, nous n'allons pas nous débarrasser de sitôt. »
- 4 Le téléspectateur dit : « Cette croix symbolise la manière dont nous, les téléspectateurs, sommes (...)
44Le vouvoiement traduit la plupart du temps une attitude de respect. Pour Reportage sans frontières, c'est surtout l'expression d'une « TV — lien social » (Viallon, 1996 : 94) qui s'adresse à une collectivité (le groupe de téléspectateurs), que l'on croit homogène et qui devrait se reconnaître dans ce qui est diffusé (« restez avec nous pour voir comment ils essaient de vous terroriser et de vous tromper »). La plupart du temps, le « vous » sert soit à fidéliser le téléspectateur (« ne ratez pas le troisième épisode sur les images truquées jeudi prochain »), soit à mettre les téléspectateurs en garde contre la désinformation tout en leur indiquant l'attitude à adopter dans cette situation (« ce qui est sûr, c'est que vous devez être plus critiques, plus attentifs à ce qu'ils vous servent… »). Le présentateur s'adresse aussi aux téléspectateurs à la troisième personne du pluriel (ils/les téléspectateurs), sous forme de questions : « les téléspectateurs doivent-ils désespérer ? » ou de souhaits : « que Dieu garde les téléspectateurs ». De cette façon, il maintient une distance entre le téléspectateur et lui-même afin de demeurer plus « objectif ». Cela lui confère une certaine « crédibilité » lorsqu'il considère comme décevante la qualité de la plupart des émissions d'information et de loisir et qu'il qualifie d'inadmissible la manière dont les téléspectateurs sont traités. En contrepartie, la désignation « ils » permet l'établissement d'un dialogue, par exemple lorsque le présentateur donne la parole à un téléspectateur allemand4, décrit comme « téléspectateur professionnel » qui porte une croix et raconte son « calvaire » de téléspectateur trompé.
45Ces alternances des personnes grammaticales qui désignent soit le présentateur (émetteur/destinateur du message), soit le téléspectateur (destinataire du message) révèlent quelques indices quant à la position discursive qu'occupe le présentateur. Quand il passe du « je » au « nous », du « vous » au « ils », il provoque différentes lectures du texte et rend confuses, pour le récepteur, ses intentions (moi le journaliste/moi le téléspectateur, nous l'équipe/nous les téléspectateurs). Il lance ainsi différentes stratégies de persuasion, par exemple :
[…] Quand nous avons dénoncé les reportages truqués en Albanie, il ne s'est rien passé. Au contraire, on m'a accusé d'avoir insulté certains « collègues » et on m'a même demandé de leur présenter mes excuses […] ainsi les mensonges ont continué […] RSF continue pour que vous puissez comprendre ce que vous voyez.
46Dans le discours du présentateur, on constate que malgré ses efforts pour s'identifier aux « téléspectateurs » et être un des leurs, il fait continuellement preuve de son savoir et de sa puissance ; par exemple, en se proposant comme moyen (médium) pour « sauver » les téléspectateurs ou en leur demandant de se méfier des intentions et des pratiques des « autres » médias. Indirectement, il se glorifie comme médium quand il fait appel à Dieu et à sa puissance pour sauver « le téléspectateur martyr » de l'influence de la télévision. Le fait qu'il met en garde ses propres téléspectateurs contre les informations qu'il leur diffuse (par exemple : « Il est certain que vous devez être plus critiques, plus attentifs face à ce qu'ils vous servent ou que nous vous servons ») est aussi d'un intérêt particulier pour l'analyse des stratégies de son discours. L'aveu par l'émetteur de sa propre subjectivité et de sa propre responsabilité au lieu de persuader le téléspectateur de l'objectivité de l'émission ne fait que l'alerter du danger qui le menace.
47Ce genre de discours nous renvoie au discours plus général sur les médias qui a ses racines dans la théorie de la réception et dans le « mythe de l'efficacité des médias ». Cette théorie ne tient compte ni de la complexité des conditions spatio-temporelles ni du comportement des téléspectateurs ou des différences individuelles sur le plan cognitif (connaissances, opinions) ou sur le plan affectif (attitudes, émotions). Elle considère les médias comme tout-puissants et le téléspectateur comme passif. Le « mythe de l'efficacité des médias » survit encore dans l'opinion publique malgré les critiques formulées par les spécialistes des médias depuis son apparition. Ceux qui ont intérêt à propager ce mythe (pour des raisons économiques, politiques ou même personnelles) peuvent difficilement accepter la réalité des effets mitigés et d'un récepteur actif. Pourtant, Reportage sans frontières, qui affirme se battre contre ces intérêts et qu'elle accuse d'être à la source de la désinformation, reprend ce mythe à son compte.
48Reportage sans frontières se présente comme une critique négative des pratiques des médias modernes et surtout de la télévision. À première vue, c'est une antitélévision qui s'appuie sur des documents, des interviews et des analyses, pour montrer que les fabricants de photos, d'information, d'images peuvent non seulement tromper consciemment le public mais qu'ils le font de plus en plus. Par ces dénonciations, le mythe de l'objectivité permanente de l'image s'effondre. En même temps que s'effondre une certaine conception « noble » du journalisme et des médias en général (Ramonet, 1999), le scepticisme, les doutes du public face aux médias et sa réticence à leur faire confiance sont renforcés par cette émission. Pourtant, l'analyse que nous venons d'effectuer montre que le présentateur, tout en voulant enseigner à son public la pensée critique qu'il professe, ne prend pas ses distances par rapport au « mythe » de la toute-puissance des médias. Sa façon de procéder par opposition entre bons et mauvais produits télévisuels et la stratégie de résistance qu'il propose aux téléspectateurs « victimes » des médias produisent, au contraire, une « panique morale » qui renforce chez le public le mythe des médias tout-puissants. De plus, ce « sauveur » des ondes, dans sa tentative d'être tout à fait objectif, se présente lui aussi comme une éventuelle source de désinformation.
49Dans sa tentative de persuader le téléspectateur du bien-fondé de ses propos et de ses bonnes intentions par différentes techniques qui vont de la présentation des faits et des preuves jusqu'à la création d'un climat moins formel et amical, le présentateur ne semble pas prendre en compte la capacité du spectateur à « gérer le message » et à être un lecteur actif des produits médiatiques. Le téléspectateur, perçu comme un récepteur passif, se retrouve dans une situation « étouffante » dans la mesure où il est la cible d'un double message : « ils vous disent » — « nous vous disons ».
50Les éditions de Reportage sans frontières que nous avons analysées afin de mettre au jour la position de l'énonciateur concernant les médias et la notion de l'objectivité, montrent son hésitation à prendre position dans le débat ; entre ceux qui considèrent les médias comme un « quatrième pouvoir » (représentants du public, formateurs de l'opinion publique, juges du gouvernement) et ceux qui les considèrent comme un « miroir de la réalité sociale », c'est-à-dire voués à l'information « objective » et « impartiale » (Serafetinidou, 1991 : 224-245). Émettre, c'est toujours parler de soi, soulignait Umberto Eco (l985) et il nous semble que par ses dénonciations et ses hésitations, le présentateur essaie de promouvoir un aspect positif des médias : « les médias ne sont pas tous les mêmes », « il y a une autre forme de télévision », « le mal n'existe qu'en opposition avec le bien ». Peut-être que ce genre d'émission constitue alors une sorte d'« homéopathie », dans le sens que donne Barthes à ce terme, quand il parle du rôle du débat et du conflit public. On confesse le mal d'une institution pour mieux en masquer un mal plus fondamental : « […] on immunise l'imaginaire collectif par une petite inoculation du mal reconnu : on le défend ainsi contre le risque d'une subversion généralisée » (1957 : 238).
51Selon Fiske (1987 : 198), les hommes qui sont responsables de ce que nous appelons la production médiatisent les messages ; ils ne les créent pas. L'adoption d'une telle position peut donner l'impression que la télévision « ne fait qu'exécuter des ordres » et que, par conséquent, nous devons l'accepter ou la refuser. Mais au fond, par de telles analyses, on se rend compte à quel point la réalité télévisuelle n'est qu'une construction humaine et, en tant que telle, son rôle dans la société peut être analysé et mis en cause.
- 5 Cette section est rédigée par Ourania Konstadinidou-Semoglou.
52Cette section5 est une tentative de contribuer à la discussion sur le téléspectateur critique, en mettant en évidence, par l'entremise d'une perspective principalement lacanienne, la procédure de réception des intentions de l'émetteur.
- 6 Voir pour d'autres approches Piette (1996).
53Notre approche est sémiotique6. Selon cette théorie, le téléspectateur critique est celui qui voit l'image non seulement comme un moyen de représentation, mais aussi comme un lieu de production de sens. Ainsi,
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« le sens est fonction de son interprétation », de sa réception générale ;
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la « pensée critique », est considérée comme un attribut du téléspectateur critique (Piette, 1996 : 83).
54Ces deux prémisses font intervenir la fonction de la « pensée » et soulèvent nombre de questions. L'approche psychanalytique, qui ne distingue pas clairement la pensée du désir inconscient, fait intervenir dans la discussion la dimension de l'inconscient, ce qui évidemment provoque une confusion.
Ainsi d'un mot, en 1967 dans La méprise du sujet supposé savoir, Lacan rappelle que selon Freud l'inconscient « c'est des pensées » ce qui est dire aussi qu'il s'agit d'un savoir qui se dépense pour la jouissance […] En conséquence, on ne peut que soutenir avec Aristote que l'Homme pense avec son âme ; à la place du cogito cartésien, c'est le désir qui fait certitude (Kaufmann, 1993 : 314).
- 7 D'ailleurs, comme le mentionne aussi John Corner, aujourd'hui « le développement des études sur la (...)
55Étant donné que l'exploration de l'espace inconscient est irréalisable et ne concerne que la dimension médicale de la psychanalyse, et non la communication, nous considérons que l'analyse du processus de réception7, à partir de questions comme celles de la relation entre le subjectif et l'objectif, entre le cognitif et l'affectif, entre le sens figuré et le sens propre, peut contribuer au débat sur la production du sens et, indirectement, sur le récepteur critique.
56Certes, la sémiotique apporte une contribution à la question complexe du sujet et de la production du sens, principalement à travers l'interprétation d'un discours connotatif, mais elle continue à envisager tout sujet comme contrôlant la totalité du processus d'énonciation ou de réception. Au contraire, selon Kaufmann (1993 : 529), la psychanalyse, « […] substituant au schéma de la communication un modèle qui postule que tout acte de langage implique un sujet non seulement parlant mais aussi désirant […] », modifie la relation du sujet à l'objet en fonction de la relation du sujet avec son désir inconscient. Ainsi en résulte-t-il une indétermination du sens qui conduit à une indétermination des limites du subjectif et de l'objectif.
57Néanmoins, dans la mesure où nous visons à éclairer le processus de réception, nous devons souligner non seulement la participation du désir dans la démarche de la production du sens mais surtout les mécanismes qui actionnent le désir. Ainsi, selon l'approche psychanalytique, le désir se mobilise par le mécanisme de l'identification ou mieux par « la relation du sujet avec l'image du semblable ». Autrement dit, par l'entremise d'un processus métaphorique qui, de par sa nature, constitue la « plénitude impossible ». Une « plénitude » qui, selon Lacan, ne sera autre que celle de la liaison du signifiant au signifié. Analysant précisant le processus par une approche linguistique, il déclare que le terme, ou plus généralement le signe, n'est pas simplement une liaison signifiant–signifié. « Le signifiant, à l'envers du signe n'est pas ce qui représente quelque chose pour quelqu'un, c'est ce qui représente précisément le sujet pour un autre sujet » (Kaufmann, 1993 : 407).
58Ce glissement du signifiant non contrôlé par le sujet et sa dimension inconsciente éclairent, selon nous, d'une certaine façon le « mystère de la réception » (Dayan, 1992). Puisque le sujet est engagé dans la communication par sa relation avec les choses symboliques, métaphoriques, il est évident que la dimension propre, informative et objective des choses est mise en cause. C'est non seulement le contenu même d'un discours qui devient significatif, mais aussi son mode de présentation.
59Nous avons effectué une analyse du discours de l'émission Reportage sans frontières ainsi qu'une analyse de 10 entretiens avec des téléspectateurs et téléspectatrices pour comprendre la façon dont ils interprètent les intentions de l'émetteur.
60Les instruments d'analyse relèvent d'une approche sémio-psychanalytique. L'outil sémiologique, grâce à son objectivité, vise à mettre en évidence l'intervention de la subjectivité dans le processus de la réception.
61Notre analyse du discours est fondée sur quelques concepts de la narratologie (Genette, 1969), parce que les réponses des personnes interrogées renvoient davantage à une narration (« on attend la suite », « ça me rappelle un film noir », etc.) qu'à un reportage.
- 8 Nous avons l'intention de poursuivre cette enquête par une recherche sur les changements d'attitud (...)
62L'analyse se limite aux seuls points soulevés par les personnes interrogées parce que notre intention est de savoir si ces points existent objectivement, de quelle manière ils sont exprimés et comment ils sont interprétés. L'instrument d'analyse du contenu des réponses des interviewés relève d'une approche lacanienne. L'échantillon de 10 sujets ne prétend pas être représentatif, mais il satisfait aux exigences de l'analyse qualitative. Si l'échantillon n'est pas aléatoire (purposive sampling), il reflète néanmoins les principales caractéristiques connues des téléspectateurs qui constituent le public habituel de l'émission : diplômés de l'enseignement supérieur et idéologiquement « de gauche ». Signalons également que l'échantillon n'a pas de connaissances particulières sur les médias de masse8.
63Nous avons eu recours à l'entretien semi-structuré. La question d'ouverture s'énonce comme suit :
[…] on m'a demandé de participer à un débat sur l'émission Reportage sans frontières. Je ne sais pas quoi faire. Je n'ai pas eu l'occasion de regarder l'émission. Toi, est-ce que tu la regardes ? Donne-moi objectivement ton avis. Cela m'aiderait.
64À même les réponses s'enfilent une série d'interventions explicatives comme : « qu'est-ce que tu entends par là ? Pourquoi tu dis ça ? Où est-ce que tu vois tout cela ? »
65La durée de chaque entretien n'est pas longue (à peu près sept minutes). Les rencontres n'ont pas lieu immédiatement après le visionnement de l'émission, afin d'éviter que le récepteur s'en tienne à des détails et qu'apparaisse son impression générale, laquelle, à notre avis, caractérise mieux son attitude envers l'émission. Au cours des entretiens, nous avons tenté de créer un climat qui permette l'expression spontanée des opinions. Ainsi, aucun interviewé n'était prévenu à l'avance des questions. Plutôt, nous leur faisions comprendre que nous ignorions le sujet des émissions et que nous les visionnerions en vidéo plus tard. Il faut signaler que nous ne leur demandions pas des avis sur des émissions précises, car nous avions retenu l'hypothèse que la dimension symbolique du discours, d'un point de vue psychanalytique, renfermait des structures, surtout celles de la fonction conative, qui pourraient avoir un impact émotionnel sur le récepteur.
66Chaque narration qui résulte de la « transformation » d'une situation normale soulève des questions. Cette perturbation fait naître chez le récepteur une inquiétude à laquelle succède un nouvel équilibre. Le traitement et la résolution de cette perturbation sont pris en charge par le narrateur, ce qui ne peut que lui donner une certaine satisfaction. Pour la résolution du problème principal posé, autrement dit pour la recherche de « l'objet », un « destinateur » définit un « actant » principal, un « sujet » qui, au cours de sa recherche d'une résolution, rencontre d'autres « actants », « adjuvants » ou « opposants ».
- 9 Autant à cause de l'incapacité du récepteur à répondre qu'en raison de la façon dont elle est émis (...)
67Dans l'émission qui nous intéresse, une question est toujours posée (souvent sous la forme d'une énigme)9 et le présentateur de l'émission ne joue pas un, mais quatre rôles :
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il est « destinateur » parce qu'il constate le problème et dans le même temps désigne quelqu'un pour le résoudre ;
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il est « sujet » parce qu'il se désigne lui-même pour trouver la solution ;
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il est « adjuvant » parce que nous le voyons être du côté des témoins ;
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il est « narrateur » parce qu'il prend ses distances face autant au récepteur qu'au sujet de l'émission et qu'il manipule.
68Dans ses rôles de « sujet » et d'« adjuvant », sa présence, souvent insinuante comme celle de Hitchcock dans ses films, renvoie à un « mystère » ; un des interlocuteurs compare l'émission à un film noir. De plus, le rythme et la facilité avec laquelle le présentateur passe de narrateur à l'actant évoquent le mystère et tout à la fois montrent sa merveilleuse habilité : « […] comme s'il plongeait et remontait à la surface, sain et sauf, avec un coquillage à la main pour moi » (une interlocutrice).
69Ce risque que prend le présentateur et sa « toute-puissance » — ne réussit-il pas la tâche difficile de dévoiler les « vérités cachées » — représente un grand intérêt pour le récepteur d'autant plus que le présentateur revient et le regarde dans les yeux. Presque tous les interlocuteurs évoquent ce regard « humide », « torturé », « érotique », « direct », « franc », mais aussi « complice » de la résolution du mystère de la vérité recherchée. C'est comme si le récepteur participe aussi à cette découverte. Cette attitude complice est confirmée quelquefois par un clin d'œil au récepteur.
- 10 Bien sûr, l'espace dans lequel les actions sont situées est « sans frontières » et le temps est en (...)
70Selon Genette (1969), le narrateur établit une relation intellectuelle et indirectement morale avec son discours. Conformément, le présentateur de Reportage sans frontières tente de maintenir le regard d'un chroniqueur face aux actions. C'est pour cette raison, éventuellement, qu'il ne présente pas les témoignages sous forme d'interviews qu'il mènerait lui-même directement. Quand il interroge quelqu'un, seule sa voix se fait entendre ; il est « physiquement » absent. Par ailleurs, tandis qu'il prend soin de situer les témoignages dans l'espace et le temps10, le présentateur donne l'impression par ses commentaires, composés de phrases courtes avec des verbes déclaratifs neutres, de suivre les retombées des phénomènes décrits par les témoins (« Ainsi… », « donc »). Il projette l'attitude d'un observateur qui ne se sent pas concerné et qui évite d'exprimer un avis. Cependant, il en exprime un par sa « position » idéologique, sa façon de cadrer la question qui sera traitée, tout autant que par les dispositions didactiques et ses recommandations (« ouvrez bien les yeux »).
71Par ailleurs, la façon dont le présentateur établit la distance qui le sépare du récepteur signale qu'il a l'intention de s'identifier plus à celui-ci qu'aux témoins. Il n'apparaît à l'écran que lorsqu'il s'adresse aux téléspectateurs. Dans pareils cas, les plans sont pour la plupart rapprochés et sans aucun autre point de fuite que son regard, toujours placé au centre de l'écran. Ses regards, son clin d'œil, son emploi du « nous », son didactisme rendent manifeste la fonction « conative » de son discours, qui a surtout pour cible le récepteur.
72Aux yeux du récepteur, tout ce dispositif est une démonstration de la force du présentateur. La « focalisation » de son discours, comme dirait Genette, est une focalisation zéro (une narration non focalisée). En d'autres mots, le narrateur en connaît plus que les locuteurs et même plus que tous les participants. Il est omniprésent à tous les événements et il occupe un espace « sans frontières ». Il contrôle toujours le possible dénouement des événements. Ainsi, malgré la relative liberté des participants et du récepteur, tous lui restent soumis.
73Nous présentons, dans le cadre de cet article, les raisons qu'ont données les interviewés pour justifier leur attitude à l'égard de l'émission. Les indices qui suggèrent un glissement de sens sont mis en italique.
741. Étudiante de 3e cycle en architecture
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- 11 Elle se réfère au présentateur dont le nom dans ce texte est signalé par la lettre initiale K.
« Je l'adore11, il est lointain et proche en même temps. Alors qu'il est sérieux, il vient et te prend la main (plongeon dans la mer). Cette contradiction m'attire. »
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« Où est-ce que tu vois tout cela ? »
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« Dans les témoignages, dans son objectivité mais aussi dans le fait qu'il est vrai, humain… Je le vois également dans ses yeux. Il est moral, il risque. »
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« Qu'est-ce qu'il risque puisqu'il est protégé par la chaîne publique pour laquelle il travaille ? Tu ne vois pas cela ? »
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« Ne me dites pas ça ! Moi, il me plaît. »
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« Pourquoi cette contradiction que tu décris te plaît ? »
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« Je ne sais pas, elle est probablement créatrice. »
752. Professeur d'éducation physique
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« Il me plaît, il a de la qualité. Il a du style ».
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« Qu'est-ce que tu veux dire par style ? »
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« Mais, de la qualité, et tout le monde le dit, l'émission est top. »
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« Tu regardes souvent l'émission ? »
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- 12 Il s'agit du nom d'un autre présentateur dont l'émission est un talk-show qui est projeté à la mêm (...)
« Je la regarde rarement car je préfère T…12 (une émission d'un contenu similaire) qui me détend. »
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« Je ne peux pas comprendre ce que tu veux dire par style. Pourquoi est-ce qu'il te plaît ? »
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« Parce qu'il est à part. »
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« Pourquoi tu ne dis pas différent ? »
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« Bah !! ce n'est pas facile de te répondre. »
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« Tu dirais que quelqu'un de ta famille a du style ? »
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« Mon père avait une certaine qualité, on le distinguait dans le village. »
763. Professeur de lettres
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« J'aime ses sujets. Il a son opinion et en plus il remet en cause ce qui le met en avant, les mass médias eux-mêmes. Il a du courage. »
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« Quel courage puisqu'il travaille pour la chaîne publique (donc pour l'ordre établi) ? »
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« Ça ne fait rien, il ne mâche pas ses mots, il dit tout clairement. Ce qui me plaît le plus, c'est qu'il a une attitude dynamique face aux choses, il met tout en cause et il me donne un rôle, il m'oblige à réfléchir. »
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« Quelle attitude dynamique puisqu'il y en a qui disent qu'il te met devant des problèmes qui n'ont pas de solution ? »
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« C'est peut-être comme ça mais moi, ça me plaît qu'il mette tout en cause… »
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« Triant. [présentateur d'une autre émission] aussi met tout en cause ?.. »
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« Je le déteste… Mais pourtant je le regarde quelquefois justement parce qu'il m'énerve. » (Rires.)
774. Professeur de linguistique
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« Il a son opinion, il me plaît car il est un des nôtres (de gauche), il leur dit leurs vérités. »
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« Il travaille pourtant pour la chaîne publique ? »
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« Tu crois qu'il fait semblant ? Ça ne fait rien… Il ne va tout de même pas faire […] une révolution ».
785. Docteur-chirurgien
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« Il dévoile d'une manière directe, persuasive, sans fioriture, il est efficace. »
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« Comme les chirurgiens ? »
796. Professeur de français et de yoga
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« Il est honnête, il t'inspire une élévation de l'âme, de l'esprit parce qu'il dépasse le quotidien qui est vulgaire. »
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« Où est-ce que tu vois tout cela ? »
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« Dans ses manières, dans sa façon de persuader, dans sa tendance à la découverte, dans la clarté de son visage. »
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« D'autres disent que parce qu'il met tout en cause, il t'apprend à penser et toi, tu appelles ça élévation de l'âme ? »
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« Chacun voit les choses de son propre point de vue. »
807. Étudiant de 3e cycle en architecture
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« Je ne l'aime pas car il est totalement accepté. C'est Monsieur Parfait. Il fait celui qui peut tout faire, je ne sais pas, mais d'un autre côté il montre qu'il en a vu pas mal dans sa vie, mais tu n'as pas pitié de lui, sa force prévaut, il te manipule. » (Film noir)
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« Tu détestes tous ceux qui sont acceptés ? »
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« Quand ils essaient de s'imposer. »
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« Il te fait penser à qui ? »
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« Je ne voudrais pas le dire. »
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« Mais celui-là il te fait penser, il ne te manipule pas ? »
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« Je l'ai vu 3-4 fois mais il ne m'a pas donné cette impression. »
818. Professeur de pédagogie
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« J'ai arrêté de le regarder, celui-ci il bouleverse l'histoire ! Il y en a d'autres qui le font mais… » (Il n'arrivait pas à trouver d'arguments, il montrait avec ses mains les deux niveaux de l'histoire et semblait gêné.)
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« Mais c'est vous qui dites cela, vous qui êtes attiré par la théorie marxiste ? Celui-ci il va toujours contre le pouvoir ? »
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« Je ne sais pas, il ne peut pas me convaincre. Il y a quelque chose de vulgaire chez lui. Tu parles d'un marxiste ! »
829. Professeur de lettres
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« Ses sujets sont bons. Dans le temps je regardais son émission mais depuis que j'ai vu Arv. qui présente des sujets similaires, j'ai compris ce que c'est qu'un bon journaliste. Il ne te dirige pas avec ses questions, il te laisse parler. Kouloglou est partial, il n'a pas de profondeur. »
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« Qu'est-ce que c'est la profondeur pour toi ? »
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« Je ne sais pas… être humain. Il te respecte, il ne te dirige pas ».
8310. Éducateur
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« Objectivement c'est une émission correcte. Moi pourtant, je ne sais pas pourquoi je ne peux pas la regarder. Il y a quelque chose qui me dérange. Alors que ses sujets m'intéressent. J'ai remarqué que quand je vois de la <faiblesse> dans le regard de K., il m'attire plus. » (Rires.)
84En conclusion, même si la question initiale de l'entretien s'adresse au cognitif des interlocuteurs, la plupart n'ont pas caché leur implication affective dans le message, autant avec des informations extralinguistiques qu'avec des commentaires (« il me dérange », « j'admire son courage »). Tous les interlocuteurs trouvent les sujets de l'émission intéressants sans pour autant que cela influence leur attitude : c'est moins le contenu que la façon dont il est présenté qui est déterminant (« son regard », « il n'est pas humain », « objectif »). C'est moins les informations que les signifiants qui agissent sur leur jugement ; par exemple, l'émission qui critique les médias de masse « signifie » le courage, le dynamisme, la morale, la confiance.
85En général, le récepteur semble jauger son attitude affective en fonction de certains indices, comme le regard, l'objectivité, la disposition à dévoiler. Ces indices renvoient à certaines connotations qui ont une logique, une cohérence métaphorique, métonymique et non pas littérale : personne, par exemple, ne retient l'indication de l'objectivité littéralement mais plutôt ses connotations de sérieux, d'honnêteté, de confiance, de toute-puissance. Le récepteur n'utilise pas toutes les informations qu'il reçoit pour fixer son attitude par rapport à l'émission : il sélectionne plutôt certains indices qui, comme les analyses sémiologiques nous l'ont montré, existent objectivement dans le message. Le récepteur ne se projette pas sur quelque chose qui n'existe pas mais sur quelque chose qui existe objectivement à l'intérieur du texte. Le désir ne s'échappe pas de façon absolument incontrôlée, il est provoqué par certains signes objectifs structurels (Konstandinidou-Semoglou, 2001a) qui sont capables d'influencer l'inconscient du récepteur. On peut dire que ces indices nous renvoient principalement à la fonction conative du discours, c'est-à-dire à cette fonction qui peut dévoiler la stratégie de persuasion de l'émetteur.
- 13 Il faut noter aussi, puisque notre approche est psychanalytique, le besoin de l'enfant d'interprét (...)
86La question devient : sur quel critère le récepteur établit-il ses choix qui, éventuellement, le guident vers des interprétations subjectives ? Quelle est la logique qui dicte le glissement métaphorique apparemment non fondé ? Pourquoi, par exemple, quelqu'un choisit-il le regard13 parmi tous les indices ? Pourquoi y voit-il de la compassion et un autre de la souffrance ?
87L'approche psychanalytique nous enseigne que le récepteur sélectionne certains signes qui deviennent des indices capables d'influencer son inconscient. Le désir est soulevé, pour paraphraser Lacan, par un réseau de signifiants qui existent et qui, lorsqu'ils sont liés et dirigés par des relations de cohérence et de ressemblance, signifient quelque chose pour le récepteur.
88Bien que la taille de l'échantillon soit petite, certaines remarques sur le classement des réponses méritent d'être soulignées. Nous avons distingué deux catégories d'avis, positifs et négatifs, sans tenir compte ni de l'origine sociale, ni du niveau d'instruction, ni de l'idéologie des interviewés. Si nous acceptons le point de vue de Lacan selon lequel le signifiant est soumis à la peur de la castration (autrement dit, la peur du Père, de la Loi, du Pouvoir, du puissant en général), alors la différence des attitudes positives et négative face à l'émission renverrait aux différentes peurs qu'ont les sujets face au Pouvoir. Par conséquent, chacun, selon le type de peur qui le tiraille, choisit ce qui lui procure le sentiment de force, de sécurité et de sérénité. Quand nous leur demandions leur avis sur l'émission, tous se sont référés sans exception au seul présentateur. Sur un plan symbolique, et en accord avec l'approche lacanienne, le discours du présentateur peut constituer une figure du père qui permet au récepteur (enfant) d'apprendre à regarder sous les apparences, à mettre en cause le pouvoir, à réfléchir et donc à devenir adulte. Pourtant, comme nous l'avons vu, l'attitude du présentateur ne manifeste pas clairement cette intention. Au contraire, nous le voyons osciller entre la permissivité et la surprotection. Nous pouvons supposer que cette « oscillation » intra-discursive influence l'audimat. En ce qui concerne la réception chez le téléspectateur critique et plus spécifiquement chez le téléspectateur amateur du reportage, nous pouvons faire nôtre la remarque de Lochard et Boyer :
[…] les énoncés informatifs de grands reportages répondant à un souci dramatique donnent lieu en effet à diverses formes de scénarisation qui, surtout quand ils ont à mettre en œuvre des « scénarios du passé » (comme c'est le cas de Reportage sans frontières) les organisent conformément à un schéma narratif archétypique (Boyer, 1998).
89La narratologie serait donc un instrument d'analyse approprié pour de tels reportages.
90L'objectif principal de ces trois analyses est de contribuer à la discussion sur le téléspectateur critique. Elles ont montré, par le dévoilement des intentions explicites ou « non-dits » de l'émetteur, que les effets d'un discours ne sont pas toujours directement liés à son contenu, à son niveau dénotatif ou à tout ce qui est explicitement énoncé. Le sujet et le sens ne sont pas donnés, mais se produisent dans le travail discursif. L'importance du repérage des intentions de l'émetteur met en cause l'objectivité d'un discours, soulève la question de la production du sens et contribue à l'objectif de formation du téléspectateur critique. Grâce à la dimension psychanalytique de la réception, nous avons vu que l'importance en communication n'est pas seulement l'interprétation des signes mais aussi les effets ou les transformations qu'elle opère. Ces transformations sont motivées par des raisons subjectives.
91Nous voudrions souligner aussi que dans le discours que nous avons analysé, comme probablement dans tout discours télévisuel qui vise l'audimat, la fonction conative déstabilise la fonction informative. De telles stratégies discursives, par la multiplicité et la contradiction des indices qu'elles produisent, visent plus l'affectif que la logique, et ainsi amplifient la fonction inconsciente de la projection. Par ailleurs, dans les techniques dites de projection, « le sujet est placé face à des situations très peu organisées et face à des stimuli ambigus » (Laplanche et Pontalis, 1967 : 388).
92L'implication subjective du récepteur semble avoir pour conséquence évidente la mise en cause de l'objectivité de l'énoncé autant que de celle du récepteur. Par contre, la prise de conscience de la dimension métaphorique de la pensée et l'objectivité de l'analyse sémiotique peuvent contribuer, selon nous, non seulement à la problématique de la réception mais aussi à la discussion sur le récepteur critique, dans la mesure où elles délimitent la subjectivité tout en reconnaissant son existence et sa vérité. Selon nous, la subjectivité peut conduire à une confusion du sens seulement quand elle n'est pas reconnue et quand on a tendance en raison de sa dimension inconsciente, à la considérer en toute objectivité.
93En outre, tout processus qui éclaire le rapport entre le subjectif et l'objectif contribue à la formation d'un esprit critique dans la mesure où il s'éloigne des idéologies qui accordent à l'objectivité des fondements qui échappent à toute évaluation.
94Ainsi, notre analyse peut conduire à une discussion non seulement sur l'objectivité d'un discours, mais aussi sur la toute-puissance des médias (voir en particulier la deuxième et la dernière section). Notre article s'inscrit dans une logique de recherche qui vise à la création d'outils didactiques efficaces, accessibles et opérationnels, en classe. Il peut également contribuer à un travail de formation des téléspectateurs. Les trois analyses constituent une contribution globale, de par leur diversité et leur complémentarité, à la problématique de la production du sens et par conséquent à nos objectifs pédagogiques. La première analyse se démarque, justement, par son aspect pédagogique. Tout en visant, par le repérage de l'intention explicite de l'émetteur, à développer l'esprit critique du récepteur, elle essaie de proposer un exemple didactique efficace et opérationnel, c'est-à-dire un exemple « enseignable ». Cependant, son caractère explicite et structurel permet aussi la mise en valeur de concepts sémiologiques dont s'inspirent les deux autres sections. L'enseignant, même s'il n'a pas de connaissances psychanalytiques, en particulier du concept lacanien de « glissement du signifiant », peut tirer profit, du point de vue didactique, de l'efficacité de l'analyse psychanalytique. Comme nous l'avons vu, le récepteur n'est pas tant affecté par « ce qui est dit » que par ce à quoi « le dit » le renvoie. L'enseignant, pour souligner en classe ce qui est subjectif dans le processus de la réception et pour dévoiler une pensée métaphorique, peut avoir recours à des consignes telles les suivantes : « À quoi cet indice vous renvoie-t-il ? Qu'est-ce qu'il vous rappelle ? Qu'est-ce que ça signifie pour vous ? »
95Du point de vue didactique, l'exemple que nous proposons dans cet article donne à l'enseignant l'occasion de commencer par le plus simple pour aboutir au plus complexe, du dit au non-dit, du familier à l'inconnu.