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Lectures

Madeleine PASTINELLI (2007), Des souris, des hommes et des femmes au village global. Parole, pratiques identitaires et lien social dans un espace de bavardage électronique

Eric Champagne
p. 356-359
Référence(s) :

Madeleine PASTINELLI (2007), Des souris, des hommes et des femmes au village global. Parole, pratiques identitaires et lien social dans un espace de bavardage électronique, Québec, Les Presses de l’Université Laval. (Coll. « Laboratoire de communautique appliquée ».)

Texte intégral

  • 1  Cet ouvrage est la version remaniée d’une thèse de doctorat réalisée dans le cadre du programme en (...)

1L’enquête1 sur laquelle s’appuie cet ouvrage a été menée selon une démarche ethnographique dans un espace numérique. L’auteure soulève des questionnements quant à la nature du lieu, de l’espace et du lien social en étendant la portée de ses observations à un contexte autrement plus complexe. Cela faisant — selon l’expression consacrée de Clifford Geertz —, elle « épaissit la description » des activités en ligne dont elle fut témoin.

2Le livre est divisé en trois parties. La première présente un retour autoréflexif sur les débuts de l’enquête et sur les conditions de sa réalisation. Dès le départ, le recrutement s’est avéré difficile. Afin de dénicher des participants, l’auteure a dû s’intégrer à un groupe de discussion pour connaître les membres et y être connue, puis acceptée : « pour créer des liens dans une communauté en ligne, il faut accepter de parler de soi, il faut s’énoncer aux autres et se livrer, comme les autres s’énoncent et comme les autres se livrent » (p. 52). Or, devoir « parler de soi » afin de créer des liens de confiance avec des participants soulève, pour l’ethnographe, des difficultés particulières, dont celle de maintenir une « distance » entre chercheur et participants. Vient toutefois un moment où les confidences échangées et les amitiés développées font en sorte que ce rapport chercheur/participant n’est plus envisageable, voire désiré. Un tel moment met un terme à l’enquête proprement dite et marque le début de l’analyse.

3La deuxième partie présente et décrit l’espace de discussion qui a servi de « terrain » ; il s’agit d’un canal IRC de la région de Québec qui réunit des gens de 25 ans et plus. Selon Pastinelli, c’est bien un espace et non un lieu. Relevant la distinction de Michel de Certeau, pour qui « l’espace est un lieu pratiqué », la chercheuse insiste pour spécifier l’angle d’approche de son enquête. Au lieu d’aborder le canal de discussion d’une manière statique, synchronique et unidimensionnelle, il est possible d’y intégrer un vecteur temporel, diachronique, et surtout, de marquer la « réalité » des liens qui y sont développés. En effet, le lecteur peut clairement constater qu’un espace de discussion électronique n’a rien de virtuel au sens usuel du terme, et que les relations qui y sont entamées, loin d’y demeurer, sont renforcées par de multiples rencontres face à face : sorties dans des boîtes de nuit, soupers gargantuesques, activités d’entraide tels les déménagements, etc. Le contexte unique des échanges sur Internet, qui incite plusieurs à s’engager dans des rapports de séduction, favorise une pléiade de rencontres à visée amoureuse ou purement sexuelle.

4Ces rencontres se déroulent entre des gens appartenant à un groupe, lequel a ses règles, ses us et coutumes, ses anciens, ses nouveaux arrivants et ses chefs. Au sein de ce groupe se manifestent des bisbilles, des conquêtes amoureuses et des cliques, mais aussi l’application étanche de la loi du silence concernant les confidences des uns par rapport aux autres. L’essentiel des messages s’échange en privé, alors que la « sphère » publique du canal de discussion remplit plutôt une fonction phatique qui signifie aux usagers leur présence et leur acceptation à participer à des échanges relevant peu de la confidence. Fait intéressant, Pastinelli n’a su qu’une participante était trisomique qu’au moment de la voir face à face, celle-ci et les autres membres du canal n’ayant pas jugé pertinent de révéler son état. Selon l’auteure, ce silence masque une parole qui serait « […] un acte de violence, parce qu’elle relèverait de la trahison, de ce qu’on n’a pas la liberté de dire et qui, dans la lutte à la reconnaissance, libèrerait encore une autre parole, susceptible cette fois-ci d’être dirigée contre soi » (p. 124). On préfère donc se taire, ne pas trahir, ne pas prêter flanc à ce qui pourrait provoquer une série de révélations qui menaceraient de fissurer le groupe, d’entraîner la perte d’un sentiment de communauté cher à ceux qui s’y identifient.

5Alors que la première partie du livre introduit le lecteur à la démarche ethnographique et que la deuxième s’attarde principalement à décrire le canal de discussion et ce qui s’y déroule, ce qui s’y fait et s’y défait, la troisième et dernière partie donne toute la place aux individus qui ont accepté de se prêter à l’enquête. Après avoir examiné les transcriptions d’échanges tirées des discussions publiques ayant eu lieu sur le canal, l’auteure présente et analyse des extraits d’entretiens réalisés avec 19 participants, conformément à l’objectif premier de son enquête qui est de

[…] décrire en parallèle la pratique et les discours que tiennent les internautes sur leurs pratiques […], à prendre la mesure des écarts et des contradictions qui existent entre les deux, de manière à rendre intelligible à la fois ce qui se joue dans ce genre d’espace et ce que les gens qui en sont partie prenante en disent (p. 62).

6Il ressort des entretiens que l’absence de l’autre, la solitude et le célibat sont le plus souvent ce qui motive à s’inscrire à un canal de discussion. Un certain doute accompagne toutefois la démarche ; on n’est pas trop sûr de ce qu’on va y trouver, on n’assume pas pleinement son geste, mais on essaie tout de même. On découvre alors une communauté de purs étrangers vers qui on se rapproche lentement, pour se découvrir soi-même à travers le discours que l’on tient sur soi, au fil des réponses données et des récits déployés — quitte à jouer, dans les premiers temps, sur la représentation que l’on donne de soi. Puis, cette communauté en ligne prend chair, les membres rencontrent face à face ceux et celles avec qui ils ont échangé, ils poursuivent hors ligne le parcours amorcé seul chez soi, devant son écran d’ordinateur, sans trop savoir où cela mènerait. Ces rencontres provoquent souvent un choc ; échangeant avec l’autre sans le voir face à face (au mieux, à l’aide d’une photo ou d’images webcam), on s’en fait une image mentale, une représentation basée sur les indices disponibles. Or, il existe un décalage entre la représentation que l’on se fait de l’autre en son absence et en sa présence. Pris dans les rets d’un processus de séduction, les participants ont pu s’imaginer l’autre comme un pur esprit doté d’un corps fantomatique et fantasmé, pour ensuite se rendre vite compte, avec surprise ou déception, que :

[…] l’expérience des rencontres hors ligne amène rapidement (et parfois cruellement) les internautes à découvrir que non seulement « l’intériorité » (ou plus globalement l’Autre) change alors que l’Autre se trouve dans un autre contexte (en face de soi en l’occurrence), mais également que le corps est différent de celui que l’on avait imaginé et, pire encore, qu’il n’y a peut-être pas tant addition de deux dimensions indépendantes, qu’une complexité singulière s’ajoute, qui se prête bien mal au genre de découpage que l’on croyait pourtant aller de soi — le mariage du corps et de l’esprit apparaissant dès lors comme relevant d’une logique qui serait plutôt de l’ordre de la chimie que de celui de l’arithmétique […] (p. 222).

7Selon Pastinelli, il s’agira de voir si la rencontre survivra à ce choc, si elle suscitera chez les internautes le désir de renouveler l’expérience ou de rétablir les ponts ; en somme, de réactualiser une histoire commune en fonction de la réalité des découvertes. L’essence de l’événement (la rencontre) concerne moins le rapport à l’autre que le rapport à soi-même, la cohérence entre ce que l’on croyait vrai et ce qui s’avère réel. La virtualité des rencontres numérisées concerne moins un lien homme-machine désincarné que la potentialité d’un face-à-face aux conséquences radicales, heureuses ou malheureuses, et pleinement ancrées dans le devenir du sujet.

8Cet ouvrage a le mérite de se tenir au plus près des expériences étudiées — celle de l’auteure, puis celles des participants à l’enquête. Pour y arriver, Pastinelli a choisi de ne pas émailler son analyse de multiples propos théoriques. Cependant, elle aurait pu profiter davantage des autres recherches sur le même sujet (entre autres, Baker, 2005 ; Kendall, 2002 ; et Whitty et Carr, 2006). Ses excellentes réflexions sur le mode de présentation des participants, sur leur intégration et exclusion de la communauté, sur la séduction en ligne, sur l’engagement du soi des internautes et sur leurs déplacements en ligne et hors ligne auraient mérité un plus grand déploiement théorique. Les propos des participants et les multiples conclusions — parfois contradictoires — auxquelles sont arrivés les chercheurs s’intéressant à la communication et au lien social initié par Internet auraient alors bénéficié de cet élargissement. Puis, lorsque Pastinelli fait appel à des considérations théoriques, elle ne prend pas le soin, le plus souvent, de les expliquer assez en détail pour qu’on puisse y voir autre chose qu’une simple référence. L’ouvrage aurait gagné en profondeur si le lecteur avait pu cerner plus clairement l’insertion de l’enquête dans un champ de recherche déjà ample et complexe. Enfin, certaines phrases souffrent d’une longueur excessive qui peut porter à confusion. Cela ne nous empêchera pas toutefois de souligner la grande originalité de cette recherche et le vif intérêt que l’on pourra prendre à en lire le déroulement et les conclusions.

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Bibliographie

BAKER, Andrea (2005), Double Click : Romance and Commitment Among Online Couples, Cresskill, New Jersey, Hampton Press.

KENDALL, Lori (2002), Hanging Out in the Virtual Pub : Masculinities and Relationships Online, Berkeley, University of California Press.

WHITTY, Monica, et Adrian CARR (2006), Cyberspace Romance : The Psychology of Online Relationships, Houndmills (UK), Palgrave Macmillan.

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Notes

1  Cet ouvrage est la version remaniée d’une thèse de doctorat réalisée dans le cadre du programme en ethnologie des francophones en Amérique du Nord, à l’Université Laval. Cette recherche a d’ailleurs valu à son auteure la Médaille d’or de la Gouverneure générale du Canada.

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Pour citer cet article

Référence papier

Eric Champagne, « Madeleine PASTINELLI (2007), Des souris, des hommes et des femmes au village global. Parole, pratiques identitaires et lien social dans un espace de bavardage électronique »Communication, Vol. 27/2 | 2010, 356-359.

Référence électronique

Eric Champagne, « Madeleine PASTINELLI (2007), Des souris, des hommes et des femmes au village global. Parole, pratiques identitaires et lien social dans un espace de bavardage électronique »Communication [En ligne], Vol. 27/2 | 2010, mis en ligne le 15 août 2012, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/3230 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.3230

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Auteur

Eric Champagne

Éric Champagne est inscrit au doctorat en communication à l'Université du Québec à Montréal. Courriel : eric.champa@gmail.com

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