1La télévision est-elle responsable du désintérêt croissant pour la vie politique ? Il y a vingt ans, Gerbner (1985) notait déjà que les différences de réponses, que l’on observe généralement dans les enquêtes d’opinion entre divers groupes régionaux, politiques, économiques…, s’amenuisaient significativement dans le cas des téléspectateurs les plus assidus. Ainsi, les personnes qui regardent souvent la télévision adoptent davantage une pensée convergente et politiquement moins marquée que ceux qui la regardent moins (voir Marchand, 2004, pour une revue de la question).
2Outre le temps passé devant la télévision, qui est un indicateur global mais ne donne aucune information sur le type de programmes regardés, on peut également analyser les contenus médiatiques, et notamment des émissions d’information. Mais on peut aussi étudier les choix des téléspectateurs dans les émissions comportant de la politique et les mettre en relation avec leur niveau de conscience politique.
3La politique à la télévision connaît, depuis quelques années, une opposition entre les « émissions politiques traditionnelles » et les « émissions d’infotainment », c’est-à-dire des émissions de divertissement dans lesquelles des hommes politiques sont parfois invités.
4Deux avis s’opposent, parmi les spécialistes, à propos de ces émissions récemment apparues et de leur fonction politique (voir, par exemple, le numéro 118 de la revue Réseaux sur « la politique saisie par le divertissement »). Les uns ne sont pas sans reconnaître quelque mérite à l’infotainment, qui valorise une « approche personnelle et personnalisée » de la politique et, quoi qu’en disent certains sociologues européens (plus ou moins idéologues de « l’orthodoxie critique »), lui permet de sortir du giron d’une élite d’experts politologues pour intéresser le citoyen d’en bas :
[…] les caractéristiques personnelles des représentants politiques ne sont pas des éléments secondaires ou irrationnels dans l’évaluation et les choix politiques. La personnalisation peut aussi être une stratégie pour comprendre l’information politique, replacer les enjeux sociaux dans une perspective personnelle (Brants, 2003 : 162).
5Les autres constatent que le contenu de ces émissions n’est pas apte à faire émerger une réflexion ou une prise de position politique : « Leur contribution à une meilleure intelligence des échelons spatiaux, processus et acteurs effectifs de processus de décision qui affectent l’existence quotidienne des citoyens est à peu près nulle » (Neveu, 2003 : 178).
6Pour tenter d’éclaircir cette opposition, nous nous proposerons de déplacer le débat de l’analyse des programmes médiatiques vers les pratiques des récepteurs. Notre postulat de départ, pour trivial qu’il puisse apparaître, n’est pas sans conséquence méthodologique : si les analyses peuvent parfois friser un certain manichéisme qui opposerait finalement une bonne et une mauvaisetélévision, le téléspectateur a, lui, la possibilité (au moins théorique) de regarder en tout ou en partie ces émissions comme de « jongler » de l’une à l’autre. Le récepteur peut donc être soumis à des messages divers, et l’impact présumé d’un type d’émission peut se trouver contrebalancé par un autre type. Y a-t-il lieu de distinguer des publics différents de ces émissions politiques ? Dans l’affirmative, y a-t-il un lien entre ces pratiques et les comportements ou les représentations politiques ? S’intéresser au téléspectateur « réel » dans ses pratiques médiatiques complexes, voire éventuellement contradictoires, demande, non seulement de passer par des méthodes d’enquête, mais aussi et surtout de laisser la possibilité à ces contradictions de s’exprimer.
7Le fil directeur de la présente étude ne sera donc pas le produit médiatique et son analyse, mais les pratiques médiatiques des récepteurs eux-mêmes. La méthode adoptée implique donc d’établir des typologies de pratiques médiatiques (à base de statistique multidimensionnelle et classificatoire). Si les types ainsi dégagés révèlent quelque cohérence, il sera alors possible de mesurer leurs relations avec des comportements et représentations politiques (statistique inférentielle). Sur cette dernière dimension, nous privilégierons d’une part le comportement électoral et d’autre part l’identification d’opinions qui peuvent structurer le débat politique.
- 1 La télévision par câble, satellite, numérique hertzien ou réseau ADSL étant, au moment de l’enquêt (...)
8Non seulement le nombre d’émissions politiques en France ne diminue pas, mais il tendrait même à augmenter, tout en conservant de fortes disproportions entre les diverses chaînes (Festa, 2002) : les volumes d’émissions entièrement consacrées à la politique peuvent varier de moins de 0,1 % à plus de 0,25 % des programmes d’une chaîne1.
- 2 Privatisée en 1987 et dont le groupe Bouygues détient 41,4 % du capital, elle attire autour de 33 (...)
- 3 Publique à vocation généraliste, sa part d’audience se situe autour de 20 %.
- 4 Publique à vocation régionale, autour de 16 % de part d’audience.
- 5 Chaîne publique franco-allemande à vocation culturelle émettant sur le canal de France 5, chaîne p (...)
- 6 Le groupe RTL détient 48,4 % du capital, autour de 13 % de part d’audience.
- 7 Groupe Vivendi Universal : autour de 3,5 % de part d’audience.
- 8 Annie Collovald et Érik Neveu notent que « le monde des <Guignols> fonctionne par la sollicitation systémati</Guignols> (...)
9La première source d’information politique reste, bien entendu, le journal télévisé de 20 heures, que ce soit sur la première chaîne (TF1)2ou la deuxième (France 2)3, ou encore la tranche 19 h-20 h d’information régionale et nationale de la troisième chaîne (France 3)4. L’inclusion d’émissions politiques, dans la foulée d’un journal de 20 heures écourté pour l’occasion, a fait son apparition sur France 2 pour tenter de conserver l’audience tout en évitant de trop amputer la grille des programmes (le succès n’étant pas forcément garanti si l’on en croit Neveu, 2003 : 116). Plus marginalement, d’autres chaînes proposent des tranches d’information plus courtes : ARTE5 diffuse un journal franco-allemand de 15 minutes et M6 (Métropole Télévision)6 diffuse un journal en image de 6 minutes. Quant à la chaîne payante CANAL+7, elle diffuse en accès libre un magazine d’actualité de 18 h 50 à 19 h 55 suivie des Guignols de l’info. Ce spectacle de marionnettes, très prisé des 18-24 ans (Fraisse, 1995)8, qui joue sur la proximité entre le monde de la réalité politique et médiatique et celui de la fiction parodique, met en scène les individus et leurs travers au détriment de leurs idées et peut parfois aboutir à une véritable confusion entre le modèle et son pastiche (Coulomb-Gully, 1997 et 1998).
10On conservera le terme « émissions politiques traditionnelles » pour celles qui se situent dans la lignée éditoriale des grands rendez-vous politiques de la télévision française que constituaient L’heure de vérité (Antenne 2, François-Henri de Virieu) ou La marche du siècle (émission plus généraliste de FR3 mais s’ouvrant souvent sur la politique, animée par Jean-Marie Cavada), ou encore Sept sur sept (TF1, Anne Sinclair). Contrairement à ses aînées, ce type d’émissions est souvent passé en deuxième partie de soirée et les plus emblématiques sont Mots croisés (Arlette Chabot, France 2) et France Europe Express (Christine Ockrent et Gilles Leclerc, France 3). Plus récemment sont arrivées Ripostes (Serge Moati, France 5), Les 109 (Paul Amar, France 5) et C dans l’air (Yves Calvi, France 5). Enfin, la rédaction de France 2 propose régulièrement une interview politique : 100 minutes pour convaincre (Olivier Mazerolle).
- 9 « […] tous les acquis de la sociologie des audiences invitent à penser que la masse du public (jeu (...)
11Ces émissions politiques traditionnelles attirent davantage un auditoire de seniors9 et les personnalités politiques peuvent rechercher la fréquentation d’émissions dont le cadre, le ton et le contenu peuvent apparaître comme moins formels, rigides et solennels.
- 10 N’en trouve-t-on pas une confirmation dans l’interview télévisée récente du chef de l’État françai (...)
- 11 Voir également Le Foulgoc, 2003 pour une analyse de ces deux genres, leurs origines et leur évolut (...)
12L’une des émissions annonciatrices de ces « nouvelles matrices culturelles » est sans doute Questions à domicile (diffusée sur TF1 de 1986 à 1989 pour tenter de concurrencer L’heure de vérité), dont le créneau pouvait se décliner en « [...] intimisme, approche de l’homme politique par un portrait psychologique et culturel, refus du sérieux agressif des rendez-vous politiques traditionnels » (Le Grignou et Neveu, 1997 : 754). Ce nouveau rapport au politique permettait au spectateur « d’appréhender le discours non seulement à travers des catégories politiques, mais aussi d’un point de vue esthétique, familial, psychologique ou moral » (Le Grignou et Neveu, 1997 : 755). Depuis une quinzaine d’années, le format a encore évolué, se rapprochant aujourd’hui davantage du divertissement et visant explicitement un auditoire plus jeune, prétendument à convaincre. Les journalistes et les politologues, en abandonnant progressivement (souvent sans l’avouer) le format politique au profit du spectacle et de la séduction, ont préparé et cédé la place aux sociétés de productions et animateurs de variétés10. On se référera au travail d’Érik Neveu (2003)11 pour une description précise de trois émissions de ce type : On ne peut pas plaire à tout le monde (Marc-Olivier Fogiel), Tout le monde en parle (Thierry Ardisson) et Vivement dimanche (Michel Drucker). Au-delà de leurs divergences de format, elles ont en commun cette « obsession du mélange » qui permet aux téléspectateurs d’écouter un homme politique au milieu de personnalités du spectacle ou de la société civile, sans aucun prérequis de culture politique, en évaluant plutôt s’il est sympathique, simple, spontané et sincère, fût-ce au risque de la « dépolitisation » du politique (Neveu, 2003).
- 12 Si l’agence CAPA ne suffit pas à garantir la qualité de l’investigation, sa participation au « vra (...)
13Le cas du Vrai journal (Karl Zéro, Canal+) est un peu intermédiaire : si le ton est sans aucun doute plus proche des émissions de divertissement, allant plus loin encore dans la désacralisation par un tutoiement de rigueur et une apparente familiarité avec les personnalités politiques — qui n’exclut pas pour autant une certaine brutalité —, il y a aussi une place pour l’investigation (agence Capa)12 et le débat politique ; mais la dérision et la provocation font la différence avec les émissions « traditionnelles ».
14Au-delà de leurs formats et contenus, ce ne sont sans doute pas les mêmes personnalités politiques qui sont invitées dans les émissions « traditionnelles » et dans les émissions de divertissement (Le Foulgoc, 2003). Ce ne sont pas non plus les mêmes chaînes de télévision qui diffusent les différents types d’émissions. Ainsi que le montre le tableau 1, ne reprenant que les chaînes hertziennes : les chaînes privées (TF1 et M6) diffusent peu ou pas de programmes politiques, quel que soit leur type, et Canal+ ne diffuse que des émissions d’infotainment. Les chaînes généralistes du secteur public (France 2 et France 3) proposent régulièrement les deux types d’émissions. Quant à France 5, chaîne publique à vocation éducative, elle se concentre sur les débats plus classiques.
15La politique à la télévision apparaît donc comme un domaine réservé aux chaînes d’État et s’adresse à leur public. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une offre de programme, mais de la réponse à l’attente supposée d’un public à l’égard des médias, à propos de laquelle on pourrait certainement invoquer un certain « contrat de communication » (Ghiglione, 1987).
Tableau 1. Répartition des émissions à la télévision française
- 13 PourCanal+,il s’agissait d’une grande émission dans laquelle un JT était inséré au milieu d’interv (...)
- 14 PourM6, il s’agit d’un flash d’information intitulé « six minutes » à 19 h 50.
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Journal TV
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Politique traditionnelle
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Infotainment
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TF1
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20 h
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France 2
|
20 h
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Mots croisés
100 minutes pour convaincre
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Tout le monde en parle
Vivement dimanche
|
France 3
|
19 h
|
France Europe Express
|
On ne peut pas plaire à tout le monde
|
France 5
|
19 h 30
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C dans l’air
Ripostes
Les 109
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Canal +
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Magazine d’actualité13
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Les guignols de l’info
Le vrai journal
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M6
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Flash14
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16Dans cet éventail de programmes disponibles, quels sont les choix et les pratiques des téléspectateurs ?
- 15 La question du traitement en échelle de fréquences (jamais-rarement-parfois-souvent-systématiqueme (...)
17Nous avons interrogé 210 étudiants de l’Institut universitaire de technologie de Toulouse et de Tarbes, ainsi que de l’Université des sciences sociales de Toulouse 1, dans la semaine précédant le premier tour des élections régionales du 21 mars 2004 (71 % de femmes et 29 % d’hommes, l’âge variant de 18 à 25 ans avec une moyenne de 20,2 ans). On leur demandait tout d’abord d’indiquer s’ils regardaient ces émissions de télévision sur une échelle en cinq points : jamais, rarement, parfois, souvent, systématiquement15.
18On voit, sur la figure 1, que les journaux télévisés sont suivis par une majorité de sujets, de même que l’émission satirique Les guignols de l’info. Puis viennent des magazines de divertissement (Tout le monde en parle, On ne peut pas plaire à tout le monde) ainsi que Le vrai journal. Les émissions politiques traditionnelles, quant à elles, ne sont suivies que par une minorité de sujets.
Figure 1. Score moyen de pratique de la télévision en 5 points (jamais, rarement, parfois, souvent, systématiquement)
19Une analyse en composantes principales et une classification automatique, effectuées sur ces réponses et dont les résultats sont rapportés en annexe 1, permettent de définir la typologie suivante :
-
un premier groupe (88 individus, soit 41,9 % de l’échantillon) se caractérise par le fait de regarder essentiellement les journaux télévisés et les magazines de divertissement dans lesquels des personnalités politiques sont parfois invitées : On ne peut pas plaire à tout le monde, Vivement dimanche, Tout le monde en parle, Le vrai journal. Ces téléspectateurs, en revanche, suivent moins les émissions politiques traditionnelles : Les 109, France Europe Express, Mots croisés, Ripostes ;
-
un deuxième groupe (83 individus, soit 39,5 % de l’échantillon) se caractérise par le fait de moins regarder l’ensemble des émissions proposées que la moyenne de l’échantillon. Il s’agit donc de sujets à propos desquels on peut évoquer des pratiques médiatiques irrégulières sinon faibles ;
-
un troisième groupe (39 individus, soit 18,6 % de l’échantillon) se caractérise par le fait de regarder plus souvent que la moyenne de l’échantillon les émissions politiques traditionnelles : Ripostes, 100 minutes pour convaincre, Mots croisés, C dans l’air, France Europe Express, JT-ARTE, Les 109.Mais ces sujets regardent également les journaux télévisés (à l’exception de celui de la première chaîne) et des émissions relevant davantage du divertissement, notamment Le vrai journal, Les guignols de l’info, Tout le monde en parle, On ne peut pas plaire à tout le monde.
20La typologie statistique tend donc à valider la distinction généralement opérée entre les émissions politiques traditionnelles et les émissions de divertissement, mais ici sur le plan de leurs publics : on observe bien, chez les 18-25 ans, un public majoritaire pour les émissions de divertissement, associées à une assiduité certaine pour le journal télévisé. Une large proportion montre son désintérêt pour la politique (et l’actualité), du moins à la télévision. Presque un sujet sur cinq manifeste son intérêt pour les émissions politiques traditionnelles, sans s’interdire pour autant les émissions satiriques ou les divertissements.
21On notera que ce sont surtout ces derniers qui suivent volontiers Les guignols de l’info,ce qui corrobore l’idée de Annie Collovald et Érik Neveu d’un
- 16 Ce public s’opposait ainsi à celui du Bébêtes show.
[…] public susceptible d’une distance particulière au politique : celle liée à cette forme de hors-jeu, d’en deçà de l’insertion qu’est la jeunesse (scolarisée en particulier), celle d’une distance critique liée au capital culturel, dans laquelle la dérision n’est pas la simple expression d’une impuissance ou de l’ignorance des logiques de l’espace politique, mais une forme de décodage critique (1996 : 106)16.
- 17 Notons qu’on ne peut pas affirmer pour autant que la presse écrite est globalement mieux mémorisée (...)
22Bien que la télévision soit le média privilégié, la politique ne s’y réduit pas. Il n’est pas rare d’entendre que la presse écrite est une source d’information de meilleure qualité, qu’elle couvre davantage d’événements et de manière plus approfondie. C’est également ce qui oppose les théoriciens du « vidéo-malaise » — ce sont les journaux télévisés qui sont à l’origine de la démobilisation des citoyens (Lang et Lang, 1959 ; Robinson, 1976) — et ceux du « médias-malaise » — l’ensemble des médias, du point de vue des contenus qu’ils véhiculent, est à blâmer (Holtz-Bacha, 1990 ; Newton, 1999 ; voir Nadeau et Giasson, 2003, pour une revue de la question). Même en perte de vitesse, la presse écrite demeure à tout le moins une référence : elle propose un « contrat majeur d’information [qui] doit raconter, prédire mais aussi analyser » (Chabrol, 1983)17. Qu’en est-il donc du côté des pratiques des étudiants ?
23Nous avons retenu quatre types de presse relativement classiques :
-
- 18 Source : Diffusion Contrôle, 2006.
les grands quotidiens généralistes nationaux, dont les études montrent qu’ils attirent un lectorat plutôt intéressé par la politique : Le Figaro (créé en 1854 et diffusé à 342 445 exemplaires)18, Le Monde (créé en 1944 et diffusé à 367153 exemplaires), Libération (créé en 1973 et diffusé 144480 exemplaires), La Croix (créé en 1883 et diffusé à 103 404 exemplaires) ;
-
la presse quotidienne régionale, qui ne traduit pas forcément d’intérêt politique mais recouvre des motivations différentes et spécifiques pour l’information locale et le lien social : La Dépêche du Midi (créée en 1870 et diffusée à 200090 exemplaires), Ô Toulouse ;
-
les magazines d’informations générales : L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, Marianne, Le Monde diplomatique ;
-
la presse satirique : Charlie hebdo, Le Canard enchaîné.
24La figure 2 montre que la plupart des titres de la presse quotidienne et magazine ne sont pas lus par les étudiants, à l’exception de La Dépêche du Midi, que 28,6 % indiquent lire « parfois » et 26,7 % « souvent », et dans une moindre mesure, du Monde, qu’un tiers des sujets interrogés indiquent lire « parfois ».
Figure 2. Score moyen de pratique de la presse écrite en 5 points (jamais, rarement, parfois, souvent, systématiquement)
25Une analyse en composantes principales et une classification automatique, effectuées sur ces réponses et dont les résultats sont rapportés en annexe 2, permettent de définir la typologie suivante :
-
un premier groupe (102 individus, soit 48,6 % de l’échantillon) se caractérise, comparativement à la moyenne de l’échantillon, par une plus faible lecture de la presse, qu’elle soit quotidienne ou magazine, traditionnelle ou alternative ;
-
un deuxième groupe (79 individus, soit 37,6 % de l’échantillon) se caractérise par une lecture de la presse écrite « traditionnelle » supérieure à la moyenne, et notamment des titres suivants : L’Express, Le Point, La Dépêche du Midi, Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Nouvel Observateur ;
-
- 19 La notion de presse « alternative » n’est pas à entendre comme un concept. Elle recouvre simplemen (...)
un troisième groupe (29 individus, soit 13,8 % de l’échantillon) se caractérise par une lecture de la presse écrite « alternative »19 supérieure à la moyenne, et notamment des titres suivants : Charlie hebdo, Le Monde diplomatique, Le Canard enchaîné. Ils peuvent également être lecteurs de la presse généraliste et notamment de La Croix, Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur, Marianne, Le Figaro.
26Les deux typologies précédentes, pratique de la presse écrite et pratique de la télévision, ne sont pas indépendantes : le tableau 2 montre, en effet, une relation significative entre elles (x2 = 41,77 ; p<.001).
Tableau 2. Croisement des deux typologies pratique de la presse écrite et pratique de la télévision
Presse écrite
Télévision
|
Non-lecteurs
|
Presse politique
|
Presse alternative
|
TOTAL
|
Émissions politiques
|
06,2 % (13)
|
06,2 % (13)
|
06,2 % (13)
|
18,6 % (39)
|
JT + divertissement
|
15,2 % (32)
|
23,8 % (50)
|
02,9 % (6)
|
41,9 % (88)
|
Non-téléspectateurs
|
27,1 % (57)
|
7,6 % (16)
|
04,8 % (10)
|
39,5 % (83)
|
TOTAL
|
48,6 % (102)
|
37,6 % (79)
|
13,8 % (29)
|
100 % (210)
|
27Plus précisément, l’analyse des contributions au chi2 montre que le fait d’être non-lecteur de la presse écrite est lié à un désintérêt pour les émissions de télévision comportant une présence politique, qu’elles soient traditionnelles ou divertissantes. Plus d’un quart de nos sujets sont dans ce cas. Un peu moins d’un autre quart rapportent qu’ils regardent les journaux télévisés et les magazines de divertissement et qu’ils lisent la presse écrite traditionnelle. Enfin, les lecteurs de presse politique alternative regardent également les émissions politiques traditionnelles ou ne sont pas téléspectateurs, mais ne montrent pas d’intérêt pour les journaux télévisés ou les magazines de divertissement.
- 20 Nous ne développerons pas ici les motivations théoriques de cette démarche, mais l’objectif, on l’ (...)
- 21 L’alpha de Cronbach de 0,77 indique que les différentes pratiques médiatiques sont bien reliées et (...)
28Ce résultat nous amène à rechercher plus généralement des stratégies globales de prise d’information en analysant ensemble toutes les pratiques médiatiques, qu’elles soient de presse écrite ou de télévision20. Une analyse en composantes principales et une classification automatique, effectuées sur l’ensemble de ces réponses et dont les résultats sont rapportés en annexe 321, permettent de définir la typologie suivante :
-
- 22 Cela ne doit être entendu qu’au plan de nos indicateurs : presse écrite et télévisée. L’importance (...)
un premier groupe est composé de 84 individus (soit 40 % de l’échantillon) dont la caractéristique principale est, d’une part, d’être des téléspectateurs privilégiés du journal de la première chaîne (TF1) et, d’autre part, d’avoir des pratiques médiatiques plus faibles que la moyenne de l’échantillon : ces sujets regardent moins les émissions politiques, qu’elles soient traditionnelles ou divertissante, et lisent également moins la presse écrite quelle qu’elle soit22 ;
-
un deuxième groupe est composé de 82 individus (soit 39 % de l’échantillon) qui regardent le journal télévisé ainsi que certaines émissions de divertissement : Le vrai journal, Les guignols de l’info, On ne peut pas plaire à tout le monde. Ils lisent éventuellement la presse quotidienne et magazine : L’Express, La Dépêche du Midi, Le Figaro, Le Point, Le Nouvel Observateur. En revanche, ils regardent moins les magazines politiques traditionnels que la moyenne de l’échantillon (Ripostes ou Mots croisés) ;
-
un troisième groupe est composé de 29 individus (soit 13,8 % de l’échantillon) qui regardent à la télévision les magazines politiques traditionnels : Mots croisés, Ripostes, France Europe Express, C dans l’air, JT-ARTE, Les 109, 100 minutes pour convaincre. Mais ces sujets regardent également certaines émissions plus divertissantes : Le vrai journal, Tout le monde en parle, Les guignols de l’info. Ils lisent la presse alternative et les magazines d’actualité : Le Canard enchaîné, Marianne, Le Monde, La Croix, Le Nouvel Observateur, Charlie hebdo, Le Monde diplomatique, Libération, Le Point. S’ils regardent éventuellement le journal télévisé de la chaîne publique (FR2), ces sujets, en revanche, regardent moins celui de la première chaîne (TF1) que la moyenne de l’échantillon ;
-
un quatrième groupe, enfin, n’est composé que de 15 individus (soit 7,14 % de l’échantillon) qui sont des lecteurs assidus de la presse alternative : Le Monde diplomatique, Charlie hebdo, Le Canard enchaîné, mais également Le Monde. Ces sujets, en revanche, ne sont attirés, ni par la presse quotidienne régionale, ni par les émissions de divertissement, ni même par les journaux télévisés.
- 23 L’analyse en composantes principales et la typologie qui en découle prennent en compte d’éventuell (...)
- 24 On pourrait objecter que la radio est le grand absent de cette typologie. D’une part, l’intérêt po (...)
- 25 En sciences humaines et sociales, il est relativement classique de considérer que l’échantillonnag (...)
- 26 Le fait que nous considérions ici une population d’étudiants en sciences sociales nous autorise à (...)
- 27 Le rapprochement entre les journaux télévisés, relevant de l’information « traditionnelle », et le (...)
- 28 On notera néanmoins que, si tous les sujets adhèrent à l’idée que la presse écrite est une source (...)
29Cette typologie23 nous servira de base comparative pour étudier les comportements et représentations politiques de notre échantillon24. Il n’est pas dans notre objectif de viser une quelconque représentativité de notre échantillon sur le plan de la population parente, et nous nous intéressons davantage aux processus qui impliquent les pratiques médiatiques et les attitudes politiques25. Néanmoins, les quatre groupes construits statistiquement et à posteriori dans notre échantillon semblent cohérents avec certaines enquêtes sociologiques sur les pratiques médiatiques des jeunes en France. On y retrouve bien, en effet, dans le premier groupe, le « peu d’intérêt d’une majorité de téléspectateurs pour la politique » (Le Grignou et Neveu, 1997 : 752)26, dont nous nous donnerons à vérifier s’il est « indissociable de l’incompétence politique d’une majorité de citoyens » ou s’il est le fait d’un rejet du débat politique par lassitude et/ou désabusement. Comparativement aux précédents, les sujets du deuxième groupe ont davantage de rapport au champ politique, mais dans un format bien particulier, s’agissant du journal télévisé et des émissions de divertissement27, ainsi que des magazines « grand public ». On s’intéressera particulièrement à savoir s’ils se détachent significativement des premiers sur le plan de leur « incompétence politique ». Les deux autres groupes, plus minoritaires, entretiennent une réelle proximité avec le champ politique, bien que privilégiant, chacun, une stratégie de recherche d’informations spécifique : tandis que le troisième groupe diversifie les médias, profite de la presse écrite comme télévisuelle, traditionnelle comme divertissante, le quatrième groupe est attaché à une presse reconnue pour sa crédibilité et marquant éventuellement un certain élitisme intellectuel : il s’agit, non seulement de prendre de l’information, mais de marquer une certaine distinction sociale au travers de pratiques médiatiques cognitivement coûteuses et socialement valorisées (primat du concept sur l’image, du logos sur le pathos, de la crédibilité sur l’attractivité, du penseur sur le speaker). Marquer une préférence ou un choix pour certains médias ou certains types d’informations ne se réduit pas à une réponse strictement comportementale ; cela revient aussi et surtout à s’auto-attribuer un certain nombre de valeurs socialement liées au média ou au programme indiqué. Chez ces sujets, l’identification à l’ethos des organes d’information est capitale : peu de télévision et surtout pas de chaînes privées entachées de commercialisme. On se réclame de l’écrit « sérieux », analytique et critique. En effet, la figure 3 montre que les lecteurs de la presse alternative se distinguent des autres en rejetant les deux idées selon lesquelles la télévision est un bon moyen pour se faire une opinion sur un sujet (F[3,206] = 5,30 ; p = .01) et les informations à la télévision sont objectives (F[3,206] = 4,71 ; p = .01)28.
Figure 3. Représentation des médias
30Mais, au-delà des valeurs, en possèdent-ils les pratiques et les connaissances correspondantes ?
31Notre objectif est de mettre en relation les pratiques médiatiques, telles qu’elles ont été définies plus haut, et la conscience politique des téléspectateurs. Favre et Offerlé (2002) ont abordé cette question au travers des connaissances et de la compétence politiques d’étudiants en sciences sociales. Ils reconnaissent eux-mêmes la limite de cette approche encyclopédique :
En établissant un test fondé sur des critères pédagogiques, on tend à adopter une définition de la mesure des connaissances politiques (donc de la compétence politique ? donc de la politisation ?) faite par et pour des pédagogues et donc pour des enfants de pédagogues...(www.crps.univ-paris1.fr/Connaissances_politiques.pdf : 15)
32Ils justifient néanmoins justement leur méthodologie en observant que la compétence des commentateurs et professionnels de la politique repose elle-même sur des définitions scolaires, et qu’un tel « bagage cognitif des agents » leur permet d’inférer le savoir pratique nécessaire dans les situations concrètes. Pour notre part, nous avons préféré retenir trois dimensions différentes : le comportement politique, la représentation des institutions politiques et la représentation d’éléments structurant le débat politique.
33La première question que l’on peut se poser est celle du comportement politique des sujets. Nous l’avons traité, de façon sans doute réductrice, au travers de l’intérêt manifesté pour la politique, des communications politiques et du comportement électoral.
- 29 On leur demandait également leur position sur l’échiquier politique. Cent sujets se déclarent plut (...)
34Nos 210 sujets devaient indiquer s’ils s’intéressaient à la politique, sur une échelle en six points variant de « pas du tout » (= 1) à « tout à fait » (= 6). L’analyse révèle une distribution « normale » avec une moyenne à 3,7 : 45 e déclarent de peu à fortement désintéressés contre 55 de peu à fortement intéressés. La figure 4 montre un lien significatif avec les pratiques médiatiques (F[3,206] = 18,4 ; p <.001) : les sujets ayant peu de pratiques médiatiques ou restreintes aux journaux télévisés, émissions de divertissement et presse magazine, sont également les moins intéressés par la politique, tandis que les spectateurs d’émissions politiques traditionnelles et les lecteurs de la presse politique « alternative » rapportent davantage d’intérêt29.
Figure 4. L’intérêt pour la politique en fonction des pratiques médiatiques
35Au-delà d’une simple déclaration d’intérêt général pour la politique, on retrouve la même distribution, sur un plan plus comportemental, dans le fait d’avoir des conversations politiques en famille, entre amis ou partenaires de travail (figure 5).
Figure 5. Avez-vous des conversations politiques… (de jamais à souvent) ?
- 30 Dans ce tableau, les items sont les questions posées, les réponses sont celles qui sont données pa (...)
- 31 La proportion d’abstentionnistes (23 %) est ici nettement inférieure à celle recensée par l’IPSOS (...)
36La question se pose alors de la prolongation de cet intérêt et des pratiques politiques qu’il implique dans le comportement électoral lui-même. S’il s’agit du comportement le plus rudimentaire d’action politique, les taux de participation des jeunes aux dernières consultations électorales nous indiquent qu’il n’est pas pour autant acquis pour tous. On demandait donc aux sujets s’ils votaient habituellement lors des élections municipales, cantonales, législatives, régionales et présidentielles. Le premier facteur d’une analyse factorielle des correspondances (77,7 de l’inertie) oppose clairement (tableau 3)30 les sujets qui votent massivement à ceux qui ne votent pas31.
Tableau 3. Contributions au 1er facteur de l’analyse factorielle des correspondances du comportement électoral
Items
|
Réponses
|
Contributions
|
Coordonnées
|
vote aux régionales
|
non
|
14,49
|
-1,84
|
vote aux législatives
|
non
|
13,69
|
-1,64
|
vote aux municipales
|
non
|
13,49
|
-1,84
|
vote aux présidentielles
|
non
|
13,17
|
-2,15
|
vote aux cantonales
|
non
|
11,57
|
-1,35
|
vote aux européennes
|
non
|
11,23
|
-1,35
|
|
|
|
|
vote aux cantonales
|
oui
|
4,85
|
0,57
|
vote aux européennes
|
oui
|
4,49
|
0,54
|
vote aux législatives
|
oui
|
4,28
|
0,51
|
vote aux régionales
|
oui
|
3,62
|
0,46
|
vote aux municipales
|
oui
|
3,08
|
0,42
|
vote aux présidentielles
|
oui
|
2,03
|
0,33
|
- 32 Il est à noter que cette différence ne s’observe pas sur l’intention de voter aux élections du dim (...)
37Ce premier facteur d’AFC permet d’affecter à chaque sujet un score de comportement électoral depuis un comportement abstentionniste jusqu’à un comportement assidu. Le croisement de ce score de comportement électoral avec les pratiques médiatiques (figure 6) révèle une dépendance significative (F[3,206] = 4,17, p =. 01) due à l’opposition entre les sujets ayant peu de pratiques médiatiques (hormis le JT de TF1), qui sont également les plus abstentionnistes, et les lecteurs de la presse politique « alternative », qui sont les plus assidus. Les deux autres groupes se situant dans un comportement électoral intermédiaire, mais plus assidu qu’abstentionniste32.
Figure 6. Pratiques médiatiques et comportement électoral
- 33 Il ne s’agit donc pas de mesurer le niveau de confiance que les participants accordent aux institu (...)
38Nous avons également voulu voir dans quelle mesure les sujets identifiaient le rôle et l’importance des institutions politiques pour lesquelles ils pouvaient être amenés à voter. On posait, à divers endroits du questionnaire, la question suivante : « est-ce que le gouvernement (ou le maire ou les institutions européennes) joue un rôle important dans la gestion de votre vie quotidienne ? » Les réponses pouvaient varier de « pas du tout » (= 1) à « tout à fait » (= 6)33.
39La figure 7 montre que les sujets dont les pratiques médiatiques sont faibles sont toujours ceux qui accordent le moins d’importance à l’impact des institutions politiques sur leur vie quotidienne.
Figure 7. Pratiques médiatiques et représentation de l’impact des institutions politiques
- 34 Ainsi que le montrait le Canard enchaîné (29 octobre 2003), sur trois semaines, les journaux de TF (...)
40Les sujets qui regardent les journaux télévisés, les émissions de divertissement et la presse magazine ne s’en démarquent pas vraiment. Ce sont les sujets qui regardent les émissions politiques « traditionnelles » ou lisent la presse « alternative » qui accordent le plus d’importance à l’impact des institutions politiques. Il peut sembler, sur la figure 7, que les premiers accordent plus d’impact au maire, les seconds valorisant davantage le gouvernement et l’Europe, mais la relation n’est pas statistiquement significative (Fg =1,09 ; Fm =1,15 ; Fe = 0,61 ; ns). En revanche, il est intéressant de noter que, à la veille d’une élection régionale (21 mars 2004), mais également à deux mois et demi d’une élection européenne (3 juin 2004), donc en période de campagnes électorales relayées par les médias, la différence n’est que tendancielle pour « le gouvernement » (F = 2,45 ; p = .064), mais significative pour « le maire » (F = 6,4 ; p = .001) et surtout pour « l’Europe » (F = 8,29 ; p =.0001) : les sujets qui lisent la presse alternative et éventuellement regardent les émissions politiques traditionnelles accordent davantage d’importance à l’Europe, tandis que ceux qui regardent les journaux télévisés, lisent la presse magazine ou regardent les émissions de divertissement sous-estiment le poids des institutions politiques dans la gestion de leur vie quotidienne. Ceux-là en restent peut-être à des informations de proximité : les journaux télévisés ou émissions de divertissement traitent plus souvent de politique nationale ou locale que des institutions européennes34.
41Une dernière question concernait les représentations politiques des jeunes interrogés. Il ne s’agissait pas de mesurer leur référence idéologique propre, mais de chercher à voir s’ils identifiaient correctement le débat politique tel qu’il s’organise historiquement entre la droite et la gauche et sur des opinions issues des grandes idéologies idéales-typiques (libéralisme, marxisme, etc.). On demandait donc aux sujets d’indiquer dans quelle mesure les six affirmations suivantes leur semblaient correspondre ou non aux partis politiques de gauche et de droite :
-
Pour relancer l’emploi, il faut alléger les charges fiscales des entreprises
-
Les problèmes liés à l’environnement devraient être le souci premier du gouvernement
-
Il faut taxer les plus riches pour redistribuer vers les plus démunis
-
L’État favorise trop les entreprises au détriment des travailleurs
-
Les aides sociales poussent des gens à ne pas travailler
-
Les immigrés travaillant en France doivent avoir le droit de vote.
- 35 Il va de soi que les notions mêmes de « juste » ou « faux » s’entendent au regard des opinions les (...)
42Pour chacune de ces affirmations, les sujets répondaient donc deux fois sur des échelles en six points, pour indiquer si, selon eux, la gauche (ou la droite) était d’accord (= 6) ou pas (= 1). Une analyse en composantes principales sur ces 12 échelles permet de dégager un premier facteur (21,17 % de l’inertie) qui oppose clairement les réponses « justes » aux réponses « fausses »35. Nous pouvons donc utiliser ce premier facteur pour positionner chacun des sujets sur un continuum variant du « tout faux » au « tout juste ». On note que 113 sujets se placent plutôt du côté « juste » de l’axe, tandis que 97 sujets se trouvent du côté « faux ».
43On observe tout d’abord (figure 8) que les sujets positionnés politiquement s’opposent à ceux qui ne se positionnent pas sur cette capacité à identifier les idéologies politiques (F[2,207] = 4,24 ; p = .02).
Tableau 4. Contributions au premier facteur de l’analyse en composantes principales sur les représentations des idéologies politiques
L’affirmation suivante :
|
est plutôt de :
|
Axe 1
|
L’État favorise trop les entreprises au détriment
des travailleurs
|
gauche
|
0,59
|
Les immigrés travaillant en France doivent avoir le
droit de vote
|
gauche
|
0,59
|
Pour relancer l’emploi, il faut alléger les charges fiscales des entreprises
|
droite
|
0,40
|
Les problèmes liés à l’environnement devraient être
le souci premier du gouvernement
|
droite
|
0,10
|
Les aides sociales poussent des gens à ne pas travailler
|
droite
|
0,60
|
Les problèmes liés à l’environnement devraient être
le souci premier du gouvernement
|
gauche
|
0,62
|
Il faut taxer les plus riches pour redistribuer
vers les plus démunis
|
gauche
|
0,72
|
|
|
|
Il faut taxer les plus riches pour redistribuer vers les plus démunis
|
droite
|
-0,44
|
L’État favorise trop les entreprises au détriment des travailleurs
|
droite
|
-0,36
|
Les aides sociales poussent des gens à ne pas travailler
|
gauche
|
-0,29
|
Les immigrés travaillant en France doivent avoir le droit
de vote
|
droite
|
-0,06
|
Pour relancer l’emploi, il faut alléger les charges fiscales des entreprises
|
gauche
|
-0,05
|
Figure 8. Positionnement politique et représentations idéologiques
- 36 Nos données empiriques ne permettent pas d’affirmer que le prétendu rejet de la politique par la j (...)
44Ce résultat n’est certainement pas le plus surprenant, mais il indique néanmoins qu’il s’agit, pour les sujets qui ne se positionnent pas, d’un désintérêt pur et simple pour la politique, ses concepts et ses institutions, et non d’un rejet « en connaissance de cause ». Ces sujets ne boycottent pas, ils méconnaissent36.
45Le lien avec les pratiques médiatiques est également remarquable (figure 9) : si les lecteurs de la presse « alternative » et les téléspectateurs des émissions politiques « traditionnelles » identifient bien les différentes options idéologiques, ce n’est pas le cas des sujets dont les pratiques médiatiques n’excèdent pas le journal télévisé, ni des amateurs d’émissions de divertissement ou de magazines pour le « grand public » (F[3,206] = 3,31 ; p = .02).
Figure 9. Pratiques médiatiques et représentations idéologiques
46Lorsque Nadeau et Giasson (2003), sur la base d’une impressionnante revue de la question sur le courant théorique « médias-malaise », se proposent « d’instruire le procès des médias en [se] penchant sur l’accusation la plus sérieuse portée à leur endroit, celle de saper la légitimité des institutions démocratiques et de provoquer le cynisme et la démobilisation des citoyens », leur conclusion est mitigée : l’attribution de la preuve n’est pas à la hauteur de la gravité de l’accusation. Cette « preuve » — qui repose sur la coïncidence entre la baisse de la confiance dans les institutions politiques et l’évolution des pratiques journalistiques — ne saurait suffire à établir de lien direct entre l’exposition aux médias et l’expression d’un niveau élevé de « cynisme ».
- 37 « Successive tests established that those most exposed to the news media and party campaigns consi (...)
47Les analyses de Newton (1999) sur la base d’enquêtes britanniques (citées par Nadeau et Giasson) montrent que la lecture des journaux et l’écoute des informations télévisées sont positivement liées au niveau d’information des électeurs, à leur intérêt pour la politique, à leur degré de « cynisme », à leur confiance dans les acteurs et les institutions et à leur satisfaction à l’égard du fonctionnement de la démocratie. C’est le « cercle vertueux », selon Norris (2000), et ce lien n’a pas changé depuis le début des années 197037. En revanche, le public des médias de divertissement (télévision et tabloïds) révélait des scores inférieurs sur ces indicateurs.
48Le journalisme politique, en tant que tel, n’aurait donc pas changé autant qu’on pourrait le prétendre, mais il y aurait — pour Nadeau et Giasson — un écart grandissant entre un certain idéal de la couverture médiatique de l’actualité politique et les formes actuelles du journalisme politique, un « fossé entre l’offre médiatique et la demande des citoyens ».
49Reprenant la distinction triadique de la rhétorique aristotélicienne, Lochard et Soulages (2003) décrivent les émissions politiques traditionnelles comme relevant du logos ou de la « parole argumentative » (qui représente la logique, le raisonnement et dont le mode de construction de l’argumentation s’adresse à l’esprit rationnel de l’interlocuteur), les participants étant invités, dans un espace discursif marqué par l’homogénéité et la cohérence, à imposer leur expertise pour « informer et éduquer le public » (« parole vitrine »). À contrario, ethos et pathos visent davantage à séduire l’auditoire qu’à le convaincre, soit en cherchant à capter l’attention et gagner la confiance de l’auditoire, pour se rendre crédible et sympathique, soit en s’adressant à la sensibilité de l’auditoire (ses tendances, passions, désirs, sentiments, émotions…) pour lui faire ressentir des passions : la colère, l’amour, la pitié, l’émulation… Frisant parfois le pathos, les émissions de divertissement relèveraient plutôt de l’ethos ou de la « parole ornementale » : un univers discursif (appuyé par un dispositif bien particulier : Neveu, 2003) marqué par la fragmentation et la performance, dans lequel l’invité est exposé et s’expose lui-même pour tenter de briser la différence statutaire et forcer l’identification des spectateurs (« parole miroir ») : la réhabilitation par l’authenticité, en quelque sorte (Neveu, 2003 : 118).
50Dans les années 1970, on demandait à un homme politique de défendre les intérêts corporatistes qui structuraient le débat médiatique. Dans les années 1990, on lui demandait de proposer la bonne solution logique et technique aux problèmes sociaux (Esquénazi, 1999). Aujourd’hui, les émissions de divertissement sont un « jeu d’invitation des politiques sous condition de refoulement du discours politique » (Neveu, 2003 : 102), où l’homme politique est invité à parler de lui (au double sens de « depuis » et « à propos » de lui). Le témoignage se substitue à l’expertise, et on pourrait trouver là une forme de régression dans la dynamique de l’engagement politique : des analyses du discours à différents niveaux d’engagement politique ont pu montrer une diminution progressive des références à soi (pronoms personnels, modalisation, verbes déclaratifs, adjectifs subjectifs) au profit d’une intégration des thématiques sociopolitiques (connecteurs logiques, verbes d’action, adjectifs objectifs) : l’engagement faisait évoluer le discours militant « du soi qui s’expose au monde qui s’impose » (Marchand, 1998). Tandis que les émissions politiques traditionnelles favoriseraient plutôt cette évolution par la demande d’expertise et la décentration de soi (logos), les émissions de divertissement, au contraire, réintroduisent les références à soi et amènent l’homme politique, soumis à la puissance de ce nouveau contrat de communication médiatique (Ghiglione, 1987 ; Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 138-141), non seulement à régresser vers des discours marqués par l’affect et l’auto-centration, mais parfois même à renier le milieu politique lui-même.
51Le débat à propos des programmes de divertissement intégrant des personnalités politiques (infotainment) en reste souvent à l’analyse des émissions elles-mêmes, leur format, leur contenu, leurs diffusions (fréquences et horaires), éventuellement mises en rapport avec d’autres mesures, et dont on infère (de façon plus ou moins explicite) l’impact supposé sur des récepteurs potentiels. Nous nous sommes, pour notre part, intéressés aux pratiques médiatiques, que nous avons cherché à mettre en relation avec des indicateurs de conscience politique. Des analyses multidimensionnelles ont été appliquées aux fréquences des pratiques politico-médiatiques, que ce soit la lecture de la presse écrite (quotidienne, périodique ou alternative) ou la télévision (journaux télévisés, émissions de politique traditionnelle, infotainment). On a ainsi pu définir statistiquement quatre profils de consommation des médias : pratiques médiatiques faibles ; télévision de divertissement et presse magazine ; émissions de politique traditionnelle ; presse alternative. Ces quatre profils ont été comparés sur des analyses du comportement et des représentations politiques. On observe que l’intérêt et les pratiques politiques sont les plus faibles chez les individus dont les pratiques médiatiques sont faibles, et les plus forts chez les lecteurs de la presse « alternative ». Quant aux représentations politiques, les résultats montrent que les sujets qui ont des pratiques médiatiques faibles ou limitées aux émissions d’infotainment identifient mal les débats idéologiques et le rôle des institutions politiques, tandis que les téléspectateurs des émissions politiques « traditionnelles » et les lecteurs de la presse alternative les identifient beaucoup mieux.
52Nous ne tomberons pas dans les travers des conclusions hâtives des études corrélationnelles et nous n’affirmerons donc pas que les émissions de divertissement agissent comme des entreprises de dépolitisation. Les sociologues sauraient sans doute définir un troisième facteur, sans doute plus « sociétal », voire une conjonction de facteurs, qui explique simultanément les deux autres.
53En revanche, nos données nous autorisent effectivement à penser que les émissions de divertissement, récemment apparues, ne produisent, elles, ni conscience ni culture politique. Si elles attirent en moyenne deux à cinq fois plus de téléspectateurs que les émissions politiques traditionnelles (selon l’émission et l’invité), les émissions de divertissement ne peuvent donc s’y substituer. Nous rejoindrons parfaitement l’analyse de Neveu (2003) : « S’ils n’inventent ni ne produisent des dispositions à l’évitement du politique, dont on a suggéré la diversité des origines, et dont il faudrait souligner aussi la diversité des formes et des motivations, ces programmes entretiennent et banalisent des postures dépolitisées » (2003 : 132).
54Comme l’exprime différemment Beauvois :
Nos journalistes, exagérément obsédés par l’audimat, ont perdu le sens de cette maxime première : le contrat de communication politique persuasive n’a pas pour objectif de détendre, voire de divertir les citoyens mais de les amener à des positions convenables concernant les affaires publiques (2005 : 184).
- 38 Un examen rapide des intitulés des listes électorales pour les élections régionales révèle ainsi ( (...)
55Ainsi, l’infotainment participe certainement à l’élaboration et au maintien du « corps idéologique standard » (CIS) qui, pour Beauvois (2003), occulte le débat d’idées au profit d’un vaste consensus idéologique, et relègue de prétendus « extrêmes » au rang de marginaux38. C’est ce que semble confirmer Eric Zemmour, journaliste politique (Le Figaro) qui participe également à une émission d’infotainment (Vendredi pétantes sur Canal+), mais rejette la responsabilité sur les hommes politiques :
- 39 « Arrêt sur image », France 5, 12 février 2006 : « Politique-spectacle : le ras le bol ? »
Je pense que les émissions de divertissement délivrent un message politique qui est débité à gros bouillons sur toutes les chaînes de télévision et qu’il ne peut pas y avoir de désaccord politique sur ce message politiquement correct. […] Toutes les émissions de divertissement ont des a priori idéologiques, des a priori politiquement corrects. Et quand les politiques viennent, moi c’est ça qui me frappe, c’est le reproche que je leur fais, c’est pas de venir, c’est qu’ils ne font pas assez de politique, ils sont inhibés, ils ne disent pas grand-chose39.
56Ainsi « se trouve ramené aux formules, aux coups et au marketing le fameux débat d’idées qu’on persiste pourtant à juger caractéristique de la démocratie » (Beauvois, 2003 : 162). Ne reste plus, pour se démarquer de l’adversaire-concurrent sur le marché des biens politiques, que le recours à la séduction et à la personnalisation, à la « parole oblique » qui consiste à « jouer à la politique en faisant semblant de jouer à autre chose » (Veron, 1981 ; cité par Le Grignou et Neveu, 1997). Il y a certainement une erreur à penser que la « distance » ou la « fracture » entre la classe politique et la population va se réduire par une telle mise à nu de ses acteurs : « Tout se passe comme si nombre de ces téléspectateurs consommaient une émission politique sans disposer des ressources et des compétences qui en assurent le bon décodage » (Le Grignou et Neveu, 1997 : 760). Si les politiciens peuvent effectivement chercher là quelques points de popularité ou quelques bulletins dans l’urne, cela ne tient pas à leur capacité persuasive au service de leurs convictions politiques, mais bien à l’exploitation d’un capital de sympathie dans l’économie de la « politique people ».