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Recherches

Implications d’acteurs, pédagogie de la gouvernance

Philippe Herbaux
p. 262-279

Texte intégral

1La mise en place d’une logique de mutualisation et de traitement de l’information au sein d’une organisation est un exercice long et périlleux. Cette démarche est l’un des points d’appui d’une vision anticipative des risques et des ruptures au sein du territoire et des organisations.

  • 1  Plan expérimental régional Nord-Pas de Calais 2001-2004 piloté par l’Université Lille 2.

2Au sein d’un territoire politique (la région Nord-Pas de Calais en France), nous rapportons ici les résultats d’une enquête liée au volet économique d’un plan expérimental régional d’intelligence territoriale1. Cette investigation interroge la permanence des pratiques de traitement de l’information mises en œuvre dans le cadre du plan régional. Elle relève notamment les difficultés de certaines organisations à l’instar des PME/PMI (petites et moyennes entreprises) à maintenir une animation des systèmes mutualisés d’information et fait émerger les points de difficulté rencontrés dans la pérennité d’un tel système. Par le choix d’une méthodologie qualitative, nous essayons d’agir « sur le tacite » pour rendre compte des obstacles de la gestion quotidienne d’un système d’information mutualisé. En conclusion, nous proposons quelques postures préliminaires à développer pour espérer pérenniser une démarche de collecte et de traitement de l’information au sein des petites et moyennes entreprises dans une logique d’intelligence territoriale.

Intelligence territoriale

Intelligence ?

3Si l’on parle le plus souvent d’intelligence comme d’un attribut individuel, on sous-estime le volet collectif de l’intelligence qui peut s’exprimer au sein du territoire.

  • 2  « Quand le dictat de l’emploi oblige le citoyen à se muter en habitant de banlieue, peut se poser (...)

4Espace notamment politique, l’adhésion implicite de chaque habitant à la ressource commune encourage celui-ci à participer à sa préservation. Le choix de rester au pays ou de choisir un autre territoire de vie est le plus souvent guidé par l’aubaine ou des circonstances liées au cadre de vie, à l’emploi, à la culture ou encore à la sécurité2.

5L’intelligence, du latin inter (entre) et ligare (relier entre), devient, dans le cas du territoire, une posture collective de gestion de la connaissance dont la finalité est la préservation sinon le développement des ressources existantes.

6Cette finalité nous semble être le fil rouge et la raison d’être des logiques d’intelligence territoriale. L’un des volets de cette posture sera tout naturellement relatif à l’anticipation des risques et des ruptures pouvant atteindre ce capital existant, notamment dans son rapport à l’emploi, qui est une préoccupation le plus souvent primordiale chez le résident (Herbaux, 2006).

7Ce constat ne doit néanmoins pas soumettre l’intelligence territoriale à un « tout économique », ce qui nous apparaîtrait quelque peu réducteur ; si l’une des clés d’entrée d’une mobilisation multiple est l’emploi et par extension, l’économie, une vision systémique est ici demandée. Elle est notamment développée par Girardot (2004) dans son concept de gouvernance multi-niveaux.

  • 3  Initiés dès 2004 en France, les pôles de compétitivité reprennent quelques propositions de Porter (...)

8En cédille de cette affirmation, nous constatons que le traitement de l’information en milieu économique et notamment dans les pôles de compétitivité3 subit une contrainte structurelle, celle de l’hétérogénéité culturelle des participants. Les curseurs stratégiques ne sont pas de même niveau ; régional ou presque européen pour les uns, mondial de facto pour les filiales de groupes internationaux.

9Un constat préliminaire s’impose : au sein de ces organisations, la diffusion d’information oscille entre les bornes d’une polarisation locale et d’une diffusion mondiale.

Un double mouvement

Une polarisation locale

10Le mouvement amorcé de concentration cognitive dans les logiques collectives d’intelligence territoriale est maintenant amplifié en France par l’existence des pôles de compétitivité. Une dynamique que nous résumaient Morin et Kern (1996) : « Un corpus de représentations immatérielles d’une partie du monde structuré pour un objectif précis ». On peut ainsi constater à ce jour des rassemblements de filières technologiques intéressées par quelques agrégations de connaissances autour de projets à dominante économique.

11Selon Musso (2005), il y a lieu néanmoins de distinguer le volet de l’économie de la connaissance qui traite des capacités cognitives et de l’économie du savoir qui concerne le domaine de la connaissance appliquée, productrice de capacité d’apprentissage. Dans ce dernier cas, le tacite (capitalisation personnelle) se mute en explicite (formalisation des savoirs) et permet à ce que nous appelons « l’informulé individuel » (Herbaux, 2006) de se convertir en savoir partagé. C’est le bénéfice implicite de l’adhésion en réseau.

12Le territoire ou pays est le lieu de la communication informelle par excellence combinée d’un non-dit qui rythme les échanges entre les hommes. Il y a, en quelque sorte, une capitalisation de culture dans le meilleur des scénarii possibles se situant dans le projet de développement. Au sein du local, les rites, les héros, les symboles et les valeurs qui en constituent l’histoire, composent le théâtre des signes et des postures : « l’habitus » de Bourdieu (1994) établissant ainsi une grammaire de communication qui fonde l’identité du groupe local. Ce constat se trouve au centre de la recherche sur les problématiques territoriales étudiées au Québec (Joyal, 2002). Ainsi, la combinaison des apports scientifiques, expérimentaux, empiriques et industriels fait du local « un lieu de sécrétion de ressources rares » (Bertacchini, 2006).

Une diffusion mondiale

13Sur ce terreau de connaissances concentrées dans le territoire se développent les entreprises indigènes traditionnelles, quelques spin-off, et bien souvent des filiales de grandes firmes mondiales qui apprécient d’y immerger leur service de recherche et développement. Le fruit de ces recherches alimentera ensuite, dans une logique de globalisation, une diffusion mondiale des procédés dans les réseaux établis.

  • 4  Les connaissances tacites sont donc les plus difficiles à régenter et à exploiter. Leur valorisati (...)

14On peut considérer qu’il y a captation de la ressource locale (économie du savoir) à laquelle participent ces filiales de majors, puis diffusion au niveau mondial par celles-ci pour y conquérir de nouveaux marchés. Ce procès est relatif au constat fait par Polanyi (1983) : « l’expression du tacite est en relation avec une proximité géographique ». Sa dispersion est liée à la codification progressive du savoir informulé qui le hisse progressivement en savoir explicite4.

  • 5  Le terme « brevet mondial » est arbitraire. C’est la multiplication des dépôts, des traductions et (...)
  • 6  Soit plus de 230 000 dollars canadiens.

15Que reste-t-il à ces groupements de connaissances sinon qu’à breveter dûment leurs innovations ? Or, le coût important d’un brevet mondial5 (au-delà de cent cinquante mille euros6)en exclut bien souvent l’hypothèse. Le secret est alors, en guise de protection de l’information, le réduit que pose l’alternative jusqu’au moment où celui-ci devient de plus en plus partagé.

Élaboration du construit

16Il existe ainsi un paradoxe dans le fait que la construction d’un savoir explicite au sein du territoire puisse être in fine utilisée par ceux dont la puissance donne un accès aux réseaux de diffusion mondiaux. Dans les faits, les nuances existantes de culture entre la grande et la petite entreprise se traduisent notamment par une relation pour l’instant différente aux systèmes d’information.

17Les majors ont établi leur réseau sur la base d’un système interactif où l’information est au cœur d’une survie stratégique. Ainsi, la capacité d’un centre de décision à réagir en temps réel conditionne l’accès et le maintien sur de nouveaux marchés à haute valeur ajoutée. La mutualisation de l’information par un usage substantiel des TIC y est là, de nature structurelle.

18L’entreprise locale, parfois engagée dans un pôle de compétitivité, maîtrise plus rarement cette culture de la mutualisation et si les outils techniques existent, les pratiques ne sont pas au diapason des usages espérés. Les freins semblent plus culturels (pouvoir et information) que technologiques. « Langage et écriture sont deux systèmes de signes distincts : l’unique raison d’être du second est de représenter le premier », avançait de Saussure (1971). La difficulté à dépasser le stade de transmission « machine à café » ne serait-elle pas relative aux enjeux vécus ? Et pour certaines structures, limitée au huis clos de l’entreprise ? L’association de l’information et du pouvoir n’est pas toujours conjuguée de la même façon selon le projet de l’organisation.

Schéma expérimental

19Nos travaux de recherche-action conduits depuis 2001 sur l’environnement régional Nord-Pas de Calais s’inscrivaient dans l’étude du traitement de l’information au niveau territorial. Ils visaient à essayer d’apporter des éléments d’appui dans la mise en œuvre d’un schéma d’intelligence territoriale et de poser les questions de son efficience. L’État et plus particulièrement son représentant, en l’occurrence le préfet, réunissait dès juin 2001 un ensemble de partenaires du monde économique, institutionnel, consultant, consulaire et universitaire pour examiner les conditions d’avènement d’un plan opérationnel de traitement de l’information au sein de l’environnement régional. L’ensemble des experts réunis proposait de confier un travail exploratoire à l’Université Lille 2.

  • 7  Sensibilisation de 534 entreprises, de 134 personnes représentant les institutions et d’environ 40 (...)

20L’appui d’un programme régional financé sur une ligne État nous avait fourni les moyens de cette recherche-action dans un programme qui avait mobilisé autant d’acteurs des secteurs institutionnels, économiques et universitaires7. La mise en œuvre d’une petite équipe abritée au sein de l’Université Lille 2, qui en fournissait la logistique, offrait un fer de lance opérationnel à cette action expérimentale à caractère régional.

21Les travaux réalisés dès 1999 au sein de la cellule « intelligence territoriale » de l’université constituaient alors un lieu balbutiant de ressources régionales Nord-Pas de Calais en matière de traitement de l’information et de la communication. Au sein de ce plan régional, l’accompagnement de 53 entreprises dans la mise en œuvre d’un système d’information intégré fait l’objet de l’enquête développée ici.

Enquête Delphi

22Dans l’expression publique d’une position personnelle, certains participants à un groupe de travail n’expriment pas toujours leur véritable opinion. La pression du groupe et de la majorité, exprimée ou tacite, crée une autocensure qui cantonne certains participants dans un silence d’acquiescement. Dans le cas des groupes de travail réunissant des chefs d’entreprise, on retrouve les traditionnels leaders d’opinion et les vassalités résultant des « commerces en cours ». Il importe alors d’agir sur ce que Neumann (1993) pointait comme la « spirale du silence », c’est-à-dire la pression croissante que subissent les personnes dans un groupe pour réserver leur opinion quand elles se sentent en minorité.

23Le choix d’une méthode d’enquête doit permettre de faire surgir tous les avis en minimisant les pressions actives et implicites. L’anonymat participe à cette expression. Dans un contexte de PME/PMI engagées dans une enquête qualitative, il importe que chaque acteur ait une bonne compréhension du projet, du mécanisme d’analyse et de la finalité recherchée par l’ordonnateur. C’est un facteur de succès essentiel pour la réussite d’une enquête qualitative. Parmi les quelques techniques existantes d’enquête qualitative (entretien individuel, enquête expérientielle, mise en situation projective, etc.), la méthode Delphi nous a semblé le plus correspondre à la finalité recherchée : utiliser le retour d’expérience d’une population initiée aux démarches d’intelligence économique et territoriale.

  • 8  En référence au modus operandi de l’oracle grec de Delphes, la méthode Delphi apparaît en 1959 dan (...)

24Développée par la RAND Corporation dès 1969, la méthode Delphi8 fut utilisée pour des prévisions technologiques, puis déclinée dans de nombreux champs de recherche. Cette méthode est un procédé de décision de groupe selon une démarche classique de thèse, antithèse et synthèse. Elle s’effectue par interrogations successives et si possible anonymes d’un ensemble d’acteurs, le plus souvent experts de la problématique traitée. Utilisée notamment en sciences humaines, elle permet de dégager au mieux une réponse consensuelle sur un sujet complexe controversé ou propose une alternative commentée à la problématique étudiée.

25Il faut convenir d’une préparation précise de l’enquête qui sera soumise aux experts. Ceux-ci doivent être choisis de façon éclairée et doivent consentir impérativement à une adhésion effective au protocole proposé. Chaque problématique demande un avis individuel initial. À la sélection puis à la discussion des avis extrêmes, une proposition doit se dégager en faveur d’une position, si possible, consensuelle. Une réunion finale associant physiquement les participants valide l’avis collectif sur chaque thème proposé.

Méthodologie

26L’enquête effectuée durant le quatrième trimestre 2005 a tiré profit de la participation de trois étudiants de Master 1. Elle concernait l’ensemble des entreprises ayant participé au plan régional expérimental 2001-2005. Au nombre de 53 entreprises engagées dans cette action régionale, seules 47 d’entre elles (leurs représentants) ont effectivement participé à cette enquête. La typologie de ces structures inscrites dans un registre de 2 à 200 salariés s’établissait dans les secteurs de la sous-traitance métallurgique, de la biochimie, de l’imprimerie, de la prestation de service, de l’agroalimentaire et de la manufacture. Les personnes participantes se connaissaient, ont participé à un programme commun sur plus de 18 mois et se rencontrent régulièrement dans les sphères professionnelles et syndicales.

27Pour échapper à la pression du groupe, chaque acteur a répondu de façon électronique, anonyme et sous un numéro individuel, à l’avis proposé à la réflexion collective. L’utilisation d’un groupe de travail électronique peut être considérée comme un « facilitateur » de ce type d’enquête. Il ne gomme pas pour autant une réunion physique entre tous les experts lors de la mise en discussion de la synthèse.

  • 9  La saisie répétitive représente environ de deux à quatre minutes par occurrence et permet à chaque (...)

28Les accords progressifs remodèlent les réponses, qui sont à nouveau enregistrées lors de chaque occurrence9. Les positions extrêmes sont reprises en discussion générale jusqu’à l’obtention si possible d’un consensus. Celui-ci n’est toutefois pas toujours obtenu et doit déboucher sur deux positions argumentées.

29Les trois thèmes d’enquête ont été proposés aux participants dans un questionnaire comportant 18 propositions, soit six par thème (cf. annexe) : partenariat et durée, soutien public, information et pouvoir.

30Un entretien téléphonique individuel permettait de recueillir l’accord du participant à se joindre à l’opération. Un courriel explicatif assurait le développement des finalités et la démarche d’enquête ; y étaient joints les coordonnées et le mode d’emploi de la plateforme électronique employée. Nous avons utilisé le formulaire électronique d’enquête diffusé par Adobe Reader qui permet un enregistrement en continu des données. Le corpus résultant était transféré dans un tableur (Excel) pour en obtenir ensuite un graphique.

31Le résultat obtenu après chaque occurrence (Delphi 1, 2, 3…) était envoyé à chaque participant et capitalisé en même temps sur le campus. Les experts pouvaient ainsi apprécier au fur et à mesure des échanges l’évolution graphique des accords ou des désaccords sur les problématiques discutées.

Chronologie de l’enquête

32La méthodologie Delphi classique a été adaptée au contexte. Quelques modalités ont été mises en œuvre ou remaniées. Par exemple, si les échanges ont bien porté sur les positions extrêmes, les avis ont été rapportés pour toutes les questions et à chaque occurrence ; soit 18 items à cocher. Les échanges ont eu lieu par forum électronique à l’exception de la réunion de synthèse finale.

33Envoyé aux experts pressentis, le protocole ne néglige pas l’aspect chronologique. En effet, si la transmission par Internet facilite le recueil des données, la présence de chaque participant à la réunion de synthèse est essentielle à la validation des positions proposées. Or, les agendas chargés et les déplacements d’affaires peuvent gommer les meilleures intentions ; 30 % des participants ont regretté de ne pouvoir assister à la synthèse finale.

  • 10  Développé par l’Université catholique de Louvain (Belgique) Claroline est un outil de travail coll (...)

Jour J-35

Préparation de l’enquête

Étude des problématiques : séance collective de travail qui dégage les thèmes généraux puis les items à utiliser.

Élaboration des thèmes d’étude. Limités à quelques volets, les questionnaires profitent d’un essai préalable. Dans notre cas, trois thèmes ont été proposés (partenariat et durée, soutien public, information et pouvoir).

Adaptation au support TIC : Claroline fut le groupe de travail collaboratif électronique10 utilisé. L’enquête fut gérée par adhésion de chaque acteur sous un numéro de référence dans le groupe de travail correspondant à l’un des trois thèmes choisis.

Jour J-20

Choix et adhésion des experts

Le choix des participants experts était réalisé au sein du groupe des entreprises ayant participé au plan régional expérimental d’intelligence territoriale. Nous avons convenu à priori que la qualité d’expert était attribuée aux responsables et aux cadres des entreprises participantes. Une attention particulière à la bonne compréhension de la finalité de l’enquête et de ses modalités nous a semblé être un facteur favorisant une adhésion éclairée de chaque expert.

Jour J-15

Delphi 1

Envoi du Delphi 1. Questionnaire sous PDF envoyé par liste de la plateforme de travail électronique.

Rappels d’échéance. Les rappels par courriels circulaires ont été limités à deux nous avons opté pour le rappel individuel par téléphone (effectué par le groupe d’étudiants).

Recueil des propositions et analyse. Choix de la (les) réponse(s) extrême(s) proposée(s) à l’échange entre experts.

Jour J-10

Delphi 2

Envoi du Delphi 2 (la position extrême). Sous PDF envoyé par liste de la plateforme de travail électronique.

Rappels d’échéance (idem Delphi 1).

Recueil des propositions et analyse.

Jour J-8

Delphi 3

Idem Delphi 2.

Jour J-4

Réunion de synthèse

Fixée lors du premier contact, elle doit réunir si possible la totalité des participants. Elle permet de « limer » les derniers désaccords pour parvenir au consensus.

Jour J

Synthèse finale

Après validation collective, la synthèse est communiquée à chaque participant.

Développement

34Nous éviterons d’infliger au lecteur le compte rendu des débats au profit d’une synthèse des trois volets de questions.

Volet partenariat et durée

35La mise en œuvre d’une démarche de traitement de l’information au sein d’une PME/PMI est rarement inférieure à 18 mois. Elle concerne le plus souvent une entreprise engagée dans une démarche qualité ISO et déjà rompue à l’animation de groupes de travail.

  • 11  Dans le sens qu’en donnent Morin et Kern (1996), soit d’un système de création en réseau dont la s (...)

36La majeure partie des échanges s’est orientée vers les concepts de gestion logistique. Il semble qu’il existe une différence sensible d’appréciation dans l’aménagement de l’espace-temps entre les maîtres d’œuvre (État, collectivités) et les bénéficiaires. L’institution maîtresse d’ouvrage répugne, en général, à financer une démarche à caractère constructiviste11. Elle lui préfère un plan dont on peut mesurer l’atteinte des objectifs. Cette attitude procède d’une longue tradition administrative qui façonne en France la gestion des fonds publics et le « bon emploi » de leur usage. La lourdeur du dispositif n’a d’égal que la rigueur avec laquelle la machine administrative est capable de relever les défis du bon emploi des ressources de la nation.

37La puissance publique nationale ou européenne répugne à soutenir dans le temps des opérations d’initiation. Deux ou trois années de financement « en sifflet » sont censées amener les cibles de bénéficiaires à l’objectif. Or, la volatilité des techniques, le coût et la complexité d’accès aux nouvelles sources d’information n’encouragent pas les équipes à solliciter les budgets correspondants.

38Au sein de l’organisation, le manque d’appui technique en provenance d’un expert, cumulé à la lassitude des acteurs peu reconnus dans cette tâche, cantonne le système d’information à la portion congrue. Le chef d’entreprise faisant alors implicitement un constat de carence renoue avec un fournisseur d’information classique assurant une veille sectorielle. Les processus de traitement et d’analyse qui doivent lier la qualité d’un apport externe à la plus-value d’un traitement interne deviennent orphelins. C’est un retour aux systèmes antérieurs de collecte où le traitement de l’information est de l’ordre de la sous-traitance.

39La PME/PMI partenaire est soumise au dictat du résultat d’exploitation. Ses priorités sont en liaison avec la bonne tenue de sa chaîne de valeur allant du fournisseur au client puis au paiement du produit et de ses prestations. Le traitement de l’information est un des outils à disposition de l’entreprise ; s’il revêt une importance effective, il n’en constitue pas la priorité. Aussi, un programme en cours peut-il être suspendu durant quelque temps, compte tenu des impératifs à traiter. Les tensions rapportées par les experts sont relatives à ce décalage de finalité.

Volet soutien public

40Si les experts consultés sont unanimes à reconnaître l’implication effective des institutions, la démarche employée issue des traditions de rigueur républicaine paraît rugueuse pour certains.

41L’entreprise partenaire, le plus souvent PME/PMI doit en partie sa croissance à sa réactivité ; à sa capacité d’engager des stratégies de court terme et donc à éviter des engagements susceptibles de grignoter la valeur temps.

42Les propositions B2 et B6 (voir annexe) n’ont pas réussi à faire l’unanimité.

43Si la sollicitation continue des experts peut apparaître pesante en cas de divergence des positions, elle permet néanmoins d’aboutir aux derniers retranchements des convictions individuelles.

44Pour la première proposition (B2), une ligne de fracture se situait entre les partisans d’une intervention de l’État et ceux qui, prônant un modèle libéral de libre entreprise, pointaient « les dérives » de cette intervention (soit 4 experts sur 47). Pour l’autre (B6), deux experts ont marqué leur attachement à un système de travail moins ouvert et surtout, moins partagé. Sans vouloir faire un constat de cause à effet, les entreprises concernées étaient celles dont le système de traitement de l’information paraissait le plus abouti au sein du groupe.

45Reconnaissant leur part de responsabilité dans le degré d’implication nécessaire, les experts constatent néanmoins un volet « mode et opportunité » qui fait des institutions partenaires, des coéquipiers parfois éphémères. L’institution est prompte à mobiliser et à fournir quelques moyens, mais pressée d’en attendre au plus tôt quelques résultats qui valideront l’initiative. Par ailleurs, les consultants attachés à la pérennité de l’opération sont apparus de qualité diverse. À l’instar des clubs d’entreprise, « devraient s’établir des clubs de consultants spécialisés où l’échange des pratiques bénéficierait au groupe et par conséquence au territoire ».

Volet information et pouvoir

46Affirmée comme une priorité, la mutualisation des connaissances, et le temps d’action qu’elle réclame, est parfois gommée au profit d’une nouvelle priorité essentielle pour la survie de l’entreprise. « L’information est un chantier très intéressant, mais il y a parfois d’autres chantiers qui privilégient le court terme sinon la survie de l’entreprise », soutient l’un des participants. Plus de 60 % des acteurs des PME/PMI présents, tout en reconnaissant l’intérêt d’un système intégré de traitement de l’information, « ont mis sous boisseau » les développements du programme auquel ils avaient adhéré. Il s’agit alors de gérer ce qui peut paraître comme une incohérence d’animation. Les modalités de communication aussi bien institutionnelle qu’événementielle sont d’un abord complexe pour la petite entreprise. Comment communiquer sur le sujet avec tous les acteurs ? À quelle fréquence ? En quoi la puissance publique peut-elle s’inscrire dans la durée d’accompagnement ?

47Les échanges entre les acteurs n’ont pas donné lieu à une confrontation majeure. Néanmoins, le thème de l’information partagée, s’il semble représenter un truisme au sein de certaines organisations, porte encore dans certaines entreprises les stigmates des animations paternalistes.

Recommandations. Le système « CADIE »

48Le détail des échanges et leur analyse nous permettaient ensuite de proposer aux opérateurs engagés dans les logiques d’intelligence territoriale quelques recommandations que nous avons rassemblées sous l’acronyme « CADIE ». Celui-ci reprend les cinq volets de recommandations issus de l’analyse proposée par l’ensemble des experts consultés (Communication, Appui, Durée, Implication, Écoute). Il ne prétend pas être une règle, mais traduit le retour d’expérience d’un ensemble d’acteurs ayant participé à un schéma régional expérimental d’intelligence territoriale. Pour chaque item, nous avons rapporté quelques constats et propositions d’experts, de cadres ou de responsables de PME/PMI partenaires.

Communication

  • Le plan de communication d’un chantier d’intelligence territoriale doit s’inscrire dans le temps ; sans être continu, il doit ménager néanmoins un appui aux temps forts de l’opération.

  • La communication institutionnelle a tendance à « phagocyter » le rôle des acteurs ou à les réduire au rôle de témoignage.

  • La gestion du budget de communication est assurée le plus souvent par le maître d’œuvre ; les partenaires devraient y être associés.

Appui

  • L’appui financier institutionnel aux organisations participantes devrait être étalé sur plusieurs années.

  • L’appui technique pourrait être de deux types : appui endogène par un consultant chevronné ; appui exogène par un parangonnage des pratiques au sein d’un club d’entreprise se réunissant mensuellement.

Durée

49La mise en œuvre d’un système de traitement de l’information doit s’articuler avec les systèmes d’information existants au sein de la région administrative comme de l’État. Cette action à caractère systémique ne peut s’inscrire dans la précipitation.

  • L’inscription d’un schéma d’intelligence territoriale sur sept à huit années permettrait des interventions discontinues, tant opérationnelles que financières. Leur répartition dans le temps n’en augmente pas exagérément le coût.

    • 12  Déséquilibre entraîné par la connaissance que peut avoir l’une des parties du développement futur (...)

    La préparation d’un plan d’intelligence territoriale est dépendante, en France, des services de l’État et des services régionaux. Il y a un effet d’agence12 dans la mesure où le prescripteur et le bénéficiaire ont une vision nécessairement différente du futur programme.

Implication

50Les experts ont reconnu l’existence au sein de l’expérimentation d’une formidable dynamique mise en œuvre entre les entreprises et l’ensemble des partenaires. Encore faut-il que ce lien soit alimenté, animé et valorisé dans le temps sur la base de quelques prérequis.

  • Vérifier l’adhésion préalable et éclairée des organisations partenaires souhaitant s’engager dans un schéma régional d’intelligence territoriale.

  • Choisir des cabinets consultants réellement spécialisés en tandem avec des cabinets à expérience plus récente.

  • « Fluidifier » les transferts d’information entre les institutions (douanes, gendarmerie, préfecture, etc.) et les entreprises.

Écoute

  • Construction collective du plan régional d’intelligence territoriale (institution, entreprise, société civile).

  • Prise en compte des aléas de l’entreprise dans l’interruption passagère de sa participation.

  • Accès gradués.

Conclusion

51Si l’investissement public a produit des résultats à court terme, ceux-ci n’ont pas résisté globalement à l’épreuve du temps pour passer d’une phase d’initiation à une phase de développement.

52Le relais opérationnel lié aux lourdeurs et aux pesanteurs entre État et région doit être établi en amont d’un schéma régional d’intelligence territoriale. Il évite « un trou d’air » dans l’accompagnement des acteurs et des organisations engagés et agit ce faisant à l’encontre d’une capitalisation des démarches et des résultats.

53Les experts consultés ont constaté dans leur majorité l’abandon des procédures et des démarches mises en place de façon laborieuse. Ils n’en rejettent pas la responsabilité sur les partenaires, mais proposent par cette enquête quelques invariants dont il faudrait à l’avenir mieux tenir compte.

54Dans les échanges, le mot « culture » était régulièrement rapporté : « ce n’est pas notre culture », « il s’agit d’un changement radical de culture », « on ne peut pas faire une révolution de culture tous les jours ». Dans ce cas, comment mieux associer les petites entreprises à une logique de gouvernance territoriale sans qu’elles pensent y perdre leur « âme » ? La problématique n’est pas d’ordre technique ou technologique, mais plutôt d’ordre anthropologique par l’évolution des rapports du groupe à la transmission d’information.

  • 13  Dans le sens de « modalité de transmission » qu’en donne Simondon (1989).

55Nous pensons que la gestion du temps dans l’aspect médiologique de l’information13 est le facteur critique majeur à apprivoiser dans la mise en œuvre d’un plan régional d’intelligence territoriale

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Bibliographie

BERTACCHINI, Yann et al. (2006), « De l’intelligence territoriale, théorie, posture, hypothèse et définition », Colloque V°TIC et territoire, Université de Besançon, 9 et 10 juin.

BOURDIEU, Pierre (1994), Raisons pratiques, Paris, Éditions du Seuil.

DE SAUSSURE, Ferdinand (1971), Cours de linguistique générale, Paris, Éditions Payot.

GIRARDOT, Jean-Jacques (2004), « Intelligence territoriale et participation », revue électronique ISDM n° 16, art. n° 161, disponible sous http://isdm.univ-tln.fr/isdm.html

HERBAUX, Philippe (2007), Intelligence territoriale, repères théoriques, Paris, Éditions L’Harmattan.

HERBAUX, Philippe (2006), « L’intelligence territoriale, entre rupture et anticipation », colloque international de la Société française des sciences de l’information et de la communication, Questionner les pratiques d’information et de communication, agir professionnel et agir social, Bordeaux, mai.

JOYAL, André (2002), Le développement local, comment stimuler l’économie des régions en difficulté, Québec, Les Éditions de l’IRQC.

MORIN, Edgar, et Anne-Brigitte KERN (1996), Terre-patrie, Paris, Éditions du Seuil. (Coll. « Essais ».)

MUSSO, Pierre (2005), « Relation entre économie de la connaissance et territoire », Séminaire de la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale), Lille.

NEUMANN, Elisabeth Noelle (1993), The Spiral of Silence : Public Opinion, Our Social Skin, Chicago, University of Chicago Press.

POLANYI, Michaël (1983), Tacit Dimension, Londres, Peter Smith Publisher Inc.

SIMONDON, Gilbert (1989), Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Éditions Aubie.

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Annexe

Questionnaire

Les trois volets d’affirmations inductives comportent 18 items. Les réponses se ventilent en six options : a) entièrement d’accord ; b) plutôt d’accord ; c) indécis ; d) plutôt peu d’accord ; e) pas d’accord ; f) opinion non exprimée. Les participants sont invités à renvoyer le questionnaire électronique à nouveau coché après chaque échange collectif. Les synthèses graphiques paraissent aussitôt sur le groupe de travail électronique Claroline ; elles traduisent l’évolution des positions du groupe.

A) Volet partenariat et durée

Item A1

À votre avis, le partenariat est-il nécessaire à la réalisation de votre projet intégré de système de collecte et de traitement de l’information ?

Item A2

Pensez-vous qu’une durée d’accompagnement technique de six mois est suffisante pour la mise en œuvre d’un dispositif de traitement de l’information dans une PME/PMI ?

Item A3

Jugez-vous que l’accompagnement tient assez compte des variations brutales du plan de charge de l’entreprise engagée (commande urgente, rupture de stock, etc.) ?

Item A4

Êtes-vous d’accord avec cette remarque : « la multitude de partenaires engagés dans l’opération expérimentale d’intelligence territoriale en rend progressivement la finalité floue » ?

Item A5

Pensez-vous que le système partenarial devrait s’inscrire pour chaque enjeu (recueil, traitement, formation, etc.) de façon articulée et pour une période plutôt pluriannuelle ?

Item A6

Avez-vous l’impression que la lisibilité des missions pour chaque partenaire est claire pour chaque entreprise (institutions, prestataires choisis par appel d’offres, financeurs, etc.).

B) Volet soutien public

Item B1

Considérez-vous que le financement public est déterminant pour l’engagement de la PME/PMI dans un processus d’intelligence territoriale ?

ItemB2

Jugez-vous les financements subsidiaires accordés aux PME/PMI engagées dans le processus d’intelligence territoriale insuffisants ? Tardifs ? Trop contraignants par les rapports et données à établir ?

Item B3

Avez-vous le sentiment, et ce, dans le cadre d’un programme régional, que les administrations et institutions partenaires sont très accessibles à vos requêtes ?

Item B4

Vous constatez que le soutien public est fixé pour une durée continue : concevez-vous qu’il puisse être séquencé sur plusieurs années ?

Item B5

Jugez-vous que les structures bénévoles de conseil (ressources humaines, information, communication, etc.) sont peu ou pas représentées dans le plan régional d’intelligence territoriale ?

Item B6

Pensez-vous que la mise en œuvre d’un système intégré de traitement de l’information pour une PME/PMI demande une discrétion qui n’est pas obtenue dans le cas d’une adhésion à un programme régional ?

C) Volet Information et pouvoir

Item C1

Concevez-vous que la mise en œuvre d’un système de traitement de l’information dans une entreprise renforce le pouvoir du dirigeant ?

Item C2

Pensez-vous que l’organisation du système d’information dans l’entreprise le rend plus accessible à la malveillance ?

Item C3

Êtes-vous sensible au fait que l’apprentissage puis la pratique de mutualisation de l’information peuvent agir sur le climat social de l’entreprise ?

Item C4

Considérez-vous que le décideur doit bénéficier seul des ultimes informations stratégiques ?

Item C5

Constatez-vous que la compréhension du projet de l’entreprise par les partenaires d’un plan régional d’intelligence territoriale est bien souvent limitée ?

Item C6

Êtes-vous de ceux qui avancent que mettre en œuvre un système mutualisé de traitement de l’information au sein de l’entreprise, c’est offrir des clés de décision au tiers ?

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Notes

1  Plan expérimental régional Nord-Pas de Calais 2001-2004 piloté par l’Université Lille 2.

2  « Quand le dictat de l’emploi oblige le citoyen à se muter en habitant de banlieue, peut se poser la qualité de l’adhésion au projet local », Colloque Territoires, action sociale et emploi, organisé les 22 et 23 juin 2006 dans les locaux du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) à Paris.

3  Initiés dès 2004 en France, les pôles de compétitivité reprennent quelques propositions de Porter (1998). En bref, c’est une prise en compte de la stratégie globale d’un territoire pour la mise en œuvre d’une stratégie commune de développement économique.

4  Les connaissances tacites sont donc les plus difficiles à régenter et à exploiter. Leur valorisation en connaissance explicite est alors transférable et explicable à travers un code, un langage technique ou scientifique.

5  Le terme « brevet mondial » est arbitraire. C’est la multiplication des dépôts, des traductions et des clauses nationales qui en accable le coût.

6  Soit plus de 230 000 dollars canadiens.

7  Sensibilisation de 534 entreprises, de 134 personnes représentant les institutions et d’environ 400 étudiants. Formation de 104 acteurs de PME/PMI et de 80 intermédiaires (consultants). Initiation-accompagnement de 53 entreprises et de 162 cadres et dirigeants d’entreprise.

8  En référence au modus operandi de l’oracle grec de Delphes, la méthode Delphi apparaît en 1959 dans un papier de Helmer et Rescher publié par la RAND Corporation et intitulé « On the epistemology of the inexact sciences ».

9  La saisie répétitive représente environ de deux à quatre minutes par occurrence et permet à chaque expert d’affiner son avis au fur et à mesure des échanges.

10  Développé par l’Université catholique de Louvain (Belgique) Claroline est un outil de travail collaboratif libre (http://www.claroline.net/en). Sa facilité de prise en main l’autorise pour des projets limités dans le temps et pour un public enclin à optimiser le facteur temps.

11  Dans le sens qu’en donnent Morin et Kern (1996), soit d’un système de création en réseau dont la structure n’est pas hiérarchisée et dont les orientations seront progressivement établies au fur et à mesure de l’avancement.

12  Déséquilibre entraîné par la connaissance que peut avoir l’une des parties du développement futur d’une convention.

13  Dans le sens de « modalité de transmission » qu’en donne Simondon (1989).

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Herbaux, « Implications d’acteurs, pédagogie de la gouvernance »Communication, Vol. 27/2 | 2010, 262-279.

Référence électronique

Philippe Herbaux, « Implications d’acteurs, pédagogie de la gouvernance »Communication [En ligne], Vol. 27/2 | 2010, mis en ligne le 31 juillet 2012, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/3185 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.3185

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Auteur

Philippe Herbaux

Philippe Herbaux est délégué à l’intelligence territoriale Lille 2 et membre du Laboratoire 13M Toulon Nice de l’Université Lille 2. Courriel : philippe.herbaux@univ-lille2.fr

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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