1Dans les représentations sociales de leurs lecteurs, les relations qu’entretiennent les journalistes avec leurs sources ressemblent, le plus souvent, à un face-à-face incarné entre deux individus, respectivement fournisseur et commanditaire de l’information qui sera traitée par les entreprises de presse. Que ces interactions soient placées sous le signe du conflit, de la confiance, de la concurrence, de la déférence ou de l’incompréhension mutuelle, elles relèvent d’un processus complexe de communication interpersonnelle à priori très difficile à prévoir, à codifier et à automatiser.
2Cependant, la sociologie du journalisme contemporain, surtout lorsqu’elle s’appuie sur des approches ethnographiques des salles de rédaction, donne une vision tout autre de ces relations. Elle met notamment en évidence leur caractère de plus en plus désincarné, rationalisé, voire robotisé (Boszkowski, 2004).
3Dès la deuxième moitié des années 1990, les chercheurs français Daniel Thierry et Denis Ruellan (1998) étudient les transformations organisationnelles provoquées par l’informatisation des rédactions des entreprises de presse régionales. Ils repèrent l’existence d’un continuum informatique présent à tous les maillons de la chaîne de production de l’information médiatisée. Ils constatent que l’ordinateur entre en scène, depuis l’amont de cette chaîne (repérage, collecte, sélection, indexation…) jusqu’à son aval (impression et diffusion) en passant par toutes les étapes intermédiaires liées à la fabrication de l’information (hiérarchisation, écriture, mise en scène…).
4Aujourd’hui, le processus de numérisation généralisée des nouvelles est désormais très avancé, et apparaît comme irréversible. Ce mouvement comporte sa part visible, mais aussi une dimension cachée que seule une observation attentive des salles de rédaction permet de déceler. La partie émergée de l’iceberg que représente l’information numérisée est celle qui concerne la production de textes multimédias et leur diffusion sur diverses sortes de canaux commutés entre eux. Bref, le public de l’information en ligne s’intéresse surtout à ce qui sort (output) de la « boîte noire » des entreprises de presse, dont le fonctionnement, et notamment l’activité de collecte d’information auprès des sources (input), lui demeure largement inconnu.
5Or, cette deuxième dimension, moins évidente aux yeux des lecteurs, est tout aussi importante que la première, quoiqu’apparemment moins spectaculaire : que valent en effet les laborieuses heures passées par les journalistes devant leur écran à rechercher et à recouper les informations jugées les plus pertinentes par rapport aux divers shows multimédias proposés par de nombreux sites de presse en ligne ? La recherche sur l’information numérisée n’a d’ailleurs pas échappé à cette surexploitation du produit et de ses usages par le public, en comparaison avec l’étude parfois ingrate du comportement des producteurs et de leurs relations (encore plus obscures, s’il en est…) avec leurs fournisseurs (Pélissier, 2007).
6Le cas des travaux français, pourtant féconds en la matière, est très révélateur : ceux qui portent sur la partie visible abondent, mais ceux qui concernent les relations moins visibles, voire invisibles, des journalistes avec leurs sources électroniques demeurent très rares et peu connus. Ayant abordé la question dans nos propres travaux (2002) au début des années 2000, nous avons pu mesurer le vide de la recherche en la matière. Yannick Estienne (2007), auteur d’une synthèse récente sur les transformations du journalisme engendrées par Internet, parvient au même constat. Dans l’étude des sources électroniques des journalistes, les économistes des médias semblent avoir poussé plus loin les recherches. Mais nombre d’entre eux, à quelques exceptions près (Rebillard, 2006), mettent surtout l’accent sur une approche macroéconomique des circuits d’approvisionnement qui tend à minorer le vécu quotidien des journalistes dans leurs rédactions. Surtout lorsque celles-ci se réduisent au domicile de leurs employés ou éditeurs.
7Ces lacunes de la recherche sociale empirique sont préjudiciables, car les transformations connues par les journalistes dans leurs relations à leurs sources sont au moins aussi importantes que celles modifiant leurs relations au public, au produit ou aux autres producteurs d’information. Ces mutations sont repérées par Jean-Marie Charon (1994) dès le milieu de la décennie précédente. Le sociologue des médias constate un triple mouvement de concentration, d’autonomisation (de plus en plus d’organisations publiques ou privées produisent leurs propres textes et images à l’intention des journalistes, mais aussi du public) et de numérisation (rôle de plus en plus important des bases de données informatiques). Passé longtemps inaperçu, ce dernier phénomène devient, depuis peu, le trait majeur des évolutions relatives aux sources des journalistes.
8Qu’en est-il réellement dans la pratique des professionnels (ou assimilés) des médias ? La numérisation et la croissance exponentielle de leurs sources désormais mises en réseaux représentent-elles un danger ou une chance pour eux ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons choisi d’enquêter dans une salle de rédaction d’un grand quotidien français, en nous limitant toutefois à une catégorie de sources numériques : celles qui sont proposées par les moteurs de recherche, en particulier Google.
9Lorsque l’on s’intéresse de plus près aux interactions possibles et réelles entre journalisme et moteurs de recherche, les questions ne manquent pas. Toutefois, pour éviter la dispersion de nos interrogations, nous avons focalisé notre attention sur trois d’entre elles : les journalistes utilisent-ils vraiment de plus en plus des sources électroniques ? Parmi elles, quelle est la part de celles issues de l’usage des moteurs de recherche ? Enfin, quelle est l’attitude dont font preuve les journalistes par rapport aux sources électroniques en général, et aux moteurs de recherche en particulier ?
- 1 Libération a par ailleurs été le premier grand quotidien français à intégrer des spécialistes en d (...)
10Pour le savoir, nous avons mené en 2006 une enquête monographique par entretiens semi-directifs au sein de la rédaction de Libération, quotidien national qui a été un pionnier en France dans le développement d’un journalisme en ligne et la structuration d’une rédaction multimédia. Cette enquête fait d’ailleurs suite à celle que nous avions conduite, dix ans auparavant, dans la même rédaction, au moment de l’introduction d’Internet dans l’organisation professionnelle (Pélissier et Romain, 1998). Le choix de ce quotidien a été motivé par plusieurs raisons : parmi les plus avancés en matière de numérisation de ses activités1, Libération demeure une référence pour le journalisme professionnel français. En outre, la rédaction de ce journal est aussi un lieu de réflexion et de réflexivité à propos de l’incidence des TIC sur les pratiques professionnelles et plus largement sur la société (certains de ses rédacteurs ont même publié articles et ouvrages sur la question). Enfin, sur un plan plus conjoncturel, notre enquête a été réalisée au moment du plan social lié au rachat du journal par le groupe Rothschild et conduisant à une double qualification Web/papier des rédacteurs impliquant de nombreuses discussions internes.
11Dans notre échantillon, nous avons choisi d’éviter les cadres et les rédacteurs travaillant exclusivement pour la production en ligne, à priori usagers plus sédentaires des ressources numériques que leurs homologues de la rédaction papier. Nous avons par ailleurs tenté de représenter au mieux les différents services correspondants aux principales rubriques du journal. Nous aurions souhaité compléter la série d’entretiens par une observation in situ de la collecte des sources numériques par les journalistes interrogés ; mais certains d’entre eux nous ont signalé qu’ils ressentiraient comme une intrusion un regard extérieur sur une activité qu’ils considèrent comme relevant d’une certaine « intimité professionnelle ». Cela dit, se pose vraiment la question du choix de la méthode opportune pour étudier au mieux cette dimension cachée (et qui entend le rester, semble-t-il) de l’activité journalistique. Nous avons bien conscience des limites d’une méthodologie se réduisant au recueil du discours d’acteurs sur un sujet aussi sensible, mais nous croyons qu’elle constitue déjà un premier pas en avant. Une approche davantage inspirée par l’ethnographie, voire l’ethnométhodologie, pourrait utilement la compléter (Siracusa, 2001).
12À notre première question de recherche, les personnes interrogées estiment presque toutes que le temps consacré à traiter les sources numériques dans une rédaction va croissant. Toutefois, ce temps leur reste très difficile à quantifier dans un agenda type quotidien. Pour certains, il s’agit de quelques minutes à quelques heures. D’autres se positionnent d’emblée dans une logique de flux continu où le temps semble plutôt se dilater : « Moi, j’ai l’ordinateur allumé en permanence. Quand tu me déconnectes, je deviens fou. Quand j’arrive chez moi, la première chose que je fais, c’est allumer la machine » ; « c’est une veille permanente, je suis en permanence derrière un écran, et sur cet écran, je reçois sans arrêt des dépêches, et puis moi-même, je vais sur des sites, je surfe sur des blogues… C’est un flux, je ne peux pas le quantifier en heures » ; « j’utilise le Web 24 heures sur 24 puisque ma mission consiste justement à aller chercher de l’information ».
13Presque tous pensent aussi que ce phénomène contribue à une sédentarisation accrue de la profession (« c’est vrai pour la plupart des journalistes aujourd’hui », commente l’un d’entre eux). On retrouve sur ce point les résultats de l’enquête menée par Estienne sur un panel de rédacteurs plus large et diversifié que le nôtre. Ce chercheur constate que plus les journalistes sont usagers du Web, plus leur fonction se bureaucratise. Les professionnels cités par lui sont sans ambiguïté : « on est vissés à nos bureaux comme on l’a jamais été » ; « dans la presse écrite, il faut savoir que les journalistes sortent de moins en moins. Il y en a quand même beaucoup qui travaillent surtout avec le téléphone et Internet, c’est une tendance malheureuse, mais qui est poussée par des soucis de productivité » (2007).
14Parmi les sources ascendantes utilisées, les newsletters spécialisées (deux personnes évoquent « plus d’une quarantaine par jour ») et les dépêches d’agence arrivent largement en tête. Quant aux flux RSS, ils semblent encore peu prisés. Certains évoquent à ce sujet un risque de saturation lié à l’abonnement à de trop nombreux fils (« Internet nous facilite notre travail, mais il risque aussi de nous noyer sous un flot d’information »), sans pour autant faire référence aux logiciels tels que Netvibes, qui permettent une meilleure visualisation des flux et un « tri sélectif » en la matière.
15En ce qui concerne les sources descendantes, un choix très net est effectué au profit des informations institutionnelles : « ben, je leur fais confiance. Je n’ai pas dix mille possibilités, sinon, peut-être, parfois, de faire parler d’autres qui sont pas d’accord ». Il est vrai que la plupart de nos enquêtés sont des journalistes spécialisés qui aiment à se rendre par eux-mêmes sur des sites eux aussi spécialisés auxquels ils font confiance, dans les domaines de l’environnement, de la géopolitique, du sport ou de la culture. De façon générale, à une exception près, la défiance vis-à-vis de sources plus alternatives telles que les sources autopubliées (mis à part certains blogues experts de scientifiques, par exemple) est particulièrement marquée : « au vu du nombre de blogues qui existent, j’ai pas envie d’être noyé dans ce flux d’informations » ; « honnêtement, ça reste minoritaire » ; « pour moi, un blogue, tant que je connais pas la personne, qui elle est, ce n’est pas une source crédible » ; « je vais jamais sur les blogues [...] Les blogues m’apportent pratiquement zéro information [...] Les informations sur ce type de média sont souvent vindicatives… ».
16Dans cette faible prédilection pour les sources autopubliées, le choix d’un moteur de recherche tel que Google n’est pas sans incidences. Même si ce dernier a développé son propre service de recherche sur les blogues, les journalistes interrogés l’utilisent peu. Ils privilégient largement la fonction de moteur généraliste du géant américain de l’Internet, laquelle tend à survaloriser, dans son système de référencement, les sources les plus institutionnelles.
17Or, pour revenir à notre deuxième question de recherche, l’entreprise de Sergey Brin et Larry Page est unanimement plébiscitée par nos enquêtés.
18D’une part, Google s’est imposé à eux, dans une finalité d’usage professionnel, comme le moteur le plus efficace sur le marché. D’autre part, ils portent presque tous sur ce moteur des appréciations très positives : « j’ai démarré à l’époque avec AltaVista. Mais maintenant, il faut savoir qu’avec Google, les critères de recherche d’info sont devenus plus pertinents [...] Google reste la référence dans le domaine de la recherche d’info » ; « j’utilise énormément et principalement Google [...] probablement en raison de ses fonctions de recherches avancées » ; « je préfère Google parce que c’est plus puissant et la recherche y est plus facile [...] Google ne remplace pas l’info, mais nous y mène » ; « avec Google, j’arrive vraiment à trouver ce que je cherche ».
19Cependant, ce succès de Google ne va pas sans poser problème. Tout d’abord, les enquêtés ont du mal à expliquer leur plébiscite. À la question : « Pourquoi utilisez-vous davantage Google que d’autres moteurs ? », les réponses varient entre l’ignorance (« c’est un réflexe, je ne sais pas pourquoi ») et l’embarras, dans la mesure où la majorité des journalistes interrogés n’ont pas vraiment cherché à apprécier les qualités d’autres moteurs, et à les comparer avec celles de Google. Par ailleurs, leurs réponses traduisent une relative méconnaissance du marché des search engines, et surtout des usages plus évolués de Google (dans notre panel, aucun journaliste n’a suivi de formation spécialisée sur les moteurs). Ainsi, la majorité d’entre eux n’utilisent pas les outils de recherche avancée, les services plus spécialisés tels que Google Scholar ou le moteur de blogues, et presque tous se limitent aux vingt premières réponses fournies par le moteur à leurs requêtes. Bref, Google leur apparaît comme un outil de recherche presque parfait, avec très peu de défauts : aucune appréciation négative n’est ainsi portée sur lui par nos enquêtés.
20Dans cette logique, le service Google News ne se présente pas comme un concurrent dangereux. Selon eux, il s’agit d’une simple machine (« c’est purement artificiel, pas mal de gens pensent que c’est malhonnête, moi, je pense le contraire vu que tout est artificiel ») qui apparaît bien commode pour les journalistes professionnels et qui ne risque pas de menacer leur identité. Quelques enquêtés, en minorité, doutent toutefois de l’objectivité prétendue de Google News et affirment qu’un tel service apparemment gratuit est nuisible aux intérêts des entreprises de presse qui tentent de rentabiliser leur site Web.
21De telles appréciations louangeuses du moteur californien traduisent de fait un certain manque de distance par rapport à l’outil. Cela nous a semblé surprenant de la part de rédacteurs d’un journal qui n’a pas hésité, avec nombre de ses confrères tels que Le Monde diplomatique ou Télérama, à publier des articles et des dossiers critiques dénonçant certains travers et surtout la volonté d’hégémonie de Google.
22Mais cela nous a d’autant plus surpris que les journalistes interrogés ont souhaité faire preuve de distanciation par rapport aux sources électroniques qu’ils utilisent. Sur ce point, les propos abondent et se veulent rassurants : « je me sers beaucoup du Web comme source d’informations, mais ça veut pas dire que je sors pas [...] Il m’arrive rarement de valider une info trouvée sur le Web sans avoir au préalable quelqu’un au téléphone pour la confirmer » ; « un blogue est pour moi une source si je sais que la personne existe, si je la connais » ; « jamais je ne me contente de prendre directement l’information sur les sites Web sans la recouper ». Bref, nos enquêtés reprennent l’antienne professionnaliste consistant à affirmer publiquement qu’ils demeurent de « vrais » journalistes, avec ou sans Internet, et qu’ils savent prendre de la distance par rapport aux outils numériques avec lesquels ils travaillent au quotidien. Ils ne se laissent pas manipuler, voire aliéner, par ces outils parfois décriés. Dans l’ensemble, ils affirment en bénéficier parce qu’ils savent les remettre à leur place : celle qui n’obère pas les fondements historiques du journalisme professionnel, à travers ses méthodes spécifiques et sa déontologie. En revanche, cette précaution est bien moindre dans le cas des relations de nos enquêtés avec un outil numérique tel que Google.
23Que faut-il déduire des résultats précédents ? La puissance de pénétration du géant mondial de l’Internet dans les milieux professionnels pourtant parmi les mieux informés de ses stratégies et usages ? La fascination de ces milieux pour un outil qui semble « tombé du ciel » pour leur plus grand bénéfice ? L’insuffisante formation et sensibilisation de professionnels de l’information qui font pourtant un usage quotidien et abondant de ce moteur ? Google serait-il devenu, en si peu de temps, une nouvelle norme de qualité susceptible de détrôner ces sources primaires que sont les grandes agences de presse ?
24Bornons-nous à constater, et ce résultat nous semble heuristique, un véritable hiatus entre la forte distance que nos journalistes interrogés manifestent vis-à-vis de leurs sources numériques et la distance bien plus réduite dont ils font preuve par rapport à Google, alors que ce dernier est devenu l’un de leurs fournisseurs en ligne parmi les plus utilisés. Ce hiatus conduit à une survalorisation de Google par rapport à d’autres sources et outils de recherche. Or, pour reprendre le titre d’un article du Monde diplomatique (Lazuly, 2003) qui a inspiré notre programme collectif de recherche, il existe bien un « Monde selon Google » que les journalistes contribuent à véhiculer mais aussi à surévaluer, de par leur manque de distance par rapport à l’objet. Ce résultat est d’autant plus intéressant que ces enquêtés ne sont pas des novices dans l’usage des TIC : la majorité d’entre eux ont travaillé par le passé dans une rédaction multimédia, ils produisent presque tous des articles pour le Web et s’intéressent personnellement au multimédia.
25Les résultats de cette enquête sont cependant à nuancer par ses propres limites méthodologiques, que nous avons déjà abordées : il faudrait encore améliorer la représentativité de notre échantillon, étendre notre panel à d’autres médias, mais aussi prendre davantage en compte le point de vue des sources elles-mêmes, pour éviter de se limiter à la reproduction d’un discours d’acteurs qui n’évaluent pas toujours à leur juste mesure les enjeux de leurs comportements professionnels. Enfin, les résultats obtenus reflètent aussi des données conjoncturelles (absence de réelle concurrence de Google sur le marché français, insuffisante formation des journalistes à l’usage des outils de recherche sur le Web, etc.) qui pourraient être amenées à changer dans les années qui viennent et qui rendront pertinente la répétition et la réévaluation d’une telle monographie, en l’étendant aussi à des supports plus spécialisés.