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Recherches

Une boîte de Pandore

De l’analyse de discours radiophoniques à l’intervention sociale
Diane Vincent, Marty Laforest et Olivier Turbide
p. 187-199

Texte intégral

1La trash radio, cette version extrême de la radio d’opinion, connaît depuis quelques années au Québec un succès croissant. Le but avoué des animateurs-vedettes de trash radio est de séduire un auditoire particulier en employant diverses stratégies outrageantes. Les émissions sont animées par un personnage provocateur (shock jock) qui insulte systématiquement des tiers absents et qui invite l’auditoire et ses coanimateurs à en faire autant, le tout avec en toile de fond des bruits grossiers préenregistrés et présentés à répétition en ondes. Depuis les années 1980, le phénomène a pris de l’ampleur dans notre communauté, avec la montée de la popularité d’animateurs-vedettes. Parce qu’ils tiennent en ondes des propos injurieux et sans fondement, ces animateurs ont fait l’objet de nombreuses plaintes déposées au CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes).

2Intrigués par ce phénomène, nous avons décidé de nous intéresser de plus près au discours de deux animateurs de la région de Québec : André Arthur, qui a animé diverses émissions au cours des vingt-cinq dernières années, et Jean-François Fillion, qui a animé de 1996 jusqu’au printemps 2005 une émission quotidienne d’une durée de plus de trois heures à la station CHOI-FM, intitulée Le monde parallèle de Jeff Fillion. Nous en avons fait le sujet d’un séminaire au cours duquel nous avons analysé quelques heures d’émissions.

3Sans le savoir, nous venions d’ouvrir une boîte de Pandore : ce qui ne devait être qu’un court épisode de travail universitaire s’est transformé en une grande entreprise de recherche sur un ensemble de phénomènes aux contours flous relevant du domaine de la violence verbale, dont la manipulation, l’insulte, le discours haineux. Cet élargissement est attribuable à la forte médiatisation des premiers résultats de la recherche et à des demandes spécifiques que nous ont adressées divers acteurs. Deux répercussions assez inattendues de nos travaux d’analyse de discours qui tiennent à la nature même de l’objet de recherche dont les effets sont très concrètement ressentis par l’ensemble de la population.

4C’est donc d’un parcours atypique de recherche que nous voulons rendre brièvement compte ici. Ce parcours atypique s’est déployé en trois épisodes successifs, de l’automne 2003 au printemps 2005, au fur et à mesure que des événements relatifs à cette radio ont surgi dans la communauté. Ainsi, bien que la trash radio et le discours haineux aient fait l’objet de plusieurs études (entre autres Windish, 1987 ; Hutchby, 1996 ; Hilliard et Keith, 1999 ; Lardellier, 2003), notre manière de problématiser la violence verbale a été particulière en ce sens que notre programme de recherche s’est structuré en fonction de l’intervention sociale qui nous était demandée. Il ne s’agit pas d’une recherche appliquée au sens traditionnel du terme, mais d’une recherche fondamentale qui se développe dans la perspective d’un transfert d’expertise dans divers milieux (médias, monde juridique, groupes communautaires divers). C’est donc en phase avec les préoccupations issues de ces milieux que nous avons accordé une importance croissante, dans notre parcours de recherche, aux effets sociaux de la violence verbale.

  • 1  Partant du principe que plusieurs types de composantes interdépendantes concourent à la constructi (...)

5Sur le plan méthodologique, notre problématisation de la violence verbale nous a conduit à faire des choix originaux, le déroulement des événements de l’été 2004 à Québec nous plaçant dans un état de « veille médiatique » (voir section 3). En ce qui a trait au cadre d’analyse, nous avons opté pour une approche qui place l’interaction au cœur de la construction des activités langagières. Pour simplifier, disons que la relecture des travaux de Goffman centre nos analyses de discours dans un cadre socio-interactionniste auquel s’ajoute une prise en compte du caractère multidimensionnel du discours1. Par ailleurs, notre posture épistémologique est très proche de celle adoptée dans d’autres travaux sur le discours haineux (Souchard, 1997 ; van Dijk, 1997 ; Teo, 2000) qui se réclament plus ou moins explicitement de la critical discourse analysis ou de la critical linguistics (Fairclough, 1989 ; Wodak, 1989, entre autres). Ces écoles de pensée ont fait de l’engagement politique (au sens le plus large du terme — political commitment) et de la nécessité d’orienter la recherche vers la solution de problèmes sociaux, des principes fondamentaux. Or, l’objet de recherche « violence verbale » oblige justement le chercheur qui s’y attaque à tenir un double rôle : celui du scientifique qui doit définir et interpréter le plus objectivement possible un objet social, et celui du citoyen qui n’a d’autre choix que de se positionner par rapport au débat dans lequel ses recherches s’inscrivent. En ce sens, nous croyons que l’analyse objective des propos racistes ou homophobes n’entre pas en contradiction avec la dénonciation du racisme ou de l’homophobie sous-jacents, pour autant que l’analyste rende explicites son orientation et ses valeurs.

Le premier épisode de recherche sur la trash radio : la mise en évidence d’une mécanique discursive récurrente

6Le premier épisode de la recherche a porté sur une vingtaine d’heures d’enregistrement des deux animateurs retenus (en raison de leur notoriété) et a consisté à mettre en évidence la spécificité de leur discours et de leur mode d’intervention. Nos analyses ont montré que le format radiophonique de la trash radio repose sur la confusion alimentée et entretenue par les animateurs entre des fonctions, des postures ou des actions qui en principe s’excluent mutuellement : informer/divertir ; peindre la réalité/faire dans la caricature ; être doué de clairvoyance/être ordinaire, comme tout le monde ; faire partie des êtres de pouvoir/faire partie des dépossédés, des sans parole ; influencer le discours social/tenir des propos anodins, etc. En outre, les animateurs privilégient les thèmes chers au discours populiste — la moralité douteuse des dirigeants, le gaspillage de fonds publics, l’interventionnisme outrancier de l’État, l’irresponsabilité des syndicats, l’inutilité des intellectuels, les dangers de l’immigration, etc. (Turbide, 2004). De plus, ils construisent un discours d’opposition (à divers pouvoirs ou mouvements de pensée dominants) fondé sur le dénigrement de tiers absents. Le discours ainsi élaboré renforce le sentiment d’appartenance des auditeurs à un groupe qui se définit comme exclu de la société, appartenance rendue visible notamment au moyen de produits dérivés mis en marché par la station (autocollants, casquettes, t-shirts, etc.).

7En ce qui a trait à la performance verbale des animateurs, nous avons démontré (Vincent et Turbide, 2004 : 180-182) qu’elle présente un ensemble complexe de caractéristiques qui se résument à : 

  • dire peu de choses en beaucoup de mots (au moyen de nombreuses répétitions, reformulations, reprises) ;

  • faire valoir son point de vue à partir de ses expériences personnelles ;

  • présenter chaque opinion comme un fait, une vérité, et éviter les nuances ;

  • s’attribuer le rôle de dénonciateur, de justicier sans peur et sans reproche ;

  • jouer les incompris ou les victimes dès que nécessaire ;

  • créer une coalition avec les personnes présentes contre les absents ;

  • esquiver toute opposition, toute confrontation directe avec les cibles.

8En somme, les shock jocks sont indiscutablement des locuteurs très compétents. Ils se distinguent cependant d’autres professionnels de la parole tout aussi compétents par leur facilité à prendre des accommodements particuliers avec l’éthique et par leur refus de toute responsabilité des conséquences de leurs propos.

9La notoriété des shock jocks suscitant dans la communauté de plus en plus de controverses, nous souhaitions que les résultats de ces premières analyses ne soient pas connus que de nos pairs. Nous avons donc opté pour un format éditorial qui les rendrait accessibles à un plus large public, un ouvrage collectif réduisant au minimum les considérations techniques (Vincent et Turbide, 2004). Notre démarche a donc été une démarche classique de recherche fondamentale jusqu’au stade de la diffusion, la filière « revues savantes » ne nous apparaissant pas, dans le contexte, la plus immédiatement appropriée. La rédaction a donc été adaptée en conséquence. C’est ce choix éditorial qui nous a lancés dans l’arène où s’est livré un affrontement entre deux groupes d’opposants campés sur des positions présentées comme irréconciliables, avec les défenseurs de la « liberté d’expression » sans restriction d’un côté et ceux qui demandent un contrôle des propos haineux de l’autre.

Le deuxième épisode : vers la conception d’un modèle d’analyse de la violence verbale

10La sortie de Fréquences limites (2004) a plus ou moins correspondu au moment où la station de radio CHOI-FM devait être évaluée par le CRTC, l’organisme fédéral chargé du renouvellement des licences d’exploitation. Or, les nombreuses plaintes déposées au CRTC contre les animateurs ont conduit à un jugement de non-renouvellement. Dans les mois qui ont suivi, notre ouvrage a suscité un intérêt certain auprès de la population, des journalistes, des juristes, etc., qui nous ont adressé des questions auxquelles il nous était difficile de répondre :

  • Est-ce que le discours des animateurs est violent ?

  • Est-ce qu’il incite à la haine ?

  • En quoi se distingue-t-il d’autres discours extrêmes mais non condamnés, par exemple les discours humoristiques, où le dénigrement tient aussi une large place ?

    • 2  L’animateur André Arthur nous permet de répondre à cette question sans l’ombre d’un doute puisqu’i (...)

    Est-ce qu’il a un impact dans l’espace social ?2

11Ces questions nous ont amenés à poser le problème d’un point de vue épistémologique tout en cherchant des réponses pratiques, utiles. L’analyse de discours peut-elle contribuer à mesurer les effets du dénigrement répété, autrement dit peut-on évaluer, à partir d’outils discursifs, l’impact de la qualification péjorative d’autrui sur le développement du racisme, de l’homophobie, du sexisme, etc. ? Ces questions en soulevaient deux autres, plus spécifiques, sur le plan conceptuel et méthodologique : qu’est-ce que la violence verbale ? Et comment mesurer l’impact du discours radiophonique agressif ?

12C’est dans ce contexte que nous avons développé — premier élément de réponse — un modèle d’interprétation de la violence verbale qui tient compte de paramètres discursifs, situationnels, interactionnels et sociaux (Vincent et al., 2005 ; Vincent, Laforest et Turbide, à paraître). En bref, notre modèle permet de rendre compte de la violence verbale comme un discours d’opposition — expression référant à tout discours exprimant une opinion « contre » — au sein duquel on trouve une concentration particulièrement forte d’actes agressifs et de formes dépréciatives (Laforest et Vincent, 2004) qui contribuent à faire monter la tension entre les protagonistes. Cette montée de la tension est également tributaire d’un ensemble de facteurs situationnels et interactionnels observables (par exemple, la présence de spectateurs, le contrôle des tours de parole), considérés comme aggravants parce qu’ils placent la cible dans une position de domination intenable.

13L’exemple qui suit constitue une bonne illustration d’un discours violent qui se caractérise par l’accumulation des formes dépréciatives, l’augmentation de leur force au fil des échanges, la forte coalition des interactants contre la cible (signalée par les rires et les marques d’accord), le tout aggravé par le caractère public des qualifications péjoratives.

Exemple 1. Jean-François Fillion, en parlant d’un chroniqueur et critique musical à la télévision dont il ne partage pas les vues

Fillion : Le gros fif [pédé] à Télé Plus, comment s’appelle-t-il là celui…

Appelant : Ah il a fait de la

  • 3  Nous avons changé le nom des personnes ciblées par l’animateur afin de ne pas faire circuler inuti (...)

Co-animateur : Charles Rivest3

Fillion : Yes

Appelant : Ok

Fillion : Lui là, il a le trou de cul tellement défoncé que ça ressemble d’une vulve. (bruit de sifflement) <rire>

Appelant : Toute une image là ! (rire)

Fillion : Il fait même plus ça là (bruit de dégonflement)

Co-animateur : Ah non?

Fillion : c’est… (bruit de dégonflement)

Co-animateur : Ok mais quand il marche (bruit de dégonflement) (rires)

Appelant : Ok ouin

Fillion : Maudit gros fifi

Co-animateur : Faudrait qu’il aille se faire recoudre avec […] (rire)

Fillion : Gros hypocrite !

14En quelques énoncés, les interlocuteurs en ondes (animateur, co-animateur, appelant) dénigrent leur cible sur la base de sa moralité (des pratiques homosexuelles et une activité sexuelle excessive) et concluent par une accusation d’hypocrisie. Il s’agit là d’une technique et d’un thème récurrents.

  • 4  La parade de l’humour est l’un des arguments les plus fréquemment utilisés par les animateurs de t (...)
  • 5  Ajoutons, pour les spécialistes, que le contexte entourant l’énoncé en question, énoncé qui peut p (...)

15L’énoncé « Lui là, il a le trou de cul tellement défoncé que ça ressemble d’une vulve » a été largement reproduit dans les médias comme un exemple des propos excessifs de l’animateur ; son analyse nous a permis de contester deux lieux communs souvent utilisés comme arguments par les défenseurs de ce type de radio et de fournir des réponses aux acteurs sociaux luttant contre la banalisation de tels propos. D’une part, à ceux qui prétendent que l’énoncé, cité hors contexte, dénature l’intention, uniquement ludique, de l’animateur, nous pouvons répondre qu’au contraire, le contexte accentue le caractère odieux de l’insulte. À ceux qui soutiennent que l’énoncé est une forme de caricature humoristique4, nous pouvons expliquer qu’il est inhabituel que des lignes humoristiques se terminent sur une coda qui accentue l’offense5. D’autre part, l’analyse de cet extrait nous a sensibilisés au problème de la circulation des discours violents. Il n’est en effet pas nécessaire d’écouter la trash radio pour entendre de tels propos, les autres médias (et leurs lecteurs ou auditeurs) reprenant souvent à titre illustratif les énoncés les plus « croustillants ». Forts de ce constat, nous sommes entrés dans un nouvel épisode de notre recherche.

Le troisième épisode : la circulation des discours violents

16Le non-renouvellement de la licence d’exploitation de la station de radio a entraîné une mobilisation sans précédent — bien orchestrée par le propriétaire de l’entreprise et par ses animateurs-vedettes — des supporters de Jean-François Fillion : manifestations d’envergure, campagnes de publicité, etc. Le débat s’est étendu bien au-delà des frontières de la zone de diffusion de CHOI pour prendre une envergure nationale.

17Nous avons alors décidé d’enregistrer pendant un mois (août 2004) les émissions de l’animateur et nous avons fait des enregistrements de façon régulière par la suite jusqu’à son congédiement en mars 2005. Mais puisque notre problématique s’orientait sur l’influence du discours de Jean-François Fillion dans l’espace social, il importait de se donner un moyen d’en évaluer l’impact (question 2 de la section précédente). C’est pourquoi, parallèlement à ce corpus des paroles source de l’animateur, nous avons dans un premier temps recueilli plus de 250 articles de journaux — chroniques, éditoriaux ou lettres de lecteurs — qui réagissent aux propos de l’animateur ou à la décision du CRTC de fermer la station en juillet 2004. Les deux corpus se répondent, si l’on peut dire, dans la mesure où ils prolongent discursivement, dans le temps et dans l’espace médiatique, les propos pro- ou anti- de l’un ou l’autre camp. Ainsi, les discours tenus à la suite de la décision du CRTC, tant par les shock jocks de CHOI que par les journalistes et les citoyens qui ont abondamment commenté l’événement sur toutes les tribunes qui leur étaient offertes, forment un ensemble qu’on doit étudier comme tel, dans la mesure où ces discours font référence les uns aux autres et sont en partie incompréhensibles si on les considère isolément, comme on le constate à la lecture des exemples 2, 3 et 4.

Exemple 2

Le CRTC n’aurait pas dû retirer la licence de CHOI-FM en raison des propos irritants de ses animateurs populistes, incultes et ignorants. Qu’on aime ou pas les opinions présentées à CHOI, elles sont des opinions et aucune censure ne devrait être basée sur le contenu, sauf le contenu haineux. [...] Ce n’est pas au CRTC de jouer au Big Brother, mais à la concurrence et aux résidents de la ville de Québec de choisir ce qu’elle veut entendre, même si c’est de la merde (Louis Béland, lettre de lecteur, Le Soleil, 15 juillet 2004).

Exemple 3

Si je décrivais un homme comme « une poubelle qui crache de la marde par les deux bouttes », un « maudit fou », dont le cerveau est « inversement proportionnel » à la dimension de sa grande gueule, et que je suggérais qu’on l’extermine en le passant par une chambre à gaz, il intenterait probablement une poursuite contre ce journal. La société a adopté des lois pour se protéger contre la violence. La violence verbale est violence autant que les assauts physiques. [...] Il est curieux que de grands défenseurs des libertés fondamentales, qui se sont portés au secours de Fillion ces derniers jours en se pinçant le nez, n’arrivent pas à voir la parenté entre ce discours discriminatoire systématique et celui qui a conduit, ailleurs dans le monde, à des atrocités sans nom (Michel Venne, « La liberté des uns », Le Devoir, 19 juillet 2004).

Exemple 4

hey on est en train de nous comparer encore dans le journal à matin : un lecteur du Soleil là. Ces gens-là là sont dans un monde complètement isolés de la réalité, là on nous compare avec une radio qui a incité des génocides au Rwanda, on nous compare avec une radio nazie qui aurait servi à Hitler au début [...] Peux-tu rappeler à tous ces illuminés-là que personne premièrement a des vues politiques ici […] CHOI radio X on est une radio qui a une opinion qui est peut-être différente de la vôtre mais tout ce qu’on fait c’est donner de l’opinion [...] (Denis Gravel, CHOI, 21 juillet 2004).

18Dans l’exemple 2, un lecteur d’un journal local, qui ne fait manifestement pas partie des supporters de la station CHOI, s’insurge néanmoins contre la décision du CRTC au nom de la liberté d’expression ; c’est aux tenants de cette position qu’un journaliste d’un quotidien national s’en prend dans la deuxième partie de l’exemple 3, après avoir directement fait référence (au début de l’extrait) à des propos que Fillion a tenus en ondes et qui lui ont valu la sanction du CRTC. Dans l’exemple 4, c’est un coanimateur de l’émission de Fillion qui répond en ondes aux nombreux journalistes qui ont rappelé le rôle joué par certains discours de dénigrement tenus à la radio dans des épisodes tragiques de l’histoire récente. La nécessité de tenir compte des discours générés autour et dans le prolongement du discours des shock jocks apparaît clairement dans la mesure où l’interprétation des uns est tributaire de notre compréhension des autres.

19Dans la foulée, nous avons recueilli une autre série de données, qui constitue le plus pertinent et le plus original de nos corpus : un ensemble de courriels adressés à des cibles de l’animateur. Phénomène de société, les citoyens sont de plus en plus fréquemment incités à réagir par courriel aux propos médiatisés qu’ils entendent ou qu’ils lisent, devenant des acteurs sociaux dont l’opinion est sollicitée. Par extension, plutôt que de s’adresser aux médias, les auditeurs de CHOI-FM reprennent fréquemment à leur compte les propos de leur animateur préféré en adressant des insultes (et parfois des menaces) directement aux individus qui ont été dénigrés en ondes (c’est d’ailleurs un argument apporté par les plaignants qui intentent des poursuites contre les shock jocks, alléguant que leurs propos injurieux ont un impact qui dépasse largement le moment où ils sont émis). Certains chroniqueurs ont reproduit dans les journaux certains courriels qui leur étaient adressés après s’être prononcés contre l’animateur de radio, ce qui a eu pour effet de ramener dans l’espace public des productions privées. Par ailleurs, nous disposons d’environ 500 messages adressés privément à des artistes, des journalistes, des politiciens et des citoyens « ordinaires » qui ont accepté de les mettre à notre disposition. Ces courriels sont très précieux : non seulement ils contiennent de nombreuses occurrences d’insultes, mais surtout ils permettent d’évaluer un des effets de la trash radio, celui de la reproduction hors d’ondes de la violence verbale, donc de la dissémination du discours du shock jock dans l’espace social (voir exemples 5, 6 et 7).

Exemple 5. Jean-François Fillion, au sujet d’un député qu’il a interviewé en ondes à propos de la décision du CRTC et qui a refusé d’appuyer la station

J’ai juste dit une chose : comment un homme qui gérait une petite entreprise [avant son entrée en politique] peut devenir aussi puissant dans un gouvernement au point de gérer la transition des 600 000 personnes qui vont prendre leur retraite et de gérer tout ça, alors qu’il n’a aucune compétence pour le faire [gestion gouvernementale] ?

Exemple 6

Vous êtes la preuve vivante de l’imbécillité et de l’incompétence qui caractérisent tellement de politiciens. Mais après tout, que dois-je espérer de plus de quelqu’un d’aussi peu qualifié que vous ??? (courriel adressé au député)

Exemple 7

Le député péquiste Robert Bonneau méchant con pas renseigné qui raccroche le téléphone pendant que Jeff lui parle (site Internet tenu par un auditeur de CHOI)

20Ces quelques exemples mettent bien en évidence la reprise, par des auditeurs, des propos de l’animateur contre une personnalité. Les accusations d’incompétence, d’imbécillité et (indirectement) d’impolitesse qui apparaissent dans les exemples 6 et 7 ont été retransmises personnellement au député en question, par courriel, ce qui accroît leur caractère intrusif et agressif. Prises de parole publiques et privées s’interpénètrent donc et contribuent tant à une dangereuse banalisation des propos injurieux qu’à leur dissémination.

Conclusion

21C’est par la mise en parallèle de ces trois types de corpus — enregistrements d’émission de trash radio, articles de journaux et courriels —, que nous abordons la question de la circulation des discours ; en l’occurrence des discours abusifs ou haineux. Ces discours, notamment les discours racistes, ont fait l’objet de travaux importants (Wodak et Matouschek, 1993 ; van Dijk, 1993, 1997 ; Souchard, 1997 ; Teo, 2000 ; Reisigl et Wodak, 2001 ; Lardellier, 2003), mais les diverses voies/voix de leur reproduction par des énonciateurs qui ne sont pas les énonciateurs initiaux reste à étudier, et nous avons maintenant les données appropriées pour le faire. Faire circuler des propos, c’est leur donner une seconde ou une troisième vie ; c’est leur offrir d’autres voix pour se faire entendre, c’est aussi leur donner de l’importance en leur accordant une certaine légitimité. Nous faisons l’hypothèse que les reformulations, les réinterprétations, les appropriations par autrui accentuent la force de frappe du discours agressif de Fillion et de ses co-animateurs. En plus d’être radiodiffusée (ce qui n’est déjà pas rien), la violence verbale — qui circule autant dans l’espace privé que public et est relayée par un nombre important d’acteurs (allant du politicien au simple citoyen en passant par les journalistes et divers experts) qui ne sont pas nécessairement des auditeurs de la radio — n’est pas seulement reproduite, elle est décuplée.

22Notre recherche devrait montrer, avec exemples à l’appui, une part de cette mécanique complexe où se confondent les propos source et leur reproduction, jusqu’à ce que ne subsistent plus, en bout de piste, que des opinions de plus en plus tranchées sur une personne publique, un fait, un groupe minoritaire, une institution. C’est ainsi que se met insidieusement en place une logique sociale fortement antagoniste qui tend soit à banaliser la violence, la diffamation et le mépris, soit à s’ériger contre tout écart à une norme stricte reposant uniquement sur des valeurs aussi subjectives que le bon goût, la bienséance, la rectitude. C’est aussi dans cette logique que se forme un appareil discursif où des valeurs démocratiques fondamentales comme la liberté d’expression sont mésinterprétées, galvaudées, déconstruites. L’enjeu est de taille et sollicite de ce fait toute notre vigilance.

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Notes

1  Partant du principe que plusieurs types de composantes interdépendantes concourent à la construction des discours (composantes linguistique, textuelle, rhétorique, interactionnelle, sociale, etc.), nous croyons que l’atomisation des faits discursifs, c’est-à-dire leur décomposition en petites unités, puis leur recomposition, donnent une image d’ensemble des discours nettement plus précise que ne le ferait une description unidimensionnelle.

2  L’animateur André Arthur nous permet de répondre à cette question sans l’ombre d’un doute puisqu’il a réussi à se faire élire député aux dernières élections fédérales canadiennes tenues le 23 janvier 2006. Son discours de dénigrement a donc séduit les électeurs.

3  Nous avons changé le nom des personnes ciblées par l’animateur afin de ne pas faire circuler inutilement les propos méprisants dont ils ont été victimes.

4  La parade de l’humour est l’un des arguments les plus fréquemment utilisés par les animateurs de trash radio (de même que par bien des agents de propagande haineuse, comme le montre Billig, 2001) pour défendre leur comportement en ondes ; les shock jocks aiment à se présenter (quand le besoin s’en fait sentir) comme des amuseurs publics : Jean-François Fillion se décrit comme un « clown » qui « amuse plus de gens qu’il n’en fait chier » ; André Arthur juge que la « radio est un spectacle » et affirme que le seul impératif qui guide sa conduite est de ne jamais « être plate » (Cauchon, 1997). Nous projetons de nous pencher sur les critères distinctifs de l’humour, du plus doux au plus féroce, et de la violence verbale dans un avenir rapproché.

5  Ajoutons, pour les spécialistes, que le contexte entourant l’énoncé en question, énoncé qui peut par sa forme être apparenté aux insultes rituelles (Labov, 1972), élimine la possibilité d’une telle interprétation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Diane Vincent, Marty Laforest et Olivier Turbide, « Une boîte de Pandore »Communication, Vol. 25/2 | 2007, 187-199.

Référence électronique

Diane Vincent, Marty Laforest et Olivier Turbide, « Une boîte de Pandore »Communication [En ligne], Vol. 25/2 | 2007, mis en ligne le 29 août 2012, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/2294 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.2294

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Auteurs

Diane Vincent

Diane Vincent est professeure au Département de langues, linguistique et traduction, Université Laval (Québec). Courriel : diane.vincent@lli.ulaval.ca

Marty Laforest

Marty Laforest est professseure au Département de lettres et communication sociale, Université du Québec à Trois-Rivières. Courriel : Marty.Laforest@uqtr.ca

Olivier Turbide

Olivier Turbide est doctorant au Département d’information et communication, Université Laval. Courriel : turbideo@yahoo.ca

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