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Débat

Note sur notes

Matière à esquisse pour une sociologie du jugement scientifique
Stéphane Olivesi
p. 313-340

Texte intégral

1L’écriture de cette note sur des notes de lecture a une triple origine. Circonstanciel, le projet naît à l’occasion de la parution d’un ouvrage et de divers comptes rendus partiellement contradictoires qui l’ont accompagné. Cet événement entrait en résonance avec une interrogation plus générale sur l’espace éditorial dans lequel les chercheurs sont censés commenter, « discuter scientifiquement » au moyen d’arguments rigoureux susceptibles d’être confrontés à d’autres arguments pour être éventuellement réfutés, les ouvrages édités par des chercheurs appartenant à leur discipline ou à des disciplines voisines. Il faut dire que la pratique des comptes rendus paraît se résumer trop souvent à la promotion de livres produits par des agents largement associés, tout en étant rivaux, confinant au final à l’autopromotion aveugle du groupe social et à l’expression de points de vue d’autant moins intéressants intellectuellement et fondés scientifiquement qu’ils sont intéressés socialement. Tous les phénomènes parasitaires du travail intellectuel, constitutifs de la vie académique, s’y manifestent : division mandarinale du travail, emprise de logiques de cooptation et de déférence, complaisance de bon aloi à l’égard des pairs, etc. Enfin, cette interrogation se rattache à la nécessité plus générale d’objectiver les manières de faire, de travailler, de mieux comprendre les mécanismes de production de la connaissance en les rattachant systématiquement aux contextes sociaux dans lesquels ils s’enracinent et qui les conditionnent en grande partie au point de les détourner de ce qui devrait être leur finalité première — la production de connaissances — pour les orienter vers l’interconnaissance ou, plus trivialement, la reproduction du corps de ceux qui les produisent, comme le prouve l’analyse des pratiques citationnelles (Olivesi, 2007).

2Il peut donc paraître surprenant au premier abord de pousser la réflexivité et l’esprit critique jusqu’à entreprendre une note de lecture sur des notes de lecture. Pourtant la parution du livre La communication n’est pas une marchandise. Résister à l’agenda de Bologne (Winkin, 2003) suivie de plusieurs notes de lecture discordantes dans des revues scientifiques (Lochard, 2004 ; Granjon, 2004 ; Zetlaoui, 2004 ; Miège, 2004 ; Heller, 2004) ne manque pas de retenir l’attention. Ces discordances invitent à interroger à la fois les logiques éditoriales des revues scientifiques, les critères de sélection des ouvrages recensés, les éléments déterminant les points de vue des auteurs de ces notes de lecture et, plus fondamentalement, les manières de juger de la recherche dans un univers au sein duquel une grande partie de l’activité consiste indissociablement à évaluer et à faire évaluer son travail par ses pairs. Doit-on ajouter que la publication scientifique reste le signe le plus tangible — le seul ou presque — pris en compte dans l’évaluation du travail effectué par un chercheur ou un enseignant-chercheur ? C’est dire l’importance que l’on peut accorder à bon droit aux notes de lecture ; d’autant que celles-ci sont relativement rares et que bon nombre de travaux de recherche, au-delà des seuls livres publiés, passent inaperçus en raison du silence poli — ce que d’aucuns nommeraient un mépris structural — qui les accompagne. L’analyse des notes de lecture se propose d’éclairer à ce titre l’hétéronomie des modes d’évaluation de la recherche. Elle tend surtout à montrer que derrière l’objectivité revendiquée et affirmée ressort toujours en dernière analyse l’emprise de déterminants relationnels qui conduisent les agents à n’exprimer que des points de vue intéressés qui font l’objet d’un travail obstiné de dénégation.

Du dépassement du point de vue aux modalités de l’objectivation

3Au préalable, le rédacteur se doit néanmoins de préciser trois choses : sa propre position d’agent social, d’« enseignant-chercheur », de « producteur de connaissances », les principes de sa démarche et, avant cela, ce que fut sa réaction initiale, confronté au livre d’Yves Winkin.

4Rapidement feuilleté dans une librairie, ce livre parut d’abord destiné à un public plus militant que réellement scientifique par sa visée comme par son contenu. La présentation et le format de l’ouvrage conduisaient à priori à le classer dans un genre renouvelé à partir du milieu des années 1990 par P. Bourdieu au moyen de sa collection « Raisons d’agir » associant avec des succès très divers démarches scientifiques et engagements militants. Ainsi naquit le soupçon d’être en présence d’un ouvrage bien fait pour emporter sans trop d’effort l’adhésion d’un public « universitaro – gaucho – critique » déjà conquis à la cause de la défense d’une pauvre université en proie aux méchants capitalistes et à toutes les perversions découlant de ses liaisons compromettantes avec le monde profane. Ce n’est qu’en un deuxième temps, en raison de la parution de notes de lecture parfois élogieuses dans plusieurs revues scientifiques, qu’il fut amené à réexaminer cet ouvrage, à le lire attentivement pour confronter ses préjugés initiaux à la fois aux points de vue exprimés dans ces notes de lecture et à la réalité de l’ouvrage (du moins, si l’on admet qu’il y a un réel accessible du texte qui ne soit pas nécessairement surdéterminé imaginairement et symboliquement du simple fait de la socialisation de celui qui y est confronté…).

5Si l’auteur de ces lignes avait alors eu à commettre un commentaire de cet ouvrage, il aurait vraisemblablement engagé des arguments assez proches de ceux développés par Miège et Heller, mais sous une forme peut-être plus polémique, pour bien se conformer à la tonalité jugée « désinvolte » du propos initial. Au terme de cette lecture, deux traits principaux caractérisaient à ses yeux l’ouvrage. D’abord, la méconnaissance de ce dont l’ouvrage traite doctement : politique publique dans le domaine universitaire, histoire des sciences de l’information et de la communication (SIC), usage de savoirs tels que la programmation neurolinguistique (PNL)… Comme l’ont noté ponctuellement plusieurs lecteurs (Miège, 2004 ; Heller, 2004 ; Boure, 2006 : 282-287 et même Lochard, 2004, dont la présentation lui est pourtant très favorable), l’ouvrage fourmille d’approximations, de contresens, voire de propositions erronées. Et l’on aurait pu se délecter de leur épinglage au risque de rapidement se lasser. Toujours est-il que, pour un chercheur qui a construit son fonds de commerce sur le « terrain » (Olivesi, 2005), on ne pouvait que regretter que l’enquête tourne court, très court, et que la rigueur dans la description des phénomènes observés ne soit pas la principale qualité de ce travail.

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6Mais le plus agaçant pour l’auteur de ces lignes, connaissant par ailleurs la position institutionnelle d’Yves Winkin, résidait dans le registre moral de l’argumentation. Un soupçon de cynisme en découlait. Dénoncer la professionnalisation ou la mercantilisation de l’éducation nationale quand on se repaît dans (la vacuité) des palaces de l’enseignement supérieur1 a de quoi sérieusement irriter, en particulier l’enseignant-chercheur qui œuvre laborieusement sur un campus de banlieue aux multiples sens géographique, social, politique et économique2. Se métamorphoser par ailleurs en père Fouettard de la science, vitupérant la PNL, quand on est le promoteur de « Palo Alto » ne va pas sans renforcer ce soupçon au point de se demander si cette polémique ne traduit pas un phénomène de concurrence éditoriale sur le marché très compétitif des savoirs mercantiles qui sont susceptibles de faire à peu de frais l’objet d’applications profanes.

7Pourquoi une réaction si virulente de la part de l’auteur de ces lignes ? Comment expliquer rétrospectivement un tel rejet de l’ouvrage ? Au même titre que toutes les autres réactions exprimées dans les comptes rendus publiés, cette réaction pourrait se justifier avec force arguments, mais elle se comprend d’abord comme un produit déterminé par la position institutionnelle et scientifique de l’agent (en l’occurrence l’auteur de ces lignes), ensuite par les logiques relationnelles qui associent les agents (même lorsque ceux-ci ne sont pas en relation directe) du seul fait de leur inscription dans un même espace de jeu, enfin par les trajectoires sociales et intellectuelles des protagonistes dont on peut supposer sans prendre trop de risques qu’elles sont sans commune mesure.

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8Comment dès lors passer d’un point de vue partiel et partial d’agent « engagé » dans le jeu scientifique à la posture de chercheur visant non seulement à objectiver les logiques de réception de cet ouvrage à l’intérieur du champ des SIC, mais aussi à construire un prisme d’analyse qui ne se réduise pas simplement à un point de vue supplémentaire à côté d’autres points de vue ou à un point de vue global sur d’autres points de vue ? L’inspiration bourdieusienne de l’analyse conduit à engager comme solution une objectivation globale en termes de champ permettant d’embrasser tous les éléments en jeu et de formuler des hypothèses interprétatives pour expliquer les phénomènes observés (Olivesi, 2005). Les divers points de vue sur l’ouvrage (y compris celui de l’auteur de ces lignes), mais aussi l’offre éditoriale peuvent être saisis à partir de ce qui les détermine et ainsi livrer leur logique, si l’on veut bien considérer que ces prises de position n’ont de réalité que relationnelle, qu’elles ne tombent pas du ciel comme le soutiennent tous ceux qui s’offusquent de ce qu’un discours, fût-il scientifique, puisse être déterminé3, qu’elles expriment à l’insu de ceux qui s’expriment les positions qu’ils occupent au sein du champ scientifique, et qu’elles nous informent aussi sur les diverses conceptions de ce que ce jeu doit être pour les agents impliqués dans sa définition. Les esprits rétifs objecteront qu’à trop vouloir objectiver, on ne fait souvent que rappeler la relativité des points de vue des agents, les jeux d’intérêts peu glorieux dans lesquels ils sont pris et, plus souvent encore, que désenchanter des pratiques professionnelles peu enchanteresses. À cette réaction coutumière répond le credo positiviste et critique qui consiste à répéter que l’exercice d’objectivation, loin de chercher à dénoncer, à stigmatiser, à rabaisser… ne vise qu’à conquérir une part de lucidité nouvelle par l’explicitation des déterminations de la pratique de la recherche, qui est la condition même d’un progrès dans la connaissance (Le Bohec, 2007).

9On le voit, l’exercice d’objectivation du champ à l’intérieur duquel on évolue en tant qu’agent est de nature à modifier son propre point de vue, à le débarrasser des scories d’une partialité inhérente à sa position et à sa propre trajectoire intellectuelle. Il ne conduit cependant pas à souscrire à la thèse selon laquelle le chercheur, en l’occurrence l’auteur de ces lignes, puisse s’élever à une sorte d’objectivité magistrale du seul fait de son autoréflexivité. D’autant que la difficulté est double dans ce cas. D’abord d’ordre structural : elle découle du fait que le chercheur est en relation professionnelle directe ou indirecte (du seul fait de son appartenance à un même champ) avec tous les agents qu’il cite ou évoque au titre de son analyse ; il se doit de négocier au mieux l’emprise de ces déterminations relationnelles sur l’argumentation qui résulte de ses analyses. D’ordre intellectuel ensuite : elle le conduit à mobiliser à la fois sa connaissance de ce dont traite l’ouvrage d’Yves Winkin et sa propre expérience de chercheur au sein du champ des SIC. Cette expérience devient ainsi une condition de possibilité de la connaissance, fondant sa capacité à engager des hypothèses explicatives, de la même manière que les connaissances qu’il mobilise et qu’il expose de manière contrôlée dans ses analyses (Olivesi, 2004, ch. 2). Au final, la seule garantie — ultime mais très relative – contre l’arbitraire reste la trame du jugement des pairs (évaluateurs, lecteurs, mais avant tout agents sociaux eux-mêmes impliqués dans le jeu) comme principe de réalité et comme garant pour apprécier la rigueur et la validité des analyses soumises à leur sagacité.

Comment parler d’un livre dont on ne souhaite pas gloser le « contenu » ?

10Comment présenter l’ouvrage d’Yves Winkin sans produire à notre tour une nouvelle et bien tardive note de lecture dont le lecteur sait déjà approximativement ce qu’elle aurait donné ? En d’autres termes, comment déterminer et expliciter les éléments constitutifs du discours qu’il véhicule, en concevant celui-ci de manière relationnelle et non pas comme un geste isolé ou l’expression d’une souveraine subjectivité ? Et comment simultanément saisir les logiques de la réception d’un discours sachant que, comme ce dernier, elles ne se comprennent pas séparément de l’espace social de production dont elles sont solidaires ? Pour ce faire, on tentera d’objectiver l’ouvrage sous trois angles aux visées convergentes : par son positionnement éditorial, par les qualités de son auteur et l’intentionnalité stratégique qui ressort de sa démarche et, enfin, par le discours qu’il véhicule. Conjointement, pour ne pas isoler ce discours de son espace d’existence (de production, de diffusion, de réception), pour ne pas l’autonomiser, pour ne pas le réifier et en faire « un contenu », on objectivera les registres d’argumentation mobilisés, les engagements discursifs des participants à cette séquence de jeu, l’espace des agonistiques discursives avec ses logiques.

Les engagements discursifs

11D’un point de vue éditorial, comme on l’a déjà indiqué, le livre se présente sous la forme d’un essai, voire d’un pamphlet, en tout cas comme une prise de position publique, « militante », « citoyenne » si l’on préfère. Son inscription dans la collection « Liberté, j’écris ton nom », dirigée par Pascal Durand, l’indique suffisamment. Ne se définissant pas comme une publication scientifique à part entière, il s’émancipe ainsi des critères usuels d’administration de la vérité, propres aux démarches de recherche dans les SHS. La véracité du discours véhiculé se fonde donc en premier lieu sur la qualité de son auteur ; la simple prise en considération du discours suppose du lecteur qu’il reconnaisse ses qualités et sa compétence, liée à son statut, à dire le vrai. En second lieu, la véracité découle de l’économie propre à ce genre de discours qui ne vaut que par ce qu’il dénonce, révèle, et par ce à quoi il s’oppose. Il ne cherche pas à prouver ou à démontrer, mais à exprimer un libre point de vue visant à rallier ceux qui partagent les mêmes opinions, les mêmes inquiétudes, les mêmes doutes.

12À ce titre, on est déjà en droit de soulever une première question : quelle est la raison d’être des multiples recensions, favorables et défavorables, dont a bénéficié un tel ouvrage dans des revues scientifiques sachant qu’un nombre significatif de travaux de recherche se pliant pourtant aux canons du genre, indépendamment de leurs qualités, ne bénéficient pas quant à eux d’une telle visibilité ? Deux types d’explications — les unes relatives à l’auteur, les autres relatives au discours — peuvent être engagées à la condition de bien souligner que les unes ne vont pas sans les autres. Si le contenu de l’ouvrage concentre les regards dans l’espace éditorial savant, c’est parce que « nul n’entrera dans l’ordre du discours s’il ne satisfait certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu, qualifié pour le faire » (Foucault, 1971 : 39). En conséquence de cela, si l’auteur doit être objectivé comme principe déterminant de la production, de l’édition et de la réception du livre, c’est parce que le discours n’existerait pas sans ce dernier qui en fixe la valeur, le statut et la signification, bref qui en conditionne l’existence en tant que telle. N’importe qui peut dire ce que dit Y. Winkin, mais n’importe qui ne peut pas en faire un discours, c’est-à-dire un événement à l’intérieur de l’espace éditorial et du champ des SIC. Il y a une stricte intrication symbolique et pratique entre l’auteur et le discours qui interdit de comprendre l’un sans l’autre.

13Les registres d’argumentation ne se comprennent donc pas séparément de l’engagement de ceux qui prennent position dans l’ordre du discours pour toutes sortes de raisons, ni bonnes, ni mauvaises, mais dépendantes des positions occupées par les agents et des dispositions qui découlent de leur trajectoire. Ils se recoupent, s’opposent, se démarquent, mais ils appartiennent à un même espace d’énonciation qui prédéfinit les objets dont traitent les discours (« les référentiels » pour reprendre une terminologie d’inspiration foucaldienne), la manière dont on peut en parler ainsi que la possibilité de s’énoncer pour devenir sujet en venant à occuper une position déterminée d’énonciateur dans cet ordre (Olivesi, 2004). Ces référentiels présentent certaines particularités. Ils tolèrent l’expression de points de vue divergents à leur sujet. Comme on le verra par la suite, la réforme LMD, la professionnalisation des formations universitaires, le passé ou l’avenir des SIC sont des thématiques suffisamment vastes et floues pour remplir cette fonction de référentiel du discours qui peut ainsi, à leur propos, justifier l’expression de points de vue divergents. Et, sur ce point, le discours scientifique ne diffère pas fondamentalement du discours politique dont les référentiels tolèrent l’affirmation d’une chose et de son contraire, permettant ainsi aux agents en lutte au sein d’un même champ, exprimer leurs oppositions dans la forme symboliquement requise par le jeu social.

14L’intérêt d’une telle analyse réside d’abord dans le dépassement du seul constat des contradictions manifestes qui opposent tel commentateur de l’ouvrage de Y. Winkin à l’auteur et à tel autre commentateur. Il renvoie pour l’essentiel à la possibilité de dégager deux types d’enseignements qui portent respectivement sur l’explication des logiques d’argumentation et d’engagement des contributeurs et, par ailleurs, sur la dimension agonistique du vrai. Au final, c’est la croyance en l’existence du Livre et du Discours autonomisé, réifié, coupé de ses conditions d’existence qui s’estompe pour laisser la place à l’objectivation des énoncés engagés, du jeu discursif, de la production tactique du vrai.

15On le voit, ces engagements constituent des prises de risques avec évidemment des profits attendus et des sanctions encourues. L’aléa est à la fois d’ordre tactique et d’ordre symbolique. Nul ne sait jamais vraiment quelles seront les réactions des autres agents impliqués dans le jeu. Prise de risques par conséquent et en premier lieu pour l’auteur d’un livre parce qu’il est celui dont la mise est la plus élevée ; mais prise de risques aussi pour ceux qui se livrent à l’exercice public du commentaire, prenant position dans l’ordre du discours en se solidarisant ou en s’opposant, directement ou indirectement, aux autres agents qui ne manqueront pas de percevoir cette prise de position pour ce qu’elle est, à savoir l’expression déniée d’une volonté de se positionner et d’exister dans le jeu scientifique.

Du discours en son auteur…

16Il faut engager à présent un premier registre d’explication relatif à l’exceptionnelle visibilité scientifique du livre d’Yves Winkin qui nous ramène à son auteur. On observera d’abord que le discours développé dans l’ouvrage est quasiment celui d’un porte-parole. Il exprime un point de vue qui est censé mobiliser, voire enrôler, un grand nombre d’acteurs du monde de l’enseignement et de la recherche au-delà des seules SIC. Il les incite à « résister ». Il aspire à représenter ces acteurs qui partagent les opinions exprimées, mais qui n’ont pas toujours la possibilité de le faire en leur nom. Se positionner ainsi en porte-parole dépend du statut de l’auteur, non seulement de sa position institutionnelle, mais de l’ensemble des qualités cumulées au fil d’une carrière académique quelque peu exceptionnelle que l’on résumera trop rapidement par quelques points de repère.

17Professeur des universités, appartenant disciplinairement et nationalement aux SIC tout en étant apparenté scientifiquement et localement à l’anthropologie, se présentant lui-même comme « professeur de sociologie », Y. Winkin travaille dans un établissement prestigieux puisqu’il s’agit de l’ENS-LSH, qui offre à ses ressortissants quelques gratifications. Il participe régulièrement à la vie de nombreuses revues parmi les plus visibles et les plus prestigieuses, en SIC et bien au-delà dans les SHS. L’éventail est large, reflétant un éclectisme social et disciplinaire rarement égalé, puisqu’il s’étend d’Hermès et de Quaderni jusqu’aux Actes de la recherche en sciences sociales. Y. Winkin se présente également comme directeur de collection au Seuil, membre du comité éditorial de la collection « Repères ». Mais l’élément le plus important dans la construction de sa légitimité de chercheur réside dans son passé de « passeur » à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler en France l’école de « Palo Alto » dont il fut un promoteur dans le monde francophone avec en particulier le recueil de textes intitulé La nouvelle communication (Winkin, 1981).

18On ne peut d’ailleurs que s’étonner de la prise de position de Y. Winkin contre la PNL quand on sait que G. Bateson fut un soutien scientifique de poids au lancement de cette entreprise ; il fut le préfacier et le promoteur de l’ouvrage fondateur The Structure of Magic : a Book About Language & Therapy (Bandler et Grinder, 1975). Et l’on ne peut pas se contenter de supposer qu’il s’agit là d’un effet du hasard, de l’âge ou d’un simple couac. L’école de Palo Alto si fermement défendue par
Y. Winkin dans le monde francophone de la recherche en SIC bénéficie de quelques échos favorables chez les promoteurs des techniques managériales qui puisent en elle des ressources symboliques plus que cognitives, au même titre que dans la PNL. Y a-t-il d’ailleurs une différence d’essence manifeste, une démarcation épistémologique, un dépassement de seuil de scientificité entre les considérations inspirées de la kinésique développée par Ray Birdwhistell et les élucubrations physiognomoniques que l’on trouve à l’œuvre chez les tenants de la PNL ? N’observe-t-on pas dans la littérature managériale que certains ouvrages puisent indistinctement dans Palo Alto, l’analyse transactionnelle, la PNL leur source d’inspiration ? Plus précisément, n’existe-t-il pas une diversification et une complémentarité propres à l’offre de savoirs instrumentalisables dans le cadre de démarches managériales ? Cette diversité et cette complémentarité ne permettent-elles pas de satisfaire un même type d’attente tout en variant et en s’adaptant selon la distance au monde universitaire et la capacité d’acceptation de ces savoirs par des agents sociaux plus ou moins disposés intellectuellement et socialement à les accepter ? Cet étonnement se dissipe donc au prix d’une hypothèse. La dénonciation par Y. Winkin de la PNL se comprend non pas comme une critique à l’encontre du caractère illusoire, mystificateur, réducteur de la PNL, mais comme une réaction à l’encontre d’une offre éditoriale hostile qui, d’une part, concurrence directement celle qu’il promeut et, d’autre part, risque d’hypothéquer globalement la crédibilité et la notoriété de tous les savoirs qui se positionnent sur ce même marché.

19Toutes ces indications pourraient passer pour superflues, voire indues, s’il n’était rappelé que le discours d’Yves Winkin et ses prises de position « engagées » sont totalement solidaires de son statut académique. Sur de nombreux points, elles l’expliquent. Aurait-on publié un ouvrage tel que La communication n’est pas une marchandise si son auteur n’était pas professeur à l’ENS-LSH, membre d’un nombre significatif de comités de rédaction de revues scientifiques, directeur de collection au Seuil, etc. ? C’est redire à quel point le discours tient de son auteur non seulement sa valeur, son intérêt pour des tiers, mais sa capacité à exister publiquement comme discours, c’est-à-dire à être d’abord produit, édité, diffusé et, ensuite, lu, présenté, interprété dans l’espace académique de la recherche.

… à l’auteur en son jeu

20Le principal problème réside en ce point : si l’ouvrage n’existe que par la qualité de son auteur dans l’espace académique, il ne peut cependant être lu qu’avec un regard militant, « engagé » puisqu’il n’emprunte en rien les chemins usuels de la recherche. Ce problème serait rapidement réglé si cet auteur était n’importe quel citoyen ou responsable d’organisation militante, syndicale, voire disciplinaire, n’engageant que sa propre parole ou celle du groupe social auquel il appartient et qui le mandate. Or, si Y. Winkin ne s’autorise que de lui-même, son discours, pour exister, engage au-delà de lui-même toutes les institutions auxquelles il appartient et qui confèrent, d’une part, à l’auteur ses qualités de professeur, d’homme de science, d’éditeur, de « maître de vérité » et, d’autre part, au texte ses qualités d’authenticité, de rigueur, de fiabilité. À ce titre, la socioanalyse de la réception de l’ouvrage La communication n’est pas une marchandise est indissociablement une sociologie de l’édition scientifique, de la légitimité à dire le vrai de ces agents que sont les « enseignants-chercheurs », des logiques d’évaluation de la recherche…

21Mais comment expliquer qu’un auteur occupant la position institutionnelle d’Yves Winkin engage à ce point sa qualité d’auteur, « son capital scientifique », et prenne le risque de publier un ouvrage volontairement « décalé » en regard du seul jeu éditorial et scientifique. Plusieurs hypothèses explicatives peuvent être engagées, d’ordre structurel, relativement au positionnement d’Yves Winkin, mais aussi d’ordre plus conjoncturel. C’est qu’être auteur, du moins reconnu comme tel, a ses avantages (on peut plus facilement être édité) mais aussi ses contraintes… et qu’à ne pas publier, à ne pas exister symboliquement, on perd du terrain conquis de haute lutte tant sur le plan public général de sa visibilité que localement, à l’intérieur des institutions au sein desquelles on évolue quotidiennement. Les logiques éditoriales pour les auteurs comme pour les éditeurs (responsables de collections, direction de revues…) s’ordonnent selon les règles de fonctionnement des champs et des luttes autour d’enjeux symboliques dont ils sont les théâtres. Occuper une position dominante ne garantit pas des rentes éternelles si celle-ci n’est pas régulièrement renforcée par la captation de ressources institutionnelles ou par le renforcement du capital scientifique.

22Plusieurs facteurs, plusieurs déterminations sont donc à prendre en compte. Pour ce faire, il importe d’associer des éléments relatifs à la position institutionnelle de l’auteur et d’autres éléments puisés dans son discours. Les recoupements opérés à partir de ces deux séries de données convergentes permettent d’engager des hypothèses explicatives. Idéalement, il faudrait retracer de manière très précise la trajectoire intellectuelle et sociale de l’auteur pour comprendre ce qui en fait la singularité, les ressources qu’elle lui confère et qu’il a pu accumuler, mais aussi la constitution d’une identité contraignante au sens où ce qu’il peut dire et faire en tant qu’auteur reste solidaire de ce passé auquel il s’adosse nécessairement. Cette nécessité n’est nullement l’expression d’une transcendance spirituelle, mais l’effet immanent à la position historique et relationnelle qu’il occupe après l’avoir conquise à l’intérieur d’un champ. On peut donc à présent résumer en indiquant qu’Yves Winkin, « l’auteur », est indissociable de :

  • la promotion de l’école de Palo Alto et des chercheurs qu’il a traduits, fait traduire et en tout cas activement promus en France ;

  • la promotion d’une anthropologie de la communication qui se veut à la fois paradigmatique pour l’anthropologie et hégémonique pour les SIC ;

  • la promotion d’un empirisme radical qui s’exprime dans ses exposés méthodologiques sur le travail de « terrain » (Winkin, 2001).

23Ces trois premiers éléments rapidement rappelés conduisent à cerner l’espace des contraintes qui font qu’Yves Winkin, « l’auteur », est largement associé à ces éléments identitaires qui sont mécaniquement engagés dans toute prise de position, dans tout discours, au sens où il ne peut s’en désolidariser sans hypothéquer ce qu’il est en tant qu’agent occupant une position déterminée à l’intérieur d’un champ.

24Mais Y. Winkin agit surtout sous l’emprise de déterminations conjoncturelles. Ne pas s’énoncer, ne pas intervenir, c’est laisser le champ libre à d’autres qui, agissant, conquièrent des ressources et une légitimité dont il peut à terme être plus ou moins dépossédé. Il lui faut donc exister intellectuellement et socialement. Or, la position de l’agent « Y. Winkin » se caractérise par une relative dissidence disciplinaire au sens où s’il appartient aux SIC, il n’est pas un membre « central » de la tribu, comme en témoigne son relatif isolement institutionnel, mais aussi sa fréquentation d’une autre discipline — l’anthropologie — à laquelle il se rattache intellectuellement, mais aussi socialement, ne serait-ce que par son appartenance à des équipes de recherche proches de cette discipline (membre du Groupe de Recherche sur la Socialisation de l’Université Lyon 2 et membre associé du Centre de sociologie européenne de l’École des hautes études en sciences sociales - EHESS). Enfin et surtout, par le cumul d’un nombre exceptionnel de ressources relationnelles (appartenance aux comités de rédaction de nombreuses revues scientifiques, directeur et codirecteur de collections prestigieuses), Y. Winkin est un agent contraint de créer des produits à la hauteur de la position scientifique qu’il occupe. En d’autres termes, il ne lui est plus possible de publier une laborieuse étude de terrain aux éditions L’Harmattan sans hypothéquer son capital et, surtout, en dépensant une énergie et des ressources pour un profit dérisoire en regard des profits éditoriaux précédemment obtenus et, plus encore, de l’ampleur des risques. Il n’est d’ailleurs guère plus envisageable de soumettre en toute humilité un article à un comité de lecture d’une revue à laquelle il n’appartient pas et, de la sorte, de prendre le risque de se faire malmener à l’occasion d’une expertise en « double aveugle ». Bref, l’espace des possibles éditoriaux se résume dans l’alternative entre l’ouvrage de recherche magistral, à la mesure de la position scientifique qu’il occupe, ou une stratégie d’intervention déjouant le registre strictement scientifique.

25C’est cette stratégie, largement contrainte, qu’incarne l’ouvrage La communication n’est pas une marchandise. Résister à l’agenda de Bologne. Les prises de position qu’il contient s’interprètent également comme le produit de cette stratégie. Leur radicalité donne la mesure du positionnement d’un auteur qui ne peut que jouer grand jeu au risque de donner l’image de n’être plus qu’un jouet dans un jeu qu’il ne maîtrise plus et qui manifestement le dépasse. C’est en ce sens que les éléments d’explication institutionnels ne se dissocient pas des éléments discursifs. Le champ des possibles énonciatifs — mieux vaudrait parler « des nécessaires énonciatifs » — se définit dans l’ordre du discours comme la somme des contraintes d’ordre symbolique, liées à la constitution de l’agent en « auteur », en sujet dans l’ordre du discours, et d’ordre social dès lors qu’elles se rattachent à sa position au sein du champ et aux stratégies qu’il peut mettre en œuvre. Il serait donc faux ou, du moins, très réducteur d’interpréter la production de La communication n’est pas une marchandise comme le produit d’un calcul cynique ou d’une stratégie opportuniste. Si opportunisme il y a, ce dernier se résume à produire ce que « l’auteur », véritable historicité de l’agent-écrivant symboliquement inscrite dans la structure du champ et dans le rapport à soi, peut produire dans une conjoncture qui l’autorise, mais aussi l’incite, voire le contraint, à le faire.

De l’argumentation comme agonistique du vrai

26L’ouvrage d’Yves Winkin comporte un certain nombre de propositions générales dont on ne peut faire l’économie si l’on veut comprendre comment il est produit, diffusé, reçu, commenté. Si sa forme ne le prédispose pas à une évaluation scientifique, à l’inverse, son contenu et les propositions avancées justifieraient sa prise en compte par ces institutions éditoriales du monde académique que sont les revues. On peut toutefois mener la réflexion plus loin en constatant que le contenu informatif concernant les sujets traités est parfois approximatif, « pauvre » pour tout acteur du monde de l’enseignement et de la recherche qui connaîtrait ces sujets, mais aussi pour tout chercheur qui aurait un peu réfléchi sur les problèmes posés par la « gouvernance » de l’université. L’auteur traite, comme on a déjà pu l’indiquer, de questions ou de sujets dont rien ne prouve qu’il dispose à leur égard d’informations particulières. Cet aspect peut agacer ou faire sourire tant l’ouvrage paraît parfois simpliste, bien-pensant aux chercheurs qui ont travaillé sur ce qu’Yves Winkin évoque très allusivement, laissant percevoir sur certains points une absence de maîtrise des sujets traités. Il faut cependant dépasser cette première approche pour cerner les registres argumentatifs, la distribution des positions autour de propositions et de contre-propositions, la fonctionnalité tactique du discours.

La trame relationnelle du discours…

27On peut différencier trois types de sujets traités ou, plus précisément, de référentiels discursifs autour desquels se construit le discours d’Yves Winkin et se distribuent ensuite les positions des auteurs des notes de lecture. Il s’agit de :

  • la mercantilisation de l’université sous l’effet de la professionnalisation de l’enseignement supérieur et de la réforme LMD ;

  • le danger des pseudo-sciences, avec comme figure centrale la PNL ;

  • l’histoire et l’avenir des SIC.

28Observant les jeux d’oppositions et la divergence des avis exprimés autour de ces référentiels, il serait tentant de se lancer spontanément dans des explications pour rendre compte des prises de position des uns et des autres à partir d’hypothèses monocausales : tel agent dirait ceci ou cela parce qu’il entretiendrait des relations d’amitié ou d’inimitié avec l’auteur. Mais avant cela, pour déjouer le caractère extrêmement simplificateur de ce type d’explication, il importe de cerner l’espace énonciatif, les logiques argumentatives, puis d’essayer d’élucider et de tenter de comprendre comment des jugements totalement discordants peuvent être formulés à propos d’un même texte. Ces discordances induisent un doute quant à l’existence même du texte : les auteurs ont-ils réellement lu le même livre ? Plus fondamentalement, elles conduisent à soulever le problème de la relativité des critères de jugement que les chercheurs engagent. On peut s’interroger d’autant plus ouvertement que si dans le cadre d’évaluations rendues publiques, on enregistre de telles discordances, cela signifie qu’il existe plus qu’un flou dans l’application des critères, une véritable hétéronomie des manières de juger de la qualité d’un travail de recherche au point de douter de l’existence d’un consensus minimal. On le constate aussi quand on analyse des évaluations anonymes de manuscrit ou, pire, quand on participait en observateur aux délibérations des regrettées commissions de spécialistes qui n’avaient souvent pour exemplarité que de conférer rétrospectivement une nouvelle signification à la parole évangélique « les premiers seront les derniers » tant les jugements portés sur l’excellence ou la médiocrité d’une candidature pouvaient varier d’un évaluateur à un autre.

29On peut certes tenter d’expliquer cette hétéronomie dans la faculté de juger en évoquant certaines caractéristiques disciplinaires telles que la jeunesse (très relative) de la discipline, la diversité des trajectoires scientifiques des agents, les ancrages disciplinaires multiples, etc. Ces éléments d’explication jouent très certainement un rôle, mais il faut surtout prendre en compte que les manières de juger et d’argumenter sont solidaires des positions et des points de vue de ceux qui jugent. En rappelant cela, on suggère que le problème ne provient pas de la définition des critères de jugement, de leur application, d’une incompréhension ou d’une mésentente entre agents sur leur signification, mais du simple fait que les manières de juger de la recherche ne s’émancipent jamais des logiques sociales qui les conditionnent pour s’élever par elles-mêmes au ciel des Idées et de la Justice savante.

La faculté (sociale) de juger scientifiquement

30Dans l’ordre du discours en général et, en particulier, dans l’ordre du discours scientifique tel qu’il s’observe sous la forme de comptes rendus de lecture, une proposition et la proposition contraire peuvent tout aussi légitimement être engagées. À un même thème, à un même référentiel, correspondent des argumentations engageant des propositions contradictoires. Ainsi, si, pour T. Zetlaoui, le livre dénonce à juste titre l’emprise idéologique du secteur privé et se définit comme un outil de résistance contre la dénaturation de l’université, la perte de la scientificité, et si, pour G. Lochard, il constitue un « apport non négligeable au débat », à l’inverse, pour d’autres évaluateurs, les propositions relatives à la mercantilisation, au LMD, à la résistance, non seulement ne disent presque rien en raison de leur trivialité, mais ne sont que de grossières caricatures. Sur le thème de la PNL, un même constat s’impose. Si certains voient dans les propositions d’Yves Winkin « un sévère et salutaire examen », à l’inverse, d’autres décèlent une forte ambiguïté et une absence de données nouvelles.

31Il ne s’agit évidemment pas de savoir qui a raison ou qui a tort, qui est dans le vrai et qui s’égare, mais de souligner que les engagements discursifs prennent un objet — le discours d’Yves Winkin — qui dépasse largement le seul texte et qui engage son producteur au point de conférer à sa production une grande partie de sa signification. La netteté du phénomène conduirait à s’interroger sur l’existence même du texte ou, du moins, à considérer que le texte n’existe pas en lui-même, qu’il est absorbé et dissout dans le discours comme produit relationnel et conjoncturel. On comprendra dès lors que rien ne sert d’épiloguer longuement sur la construction de critères de jugement à caractère universel, sur leur application, sur les meilleurs moyens de limiter l’arbitraire des procédures d’évaluation, car la seule chose qui puisse limiter cette hétéronomie réside dans la routinisation des pratiques d’évaluation et dans la régularisation progressive du jeu des contraintes énonciatives ; dans certains champs, celles-ci s’exercent avec suffisamment de régularité et surtout de force coercitive pour que ceux qui prennent la parole ne puissent pas engager des propositions contre lesquelles d’autres propositions pourraient trop facilement être engagées à leur tour.

32Ce constat n’invite pas à se détourner de l’explicitation des critères de jugement qu’appliquent les agents. Si ceux-ci se permettent de juger, c’est parce qu’ils sont persuadés de la force de légitimité de leur jugement et de sa pertinence intrinsèque. Ils le sont d’autant plus que leurs critères se fondent sur quelques principes intangibles. Ce travail est par conséquent d’autant plus nécessaire qu’il permet à la fois de dépasser le constat de l’hétéronomie des modes de jugement et d’engager quelques hypothèses explicatives. On peut en effet déterminer quatre critères principaux d’évaluation : la cohérence globale du projet ; la méthodologie et la rigueur de l’argumentation ; l’originalité et la richesse de l’information scientifique ; la fonctionnalité sociale du livre. Ces critères d’évaluation vont tolérer des jugements divers, variés, contradictoires.

33Deux faits ressortent de leur analyse : tous les chercheurs ne mettent pas l’accent sur les mêmes critères d’évaluation et quand ils mettent en œuvre un même critère, ils peuvent parvenir à des jugements antinomiques. Les principes de ces différences sous l’angle du choix des critères comme sous celui de leur modalité d’application ne reflètent pas une forme d’arbitraire ou d’incohérence des agents, mais expriment à leur insu leur propre position et les déterminations relationnelles dont leur faculté de jugement dépend. Comprendre pourquoi tel agent n’apprécie l’ouvrage que sous l’angle de sa fonctionnalité sociale sans prendre en compte des critères d’ordre plus formel ou pourquoi d’autres ne prennent pas en considération la fonctionnalité sociale et préfèrent mettre en avant des critères d’ordre plus formel requiert une analyse des positions et des dispositions des agents, mais aussi des contraintes relationnelles qui conditionnent leur jugement. C’est ainsi que Zetlaoui, en sa qualité d’entrant, ne mobilise pas des critères d’évaluation formels qui sont traditionnellement ceux que mobilisent et appliquent les directeurs de recherche lorsqu’ils examinent des travaux de recherche qui leur sont soumis. Inversement, des enseignants-chercheurs comme Miège ou Heller se fondent sur des critères académiques formels comme pour mieux souligner à quel point l’ouvrage ne rentre pas dans les clous… Les positions et les dispositions des agents déterminent, à ce titre, la mobilisation des catégories de jugement, mais ce n’est pas là le seul type de détermination du jugement. Plus fondamentalement, la réception de l’ouvrage et les jugements dont il fait l’objet nous ramènent à la structure relationnelle du champ et, à l’intérieur de celui-ci, aux jeux d’alliances conjoncturelles, d’associations durables, d’oppositions passagères, de conflits ouverts, d’antagonismes dont il est le théâtre.

L’espace social des réceptions

34Cette volonté d’élucidation appelle ainsi d’autres questions et une objectivation globale de la réception de l’ouvrage. Pour quelles raisons des chercheurs dont on ne peut pas à priori douter de la bonne foi commettent-ils des notes de lecture élogieuses d’un ouvrage qui, aux yeux d’autres chercheurs, paraît si manifestement dépourvu d’intérêt scientifique et « très discutable » ? Comment expliquer qu’une seule revue ait osé ne pas proposer une recension apologétique de l’ouvrage ? Comment expliquer qu’elle ait néanmoins attribué une place importante à un tel ouvrage en lui accordant — fait exceptionnel — deux importantes notes critiques ? Comment expliquer que deux des principales revues auréolées de toutes les cautions de la légitimité scientifique aient édité des textes faisant valoir les qualités et l’intérêt hors du commun de cet ouvrage ? L’élucidation de ces questions appelle l’engagement simultané d’une batterie d’hypothèses explicatives complémentaires relevant de deux registres conjoints : le fonctionnement des revues associé au contexte institutionnel et disciplinaire ; les stratégies, les positions et les dispositions des agents.

Le fonctionnement des revues

35Au risque de rappeler des données que les initiés connaissent déjà bien, Y. Winkin participe à la vie du laboratoire qui édite la revue Hermès dont il est un des rédacteurs en chef. Il n’est donc guère utile de souligner que ce lien institutionnel est de nature à expliquer l’édition dans cette revue d’un compte rendu faisant la promotion de l’ouvrage. Un premier problème en découle. Dans ce cas, une revue scientifique se résume à fonctionner comme un simple support publicitaire au service d’un groupe limité d’agents qui l’instrumentalisent à leur profit. Que ceux qui font une revue en tirent des profits paraîtrait normal s’il n’était rappelé que ces revues fonctionnent principalement à partir de financements publics (directement sous la forme d’aide ou, indirectement, par les abonnements collectifs souscrits) et, surtout, que la mode consistant à idéaliser les SHS pour les faire entrer dans le moule d’une conception de la scientificité empruntée aux sciences « dures » veut que les revues soient des supports de publication relativement neutres, également ouverts à tous les ressortissants d’une discipline, appliquant des critères d’évaluation « objectifs ». On est donc bien loin dans ce cas des débats sur la scientificité des revues, la neutralité des procédures d’évaluation, le contrôle des pairs, etc.

36On se gardera toutefois de généraliser et de considérer par un effet de raccourci moralisateur que toutes les notes de lecture éditées dans cette revue sont le produit d’un quelconque copinage. La compréhension des logiques éditoriales de sélection des ouvrages que la revue se propose de présenter et des logiques d’élaboration du discours sur ces derniers appelle une démarche d’objectivation des déterminations relationnelles qui, d’une part, déjoue la dénonciation moralisante tout comme la dénégation de l’emprise des déterminations relationnelles et, d’autre part, permette d’en saisir les ressorts intimes.

37L’analyse quantitative des comptes rendus publiés dans une dizaine de numéros permet dans un premier temps d’étayer la réflexion sur ce point.

Analyse quantitative des comptes rendus

Nombre minimal de comptes rendus par numéro

Nombre maximal de comptes rendus par numéro

Nombre moyen de comptes rendus par numéro

Réseaux

1

5

2,5

Hermès

0

9

4,7

Quaderni

0

3

1,4

Questions de communication

11

54

39.7

38Ces premiers indices quantitatifs témoignent de la place et de l’importance très inégales que les revues accordent au compte rendu de lecture. Si ces éléments expliquent que la revue Questions de communication ait consacré deux comptes rendus au livre d’Yves Winkin, ils donnent la mesure de l’importance accordée à celui-ci puisque des revues telles que Hermès ou Réseaux qui, bien au-delà des SIC, couvrent la production éditoriale des SHS, éditent un nombre très limité de comptes rendus. Sans parler de Quaderni qui, en moyenne, n’édite qu’un à deux comptes rendus par numéro. C’est dire que l’ouvrage d’Yves Winkin, que tout le monde ou presque semble avoir oublié trois ans après sa parution, fut un évènement éditorial à nul autre pareil.

39L’analyse quantitative ne livre cependant pas beaucoup d’informations significatives si elle n’est pas complétée par un double travail de recoupements et une analytique relationnelle. Ce travail consiste d’abord à repérer les auteurs des livres commentés et les auteurs des comptes rendus pour saisir la nature des relations qui expliquent que les premiers soient retenus et que les seconds s’investissent de la sorte dans la mise en valeur de certains ouvrages. Mais là encore, ce repérage échouerait s’il se limitait à ne retenir que quelques éléments valant comme indicateurs, tels que l’appartenance de l’auteur du livre ou de la note de lecture au comité de lecture. Un deuxième travail d’investigation plus approfondi, plus incertain aussi, s’avère requis. Il consiste à mettre au jour la plupart des déterminants relationnels qui expliquent les phénomènes objectivés. Ce travail se confronte aux limites de la visibilité sociale des liens qui peuvent associer ponctuellement les agents dans des séquences de jeu. Ces liens se révèlent immédiatement au regard lorsqu’ils sont d’ordre institutionnel (deux agents appartiennent par exemple à la même Unité de formation et de recherche - UFR ou à la même équipe de recherche), mais ils sont incorporels sans pour autant être inexistants lorsqu’ils relèvent essentiellement de considérations tactiques pour des agents qui ne se connaissent pas directement, mais qui ont néanmoins intérêt à entrer en relation et à faire en sorte que cette dernière soit la meilleure possible.

40Pour en revenir à la revue Hermès et prolonger les analyses, on peut observer que sur les 47 comptes rendus dénombrés, pas moins de 27 sont produits par des membres de la rédaction, 10 portent sur les livres produits par des membres de celle-ci et quatre sont à la fois produits et commentés par ceux-ci. Comparativement, pour la revue Quaderni, sur les 14 comptes rendus, on obtient 10 auteurs membres (explicites ou implicites, avec par exemple des doctorants associés à la vie de la revue) du comité éditorial, trois bénéficiaires de comptes rendus sont également membres et, enfin, dans deux cas, on observe que l’auteur et le commentateur sont conjointement membres. Enfin, pour la revue Réseaux, les résultats diffèrent significativement puisque seul un membre, non pas du comité de rédaction mais du comité international bénéfice d’un compte rendu et les cinq comptes rendus produits directement par la rédaction le sont par un seul et même membre, d’ailleurs responsable de la rubrique « comptes rendus ». Ces constats appellent des analyses plus approfondies en deux directions. Il s’agit d’abord d’analyser ces phénomènes en eux-mêmes, mais aussi de déplacer le regard vers des phénomènes périphériques qui semblent échapper au comité de rédaction des revues et peuvent associer conjoncturellement des agents étrangers à ceux-ci.

41On peut supposer que le fait de rédiger des notes de lecture permet aux rédacteurs de tirer certains profits tels que nouer et entretenir des relations avec d’autres agents, se rendre visible dans l’espace éditorial, manifester son implication dans la vie de la revue voire, de manière très secondaire, bénéficier d’ouvrages mis gracieusement à leur disposition. Comme on le verra par la suite, ces suppositions appellent des analyses plus précises prenant en compte les ressources et le positionnement de ceux qui produisent ces comptes rendus ainsi que les ressources et le positionnement de ceux à qui ils bénéficient. En tout cas, le fait d’être associé à la vie d’une revue constitue de manière générale une ressource relationnelle pour les membres de comité de rédaction. Et ce n’est pas la moindre de ces ressources que de pouvoir disposer d’un compte rendu promotionnel lors de la parution d’un ouvrage. Cet élément explique partiellement que des revues telles que Hermès ou Quaderni aient proposé des comptes rendus bienveillants du livre d’Yves Winkin. Il ne pouvait en être autrement, car non seulement l’auteur de l’ouvrage est impliqué ou associé à la revue, mais l’auteur du compte rendu appartient officiellement ou officieusement (pour Quaderni) à la même rédaction, interdisant de la sorte tout commentaire réservé, voire critique, qui risquerait de produire une crise ouverte pouvant aller jusqu’à hypothéquer la cohésion du comité de rédaction.

42Cet élément n’explique pas ce qui conduit les auteurs de ces comptes rendus à les produire, mais il éclaire le contexte institutionnel dans lequel s’inscrit leur production. Et l’on pourrait aussi imaginer d’autres cas où la production d’un compte rendu similaire s’expliquerait non pas par l’appartenance directe au même comité de lecture, mais par des jeux relationnels relativement autonomes qui permettent de comprendre le cas inverse de production d’un compte rendu élogieux quand l’auteur du livre et l’auteur du commentaire ne participent ni l’un ni l’autre à la rédaction de la revue, comme c’est le cas pour Réseaux. On rejoint sur ce point l’indication précédente selon laquelle il importe d’élargir l’objectivation des déterminants relationnels au-delà de la seule appartenance institutionnelle à la rédaction de la revue.

43On peut en effet relever, quand on approfondit l’objectivation des corpus précédemment indiqués, différentes logiques relationnelles. C’est par exemple le doctorant qui fait le compte rendu du livre d’un professeur parce qu’il sait qu’un jour ou l’autre ce dernier sera amené à l’évaluer dans la mesure où ils travaillent sur des thèmes proches ou similaires. C’est le collègue en situation de mutation qui fait l’apologie de l’ouvrage du mandarin qui, à ce prix, soutiendra localement son recrutement. C’est le lien institutionnel qui se noue entre des chercheurs de nationalités différentes autour de thématiques identiques et de projets de collaboration. C’est l’auteur qui profite de sa présence éditoriale dans un numéro thématique pour bénéficier d’un compte rendu habilement suggéré… Bref, toutes ces logiques plus ou moins identifiables qui n’apparaissent souvent qu’au regard (bien) informé sous-tendent la production de comptes rendus. Elles conduisent aussi à appréhender les revues comme des lieux institutionnels qui entrecroisent diverses logiques de production et de multiples stratégies d’agents. Ainsi, des agents n’ayant pas de liens directs avec la revue peuvent en quelque sorte l’instrumentaliser à leur profit en bénéficiant d’un compte rendu sans que l’on perçoive toujours les éléments qui ont déterminé l’écriture puis la publication du texte. Cette instrumentalisation s’explique à la fois par un laisser-faire qui conduit les rédactions à remplir des colonnes dont le vide n’est pas toujours aisé à combler et par les jeux d’intérêts précédemment soulignés, à savoir que laisser faire revient aussi à s’assurer de l’obligeance de ceux que l’on a laissé faire et qui en retour ne manqueront pas de rendre leur obole. On peut donc interpréter le fait que la revue Réseaux ait édité un compte rendu élogieux du livre d’Yves Winkin alors que ce dernier n’entretient pas de liens directs (du moins à notre connaissance) avec les membres de la rédaction comme l’expression de ces phénomènes de remplissage qui conduisent les comités de rédaction à éditer les comptes rendus que l’on daigne bien leur soumettre, à laisser instrumentaliser leurs colonnes, à ne pas trop regarder…

44On remarque sur ce point un double problème qui mine l’édition scientifique des comptes rendus : d’une part, l’absence de rémunération conduit les auteurs de comptes rendus à obéir à des déterminations autres que l’intérêt économique, sans pour autant ne communier que dans l’intérêt de la Science ou la gloire de l’Esprit ; d’autre part, l’effacement du débat scientifique et la disparition de la dimension critique au profit de logiques éditoriales qui oscillent entre la promotion aveugle d’auteurs de livres et la bonne gestion d’intérêts relationnels, interdisant de la sorte toute discussion véritablement argumentée qui risquerait de passer pour une cuistrerie, une provocation, voire le signe d’une déviance pathologique.

45Si l’on se tourne vers la revue Questions de communication, éditrice de deux comptes rendus critiques, on peut inverser le raisonnement et noter d’abord qu’Yves Winkin n’entretient pas de relation avec cette rédaction, que cette revue, contrairement aux autres, édite un très grand nombre de comptes rendus, qu’elle promeut dans ses colonnes le débat scientifique… d’où un effet d’opportunité à mettre en lumière deux comptes rendus ayant valeur de prise de position critique à l’encontre du livre d’Yves Winkin et, indirectement, du consensus éditorial qui conduit à résumer l’exercice des comptes rendus à la promotion éditoriale et à la gestion de relations sociales. Évidemment, la démarche n’échappe pas aux déterminations relationnelles qui font la trame du jeu scientifique. Et l’on renoue avec la nécessité de prolonger l’analyse par la prise en compte du jeu des agents, sachant que ce dernier peut s’autonomiser et ne pas dépendre des logiques éditoriales propres à la revue.

Les positions, les dispositions et les stratégies des agents

46Le second volet du travail d’élucidation réside dans l’analyse des stratégies, des dispositions et des positions des agents. Adossé à la sociologie des champs sociaux, ce travail s’attache à saisir les déterminants relationnels expliquant les stratégies des agents avec pour objectif de comprendre ce qui conduit certains d’entre eux à prendre position publiquement. L’hétérogénéité des jugements invite en premier lieu à interroger l’adhésion des auteurs des notes à leur propre production : adhèrent-ils réellement au discours qu’ils tiennent ? Le problème paraît épineux : soit on suppose qu’ils n’y adhèrent pas et, dans ce cas, on peut aller jusqu’à mettre en doute leur probité puisque, dans ce cas, ils auraient tenu publiquement des discours qu’ils savaient faux ou, du moins, faussés ; soit on suppose qu’ils y adhèrent et, dans ce cas, on peut s’interroger sur leur lucidité ou, plus précisément, sur leur capacité à juger scientifiquement et à apprécier des travaux de recherche de manière objective, en neutralisant l’emprise des déterminations relationnelles qui altèrent la validité de tout jugement. La vérité est sans doute à chercher quelque part ailleurs. Est-on vraiment maître de ce que l’on dit ? En d’autres termes, ce que l’on dit scientifiquement, le discours que l’on tient, peut-il s’émanciper de ce que l’on est relationnellement ? Échappe-t-on, parce que l’on est chercheur, à toutes les formes d’illusio qui accompagnent la pratique et l’investissent d’une signification en même temps que d’une valeur ?

47Les auteurs, même lorsqu’ils souffrent de trop pondérer leurs avis par la prise en compte de contraintes (de l’amicale suggestion à la menace ouverte) et d’autocontraintes (de la censure consciemment anticipée au simple sens tactique du jeu) telles que la nécessité d’entretenir de bonnes relations et surtout de ne pas faire de vagues (condition essentielle pour toute vie académique réussie), sont portés à rationaliser leur action en se disant qu’ils prennent le risque énonciatif maximal au-delà duquel leur travail rédactionnel s’avérerait contre-productif, voire coûteux, au sein de cette économie symbolique des échanges éditoriaux, véritable jeu de légitimation croisée, basé sur la connaissance et la reconnaissance. Il existe une manière de s’en tirer narcissiquement à bon compte sans trop chercher à savoir à quel point ce que l’on écrit, le discours que l’on tient, n’est au fond que l’expression de contraintes énonciatives qui conduisent à énoncer un point de vue partiel et intéressé tout en prétendant accéder à la Vérité. Le style et la rhétorique de l’objectivité qui se déploient dans ces notes de lecture font figure de dénégation des principes mêmes de leur production. Il ne s’agit donc pas de reprocher aux auteurs une sorte de peur structurale à dire le vrai, une soumission hypocrite à l’ordre scientifique, mais de bien cerner que leur discours n’est jamais que l’expression de contraintes plus ou moins bien négociées en fonction de leurs dispositions, de la position qu’ils occupent et de la stratégie qui peut en résulter.

48Si l’on reprend le cas du compte rendu de Lochard dans la revue Hermès, on peut supposer que ce qui a conduit l’auteur à l’écrire découle non pas d’une adhésion incontrôlée ou d’un enthousiasme forcené pour l’ouvrage, ni d’ailleurs d’une quelconque forme de dépendance ou de domination, mais des interdépendances institutionnelles qui l’associent à Yves Winkin, ne serait-ce qu’au sein de la revue Hermès. On voit sur ce point transparaître une des caractéristiques de la vie académique, à savoir la difficulté pour les agents de s’abstraire des jeux d’intérêts qui les conduisent, sous couvert de leur autorité scientifique, à légitimer ce que leur intérêt leur dicte de cautionner, souvent par simple prudence tactique, plus souvent encore par la force de solidarités et de routines professionnelles qui induisent des postures d’adhésion ou de rejet, de soutien ou d’opposition, conditionnant leur discours.

49Il faut aussi prendre en compte le processus de négociation de contraintes qui conduit un agent à produire un compte rendu d’ouvrage dont il se serait peut-être dispensé ou qui le produit par une sorte de sentiment de nécessité sociale. Cette hypothèse explicative, difficilement vérifiable, prévaut dans le cas de G. Lochard, d’autant que l’on peut déceler derrière son éloge du travail d’Yves Winkin un fort embarras qui découle des assertions de ce dernier relatives à sa conception des SIC. Cette conception qui résume la discipline à l’anthropologie telle que lui-même la conçoit rejette violemment tout autre type de positionnement scientifique, notamment sémiologique. Elle revient symboliquement à dire que des travaux et des chercheurs tels que G. Lochard n’ont pas leur place en SIC. Cette condamnation à mort symbolique ne pouvait être acceptée telle quelle, voire cautionnée, et c’est la raison pour laquelle malgré le caractère élogieux du compte rendu, G. Lochard est mécaniquement porté à nuancer des assertions strictement hostiles à sa propre position, révélant de la sorte son propre embarras et sa propre difficulté à souscrire aux assertions d’Yves Winkin : « On ne suivra pas Winkin sur le premier point, l’approche des discours médiatiques s’étant considérablement déplacée au profit de sémiologies ou d’analyse de discours de deuxième génération, soucieuses de contextualiser les énoncés en pensant les rapports interactionnels entre les instances de production et de réception » (Lochard, 2004 : 225).

50Contrairement au cas précédent, la rédaction d’un compte rendu dans la revue Quaderni par Zetlaoui s’explique moins par une quelconque interdépendance institutionnelle que par la division sociale du travail. Le mode de fonctionnement institutionnel de la revue incite les agents dominés (c’est-à-dire les moins pourvus de ressources stratégiques) à faire acte d’allégeance en publiant des notes de lecture élogieuses à l’égard de ceux envers qui il faut être élogieux en fonction des intérêts conjoncturels du groupe, voire de un ou de quelques rares acteurs dominants de ce groupe. Ce comportement de soumission conduit à rédiger des sortes de fiches de lecture promotionnelles, dépourvues de tout sens critique. Il s’explique parce que, dans un univers fonctionnant à la dénégation de la domination, les dominés n’ont souvent d’autres ressources que d’attendre de leur propre capacité à se soumettre une forme de reconnaissance à la fois symbolique et institutionnelle, concourant de la sorte à la perpétuation des logiques mandarinales.

51Il reste le cas de la revue Réseaux qui ne répond, quant à lui, ni d’une logique d’interdépendance institutionnelle, ni d’une logique mandarinale de déférence. Rien de similaire ne permet d’expliquer la parution d’un compte rendu élogieux. Et si l’auteur de cette note n’est ni en situation d’interdépendance institutionnelle (du moins à notre connaissance), ni en position dominée, s’agirait-il alors d’une logique d’adhésion militante ? Dans ce cas, le problème est plus délicat. Doit-on soupçonner l’auteur d’être dupe du discours ? Il semblerait, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse, que l’auteur de la note fasse prévaloir la dimension militante du propos sur toute autre considération. À ce titre, un discours tel que celui d’Yves Winkin, si manifestement « contre », suscite son adhésion sans qu’il soit utile de trop apprécier la pertinence du contenu. Le registre de l’évaluation est donc celui de la militance. Il peut se justifier avec force arguments, surtout si l’on admet que l’université en général et les SHS en particulier ne sont pas le lieu neutre de la science que l’on veut parfois décrire, mais un espace social où les conflits et les luttes qui divisent la société sont en quelque sorte cristallisés et réfléchis dans la forme du savoir, même lorsque ce dernier se replie sur lui-même.

52Il faut aussi souligner un tout autre phénomène, si l’on en juge par la nature des notes de lecture habituellement publiées. Dans ce même numéro, un seul auteur, peu coutumier du fait, rédige les deux notes de lecture à la tonalité manifestement plus militante que scientifique. L’hypothèse consiste donc à supposer que la note de lecture a été publiée sans véritable contrôle éditorial, ni débat sur la pertinence de sa parution. Et, sous cet angle, le problème n’est pas moins délicat que dans les deux cas précédents puisque cela revient à dire que les notes de lecture ne bénéficient pas d’une attention très sourcilleuse ou, du moins, que la ligne éditoriale se résume, semble-t-il, à remplir des espaces vacants.

53Les prises de position critiques de Heller et de Miège ne méritent pas moins de retenir l’attention. Qu’est-ce qui pousse ces deux auteurs, dans un univers social où la règle veut que l’on n’exprime pas ou peu de réserves si ce n’est sous une forme euphémisée, à produire des critiques ouvertes ? Deux types d’explications conjointes s’imposent, découlant des positionnements à la fois scientifiques et institutionnels de leurs auteurs. Impliqués à des degrés divers dans la vie (et l’histoire) des SIC, on peut imaginer à quel point des propositions erronées sur le passé des SIC et la volonté de subsumer cette discipline sous une anthropologie dont le dessein n’est rien moins que flou pouvaient « agacer » les auteurs sous l’angle scientifique, mais aussi institutionnel par ses ambitions immodérées. On imagine aussi que l’engagement de propositions sans travail préalable de vérification de leur validité et le registre moral de l’argumentation ne pouvaient que faire réagir des chercheurs pour qui le travail de recherche s’oppose exactement à ce type de posture caractérisant « l’essayisme ». On peut enfin souligner qu’en raison de son caractère dogmatique, l’intervention d’Yves Winkin appelait ce type de réaction puisqu’elle s’apparente à une attaque à l’encontre de tous ceux qui défendent d’autres positions scientifiques et institutionnelles.

54Mais il faut prendre surtout en compte des caractéristiques négatives d’Yves Winkin, car ces attaques témoignent de la relative faiblesse institutionnelle de ce dernier. S’il avait occupé une position nationale importante avec un réseau d’associés et une clientèle étendue, s’il avait par exemple appartenu au Conseil national des universités (CNU), on peut supposer qu’il n’aurait pas eu à subir d’attaques aussi violentes. Évidemment, on peut aussi supposer qu’il n’aurait pas écrit ce qu’il a écrit s’il avait été dans cette position et qu’il se serait davantage soucié de produire un produit relationnellement conforme aux intérêts d’agents associés dans la défense des mêmes positions. En tout cas, le fait d’être abondamment critiqué témoigne à la fois de la forte visibilité sociale de l’auteur puisque certains auteurs se sentent tenus de réagir à ses propos et des limites de sa socialisation au sein des SIC qui le privent de la nécessaire bienveillance sociale dont disposent ceux qui occupent des positions dominantes dans le champ leur garantissant à la fois de nombreux échanges et une certaine bienveillance des pairs.

In fine. Propos indisciplinés

55Il reste pour expliquer l’hétéronomie du jugement scientifique à engager l’hypothèse d’une sorte d’anomie disciplinaire au sens où coexistent au sein des SIC des modèles disciplinaires divergents, parfois antagoniques, jamais clairement assumés, appliqués sans la rigueur requise. Cette situation induirait un flou irréductible dans les manières de concevoir, de faire, d’évaluer la recherche, au point de conduire les chercheurs à exprimer des jugements qui se contredisent et qui ne répondent pas à des normes stabilisées, largement reconnues au point de faire consensus. Il n’est certes pas possible de trancher en quelques mots le débat, mais on peut dès à présent avancer plusieurs remarques de nature à mettre en perspective cette hypothèse. La stabilisation de normes d’évaluation repose sur l’historicité des champs et des pratiques qui s’homogénéisent avec le temps, mais aussi qui se routinisent, s’autonomisent et ne fonctionnent qu’en relation avec de petits espaces sociaux clos sur eux-mêmes. Dans ce cas, on n’observe plus d’écarts aussi importants pour la simple raison que les agents participant à un même jeu ont alors intériorisé des manières d’agir et de juger relativement similaires, neutralisant toute divergence trop prononcée, perceptible par un regard profane. Ce phénomène peut rassurer au sens où il donne de la science produite l’image que l’on attend d’elle, mais il ne doit pas conduire à minorer les divergences sous-jacentes qui ne sont que l’expression de la dynamique du jeu social qui veut que les agents collaborent tout en s’opposant pour exister. Et il ne doit pas non plus conduire à ignorer que le prix à payer n’est autre que la routinisation des pratiques d’évaluation et, en conséquence, la normalisation d’une production scientifique plus soucieuse de se conformer aux règles d’un jeu autonome et à sa reproduction que de comprendre le monde social.

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Bibliographie

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Notes

1  Un audit financier et opérationnel de l’École normale supérieure-Lettres et sciences humaines (ENS-LSH) réalisé par un organisme neutre ne manquerait certainement pas d’intérêt, surtout s’il intègre une dimension comparative et permet d’évaluer les écarts de dotation entre les nantis de l’enseignement supérieur et les zones de relégation académique.

2  On l’aura compris, c’est le cas de l’auteur qui, au sein de l’Université Lyon 2 (Université de Lettres et de Sciences humaines et sociales - SHS), enseigne sur un campus périphérique… On précisera que l’écart institutionnel et social entre l’Institut de la communication (ICOM — composante de l’Université Lyon 2 dont l’auteur de ces lignes a été le directeur) et l’ENS-LSH (où enseigne depuis plusieurs années Y. Winkin) est tel qu’aucun contact professionnel n’a eu lieu malgré la proximité géographique des établissements.

3  On ne cessera pas de s’étonner des lectures de Michel Foucault qui font référence à L’ordre du discours comme pour mieux tenter d’occulter ce fait, autrement dit qu’il y a un « ordre » du discours (Foucault, 1971).

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphane Olivesi, « Note sur notes »Communication, Vol. 27/2 | 2010, 313-340.

Référence électronique

Stéphane Olivesi, « Note sur notes »Communication [En ligne], Vol. 27/2 | 2010, mis en ligne le 14 août 2012, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/3202 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.3202

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Auteur

Stéphane Olivesi

Stéphane Olivesi est professeur en sciences de la communication à l’université Lyon 2 où il dirige l’Institut de la Communication. Courriel : Stephane.Olivesi@univ-lyon2.fr

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