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Quelle nouvelle histoire pour la recherche en communication ? Le cas de Walter Lippmann

Dominique Trudel

Résumés

Cette note de recherche interroge les enjeux épistémologiques et politiques inhérents à la « nouvelle histoire » de la recherche en communication à partir d’une discussion de récents travaux consacrés à Walter Lippmann. Plus précisément, cette note critique deux interprétations émanant de ce courant, soit la thèse de la filiation de Lippmann au pragmatisme et la thèse d’une pensée fondamentalement démocratique.

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Texte intégral

  • 1  L’expression renvoie ici au texte de Jefferson Pooley, « The new history of communication research (...)

1On assiste actuellement à un regain d’intérêt pour l’histoire de la recherche en communication. Ce renouveau s’articule autour de l’idée d’une « nouvelle histoire » de la recherche en communication à la fois distincte et critique des narratifs historiques existants (Pooley, 2008). En plus de formuler de nouveaux narratifs historiques, la « nouvelle histoire de la recherche en communication1 » se distingue par ses méthodes et ses objectifs. Pour Jefferson Pooley et David Park (2008 : 5-9), les caractéristiques propres à ce courant sont : 1) un historicisme en mesure de témoigner de la singularité des contextes historiques et de leurs rationalités propres ; 2) un éclectisme qui table sur la coexistence de différentes méthodes et explications historiques ; 3) l’importance accordée au travail sur les archives ; 4) l’utilisation de bases de données et de techniques quantitatives ; 5) l’ouverture à des micro-histoires et aux histoires institutionnelles ; 6) le développement de perspectives internationales ou comparatives ; 7) le dialogue avec l’historiographie des autres sciences sociales.

2La nouvelle histoire formule une critique sans appel à l’endroit de l’historiographie existante. Dans la mesure où toute démarche historique repose sur certains narratifs préexistants — explicitement ou non considérés comme valables —, c’est paradoxalement le mot de James Carey selon lequel « there is no history of communication research » (cité dans Pooley et Park, 2008 : 1) qui tient lieu d’imagination historique. Ce faisant, cette perspective est curieusement analogue à l’épistémologie disciplinaire classique caractérisée par son obsession pour les « effets » immédiats des médias (Ryfe, 2001), une prémisse qui explique en partie la désolation de l’imagination historique en communication. Pour les pionniers de la recherche en communication tout comme pour les nouveaux historiens de la communication, la démarche historique semble avoir quelque chose d’étranger, voire d’impossible. Tandis qu’elle est difficile à concilier avec l’épistémologie des premiers, la démarche historique est incapable de se réfléchir à l’aune d’une filiation historique pour les seconds.

3Le problème de l’histoire de la recherche en communication demeure donc entier, tout comme celui de l’avantage de la nouvelle histoire et de sa « nouveauté ». Quel est le rapport entre la nouvelle histoire et la « non-histoire » antérieure ? Quelles sont les possibilités interprétatives de la nouvelle histoire ? Je propose d’examiner ces questions à partir d’un cas précis, celui de la production historiographique récemment consacrée à Lippmann dans le cadre de la nouvelle histoire de la recherche en communication (Jansen, 2008 et 2009 ; Schudson, 2008).

Walter Lippmann et l’historiographie de la recherche en communication

4Dès 1949, l’inclusion d’un chapitre de Public Opinion (1922) dans l’anthologie Mass Communications de Wilbur Schramm a contribué à faire de Lippmann une figure importante pour l’historiographie de la communication. Mais tandis que de nombreux travaux historiques subséquents s’intéressent aux thèses de Lippmann et leur prêtent une influence importante sur le développement ultérieur de la discipline (Littlejohn, 1978 ; Carey, 1989 ; Rogers, 1994), ces thèses font l’objet de controverses qui divisent et organisent l’historiographie sur les plans politique et paradigmatique. En effet, à la suite des travaux de Carey sur le débat Dewey-Lippmann, le « rôle » et le « statut » de Lippmann sont devenus des questions centrales et éminemment stratégiques au sein des différents narratifs historico-politiques disciplinaires. Entre autres, ces narratifs dépeignent tour à tour Lippmann comme le père de l’agenda-setting (Rogers, 1994), le propagandiste qui a contribué à définir la discipline (Simpson, 1984), un penseur anti-démocrate proche du léninisme (Chomsky, 1997) et un héraut de la démocratie contemporaine (Latour, 2008). Dans un pareil tourbillon herméneutique, il s’avère périlleux de distinguer un éventuel Lippmann « authentique », ou une interprétation plus juste, historiquement conséquente, ou apolitique. Au sein de l’historiographie disciplinaire, Lippmann occupe un rôle qui est paradoxalement fort semblable à celui de l’École de Chicago : tous deux fonctionnent tels des instruments de projection(Lofland, cité dans Pooley, 2007 : 471) qui nous en apprennent davantage sur le positionnement épistémologique et politique du commentateur que sur celui de Lippmann ou de John Dewey.

5Pour Sue Curry Jansen, Lippmann constitue ainsi le straw man de l’historiographie disciplinaire : un assemblage de vérités partielles, de faits isolés, de souhaits naïfs, de caricatures, d’anecdotes et d’inversions (Jansen, 2008 : 71). À l’encontre de cette réduction, Jansen suggère de réviser toute une tradition interprétative — dont Carey est le plus illustre représentant — qui tend à dépeindre Lippmann comme un penseur anti-démocrate réduisant la communication à sa dimension instrumentale. Jansen assimile cette tradition à un « folklore disciplinaire » auquel la nouvelle histoire doit régler son compte (2009 : 221) et propose un retournement interprétatif radical. Dans le nouveau narratif esquissé par Jansen, Lippmann est un penseur d’une ouverture radicale, un héritier de William James et un aventurier intellectuel faisant preuve d’une humilité remarquable (Jansen, 2008 : 73). Ce n’est donc plus la pensée de Lippmann qui est politiquement suspecte, mais bien celle des commentateurs trop pressés de politiser l’histoire. Sous la plume de Jansen, la nouvelle histoire se présente comme un véritable panégyrique à la mémoire de celui qu’elle décrit comme « a formidable thinker who posed deeply troubling question about media and democracy, questions that those who are committed to advancing emancipatory communications cannot evade » (2008 : 72). Dans une veine similaire, Michael Schudson (2008) a récemment publié un article dans lequel il formule de sérieux doutes quant à l’analyse des idées de Lippmann proposée par Carey, James Fallows, Christopher Lasch et Thomas Bender. Leur invention d'un Lippmann anti-démocrate serait liée à la nécessité d'inscrire l'approche critique dans la tradition américaine et ce, à l'époque où le communisme et la théorie critique de Francfort semblent dépassés.

6De si ambitieuses révisions méritent une grande attention et constituent l’occasion d’évaluer l’apport potentiel de la nouvelle histoire de la recherche en communication ainsi que les enjeux épistémologiques, historiques et politiques inhérents à une telle démarche. Cette note de recherche explore l’hypothèse d’une ressemblance profonde entre la nouvelle histoire de la recherche en communication et le folklore disciplinaire duquel elle promet pourtant de nous libérer. En effet, c’est aussi à partir de faits isolés, de souhaits naïfs, de caricatures, d’anecdotes et d’inversions que Jansen recompose ce qui ne constitue qu’un autre homme de paille. Avec une figure comme Lippmann — dont la versatilité et l’inconsistance ont été soulignées maintes fois et depuis fort longtemps (Bates, 1933 ; Eulau, 1952) —, les possibilités interprétatives et les contre-exemples sont potentiellement si nombreux qu’un habile bricolage suffit pour déboulonner l’homme de paille le plus solidement installé, le remplaçant par un autre, évidemment composé de la même manière. Le dernier homme de paille en date, celui de Jansen, est un Lippmann pragmatiste et démocrate, souvent victime de mauvaises interprétations. Il convient d’examiner ces deux thèses en détail.

La question du pragmatisme

7Pour étayer sa thèse d’un penseur pragmatiste, Jansen cite un texte dans lequel Lippmann est fort élogieux à l’endroit de James, dont il vante l’ouverture d’esprit ; cet extrait « prouvant » évidemment la filiation de Lippmann au pragmatisme de James :

He was simply open-minded. […] He was willing to listen to what seemed preposterous, and to consider what might, though queer, be true. […] He gave all men and all creeds, any idea, any theory, any superstition, a respectful hearing. […] that he was a man of tolerance never meant the kind of timidity which he refuses to take a stand. […] he fought hard for his ideas, because he believed in them. […] And he told his conclusions. He told them, too, without the expert’s arrogance towards the man in the street, and without the dainty and finicky horror of being popular or journalistic (Lippmann, cité dans Jansen, 2008 : 73).

  • 2  Jansen critique pourtant Noam Chomsky pour son usage imprécis des citations (2008 : 87).

8Les cinq troncatures de cette citation modifient largement le sens du texte. Certains passages du même texte suggèrent en effet un portrait beaucoup plus nuancé de James2. On aurait par exemple dû lire, juste après « he fought hard for his ideas », « The propagandist was strong in William James » (Lippmann, 1976 : 23). Bien que la notion de propagande revêt aujourd’hui un sens péjoratif qu’elle n’avait certainement pas en 1910, ce passage — omis par Jansen — vient nuancer cette thèse du « modèle d’ouverture ». Cette omission suggère également une certaine conception de l’archive qui préfère sacrifier l’intégrité du texte historique pour éviter quelques malentendus sémantico-historiques potentiels. De la même manière, le passage suivant, quoique fort significatif, est escamoté :

James was no more afraid of a new political theory than he was of ghosts, and he was no more afraid of proclaiming a new theory, or an old one, than he was of being a ghost. I think he would have listened with an open mind to the devil’s account of heaven, and I’m sure he would have heard him out on hell. James knew that he didn’t know (Lippmann, 1976 : 22).

  • 3  Dans une formulation très proche de celle de Lippmann, Santayana déclarait, à propos de James : «  (...)
  • 4  James qualifia Interpretations of Poetry and Religion de Santayana (1900) de « perfection of rotte (...)
  • 5  Jansen se montre très critique à l’endroit de Steel, auteur d’une biographie de Lippmann faisant a (...)

9Difficile de ne pas voir dans ces lignes une raillerie quant à l’intérêt bien connu de James pour le spiritisme, ainsi qu’un écho des critiques formulées par l’opposant intellectuel de James à Harvard, le professeur George Santayana3. Dans son texte, Jansen évoque rapidement l’influence de Santayana sur Lippmann, sans mentionner que les philosophies de James et Santayana sont absolument divergentes et irréconciliables (Fisher, 1965)4. Sur l’économie de ces influences intellectuelles respectives, la biographie de Ronald Steel dresse un portrait plus subtil5 :

Except for the exuberant books of his early youth, Lippmann’s works bear the imprint of Santayana’s search for a reality beyond experience, one rooted in a neo-Platonic « essences », eternal values, and a « detached contemplation of earthly things », as Santayana himself described it. While James’s praise of instinct and experimentation, his war against dogma and abstract intellectualism, captured the imagination of the young Lippmann, Santayana’s doctrine that « the function of reason is to dominate experience, » and his fear that excessive democracy would establish a tyranny of the majority, « the most cruel and unprogressive of masters, » proved more enduring. Lippmann came to see James’s pragmatism, with its moral relativism and its belief that truth was to be made rather than found, far less compelling than Santayana’s search for absolute moral values that could be reconciled with human experience. « I love James more than any great man I ever saw, » he wrote Bernard Berenson a decade after leaving Harvard, « but increasingly I find Santayana inescapable » (Steel, 1980 : 21).

10Au cours des années suivant son départ d’Harvard, Lippmann mentionna fréquemment que ce fut l’influence de Santayana qui l’empêcha de succomber au pragmatisme de James (Schlesinger, 1959 : 190). Dans L’opinion publique et son double — sans contredit le meilleur essai publié sur la pensée de Lippmann —, Joëlle Zask abonde dans le sens de Steel : loin d’être pragmatiste, la pensée de Lippmann serait essentiellement positiviste et fondée sur un substrat anthropologique psychologisant : « La conception positiviste de la vérité oblige Lippmann à régresser de plus en plus à la recherche d’un acteur social qui posséderait toutes les qualités requises. C’est dans la personne des experts qu’il pensera l’avoir trouvé. Le public comme intermédiaire entre la société et l’État sera court-circuité » (Zask, 1999 : 80). Bien qu’elle ne cite pas le brillant essai de Zask, Jansen rejette néanmoins du revers de la main cet argument d’un Lippmann positiviste, la douzième note en bas de page nous apprenant que la conception de la science de Lippmann est largement redevable à Charles Sanders Peirce (Jansen, 2008 : 101). Lippmann est donc, bien évidemment, un penseur pragmatique…

La question de la démocratie

  • 6  Jansen (2009) identifie bien quelques exemples de ce narratif oppositionnel, mais seulement pour d (...)

11Si la thèse du pragmatisme de Lippmann s’appuie sur l’association Lippmann-James (Lippmann = James), celle d’une pensée politique foncièrement démocratique s’appuie quant à elle sur l’association de Lippmann et de Dewey (Lippmann = Dewey, puisque Dewey = James), dont l’engagement en faveur de la démocratie ne fait aucun doute (Anderson, 1979 ; Lair, 2002). Mais afin de réaliser cette étrange équation, le débat Dewey-Lippmann et la considérable historiographie auquel il a donné lieu doivent être revisités et pacifiés. Pour Jansen, toute cette tradition s’explique par un simple « effet papillon » : une mésinterprétation minime du « débat » serait la cause d’une production historiographique aussi vaste que fallacieuse (un « Vésuve d’erreurs interprétatives ») à laquelle il faudrait remédier (2009 : 223-224). Jansen affirme que le débat Dewey-Lippmann est une création de Carey remontant au début des années 1990, une perspective partagée par Schudson (2008). Avant cela, nulle trace du débat entre Dewey et Lippmann. Néanmoins, s’il n’y a pas eu débat, au sens d’une discussion continue entre Dewey et Lippmann, il est trompeur de laisser entendre, comme le fait pourtant Schudson, que c’est Carey qui inaugure une lecture dépeignant Lippmann comme un penseur anti-démocrate. Au contraire, après la publication de Phantom Public (1925), de telles accusations fusent de toute part (voir par exemple Pinchot, 1933) et le narratif opposant Lippmann et Dewey est déjà bien en place dès les années 1950 (voir par exemple Eulau, 1956).6

12Le détour par cette question du débat entre Dewey et Lippmann nous éloigne de la question de la démocratie chez Lippmann. Il est toutefois nécessaire puisque l’historiographie récente ne cesse de lier ces questions et inaugure une interprétation qui me semble éminemment douteuse. Bien sûr, Carey et d’autres exagèrent peut-être l’opposition entre les deux penseurs et auraient eu avantage à mettre également l’accent sur certaines convergences. Mais Carey ne prétend pas faire de l’histoire : le débat Dewey-Lippmann lui permet d’illustrer « à l’américaine » la distinction entre la recherche administrative (Lippmann) et la recherche critique (Dewey), rien de plus (Carey, 1989 : 74-75). Bien sûr, il n’y a pas eu, à proprement parler, de débat, puisque Lippmann ne répond pas à Dewey. Mais les idées politiques de Dewey et de Lippmann ne sont pas réductibles l’une à l’autre, s’opposant radicalement quant à la place même de la démocratie au sein de leurs édifices intellectuels respectifs. Chez Dewey, la démocratie (et un certain rejet des élites) constitue le point de départ de la réflexion, un engagement premier et fondamental. Pour lui, les « bonnes » conceptions de la nature psychologique de l’homme et des sciences sociales sont fonction de cet engagement préalable auquel elles doivent correspondre. Au contraire, pour Lippmann, il est nécessaire de construire les théories politiques à partir de la nature des choses (de l’individu, du social, etc.) ; la démocratie étant simplement le nom de la doctrine politique conséquente avec cette nature, quelle qu’elle soit. Sa conception psychologisante de l’homme (incapable de connaître dans un monde complexe) constitue ainsi un point de départ absolument inacceptable pour Dewey :

La question de savoir comment accorder la démocratie et l’incompétence des citoyens, est une question viciée pour Dewey. Elle masque le problème qui est à ses yeux fondamental : le développement progressif d’une situation économique et sociale dont l’incompétence, l’indifférence et l’apathie sont les conséquences (Zask, 1999 : 238).

13Il est donc curieux de constater que Jansen tente d’établir le fondement démocratique de la société des experts technocrates vantée par Lippmann, pour qui, en bon pragmatiste, la démocratie n’est pas un « fondement ». En effet, Jansen écrit : « Lippmann’s technocracy was meritocratic. Expertise was achieved through effort, intelligence and education (the American dream) ; and Lippmann supported universal access to public education » (2008 : 87). Cet engagement en faveur d’un accès universel à l’éducation n’est toutefois pas discuté davantage, bien qu’il constitue ici la garantie de l’argument. Faut-il croire que l’éducation est une préoccupation fondamentale de Lippmann, comme c’est le cas pour John Dewey ? Ce n’est pas le cas, et un épisode bien connu permet de relativiser l’engagement de Lippmann envers l’accès universel à l’éducation. Durant les années 1920, alors qu’un débat fait rage quant à l’implantation d’un quota d’admission pour les juifs à l’Université Harvard, Lippmann proposa, au lieu d’appliquer un tel principe, d’élargir le bassin d’admission, ce qui aurait le même résultat mais sans l’odieux du quota (Steel, 1980 : 195).

  • 7  Dans Essays in the Public Philosophy (1955), Lippmann critiquera durement « l’éducation progressiv (...)

14La relation axiomatique entre la démocratie et l’éducation que suppose l’argument de Jansen mérite également d’être discutée. En quoi être en faveur de l’accès universel à l’éducation est-il fondamentalement démocratique ? Dans Phantom Public, Lippmann critique précisément cette thèse – conséquente avec les idées de Dewey7 – qui serait commune à tous les livres écrits sur la démocratie depuis cent cinquante ans, selon laquelle l’éducation des masses permettrait d’enrayer les tendances oligarchiques de l’action collective :

C’est pourquoi persister à évoquer l’éducation comme remède à l’incompétence en démocratie ne mène à rien. Concrètement, cela équivaut à proposer que les professeurs grâce à on ne sait quel pouvoir magique, fabriquent des hommes capables de gouverner en suivant les recommandations des législateurs et les prêcheurs d’idéaux civiques à qui on aurait donné carte blanche. […] En comptant sur l’éducation, on ne peut qu’être déçu (Lippmann, 1925/2008 : 60).

15L’éducation, loin d’être liée à l’avancement de la démocratie, conduit à en perpétuer les illusions. Pour Lippmann, l’école ne doit pas susciter l’engagement général des citoyens dans les processus politiques mais plutôt constituer un facteur d’accès différencié à la sphère politique. Il appartient seulement à la minorité « bien éduquée » sur un problème précis, c’est-à-dire aux experts, de se prononcer. Si, comme l’affirme Jansen, la technocratie des experts est bel et bien « méritocratique », elle a néanmoins pour conséquence d’exclure le public de la délibération politique et de la vie démocratique. Pour Lippmann, le rôle du public consiste seulement à s’aligner (ou non) derrière une politique proposée par un acteur qualifié lorsque ceux-ci n’arrivent pas à un consensus (le plus rarement le mieux). En aucun cas le public ne peut formuler par lui-même de propositions politiques.

16En 1925 – soit à l’époque du « débat » Dewey-Lippmann – Lippmann, démocrate bien malgré lui, écrivit ces mots à l’endroit de son ami le juge Learned Hand : « My own mind has getting steadily anti-democratic » (Steel, 1980 : 211).

Quelle nouvelle histoire pour la recherche en communication ?

17Il est possible de poursuivre ainsi indéfiniment, de chercher et d’exposer le contre-exemple révélateur ou l’anecdote décisive susceptible de révéler l’« authentique » Lippmann. Mais ce faisant, et malgré les meilleures intentions, nous ne faisons pas autre chose que de construire d’autres hommes de paille, avec pour seul mérite la construction d’un passé satisfaisant à des exigences politiques particulières. C’est une bien curieuse opposition que celle avancée, sous forme d’accusation, par Jansen entre le politique et le travail intellectuel : « Yes, Chomsky is doing politics here, not scholarship » (2008 : 88). Le danger qui pointe alors à l’horizon est un autre fantasme, celui d’une histoire supposément apolitique. Le Lippmann dépeint par Jansen serait-il enfin ce Lippmann « neutre » et objectif tant attendu ? Bien sûr que non, l’élaboration de l’histoire étant, par définition, idéologique (Barthes, cité dans Hardt, 2008 : xii). La réfutation factuelle constitue ainsi le terrain miné où les fictions se construisent, par accumulation de petits faits et de petites omissions. C’est l’histoire sans fin des hommes de paille.

18Afin d’échapper à ce concours de réification, il est primordial de déployer une réflexion ancrée dans une philosophie historique explicite et méthodique. Si la discipline souffre effectivement d’un manque flagrant de sens historique et que son histoire demeure encore à écrire, elle manque encore plus cruellement de recul par rapport à la nature même de l’enquête historique et de ses méthodes, qui ne sauraient être réduites à la simple élucidation post-politique de ces fameux faits « réels » et trop longtemps « cachés ». Paradoxalement, le cas de Lippmann nous montre qu’il est difficile d’identifier, même au sein de la « nouvelle histoire de la communication », le déploiement de perspectives historiographiques richement développées sur le plan conceptuel. L’urgence d’une telle tâche est pourtant évidente pour la nouvelle histoire de la communication, à défaut de quoi condamnée à déboulonner les hommes de paille du passé pour en produire de nouveaux. En quoi cette nouvelle histoire serait-elle nouvelle ?

19« Significantly, the new history revises even the revisionist history (of Gitlin and others) that had, as we have seen, accepted core elements of the mainstream history » (Pooley, 2008 : 57). En présentant la nouvelle histoire comme une « négation de la négation » de l’histoire mainstream, Pooley implique nécessairement une certaine ressemblance entre ces trois types d’histoire. Telle est en effet la leçon hégélienne fondamentale : le troisième moment dialectique, en plus d’être fonction des deux moments précédents, requiert à la fois leur abolition et leur réconciliation. En d’autres termes, tandis que la nécessité d’une nouvelle histoire de la communication est justifiée, certaines de ses productions semblent s’inscrire dans la logique de la vieille histoire des grands hommes et des grandes œuvres. L’essentiel de la production historiographique autour de Lippmann constitue un excellent exemple de ce paradoxe en se déployant autour de l’axe liant l’histoire des grands hommes et des grandes œuvres (c’est l’histoire mainstream, notamment celle de Rogers et de Schramm) à leur déboulonnage respectif (c’est l’histoire révisionniste). La démarche de Jansen, loin d’échapper à cet axe, en occupe l’exact milieu. Elle est, d’une part, révisionniste en ce qu’elle révise certaines constructions narratives à propos de Lippmann et, d’autre part, mainstream dans la mesure où des éléments biographiques sont mis en parallèle avec une série de textes et d’événements pour produire un autre de ces narratifs du grand homme et de la grande œuvre. Dans un passage très évocateur quant à la ressemblance entre une certaine forme de nouvelle histoire de la communication et l’histoire mainstream, Jansen tente d’expliquer pourquoi Lippmann n’a pas sa place au panthéon des pères fondateurs de Schramm, bien qu’il soit, de son point de vue, un « penseur formidable » :

Since Lippmann was a journalist, not a behavioral scientist, he did not qualify for elevation to the status of a « founder » of the field in Schramm’s book. Presumably for the same reason, Lippmann did not even qualify as a « forefather » in Schramm’s posthumously published The Beginnings of Communication Study in America (Jansen, 2008 : 83).

20La question demeure donc ouverte : dans quelle mesure les moyens et la finalité de la nouvelle histoire de la communication se distinguent-ils de ceux de l’histoire mainstream et de l’histoire révisionniste ?

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Notes

1  L’expression renvoie ici au texte de Jefferson Pooley, « The new history of communication research ». Les travaux de Christopher Simpson, Timothy Glander, Rohan Samarajiva, Brett Gary, William Buxton et J. Michael Sproule s’inscriraient dans un tel courant (Pooley, 2008 : 48).

2  Jansen critique pourtant Noam Chomsky pour son usage imprécis des citations (2008 : 87).

3  Dans une formulation très proche de celle de Lippmann, Santayana déclarait, à propos de James : « He gave a sincerely respectful hearing to sentimentalists, mystics, spiritualists, wizards, cranks, quacks, and impostors » (Santayana, 1911 : 55). De son côté, Lippmann s’inquiétait tant de cet engouement pour le spiritisme au sein de la bonne société new-yorkaise qu’il organisa, avec la complicité du magicien Houdini lui-même, une expérience afin de discréditer le mouvement. Lors d’une soirée de spiritisme, Houdini réussit à deviner les pensées des convives tout en leur assurant qu’il n’y avait là rien de surnaturel (Steel, 1980 : 206).

4  James qualifia Interpretations of Poetry and Religion de Santayana (1900) de « perfection of rottenness » (Fisher 1965 : 68) tandis que Santayana raillait James en observant que ce dernier plongerait dans une profonde dépression s’il devait finir par avouer qu’une question était définitivement résolue (Steel, 1980 : 20).

5  Jansen se montre très critique à l’endroit de Steel, auteur d’une biographie de Lippmann faisant autorité. Celui-ci aurait eu le tort 1) d’être ambivalent à l’égard de Lippmann ; 2) de rompre avec son engagement de ne pas écrire sur sa vie personnelle et 3) de ne pas avoir tenu compte de l’âge avancé de Lippmann pendant leurs entretiens (Jansen, 2008 : 102).

6  Jansen (2009) identifie bien quelques exemples de ce narratif oppositionnel, mais seulement pour dénoncer un lent et constant processus de déformation historique (c’est le fameux « effet papillon »).

7  Dans Essays in the Public Philosophy (1955), Lippmann critiquera durement « l’éducation progressive », un courant associé aux travaux de John Dewey.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique Trudel, « Quelle nouvelle histoire pour la recherche en communication ? Le cas de Walter Lippmann »Communication [En ligne], Vol. 29/2 | 2012, mis en ligne le 09 février 2012, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/2719 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.2719

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Auteur

Dominique Trudel

Dominique Trudel est doctorant et chargé de cours au Département de communication à l’Université de Montréal et membre du laboratoire Culture populaire, connaissance et critique (CPCC). Courriel : dominique.trudel@umontreal.ca.

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