1Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’une problématique de la culture de l’écran (Chambat et Ehrenberg, 1988) et plus particulièrement de la culture populaire, objet d’industrialisation. Il est évident que la fiction sérielle, au Québec comme ailleurs, peut subir de multiples transformations dans son adaptation aux différents médias : « chaque média est une forme formée et formante » (Floris, 1995). Néanmoins, avec Internet et surtout avec l’explosion des sites officiels et amateurs consacrés aux séries télévisuelles se crée un nouveau lieu où se réaménagent plus visiblement et plus nettement les éléments constitutifs de la notion renouvelée de la série de fiction télévisuelle.
- 1 Par exemple, les cotes d’écoute, la consécration d’une exposition au téléroman au Musée de la civi (...)
- 2 La très grande majorité des études ont été réalisées avant la généralisation de l’usage de l’ordin (...)
2Malgré le succès attesté1 de la série télévisuelle (ou téléroman) au Québec, peu de chercheurs se sont intéressés à ce genre de fiction appartenant à la culture populaire québécoise. De plus, rares sont les études2 qui ont cherché à définir ce genre et ses sous-genres (télésérie, minisérie, sitcom, etc.).
3Les quelques études existantes ont un point commun : elles privilégient une approche basée sur le modèle traditionnel en communication à savoir : émetteur, message/support, récepteur. Parmi ces auteurs, très peu se sont intéressés à l’ensemble des éléments de ce modèle, privilégiant plutôt l’un ou l’autre de ces éléments. La plupart se sont intéressés à l’analyse des modes industriels de production et de diffusion (message/support), quelques-uns ont étudié le contenu, peu ont soulevé la question de la réception et encore moins la question de l’appropriation du média et de la fiction sérielle par le téléspectateur.
4Toutefois, il faut signaler les travaux de Véronique Nguyên-Duy qui, sans s’attacher à définir la fiction télévisuelle sérielle, cherchent à repérer les articulations qui lient entre eux la fiction télévisuelle, les discours de presse, les produits commerciaux dérivés (tee-shirts, casquettes), les expositions muséales et les attractions touristiques.
5À notre avis, l’apparition de l’ordinateur et surtout d’Internet rend possible physiquement et conceptuellement l’élaboration d’un modèle d’analyse qui prendrait en compte tous les éléments constitutifs de la fiction télévisuelle sérielle (contenu/récit, support/média, réception/téléspectateur/usager) et qui rendrait plus explicite l’articulation des rapports entre eux. Prenant comme point de départ la notion de « médiation » (Hennion, 2000 ; Meunier 2002, 2007), nous avons avancé deux postulats (Aloui 2004, 2007). Premièrement, il existe des rapports de premier niveau d’ordre socioéconomique, sociotechnique et de la construction du sens entre les trois éléments constitutifs (ou pôles) de la fiction télévisuelle. Deuxièmement, il existe des rapports, de second niveau, invoquant l’histoire des médias, l’interactivité et l’identitaire entre ces rapports de premier niveau.
Schéma 1. Modèle de fiction télévisuelle sérielle
- 3 Ce récit, avant d’être diffusé à la télévision, dans bien des cas, a circulé par d’autres médias e (...)
6Pour nous, le contenu est un récit de fiction3 qui raconte des histoires vraisemblables, le support est un média par lequel circule ce récit et le téléspectateur est un usager qui manifeste sa capacité à s’approprier le récit par son appropriation du média qui en assure la circulation.
7Entre récit et média existe un rapport socioéconomique, entre média et usager existe un rapport sociotechnique et entre usager et récit existe un rapport de construction du sens.
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Le rapport socioéconomique, qui est évoqué dans toutes les études sur la fiction télévisuelle, traduit l’imbrication du social et de l’économique. La fiction télévisuelle sérielle est destinée à être vue par le plus grand nombre de téléspectateurs (l’économique), qui forment des publics de masse (le social), lesquels acceptent de regarder fidèlement le récit proposé pour s’y identifier et se l’approprier. Cette diffusion ne peut se produire sans une technologie de communication hautement performante, accessible et peu coûteuse et sans un mode de production hautement spécialisé dont l’organisation est fort complexe. Cette fiction télévisuelle sérielle est donc née dans un contexte d’industrialisation, peu importe la nature, publique ou privée, des investissements.
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Le rapport sociotechnique relie, comme son nom l’indique, la technique (ici le support, le média), qui sert de passage au récit, et l’usager qui, pour recevoir le récit, doit acquérir une certaine « compétence » liée au média : la lecture pour le roman, la représentation imaginée pour le radioroman, la lecture imagée pour le cinéma ou la télévision, et la « programmation » (le dialogue) pour Internet.
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- 4 L’usager établit une adéquation entre les comportements des personnages et les siens.
- 5 L’usager agit par l’intermédiaire des personnages, en les faisant « jouer », en imaginant d’autres (...)
Le rapport de la construction du sens qui relie l’usager au récit est plus hypothétique. Ce rapport traduit l’appropriation de l’usager du récit à des fins du « faire-sens » quotidien qui se déroule sur le plan de l’identification4 et de la projection5.
8À un niveau second, les rapports entre socioéconomique et sociotechnique sont constitutifs d’une histoire conjoncturelle des médias ; les rapports entre sociotechnique et construction du sens sont liés par la question de l’interactivité ; et finalement les rapports entre construction du sens et socioéconomique participent à la (re)formulation de l’identitaire.
9Notre entreprise consiste à essayer de meubler chacun des pôles et chacun des rapports avec du « contenu », c’est-à-dire avec des éléments participant à leur caractérisation ou à leur faire-être (Hennion cité dans Meunier, 2007). Autrement dit, nous cherchons à soulever ce que recouvrent les termes usuels de « récit », de « média » et d’« usager/téléspectateur » ainsi que leurs rapports biunivoques pour mieux les saisir. Dès lors, il deviendrait possible d’échafauder une définition plus dynamique du récit sériel de fiction télévisuelle.
10Existerait-il un « terrain » où pourraient s’observer ces éléments et ces rapports, en quelque sorte, à l’œuvre, c’est-à-dire en mode d’articulation ?
11Les premières visites exploratoires que nous avons effectuées sur Internet nous ont révélé un « terrain » fort intéressant et très prometteur dans la mesure où différents contenus se rattachant à l’un ou à l’autre des pôles et des rapports déterminés dans notre modèle se retrouvaient dans des sites amateurs et officiels.
- 6 Consulter l’annexe pour voir quelques exemples de cette hiérarchisation.
12Dans les sites se trouvaient des éléments de différents ordres (critique, promotion, rumeurs, notices biographiques, etc.) choisis et présentés de façon hiérarchisée. Ces sites nous présentaient non seulement diverses informations de quantité et de qualité variables, mais selon leur statut (amateur ou officiel), ils les organisaient différemment. En raison des fonctionnalités de l’hyperlien et de l’intertextualité, qui accroissent substantiellement l’interactivité entre l’usager et le média (Internet), l’organisation des sites et leur arborescence6 se révélaient d’une complexité assez surprenante.
- 7 Bien que l’adaptation soit conçue, « […] au sens le plus large, [comme étant] une pratique de tran (...)
13Précisons tout de suite qu’Internet diffère à plusieurs égards des autres médias (cinéma, télévision, radio). Grâce aux moteurs de recherche et aux interconnexions, à la capacité presque illimitée d’archivage et de traitement des informations, les sites Internet peuvent stocker, à la manière d’un musée ou d’une bibliothèque, non seulement le texte originel (le récit), mais tous ses sous-textes (adaptations7) et tous ses sur-textes (textes sur le texte originel et ses sous-textes). Ce que révèle un site Internet — consacré par exemple à un récit narratif telle la télésérie —, au-delà de l’assemblage des divers sous et sur-textes, c’est l’articulation des rapports entre ses composantes, c’est-à-dire la mise en rapport entre le récit (le texte fondateur et ses sous- et sur-textes), le média (la matérialité du récit) et l’internaute/usager (qui donne vie au récit en manipulant sa matérialité en se servant d’Internet pour agir avec et sur lui).
14D’après nous, Internet serait un nouvel espace de médiation, dans le sens de faire-être ou de faire-voir, dans lequel s’observent, les rapports socioéconomique, sociotechnique et de construction du sens entre les composantes d’une série de fiction télévisuelle (récit, média et usager).
15Notre recherche, qui se veut une contribution à nourrir la réflexion sur la notion de série de fiction télévisuelle, a donc consisté en un essai d’assembler et de distribuer les éléments dans chacune des composantes du récit de fiction télévisuel à partir de cinq sites Internet québécois consacrés à autant de séries que nous avons répartis en trois catégories : 1) des sites amateurs créés par et pour les fans de séries télévisuelles ; 2) des sites officiels conventionnels ; 3) des sites officiels ludiques commandés par le diffuseur et qui dépassent le but promotionnel pour faire plonger l’internaute dans le monde du jeu et indirectement, dans le monde imaginé de la série.
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Les Belles histoires des pays d’en haut, un site amateur consacré à l’une des trois téléséries les plus populaires au Québec depuis les derniers quarante ans, d’où son caractère « historique » ;
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Fortier, site amateur consacré à une série populaire dramatique québécoise à caractère psychologique ;
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X-Files, site amateur québécois consacré à une série fantastique étatsunienne ;
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Un gars, une fille, site officiel d’une comédie de situation sérielle populaire québécoise ;
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Bunker, le cirque, site officiel ludique consacré à une série tragico-comique québécoise avant-gardiste.
16Nous avons cherché, par une analyse synchronique des cinq sites, à dépasser les constats d’évidence, à explorer les coulisses de cette réalité émergente sur Internet et à pousser la réflexion sur la série de fiction télévisuelle à laquelle participent, désormais, les utilisateurs de ce nouveau média de masse. Des caractéristiques singulières sont ainsi apparues et nous les avons regroupées en un ensemble, à notre avis, logique et cohérent qui nous fait voir la singularité et la complexité des rapports déjà mentionnés. À première vue, l’on peut penser que ce sont des éléments disparates et l’on discerne mal comment les exploiter en vue de participer à une tentative de construire une quelconque définition de la notion de fiction télévisuelle sérielle. Mais en adoptant une approche inclusive, en plaçant tous les éléments sur un même plan et en cherchant à établir des liens d’association ou de parenté entre ces éléments, nous pouvons dégager un ensemble cohérent de sens, c’est-à-dire construire une représentation argumentée qui donnerait prise sur la réalité nommée « série de fiction télévisuelle ». Comme nous le rappelle Kalberg (2002 : 126-128), il ne s’agit pas de « fournir une description exhaustive de la réalité empirique, ni de proposer des lois ou des théories générales ». Il s’agit plutôt de faciliter la recherche empirique en accentuant « les aspects du cas empirique qui sont d’un intérêt particulier pour le chercheur ».
- 8 Netvisuel est un télescopage d’Internet et de télévisuel.
17Les cinq sites choisis se complètent, car chacun renferme des caractéristiques qui lui sont propres mais, pris ensemble, ils peuvent servir de point de départ à l’élaboration d’un site idéaltypique au sens wébérien. Nous avons pu modéliser, après analyse, un tel site Internet idéaltypique que nous avons appelé netvisuel8 et dans lequel nous avons réuni les éléments considérés comme les plus significatifs d’une fiction télévisuelle sérielle.
Schéma 2. Proposition d’un idéaltype
18Instrument d’objectivation du réel, l’idéaltype contraint le chercheur à clarifier et à expliciter ses présupposés et, partant, à prendre conscience des limites de la validité des résultats de sa recherche. Chaque idéaltype n’est qu’une construction de « relations objectivement possibles » et ne vaut que par sa fécondité, c’est-à-dire sa capacité à faire découvrir des aspects importants de la réalité, inaperçus jusque-là (Mendras et Étienne, 1996 : 145-146).
19Il importe de souligner que l’idéaltype ne sert pas à établir des lois de la réalité, mais plutôt à comprendre cette dernière. Ainsi, son objectif, et le nôtre, ne consiste aucunement à généraliser ou à élaborer « un système clos de concepts qui condenserait d’une façon ou d’une autre la réalité dans une articulation définitive, à partir de laquelle on pourrait à nouveau la déduire après coup » (Kalberg, 2002 : 124).
20Comme suite à notre analyse et à notre modélisation idéaltypique, nous proposons cet essai de définition. La fiction télévisuelle sérielle serait un récit qui raconte une histoire imaginée en ayant recours à des intrigues (premières et secondaires) et à des personnages (principaux et secondaires). Ce récit est écrit par un ou plusieurs scénaristes employés par un télédiffuseur public ou privé ou d’une maison de production indépendante. Il peut être original (écrit pour la télévision) ou adapté (roman, BD, radioroman ou film) et peut également être l’objet d’adaptation pour d’autres médias. Cette fiction peut être exportée comme telle ou comme concept. Elle peut donner lieu au commerce d’objets dérivés (marchandisation) ou faire l’objet d’expositions culturelles muséales ou autres.
21Le traitement réaliste de l’action ou des personnages peut créer une représentation vraisemblable de certains événements ou personnes bien réelles, ce qui peut donner lieu, premièrement, à une identification de la part des usagers et, en deuxième lieu, faire l’objet d’appropriation de plus en plus manifeste (site, fanfiction — une projection qu’exercent ces personnes réelles sur les personnages et les évènements —, fanart). Le récit se déroule au gré de son appropriation par le public usager et cette appropriation dépend de la qualité de l’adaptation de son écriture (scénario), de sa réalisation, de sa promotion, de sa programmation au média de diffusion et aux jeux de la concurrence inter et multimédia de la culture populaire locale (ou nationale), c’est-à-dire à son marché.
22Cette fiction se divise en épisodes fermés ou ouverts, d’un nombre et d’une durée prédéterminés (demi-heure ou heure), qui se déroulent sur plusieurs semaines et généralement sur plusieurs saisons. Elle fait l’objet d’une planification quant à son créneau (de positionnement et de concurrence) et quant à son pouvoir d’attraction (cotes d’écoute et revenus publicitaires). Comme la durée du récit est renouvelable (de saison en saison), la fin du récit demeure toujours temporaire et ouverte, c’est-à-dire que ses intrigues et ses personnages sont toujours extensibles (de saison en saison).
23La fiction télévisuelle sérielle demeure ouverte, car la fin du récit dépend du succès immédiat et tangible des mises en œuvre des rapports d’identification et de projection entre les intrigues et les personnages et leurs publics usagers, de la qualité de l’écriture du scénario, mais aussi de la qualité de la réalisation, de la promotion et de la programmation, et de l’appréciation des échotiers (presse, émissions de variétés et opinion publique : lettres ouvertes, lignes ouvertes, clavardage et forums).
24Le récit, ses scénaristes, ses intrigues, ses personnages et ses interprètes font à la fois l’objet d’une promotion programmée et d’une surveillance institutionnalisée (critique) avant, pendant et après la diffusion ainsi que d’un contrôle suivi de sa qualité et de son succès (mesurés en termes de popularité, de prix et de distinctions, et en termes de cotes d’écoute).
25En multipliant les analyses de sites consacrés à des téléséries, à l’évolution des industries culturelles, aux genres télévisuels et à leurs publics, on pourrait enrichir ce netvisuel idéaltypique qui, à son tour, nourrirait la réflexion sur cette notion de série télévisuelle et sur sa possible transformation, ou son aboutissement, en une œuvre de fiction télévisuelle. Car plusieurs des éléments, jusque-là dispersés dans différents médias et lieux (industrie, presse écrite, banque d’images et de sons, archives institutionnelles et privées, musées, galas, etc.) ou récemment rendus publics (fanfiction, fanart), se retrouvent dans plusieurs sites mis à la disposition des internautes (usagers et chercheurs) pour une éventuelle redisposition et réarticulation. Grâce aux fonctionnalités et aux services d’Internet et grâce au multimédia, les frontières de la définition de la série de fiction télévisuelle sont repoussées. Désormais, elles dépassent le produit fini (la télésérie) et recouvrent ainsi tous les liens qui existent entre les auteurs, les artisans, les usagers, les industries culturelles, les marchandisations, les migrations, les adaptations, etc. Tous ces éléments, aussi disparates qu’ils puissent paraître (des cotes d’écoute à la fanfiction), deviennent visibles à travers les liens que le webmestre peut non seulement restituer, mais aussi reconstituer.
26Plusieurs sites rendent visible ce qui était occulté, mais connu de tous, surtout par les fans de séries télévisuelles et les chercheurs qui s’y intéressent. La pertinence de ces lieux ne réside donc pas à ce niveau, mais plutôt en ce qu’ils font voir ces rapports structurellement liés.
- 9 Tel est le cas du webmestre du site des Belles histoires des pays d’en haut.
27L’industrie joue pour beaucoup dans la configuration d’une série et par conséquent dans sa consécration. Nous sommes à même d’avancer que la création de sites officiels conventionnels, mais surtout la création de sites officiels ludiques, la plupart du temps commandés, rend plus visible non seulement son rôle dans la désignation même de la série comme œuvre, mais aussi dans la désignation du culturel. Les internautes en tant qu’acteurs d’un faire-être ont eux aussi compris l’importance de ce rôle. Ils se proclament eux-mêmes auteurs et coauteurs de produits culturels (fanfiction, fanart) associés à la production industrielle de téléséries et n’hésitent pas à promouvoir leur fiction préférée et leurs propres créations (droits d’auteur). Cette activité industrielle se conjugue avec la maîtrise de la technique et de la compétence (sociotechnique) et avec tout projet identitaire, individuel (propriété intellectuelle) ou collectif, tel que la conservation du patrimoine culturel. Dans certains cas, l’industrie peut conférer au webmestre le titre de spécialiste soit d’une télésérie9, soit d’un genre télévisuel, soit d’un patrimoine culturel.
- 10 Pour Eco, l’ouverture consiste en une « dialectique nouvelle entre l’œuvre et son interprète ». Se (...)
28Dans un netvisuel idéaltypique, tel que nous pouvons le concevoir, nous pourrions retrouver l’ensemble des caractéristiques d’une œuvre ouverte10, c’est-à-dire le récit originel et ses transformations quelles qu’elles soient, tant celles qui touchent au volet culturel et identitaire que celles qui touchent au volet industriel et économique : les différents emprunts et adaptations médiatiques, y compris les formes d’appropriation des internautes à travers leur fanfiction et leur fanart et toutes les formes de sa marchandisation.
29La notion d’œuvre, appliquée à la fiction télévisuelle sérielle, vient confirmer la circularité entre les trois pôles, comme le suggère le netvisuel idéaltypique. De manuscrit, le récit adopte sa forme originelle grâce à l’industrie (reproduction en masse, publicité, promotion, presse spécialisée, marchandisation) ; grâce à la technologie, le récit, ses personnages et leurs interprètes migrent et se multiplient de média, en média ce qui, en retour, enrichit le récit originel et le marque comme le point d’origine de la migration de cette œuvre ouverte ou en devenir. Parallèlement, il y a les migrations des publics qui naissent et croissent (cotes d’écoute, ventes, marchandisation, lecteurs de presse spécialisée, etc.) et qui se multiplient selon l’adaptation médiatique du récit (publics téléspectateurs, auditeurs, internautes). La multiplication et le renouvellement des publics entraînent le récit, ses personnages et ses interprètes dans la voie de la popularité (vedettariat) et du succès (prix et rentabilité). En retour, cette popularité et ce succès commercial alimentent l’industrie qui renouvelle le récit et recycle les personnages (spin-off). Ainsi, la roue tourne et le récit originel s’ouvre de plus en plus et se décline tout en consolidant ses éléments structurants : récit(s), média(s) et usagers.
30Quand l’intérêt du public grandit, l’aventure se prolonge à travers les nouvelles saisons, les rediffusions, tout en déclenchant à nouveau le processus de migration : le récit originel se multiplie et se décline en passant d’un média à un autre au gré des producteurs, des créateurs, mais surtout au gré de son appropriation par ses publics (fans).
- 11 Le site des X-Files offre l’exemple d’internautes qui assument un rôle d’activiste (lobby) pour s’ (...)
31La modélisation d’un netvisuel idéaltypique suggère aussi que la naissance d’une œuvre ouverte doit passer par la sociotechnique, c’est-à-dire par la relation entre l’homme et la machine. C’est là que se multiplient les hypertextes et les hyperliens et que se situe le travail interactif des internautes (webmestres amateurs ou professionnels) et des fans. D’après l’analyse, c’est dans ces sites que se trouve un important réservoir d’informations de tous genres : informations vraies (articles de journaux, nouvelles) ou fausses (rumeurs), fictives (fanfiction), anodines ou importantes, touchant les modes de promotion ou de production (auteurs, réalisateurs, producteurs, comédiens) et les personnages (biographie, journal intime, etc.). Grâce à Internet, les internautes peuvent jouer un rôle social — celui de rendre accessible en un seul lieu une grande variété d’informations de sources très diversifiées au sujet de l’un ou l’autre aspect des séries télévisuelles — et politique — en manifestant publiquement leur soutien à une cause ou à une association reliée à une série ou à vedette ombrelle11.
32Le public des fans peut agir sur le devenir de la série en écrivant de nouveaux épisodes, en modifiant les épisodes existants, en créant de nouveaux personnages, hybrides ou non. Bref, en faisant avancer le récit dans des directions jusque-là imprévues. Les publics/usagers/internautes peuvent aussi agir en produisant, en éditant et en diffusant leurs mini-récits dont ils réclament la propriété intellectuelle. Ainsi, la notion de série télévisuelle s’approche-t-elle de la notion d’œuvre en rendant « ouverts » et visibles les rapports entre les trois pôles (récit, média, téléspectateur/usage). Ce faisant, la notion d’auteur sériel devient elle aussi ouverte (fanfiction) et il en est de même de la notion de critique et de chroniqueur de la série (journalisme). Le public, par son appropriation d’un média (Internet), agit sur le récit originel et sur l’œuvre en devenir non seulement en tant que coauteur, critique et chroniqueur, mais aussi en tant que créateur de produits dérivés (fanart).
33Finalement, ce schéma suggère que l’avènement de la télésérie comme une œuvre ouverte se produit non seulement par l’intermédiaire de rapports de migration et de circularité, mais aussi quand le public s’approprie le récit, dans toutes ses déclinaisons, pour l’insérer dans son identitaire individuel et collectif. Bref, quand le récit nous ressemble et quand le « je » et le « nous » peuvent s’identifier aux personnages et à leurs histoires, quand le public, en fusionnant personnages et interprètes, assigne à ces derniers le statut de représentants d’une culture populaire et dans le cas des téléséries québécoises, d’une culture nationale québécoise.
34Notre travail de modélisation ne prétend pas définir une réalité et encore moins fonder un nouveau concept. Notre seule prétention est d’avoir tenté de poser la question de la légitimité de la notion de fiction télévisuelle sérialisée dans la culture populaire médiatique, en particulier au Québec, à l’ère d’Internet et, possiblement, de la légitimité de la désigner comme œuvre de fiction.