1Lorsque, dans les années 1980 et 1990, le terme de convergence était évoqué (Baldwin et al., 1996 ; Fidler, 1997), on envisageait plutôt un terminal central dans la maison, avec l’écran de télévision comme principal mode de visualisation et une liaison télématique. On sait maintenant que cette prévision ne s’est pas réalisée, et ce, à trois niveaux. D’abord, la montée en puissance très rapide d’Internet a complètement modifié la donne. En plus de ses compétences particulières, ce média peut offrir ce que font tous les autres médias : livrer tous les jours un journal, faire écouter des radios du monde entier, diffuser de nombreuses chaînes de télévision. Dans la culture technique qui prévalait dans ces deux décennies, seule la télévision était capable de fédérer les autres médias. Internet était une technique certes connue, mais plutôt réservée aux militaires et aux scientifiques. Aujourd’hui, ce ne sont donc pas la télévision et le téléviseur qui réunissent les autres médias, mais Internet et ses écrans (Chantepie et Lediberder, 2005). Internet regroupe encore plus de possibilités que la télévision, notamment une véritable interactivité, des sources d’information quasi inépuisables et d’autres fonctionnalités comme la messagerie. Ensuite, l’idée du lieu de réception unique n’a pas résisté longtemps à la réalité : avec la baisse des coûts des ordinateurs et le développement d’appareils plus simples et plus légers, les ménages se sont de plus en plus multi-équipés en écrans et ont pu envisager des pratiques individuelles. En outre, la possibilité de prolonger le contact avec Internet au travail a encore augmenté la prédominance de ce média sur la télévision. Olivier Donnat (2009) a bien montré que les classes d’âge jeune (moins de 35 ans) étaient particulièrement marquées par ce rejet de la télévision au profit d’Internet, ce qui par ailleurs n’empêche pas un rapprochement possible (Lafrance, 2005). Enfin, un autre acteur est entré en scène et continue à se développer en misant sur une nouvelle caractéristique, la mobilité (Arminen, 2002 ; Figeac, 2009a) : il s’agit du téléphone portable, à l’origine média de diffusion et non d’information (Flichy, 1991), à la différence des deux autres types déjà cités (télévision et Internet). Après avoir enrichi ses capacités techniques originelles par la photographie, le téléphone portable peut maintenant réunir différentes fonctions (Bigot et Croutte, 2007) comme le stockage de données de toutes sortes (vidéo, audio, infos diverses...) et des fonctions dont le nombre augmente quasiment chaque jour. Il suffit de suivre aujourd’hui l’actualité du plus célèbre de ces appareils, le iPhone, pour constater l’augmentation permanente du nombre d’applications. Plus l’appareil réunit de capacités, plus il semble attirer l’attention du public : agenda, consultation des courriels, surf sur la toile, GPS, guide touristique, récepteur radio et télé, etc. La TMP (télévision mobile personnelle), telle que la décrivent Julien Figeac (2009b) et Catherine Lejealle (2009b), en fait partie.
2C’est de cette dernière fonction que le présent article va traiter : les contenus télévisuels diffusés par un opérateur téléphonique, en prenant le cas de la Suisse et de la séquence appelée le 100 secondes. En 2005, France Télécom, l’un des principaux opérateurs de téléphonie mondiaux, lance par l’intermédiaire de sa marque phare, Orange, un nouveau produit : une émission générale d’informations diffusée par téléphonie mobile. En décembre 2006, l’opérateur historique de téléphonie en Suisse, Swisscom, reprend cette idée : d’abord gratuitement, puis pour 9 CHF par mois (environ 9 $ US ou 8 euros), il diffuse un journal télévisé appelé le 100 secondes qui se veut « une synthèse de l’actualité romande, nationale, internationale, économique et boursière, ainsi qu’un bulletin météo » (site consulté n° 1). Il s’agit donc à la fois d’une diffusion de flux à heure fixe et d’un message délinéarisé que l’abonné peut regarder, soit immédiatement, soit plus tard en allant chercher dans le dossier « Messages reçus » de son smartphone. Il est produit par la télévision de service public suisse, la Schweizer Fernsehen (SF) pour les abonnés parlant l’allemand et par la Télévision suisse romande (TSR) pour les francophones.
3Une nouvelle tendance se confirme : les entreprises spécialisées dans la diffusion s’intéressent de plus en plus au contenu diffusé sur ses canaux. La traditionnelle séparation entre industrie du contenu et celle des tuyaux (Miège 2000) perd de sa pertinence. Parmi les thèses controversées de Marshall McLuhan (1966), l’une a cependant été reprise par une majorité de chercheurs, soit celle de l’influence du média sur le message, le fameux « the medium is the message ». La question centrale de cette réflexion touche donc la nature du message diffusé. Comment s’articule-t-il entre les deux techniques, celle de la télévision et celle du téléphone dont il est issu ? Les contraintes temporelles et spatiales de réception ne sont plus les mêmes. De quelle façon cela influence-t-il le contenu et la mise en forme des messages et de manière générale le dispositif (Baudry, 1975 ; Jacquinot-Delaunay et Monnoyer [dir., 1999) ? Est-ce que les stratégies mises en place sont celles de la téléphonie ou celles de la télévision ? Toute nouveauté a un coût et a donc besoin d’un financement. Là encore, est-ce que ce sont les habitudes des opérateurs ou celles des chaînes de télévision qui ont été retenues ? En résumé, les questions essentielles que l’on peut se poser à propos de ce produit se rapportent au mode de fusion entre deux médias : est-ce la logique du téléphone ou celle de la télévision qui l’emporte ? Pour répondre à cette question, ce travail part d’une double hypothèse : la première est celle d’un message hybride, comme l’entend Stuart Hall (2000), c’est-à-dire une vision différenciée des cultures ; la deuxième soutient l’idée que l’évolution est dictée par les pratiques des usagers devant les nombreuses possibilités, souvent concurrentes, offertes par la technique.
4Ce texte va, dans une première partie, d’une part évoquer, comme cadre théorique choisi, le concept de contrat de communication créé par Patrick Charaudeau (1997) et adapté à la télévision par Guy Lochard et Jean-Claude Soulages (1998) et, d’autre part, il détaillera la situation historique, technique, économique et sociologique de la télévision mobile en général et celle du 100 secondes, propre à la Suisse. Ces indications seront essentielles à la compréhension et à l’interprétation des résultats de l’analyse. Dans une deuxième partie seront donnés d’abord quelques indications méthodologiques sur l’analyse de contenu qui a été choisie comme outil d’analyse, ensuite les principaux résultats de cette recherche concernant la longueur et la forme des séquences, des caractéristiques de l’image et du son pour finir avec le contenu de ces séquences. La conclusion reviendra sur les hypothèses.
5Parmi toutes les théories possibles pour aborder la diffusion de séquences télévisuelles par téléphone, l’approche de Charaudeau lorsqu’il crée le concept de contrat de communication nous semble la plus appropriée. Pour lui, le locuteur et l’interlocuteur ou, pour employer d’autres termes, l’émetteur et le récepteur sont unis par un certain nombre d’éléments de référence connus et liés par des conventions et un dispositif acceptés. Dans le cas précis du 100 secondes, il s’agit en fait d’un double émetteur. D’une part, Swisscom, l’opérateur, est le diffuseur et celui avec lequel l’abonné a passé le contrat commercial. D’autre part, la présence de la TSR, la chaîne de télévision, est forte : elle se manifeste par un générique, une musique et une charte graphique familiers aux usagers, par un principe d’accueil et de prise de congé par un présentateur ou une présentatrice, par le lancement des sujets, en un mot, par un dispositif connu et reconnu. En élaborant un peu plus ce concept de contrat de communication, Lochard et Soulages, par l’analyse du message télévisuel, déterminent six types de contrat : le contrat d’information, d’explication, de divertissement, d’assistance, pédagogique et commercial. Bien entendu, le 100 secondes se rapporte principalement au contrat d’information. Mais les études menées sur le journal télévisé traditionnel (Leblanc, 1987 ; Coulomb-Gully, 1995 ; Viallon, 1996) ont montré la variété des stratégies possibles, que ce soit l’alternance de hard et de soft news ou des profils d’émissions s’adaptant au public (par exemple, la différence entre celles de la mi-journée et celles du soir). Les autres types de contrat sont, selon les chaînes, selon les moments de la journée, voire selon les moments du journal, plus ou moins à l’œuvre. Lochard et Soulages ont également mis au jour des visées informatives, émotionnelles et explicatives et des principes constitutifs de sérieux, de réalité et de plaisir. Il faudra voir si la brièveté et la dimension répétitive des reportages ne modifient pas ces résultats acquis à partir de l’analyse de journaux télévisés traditionnels.
6La séquence (le terme d’émission habituellement utilisé pour les productions télévisuelles semble en effet peu adapté au cas présent) 100 secondes s’inscrit dans une logique historique. L’histoire des médias montre en effet que ce n’est que peu à peu que l’idée de l’intérêt d’une information régulière et rapide s’est mise en place. Les premiers journaux français et suisses, par exemple La Gazette de Renaudot (1632) ou Le Peuple vaudois (1798), étaient des hebdomadaires ; le premier quotidien français, Le Journal de Paris (1777), comme le premier quotidien suisse, La Gazette de Lausanne (1856), ont suscité si peu d’intérêt qu’ils ont failli à plusieurs reprises s’arrêter (Albert, 2003). Durant plusieurs siècles, le rythme journalier semblait suffire à la production d’informations, même si certains journaux proposaient une édition du matin et du soir. L’arrivée de la radio au XXe siècle a changé la donne. Malgré la résistance organisée par les journaux pour empêcher le nouveau concurrent de, selon leur point de vue, leur voler leur particularité, la radio finit par diffuser également de l’information dans des journaux parlés au milieu de la journée et le soir. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, certaines radios vont peu à peu s’habituer à diffuser des informations en plus ou moins grand nombre à chaque heure fixe, rythmant ainsi le déroulement de la journée. La télévision de l’époque ne rentre pas dans cette logique, le format de certains de ses produits (films, émissions diverses) s’accordant mal avec cette stratégie de fractionnement de la grille horaire. Dans les années 1980 en France, devant la concurrence ouverte au privé, la radio publique française crée France-Infos, la première chaîne radio d’informations continue. On est entré pour certains dans la logique de « l’information en temps réel », pour d’autres dans celle du fantasme du contact permanent qui tue toute distance nécessaire à la réflexion (Virilio, 1995 ; Baudrillard, 2003). La Suisse n’a pas de chaîne radio d’informations en continu. Il a existé la chaîne Swissinfo, surtout destinée aux Suisses de l’étranger, mais qui s’est arrêtée au profit d’un site Internet. Après l’échec d’une première tentative de chaîne européenne d’informations (Europa TV en 1987), Euronews, première chaîne télévisée en français d’informations en continu, est lancée en 1993. Si les débuts de cette chaîne sont difficiles, elle fera peu à peu sa place dans le paysage audiovisuel européen, notamment grâce au fait qu’elle diffuse en plusieurs langues. Elle sera suivie en France par d’autres chaînes (LCI ou France 24 par exemple), mais il n’existe aucune chaîne télévisée d’informations continue en Suisse francophone.
7On voit donc comment, progressivement, l’habitude d’une information régulière, sonore ou en images s’est mise en place en France, mais aussi en Suisse francophone où la télévision et la radio françaises sont très écoutées. L’évolution ne s’arrête pas là : s’il est difficile de faire plus que « l’info en continu » (slogan de France-Infos), la réception peut être améliorée, notamment grâce à la mobilité. L’individu n’a plus besoin d’être à un poste fixe pour recevoir des informations sonores ou visuelles ; le téléphone mobile permet, comme son nom l’indique, la mobilité. En une succession d’étapes techniques visant à accroître les capacités des transmissions, il va permettre la transmission d’images fixes, puis animées. Les séquences de type 100 secondes sont le résultat de cette convergence entre le téléphone et la télévision. Ce produit s’insère donc à la fois dans une évolution historique et dans une concurrence très présente entre anciens et nouveaux médias (Flichy, 1991), entre anciens et nouveaux acteurs professionnels, pour proposer une marchandise, l’information, à des consommateurs-citoyens.
8Dans cette partie, il ne s’agit pas d’analyser les aspects relevant des sciences de l’ingénieur ou de l’informatique, mais de comprendre comment la technique s’articule avec la dimension économique et les pratiques et influence le contenu, objet de cette recherche. On peut transmettre la télévision mobile de trois manières : soit comme pièce jointe à des messages de type SMS, c’est la solution qui a été retenue pour le 100 secondes, soit en se connectant directement à Internet, soit par DVB-M (Digital Video Broadcasting Mobile), la nouvelle norme numérique de distribution par voie hertzienne. Chaque technique requiert un appareil de plus en plus complexe, doté de fonctionnalités de plus en plus nombreuses (Rousseau et al., 2005). Chaque possibilité exige aussi des protocoles, des portails spéciaux. Pour recevoir le 100 secondes, les appareils doivent être à la norme UMTS ou EDGE, c’est-à-dire qu’ils doivent appartenir à ce qu’on appelle la 3e génération et être également compatibles avec le portail Vodafone live que Swisscom utilise pour la transmission des données. La réception se fait comme pièce jointe à un message. Les autres systèmes (liaison Internet directe et DVB-M) en sont à leurs débuts en Suisse. On l’aura compris : recevoir la télévision mobile n’est pas encore l’affaire de tout le monde en Suisse ou même en Europe, même si la situation peut évoluer rapidement. Sous la pression économique, les ingénieurs ont travaillé vite, mais la mise au point continue pendant la phase de commercialisation avec des tests concernant par exemple la définition de l’image, la taille des caractères : « The legibility of text was a decisive factor in the participants’ assessment of the video quality » (Knoche et Sasse, 2006 : 15). Ces résultats sont après transmis aux opérateurs : « [… designers and operators can apply this knowledge to design a cost-effective mobile TV expérience » (Knoche et Sasse, 2006 : 15).
9Parmi les trois moyens techniques évoqués plus haut pour transmettre la télévision, le choix fait pour le 100 secondes n’est pas sans conséquence : il est en effet dans la logique traditionnelle de la télévision (one to many). Il ne permet aucune interactivité, comme a pu la proposer par exemple au Québec la société Vidéotron déjà dans les années 1990 avec les terminaux Vidéoway (Lacroix et al., 1993). Une différence existe cependant, c’est la délinéarisation évoquée plus haut, c’est-à-dire le décalage temporel possible entre le temps d’émission et celui de réception : dans la télévision traditionnelle, il est impératif d’être devant l’écran au bon moment. Dans le cas présent, l’usager peut regarder la séquence quand il veut. La quantité de messages envoyés est grande, 17 par jour. Comment un abonné qui n’a pas consulté les séquences en temps réel va-t-il gérer l’ensemble qui comporte de fortes répétitions ? Une étude sur la réception, qui n’est pas l’objectif de ce travail, permettrait de répondre à cette question.
10Depuis que les médias existent, le problème de leur financement se pose. Des solutions très différentes ont été trouvées pour un même média ou d’un média à l’autre. De manière générale, on peut à la suite de Nadine Toussaint-Desmoulins (1996) discerner trois possibilités : un financement par l’utilisateur, par la publicité ou un système mixte. La règle pour la téléphonie a tout le temps été, à quelques rares exceptions près, la première solution. La télévision en revanche fonctionne selon les trois systèmes : le premier dans le cas de la redevance ou de la pay-TV, le deuxième dans le cas des chaînes privées gratuites (TF1, SAT1, etc.), le troisième dans le cas de la TSR ou des chaînes publiques françaises (France 2, France 3) jusqu’à la récente décision du gouvernement français de supprimer la publicité de ces chaînes. Une fois le payeur trouvé, il faut déterminer le mode de facturation. Là encore, plusieurs logiques s’opposent : celle du paiement à la consommation, celle des compteurs (Miège et Pajon, 1990) ou celle du forfait (quelle que soit la consommation, le prix payé sera le même). Les deux entreprises, la TSR et Swisscom, qui se retrouvent dans le 100 secondes ont suivi des voies complètement différentes pour le financement de leurs produits. Quelle a été la solution retenue pour le produit commun ? En fait, pour la dimension économique, c’est la logique de la téléphonie qui prévaut pour le 100 secondes : la société privée Swisscom offre contre versement d’un supplément à l’abonnement traditionnel une prestation supplémentaire à ses abonnés. L’exclusivité accordée d’abord pour six mois, et qui a été prolongée, lui donne un avantage concurrentiel certain, qu’elle fait payer à ses abonnés qui le désirent. La consommation est illimitée. Le service est acheté à une société à mandat de service public (la TSR) qui produit le contenu à partir du matériel élaboré pour d’autres objectifs (journal télévisé traditionnel et site Internet). Si certaines chaînes publiques ont des difficultés juridiques à investir le domaine des nouvelles technologies (adéquation entre les objectifs de la redevance et son usage), il ne semble pas que ce soit dans ce cas. Celle-ci donne même la possibilité juridique à Swisscom d’offrir non seulement un canal, mais aussi le produit diffusé sur ce canal, ce que cette dernière ne peut pas faire directement selon la loi suisse.
11Il est impossible de savoir si ce service est économiquement rentable. La TSR se fait payer le service par Swisscom : au-delà des coûts salariaux des six journalistes chargés de produire le 100 secondes, la matière première est disponible quasiment gratuitement puisque la rédaction est intégrée à la rédaction du journal télévisé traditionnel et à celle du site Web de la chaîne. Mais qu’en est-il pour Swisscom ? Une éventuelle perte financière pour Swisscom pourrait se justifier par une meilleure image de marque liée à une plus grande capacité d’innovation et de modernité de la société. Les abonnés appartiennent à un club (Lacroix et Tremblay, 1997), et le fait de recevoir des messages toutes les heures doit les conforter dans leur idée de bénéficier d’un service en plus. On a la confirmation de cette tendance selon laquelle la téléphonie, qui jusqu’à présent mettait des réseaux à disposition pour que chacun en fasse ce que bon lui semble (échanger des messages sonores, des données, etc.), développe de plus en plus une logique de distributeur de contenus. Il ne faut donc pas s’étonner que, bien que par ailleurs les deux structures puissent être concurrentes, elles se soient ainsi alliées. Mais l’information est un bien de plus en plus répandu (Griffiths, 2003). Le développement d’Internet a mis un point d’orgue à un développement de l’information qui était à l’origine rare et payante dans la presse. Elle est devenue abondante et majoritairement gratuite : presse gratuite, radios, télévision, sites gratuits de la presse payante et nouveaux acteurs (Google news, Yahoo…). Comme cela a été évoqué dans la partie consacrée à la technique, la concurrence est multiple pour le 100 secondes : il s’agit, d’une part, de toutes les formes traditionnelles d’informations issues de la presse écrite, parfois gratuite, notamment pour les habitants des grandes villes ou de leur banlieue, de la radio (mobile depuis longtemps) et de la télévision et, d’autre part, de deux nouvelles formes. La première se trouve dans les mêmes téléphones portables ou les smartphones qui permettent de recevoir le 100 secondes. Ceux-ci peuvent aussi se connecter à Internet et à sa mine inépuisable d’informations. Pour le moment, Internet sur téléphone mobile est limité pour des raisons de coût, mais aussi d’ergonomie perfectible : le passage du support haut débit au support mobile exige des simplifications qui ne facilitent pas son usage. La partie « messagerie » d’Internet est relativement utilisée alors que la partie Web l’est peu, justement à cause des problèmes de compression d’images, qu’elles soient fixes ou animées (Knoche et Sasse, 2007). La seconde forme de télévision est la télévision numérique mobile qui permet de recevoir les chaînes d’informations en continu, mais cette forme est encore peu développée en Suisse.
12Les chiffres mis à disposition par Swisscom (site consulté n° 2) font état en 2009 d’environ 40 000 abonnés au 100 secondes, dont 10 000 en Suisse romande. Il est difficile d’en savoir plus : dans un marché très concurrentiel, les informations sont délivrées au compte-goutte. Si des enquêtes qualitatives et quantitatives sur la réception ont été menées, elles ne sont pas publiées. Les deux autres opérateurs de téléphonie en Suisse ne semblent pas vouloir ou pouvoir s’engager dans cette voie. On peut se poser la question de manière plus générale : la « course aux news » évoquée dans la partie économique fait que le degré de saturation devrait vite arriver. Le public ciblé par Swisscom, celui des cadres jeunes (site consulté n° 3), est déjà très sollicité : radio au réveil, journaux gratuits dans les transports, informations sur leur ordinateur fixe et portable… Quels sont les avantages du 100 secondes pour le public (IDATE, 2007 et 2008a) ? La rapidité de transmission est bien sûr l’atout majeur : les journaux ont été imprimés la veille, l’image est un plus par rapport à la radio, la mobilité offerte par la téléphonie permet aussi de marquer des points par rapport à la télévision, qui en est encore à ses débuts en ce qui concerne l’offre mobile. Enfin, le fait de recevoir régulièrement une information dont certes le principe a été accepté, mais qui s’impose ensuite toutes les heures (de 7 h à 23 h, soit 17 fois par jour !), établit une différence avec les autres médias qu’il faut aller consulter. Récemment, Apple vient de donner son accord à l’installation de l’application qui permet de recevoir le 100 secondes sur son iPhone. Cela devrait augmenter le nombre de personnes intéressées par l’offre de Swisscom. L’objectif de cet article n’étant pas de faire une analyse de réception, l’analyse n’ira pas plus en avant.
13Afin de disposer d’un ensemble permettant une approche aussi bien quantitative que qualitative, il a été décidé de constituer un corpus sur une durée d’un mois : à raison de 17 séquences par jour en semaine, envoyées toutes les heures, et de 16 le dimanche, la production mensuelle est d’environ 510 séquences ! Le corpus pour septembre 2008 en comporte 526, puisque certaines séquences sont en double. Il n’a pas été possible de déterminer si elles ont été envoyées deux fois ou si c’est une erreur qui s’est produite pendant l’enregistrement du DVD du corpus. Parfois, la règle d’un envoi toutes les heures n’est pas respectée : deux séquences ont été envoyées en l’espace d’une heure sans que l’on puisse trouver une justification, par exemple une information nouvelle majeure. Par ailleurs, des répétitions ont été déceléesà deux niveaux : en ce qui concerne les reportages composant une séquence et les séquences entières. Les uns comme les autres peuvent être seulement légèrement modifiés en ce qui a trait au son ou à l’image. Il a été décidé de les traiter tous de manière identique, la répétition étant aussi un signe signifiant. À côté de ce corpus, un deuxième corpus a été constitué avec les enregistrements des journaux télévisés traditionnels des mêmes jours. Pour cette étude, il servira seulement à voir si les images utilisées sont les mêmes. Une comparaison plus précise entre les reportages sur télévision fixe et ceux sur télévision mobile est prévue dans le cadre d’une autre recherche.
14La dimension quantitative de l’analyse a travaillé aussi bien les effectifs que les fréquences comme le recommande Jean de Bonville (2000). Le nombre de reportages a été déterminé afin de définir la structure générale des séquences ; leur durée globale a également été mesurée pour apprécier leur degré de standardisation. En ce qui concerne la dimension qualitative, ce travail a eu recours à différentes techniques, dont l’analyse de l’image telle que la proposent Martine Joly (1994) ou Philippe Viallon (1996) : tous les deux développent un certain nombre d’éléments, aussi bien plastiques qu’iconiques, visant, par exemple, à analyser les objets montrés, leur disposition au sein de l’espace écran, leur relation avec les autres objets. L’étude de la relation texte-image est le résultat d’une analyse de contenu, d’abord séparée des deux canaux, puis associant les résultats. Pour la catégorisation, ce travail est parti des catégories proposées par les nombreux chercheurs sur le journal télévisé (Leblanc, 1987 ; Coulomb-Gully, 1995 ; Duccini, 1998) et d’un premier visionnement du corpus qui a montré la nécessité d’une adaptation à la situation suisse. En effet, si les travaux évoqués font tous appel à la catégorie « national », la situation politique et culturelle de la Suisse, État confédéral et multilingue, justifie une différenciation entre l’échelle nationale (ce qui se passe dans la capitale fédérale et les autres cantons de Suisse) et l’échelle régionale, c’est-à-dire les cantons où l’on parle français.
15Le premier élément significatif est la longueur : le nom ne correspond pas à la durée. Les séquences qui durent réellement 100 secondes sont très rares, la norme tendant plutôt vers 115 secondes, voire 120, c’est-à-dire 2 minutes. Pourquoi cette différence ? On peut supposer que les responsables de marketing ont cherché un nom sonnant bien et qui donnait plus un ordre de grandeur qu’une réalité précise. De plus, à la différence de la télévision où le temps est compté à la seconde et les horaires respectés, le fait que cette séquence soit hors flux lui donne une certaine liberté. Nous voulons avancer deux explications psychologiques. À partir du moment où l’abonné paie pour ce service, il doit avoir l’impression d’en avoir pour son argent. L’opérateur lui promet 100 secondes et lui en donne 120. Un autre élément renvoie à la logique interne de l’actualité : la rhétorique des news (Leblanc, 1987) est celle de la quantité, de l’urgence. Dépasser le temps prévu, c’est montrer qu’il y a beaucoup à dire. En même temps que les journalistes exposent les informations en dépassant systématiquement le temps imparti, ils ont un métadiscours sur leur importance qui doit conforter le spectateur dans son attitude d’intérêt pour l’actualité. Cette remarque amène déjà un élément d’hybridation qui constitue notre hypothèse centrale : la logique du téléphone où la gestion du flux appartient au récepteur prédomine sur celle de la télévision où c’est l’émetteur qui a le rôle prépondérant. Dans le même temps, ce nouveau journal télévisé s’inscrit dans le processus de désacralisation de la « grand-messe » que constituait le journal télévisé du soir dans de nombreux pays, dont la Suisse. De nombreuses formules plus courtes sont apparues, avec ou sans présentateur, voire des journaux à répétition dans les chaînes d’informations en continu (LCI, France 24, Euronews).
16Un deuxième élément est la relative standardisation du nombre de reportages par séquence. Ce sont de 5 à 8 sujets qui sont proposés, d’une durée moyenne de 15 à 23 secondes. Certaines rubriques (Bourse et météo) sont présentes dans chaque séquence à la même place (à la fin) et ont la même durée (respectivement 6 et 12 secondes). Pour les autres, l’ordre est variable. La logique de mise en ordre d’importance qui prévaut dans tous les médias est cependant battue en brèche par une autre logique, celle de la relance de l’intérêt du spectateur par l’intermédiaire du changement pour le changement, pratique analysée par Claude Jamet et Anne-Marie Jannet (2000). Celui qui regarderait toutes les séquences heure après heure aurait l’impression de voir autre chose. On ne peut expliquer autrement des placements en tête pour une seule fois de sujets qui disparaissent définitivement à la prochaine séquence ou le « voyage » de sujets importants de la tête vers le milieu de la séquence avec un retour au début à la séquence suivante. La répétition d’un reportage d’une séquence à l’autre est relativement fréquente, jusqu’à cinq fois de suite. Certains reportages sont même réutilisés le lendemain.
17Pour le mois analysé, on compte 234 séquences (44 %) répétées au moins une fois à l’identique, le nombre de répétitions pouvant monter jusqu’à 4. D’un côté, on peut se demander quel est l’intérêt de regarder plusieurs fois la même séquence à une heure d’intervalle. De l’autre, la répétition fait partie de la dimension de rituel qui fait le succès de tous les journaux télévisés. Elle prend encore en compte le fait que le spectateur ne regarde pas obligatoirement toutes les séquences. La répétition se justifie aussi par le fait que la situation a pu ne pas changer entre le moment où est produit le reportage et celui où il est décidé de la diffuser. Pour les professionnels enfin, la répétition diminue le nombre de séquences à produire. De manière générale, ce sont dans les dernières éditions en fin de journée que les répétitions sont les plus fréquentes. La dimension globalisée de l’information aurait pu laisser croire à une production permanente d’informations. Mais si des événements ont bien lieu tout le temps, tous ne sont pas traduits en information pour tout le monde. La loi de la proximité géographique (Mouillaud et Tétu, 1989) qui détermine l’intérêt pour le lecteur trouve ici l’une de ses applications.
18Entre les séquences répétées telles quelles et celles qui sont entièrement différentes, il existe des formes intermédiaires : là, c’est le commentaire qui change et les images restent inchangées, ici on mélange des images anciennes et des nouvelles. L’explication est, selon nous, à chercher du côté des pratiques professionnelles : ce ne sont pas obligatoirement les mêmes journalistes qui produisent les séquences qui se suivent, comme le montre parfois le changement de voix du commentaire. Chacun va travailler selon son point de vue sur la question, ses habitudes. Cela a pour effet d’introduire de la variation, utile pour le spectateur qui regarderait toutes les séquences.
19Un autre élément signifiant est constitué par l’image. Elle est bien entendu très petite, de la taille des écrans des téléphones portables (Knoche et McCarthy, 2005), éventuellement des iPhone, et d’une définition médiocre pour permettre la diffusion avec fluidité et rapidité (Knoche et Sasse, 2007). Les téléspectateurs peuvent être déçus par le résultat, alors que ceux qui sont dans la logique du téléphone portable sont habitués. Comme les images sont aussi utilisées sur d’autres supports (télévision et Internet) et afin de garder une taille raisonnable des personnes et objets représentés, elles sont recadrées, c’est-à-dire qu’au lieu de les adapter simplement à la taille du nouvel écran, les extérieurs de l’image sont rognés. La conséquence est que, malgré la règle de centration qui prévaut dans la production d’images (Viallon, 1996), de nombreuses images sont cadrées de manière inhabituelle et que des textes intégrés à l’image apparaissent incomplets. L’analyse des enregistrements des journaux télévisés traditionnels produits par la TSR pendant la même période montre que ce sont les mêmes images qui sont réutilisées. De manière systématique, toutes les images sont accompagnées d’un texte, en général sous la forme d’un bandeau inférieur. On peut penser que les journalistes font une vertu d’un vice : la différence des formats entre l’écran de télévision (16:9) et celui du portable (4:3 ou 11:9) laisse une place libre. Cette présence permanente du texte est aussi un rappel direct du téléphone et des usages qu’il a développés avec le texte (SMS). Le logo de la TSR — l’organisme producteur et non le diffuseur — est présent en permanence, soit comme cartouche intégrée à la bande, soit comme fond d’écran du présentateur ou de la présentatrice. Ces pratiques sont un héritage direct de la télévision.
20Le son doit aussi être évoqué : toutes les séquences sont présentées par un présentateur (homme ou femme) en voix on qui apparaît à trois reprises : d’abord, il lance la séquence, ensuite, il relance l’intérêt en séparant « l’actualité » de la Bourse et de la météo et, enfin, il clôt la séquence. C’est le même enregistrement qui est rediffusé durant toute la journée et qui est remixé avec les différents reportages. On peut comprendre l’intérêt de ne pas devoir chaque fois enregistrer le présentateur, dont le texte est complètement standardisé. En revanche, la durée du corpus a permis de déterminer la répartition du travail — chaque journaliste a un jour de la semaine fixe — et de constater que le même enregistrement était conservé d’une semaine à l’autre. Pour le week-end, c’est la même présentatrice qui officie, mais elle a une tenue différente le samedi et le dimanche. Elle a un contact direct, « les yeux dans les yeux » comme l’a appelé Eliseo Veron (1983), qui est caractéristique de la télévision, de « l’homme tronc » ou anchorman. Le chercheur a montré que c’est le signe d’une volonté de personnaliser l’information et de flatter le public : on s’adresse à lui personnellement. Le fait que le public ciblé (âgé de 25 à 45 ans selon le site de la TSR) connaisse et pratique la télévision n’est pas étranger non plus à ce choix.
21Tous les reportages sont commentés par des voix off qui appartiennent à différentes personnes, sans doute aux six journalistes faisant partie de l’équipe de production. Elles ont une sonorité assez inhabituelle, un peu caverneuse, peut-être un moyen pour mieux se faire entendre dans des contextes de réception pas toujours parfaits. Il semble que cela puisse venir des systèmes de compression utilisés pour transmettre le son et garder une place maximale à l’image très gourmande en débit. La place de la musique est importante : les jingles marquent chaque début ou fin de reportage. Ils donnent un rythme caractéristique aux journaux télévisés où les percussions et les cuivres sont toujours très présents et rendent compte de la dimension impérative de l’actualité. Ils sont aussi une marque métadiscursive de changement de séquence dans un environnement où l’attention peut être attirée par d’autres éléments. Contrairement aux journaux télévisés traditionnels, il n’y a aucun bruit d’ambiance, à trois exceptions près, ce qui a pour effet de distancier l’image ; là encore, on accorde la préférence à l’économie de la bande passante au profit de l’image. On le voit, c’est une alternance d’éléments télévisuels et téléphoniques qui se retrouvent dans le 100 secondes.
22Les rapports entre le texte écrit ou sonore et l’image sont intéressants : le fait que toutes les images aient un sous-titre, en général sous la forme « lieu + info », montre la volonté de prendre en compte des contextes de réception qui peuvent être défavorables et peut-être aussi de compenser l’absence de bruit d’ambiance, ce qui supprime un lien naturel et donne aux images une dimension un peu artificielle. L’analyse du rapport « qu’est-ce qu’on voit et qu’est-ce qu’on en dit ? » renvoie à un problème fréquent dans les informations télévisées : une relative autonomie des deux canaux ne facilite pas la compréhension du message. Une personne est nommée et on la voit plus tard ou bien elle apparaît avant d’être nommée. Parfois, tout se passe comme si la bande-son avait été collée sur les images sans se soucier de l’ordre d’apparition des informations. Cette divergence peut aller jusqu’à des extrêmes : dans une séquence, alors que la bande-son évoque une grève des amendes de la police, on voit un policier lourdement armé et protégé qui, lors d’un exercice, prend un wagon d’assaut !
23Un dernier ensemble de remarques peut être fait à propos des sujets des reportages. Neuf catégories ont été déterminées selon les indications données dans la partie méthodologie : « étranger et relations internationales », « national » (Suisse à l’échelle confédérale et hors Suisse romande), « local » (Suisse romande caractérisée par le français comme langue commune), « économie-finances », « faits divers », qui regroupent aussi bien les catastrophes naturelles (inondations, glissements de terrain…) que les modifications de l’ordre normal des choses (Enzensberger, 1965), qu’elles soient volontaires (attentats, révoltes, enlèvements) ou involontaires (accidents) et la chronique judiciaire (escroquerie, espionnage…), « sport », « médias » et « divers » (culture, science…).
Figure 1. Répartition des reportages de l’ensemble du corpus
24Ce tableau indique la moyenne par rapport à la totalité du corpus, mais il faut noter la variabilité de l’importance des rubriques d’un jour à l’autre ou d’une semaine à l’autre. À l’exception de la météo systématiquement évoquée et de la Bourse présente tous les jours du lundi au vendredi, des rubriques peuvent être complètement absentes pendant des journées entières et très présentes le lendemain. Bien que l’information soit de plus en plus prévisible et que le filtre de sélection des informations soit fort, l’actualité garde une dimension imprévisible. L’une des surprises de cette étude est que les faits divers arrivent largement en tête (20,8 %) : quelques morts en Amérique centrale « suffisent » à créer l’événement. Pourquoi ? Nous pensons que la formule très courte des séquences favorise les informations factuelles (un lieu, un problème, un bilan) alors que les problèmes sociétaux complexes ont du mal à être traités en dix ou vingt secondes. De plus, on retrouve l’intérêt habituel pour les faits divers qui renvoie à la fois à la compassion pour les problèmes des autres et au soulagement de ne pas être affecté personnellement (Lits et Dubied, 1999). La rubrique sur la météo, qui est systématiquement présente et qui clôt toujours la séquence, vient en deuxième position. La catégorie « étranger et relations internationales » vient ensuite (13 %). La Bourse (11,6 %) est aussi une rubrique standard pour le 100 secondes, sauf le week-end, et elle est suivie par les informations nationales (9,6 %). Le sport (football, tennis, hockey) occupe une place non négligeable (8,2 %), que ce soit pour des résultats de matchs ou pour des informations internes. Les week-ends ont légèrement plus d’informations sportives que les autres jours. C’est un phénomène habituel qui renvoie aussi bien à une production plus importante d’informations sportives qu’à l’état d’esprit plus favorable des destinataires pour apprécier ce type d’informations.
25Les catégories suivantes sont à quasi-égalité : « CH romande » (7,2 %) et « économie-finances » (7,1 %). Celle-ci montre cependant une structure bien particulière : dans la première quinzaine du mois, elle n’occupe qu’une place très faible (2,6 %). Mais, la crise financière aux États-Unis et la faillite de la banque Lehmanns Brothers vont accélérer le flot d’informations. Cette montée en puissance se fait au détriment des informations liées aux faits divers dont le nombre va cependant de nouveau augmenter dès que le pic informationnel de la crise financière sera passé. En dehors de cette période exceptionnelle, on aurait pu s’attendre en plus de la rubrique régulière sur la Bourse, qui donne seulement de deux à quatre chiffres, à plus d’informations économiques, puisque c’est l’un des objectifs affichés du service marketing. La non-spécificité de la rubrique « divers » (4,3 %) n’appelle pas de commentaires. En revanche, les chiffres très faibles des catégories « people » (1,5 %) et « médias » (0,8 %) montrent que les concepteurs du 100 secondes n’ont pas fait le choix des journaux gratuits qui espèrent attirer le public avec des informations sur le monde du show-business ou sur les autres médias. Là encore, on peut faire un rapprochement avec des chiffres de la tradition d’une télévision de service public, avec ses qualités et ses défauts, mais surtout avec une certaine idée de ce qu’est le rôle d’information de la structure de service public exprimée dans le texte Loi sur la radio et la télévision suisses, qui est assez proche du cahier des charges de France Télévision. En résumé, les choix des sujets et les conditions techniques nécessaires pour la réception (appareil spécifique haut de gamme) confirment les indications du service marketing au sujet du public visé : il s’agit prioritairement d’hommes, cadres moyens et supérieurs, âgés de 25 à 45 ans, se déplaçant fréquemment. On voit que le public ciblé n’est, par exemple, pas celui des journaux gratuits (plus large et plus populaire) avec lesquels le 100 secondes est en concurrence pour la diffusion d’informations. Autre différence entre les deux supports : l’absence de publicité, si ce n’est de l’autopromotion. Le supplément payé pour l’abonnement assure le financement et aussi la différence psychologique avec le support gratuit.
26Pendant longtemps, il y a eu identité entre le média et le type de message (Perriault, 1989) : les émissions de télévision se regardaient à la télévision, le téléphone servait à téléphoner… Puis les magnétoscopes, DVD, etc., ont permis d’autres formes de visionnement et de nouveaux développements technologiques ont mené vers une convergence croissante de la télévision et du téléphone, deux médias de masse, plébiscités par le public. Par-delà la dimension technique de la convergence, il y a aussi la dimension formelle d’intermédialité (Müller, 1994 et 2002). Cette étude a montré comment le 100 secondes s’inscrit dans plusieurs logiques :
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celle de la mobilité, qui préoccupe les industriels qui doivent donner la bonne orientation à leurs recherches (Taga et al., 2009), les politiques qui donnent le cadre général de fonctionnement (Screen Digest, 2007), les responsables de marketing qui gèrent les achats de licences ou les accords avec d’autres entreprises (ici Swisscom avec la TSR) ou les sociologues qui analysent les usages (Sheller et Uri, 2006) ;
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celle de la rapidité, voire de l’instantanéité. Le journal sur téléphone mobile n’est pas révolutionnaire, il est plutôt l’aboutissement d’une succession d’évolutions. Comme l’ont montré André Caron et Letizia Coriona (2006) en analysant les usages du téléphone portable, ce sont d’autres pratiques du téléphone portable qui ont vraiment contribué à réinventer nos concepts d’espace et de temps ;
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celle d’une information de plus en plus présente, qui est passée avec Internet et les journaux gratuits d’un statut de marchandise avec un coût à celui d’un produit disponible partout et très souvent gratuit. Cela explique sans doute la réussite très relative du modèle économique pour Swisscom. Le fait que le producteur, la TSR, diffuse sur son propre site Internet tsrinfo.ch en accès gratuit un journal fait que ce mode de financement de la distribution ne semble pas le promettre à un grand avenir. Pour le moment, il s’agit d’un échange de bons procédés : les deux structures, Swisscom et la TSR, gagnent à cette opération.
27La première marque la différence avec sa concurrence, la seconde trouve après Internet un nouveau moyen de diffusion de ses programmes. Leur image de marque respective en profite. L’importance des deux entreprises, qui ont des services marketing importants et performants, fait que leur collaboration renforce les effets. La TSR comme télévision généraliste peut ainsi concevoir une réelle stratégie de développement multimédia (Tremblay et Moeglin, 2006) : elle peut notamment suivre les mouvements du public jeune qui a tendance à délaisser les médias traditionnels au profit d’Internet et de la mobilité (O’Hara et al., 2008 ; Donnat, 2009). Si la télévision généraliste est concurrencée par les chaînes thématiques (Akrich et Méadel, 2006), elle peut en variant ses formes occuper de nouvelles positions sur de nouveaux supports. C’est donc une stratégie de l’attaque de la concurrence sur ses propres territoires qui est élaborée.
28Cette analyse d’un journal diffusé par téléphonie mobile a également mis en évidence le fait que le 100 secondes empruntait autant aux deux médias dont il est issu, la télévision et le téléphone. Même si « l’attachement au genre journalistique » dont parle Figeac est fort (2009a : 75), le 100 secondes est un produit hybride. Lejealle (2008) pose la question : « Is mobile TV a small TV ? », pour la nier. L’hybridité facilite sans aucun doute sa diffusion : les changements dans les pratiques culturelles sont toujours lents. En pouvant réinvestir les savoirs acquis avec les anciens médias, le public accepte plus volontiers la nouveauté. Mais devant la multiplicité des possibilités d’usages (Hartmann et Höflich, 2006 ; Hartmann et al., 2006), il peut rester sceptique ou bien l’engouement pour une application peut se révéler sans lendemain.
29On peut néanmoins se demander combien de temps le consommateur, qui peut avoir accès gratuitement aux mêmes informations sur le site www.tsr.ch une fois que la mobilité pour Internet sera répandue, acceptera de payer ce supplément. Une enquête sur les pratiques des usagers (Patrascu, 2008) pourrait lever l’une des limites de ce travail : elle permettrait de comprendre d’une part si les arguments développés par les services marketing sont bien ceux auxquels sont sensibles les usagers ou bien si leur représentation de l’intérêt du service se situe ailleurs. Lise Renaud (2007) a bien montré combien les discours sur le téléphone portable flattaient le possesseur de l’appareil. D’autre part, une étude complémentaire permettrait de vérifier si l’usage est bien ce que semble proposer le système ou bien si, comme autrefois pour le Minitel en France, on assiste à une invention particulière des usages. L’avantage que garde le système face à la concurrence est le côté pull de l’information : elle vient automatiquement à l’usager. Certains sont sensibles au nombre de messages qu’ils reçoivent et pensent qu’il est valorisant d’en recevoir beaucoup. Il pourrait donc y avoir un élément de distinction au sens bourdieusien, rôle que joue aujourd’hui souvent la technique dans les rapports sociaux. Lejealle (2009a) parle de la complémentarité des fonctions « lien » et « communication » de la TMP. On voit bien que par rapport aux stratégies d’offres multiples, aux différentes techniques proposées et aux divers modèles d’affaires, ce sont les consommateurs-citoyens, en Suisse comme ailleurs (Breunig, 2006a et 2006b), qui auront le dernier mot. Aujourd’hui, alors que la télévision mobile numérique hertzienne en est à ses débuts, le futur de la télévision mobile sur téléphone portable tel qu’il est proposé est incertain en Suisse comme ailleurs (Breunig, 2008 ; Chorianopoulos, 2008 ; Lamunière, 2008), le modèle économique de la télévision mobile ne semble pas encore avoir été trouvé et sa rentabilité reste très aléatoire si l’on en croit une récente étude de l’IDATE (2008b).
30Post-scriptum : Ces résultats et commentaires ont été confirmés par la réalité. Durant le temps d’évaluation de cet article, Swisscom a définitivement arrêté la diffusion du 100 secondes : le désintérêt du public pour cette possibilité technique a amené la société à arrêter ce service. C’est bien le public qui a eu le dernier mot !