Thomas LAMARCHE (dir.), Capitalisme et éducation
Thomas LAMARCHE (dir.) (2006), Capitalisme et éducation, Paris, Nouveaux Regards/Syllepses.
Texte intégral
- 1 On peut se procurer l’ouvrage auprès de l’Institut de Recherches de la FSU (institut@institut.fsu. (...)
1Une économie et une société qui reposent sur le principe de l’appropriation par quelques-uns du travail de tous, peuvent-elles s’accommoder de l’accès de tous au produit du travail de quelques-uns ? Cette question traverse l’ensemble de cet ouvrage1 qui rassemble les contributions de chercheurs invités par l’Institut de recherche de la FSU (principale fédération des syndicats d’enseignants de France) pour mieux comprendre ce qui, à travers les évolutions actuelles du capitalisme, est aujourd’hui en jeu pour le monde de l’éducation.
2L’ouvrage, coordonné et introduit par Thomas Lamarche, est organisé autour de trois thèmes. Une première partie traite de l’éducation aux prises avec les nouvelles formes économiques. Philippe Hugon pose d’emblée la question de savoir ce que produit l’éducation, évoquant à la fois les plans micro et macroéconomiques et soulignant le caractère multidimensionnel de l’éducation. Eric Delamotte, pour sa part, élargit considérablement le champ de réflexion, estimant que l’économie, en ayant tendance à se situer hors de l’histoire ou à ne considérer que des périodes courtes, néglige une question, beaucoup plus vaste, qui est celle de la circulation des savoirs. Il met en évidence l’essence communautaire du savoir et remarque que, à l’ère du numérique, la circulation du savoir ne présente plus nécessairement les conditions d’appropriation privative et marchande qui ont été celles de l’ère de l’imprimé. Yann Moulier-Boutang, enfin, propose d’aller au-delà de la thèse de la marchandisation de l’éducation pour aborder sous l’angle du capitalisme cognitif le nouveau système d’accumulation qui se déploie depuis ces trente dernières années.
3La seconde partie traite plus spécifiquement la question des nouvelles méthodes de management dans les secteurs de l’éducation et de la recherche et le projet de faire entrer l’éducation dans la perspective de la gouvernance. Annie Vinokur puis Romuald Normand abordent respectivement les questions de la prise de décision dans le domaine de l’éducation sous l’influence du discours néo-libéral et de la mondialisation, et du rôle joué par les normes et l’introduction de principes de management privé dans l’enseignement supérieur. Tous deux soulignent la tendance au passage d’un contrôle étatique à une autonomie régulée par des mécanismes de concurrence, l’éducation étant ainsi gagnée par le nouvel esprit du capitalisme.
4Le dernier chapitre aborde plus spécifiquement l’éducation sous l’angle des technologies de l’information et de la communication. La contribution de Pierre Moeglin pose, dans une approche généalogique, la question de l’industrialisation de l’éducation. Non pas qu’il s’agisse de qualifier l’éducation d’industrie au sens strict, le projet est ici d’attirer l’attention sur un processus tendanciel largement occulté par les approches en termes de professionnalisme ou d’informationnalisme. Jean-Pierre Archambault, pour sa part, analyse la dynamique de marchandisation de l’éducation que peuvent sous-tendre les technologies de l’information et de la communication. Mais il souligne également le fait que celles-ci peuvent aussi être des points d’appui de logiques de coopération, de bien commun et de bien public. Thomas Lamarche, enfin, constate les tendances contradictoires autour de l’Internet qui peut être un espace de production collective, de partage et d’échange de savoirs hors marché mais également le support majeur d’une économie de la connaissance marquée par le renforcement de l’appropriation privée du savoir et le caractère inégalitaire de sa diffusion.
5Ce petit ouvrage porte donc sur le double problème du capitalisme aux prises avec le savoir et du savoir aux prises avec le capitalisme. Il dépasse ainsi la stricte question de l’éducation pour aborder non seulement la circulation des savoirs à l’école ou à l’université mais aussi la production des connaissances à travers la recherche et les communautés et réseaux de chercheurs. Le terme de capitalisme cognitif retenu par Yann Moulier-Boutang rappelle que ces questions se situent dans le capitalisme bien plus que dans le marché. Dans cette perspective, les questions de la marchandisation ou de l’industrialisation, toutes pertinentes soient-elles, seraient secondaires par rapport à celle, centrale, de la captation de la valeur.
6La phase actuelle du capitalisme en effet est centrée sur l’appropriation des connaissances et la production continuelle de l’innovation. Elle est définie par l’association d’un mode de production et d’un type d’accumulation (un système d’accumulation) différents de ceux du capitalisme industriel ou du mercantilisme qui l’ont précédée. Au-delà du recours aux machines et de l’organisation de la production du capitalisme industriel, l’essentiel dans la formation des profits provient désormais des gains tirés des innovations liées aux connaissances. Le système se caractérise donc par l’association d’un processus créatif et d’un mode de captation des bénéfices. Produire revient de moins en moins à fabriquer une marchandise séparée qu’à élaborer un monde et une expérience du monde qui entraînent des consommations matérielles (ou non lorsqu’il s’agit de services). Dans la perspective du capitalisme cognitif, les instances de production et de diffusion des connaissances ne sont plus extérieures à la sphère marchande et à l’entreprise comme c’était le cas sous le capitalisme industriel. Dans celui-ci, la recherche et l’invention étaient fortement externes à la valorisation marchande. L’innovation industrielle ne venait qu’en aval. Avec le capitalisme cognitif, recherche, enseignement et formation professionnelle sont absorbés dans une dynamique nouvelle, car ils sont totalement perçus en termes de potentiel de profit.
7C’est la capacité d’innovation qui seule permet de se maintenir dans la concurrence généralisée actuelle. Les connaissances représentent le cœur du nouveau système d’accumulation et les activités de production des connaissances et de développement de la ressource humaine deviennent centrales. Les domaines de l’éducation, de l’enseignement, de la formation devraient donc être des secteurs d’investissement massifs. De fait, les discours leur fixent des objectifs très ambitieux d’élévation du niveau de compétence du plus grand nombre, de formation d’une élite créative et inventive, de production de savoirs permettant l’innovation. Mais le néolibéralisme dominant appelle au contraire à limiter les dépenses publiques et s’attaque au secteur public tant dans l’éducation qu’en recherche, préconisant à la fois une rentabilité interne (en leur appliquant les règles de la « gouvernance ») et externe (en cherchant à les faire entrer dans le secteur marchand). De même, alors que la distinction traditionnelle entre recherche pure et application technologique perd de sa pertinence, les exigences de profit à court terme continuent à s’appuyer sur cette distinction obsolète et menacent la recherche fondamentale pourtant encore plus nécessaire que dans le capitalisme industriel.
8Au-delà cependant de ces politiques que l’on peut juger paradoxales, des contradictions plus profondes sont mises en lumière. La principale est celle de l’appropriation privée du savoir dans un contexte où, autour de l’Internet notamment, se développent des modalités de création collective. L’« esprit du libre » est évoqué dans plusieurs contributions qui soulignent l’opposition entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation. Thomas Lamarche évoque, en conclusion, une nouvelle querelle des enclosures autour des savoirs issus de la recherche et de l’invention collective.
9La question se pose sans doute dans des termes différents en ce qui concerne l’enseignement. Les appareils éducatifs relèvent des espaces de circulation des savoirs au sens large. Les travaux sur la culture scolaire ont montré que les savoirs scolaires ne sont pas une transposition (didactique) des connaissances scientifiques produites par les chercheurs des universités. L’alchimie est plus complexe. L’enseignement est un espace de création et d’appropriation de savoirs. Cependant, malgré les exemples évoqués par Jean-Pierre Archambault, il semble que les tendances à l’apparition de collectifs de construction mutualisés de savoirs ou à la diffusion gratuite de ceux-ci à destination des apprenants soient moins présentes chez les enseignants que chez les chercheurs. On peut regretter à ce propos que l’ouvrage n’accorde pas plus d’importance à la place des enseignants, tant dans l’enseignement scolaire que dans le supérieur, dans le nouveau contexte du capitalisme cognitif.
10Les enseignants — et la contribution de Pierre Moeglin sur l’industrialisation de l’éducation incite à se poser la question — ne resteraient-ils pas en fait largement marqués par la phase du capitalisme industriel ? Malgré l’extraordinaire développement des connaissances scientifiques, enseigner, mais surtout apprendre, restent marqués par une incertitude maximale. Cette incertitude expliquerait en partie les limites de la tentation industrielle en éducation et la part de liberté importante de l’enseignant. Mais cette part de liberté ne se retrouve-t-elle pas dans tout le secteur des services où le travail vivant n’a pu être remplacé par la machine et où l’impossibilité d’une standardisation des procédés laisse une large marge de manœuvre aux agents et opérateurs au contact du public ? Cette caractéristique de l’enseignant ne pourrait-elle pas être à l’origine de l’écart entre le projet collectif des enseignants d’une diffusion maximale des savoirs par l’école et l’attitude relativement marginale du corps enseignant par rapport aux dynamiques nouvelles de création et de mutualisation que l’on rencontre dans d’autres secteurs d’activités ? Si les uns sont dans une dynamique de création collective, les autres ne seraient-ils pas davantage dans une attitude de défense des savoirs professionnels face à un capitalisme qui chercherait à les objectiver pour en tirer profit ?
11En conclusion, on ne peut que souligner l’intérêt de ce petit ouvrage qui, par des approches croisées, éclaire bien les différentes facettes que présentent actuellement les relations entre capitalisme et éducation.
Notes
1 On peut se procurer l’ouvrage auprès de l’Institut de Recherches de la FSU (institut@institut.fsu.fr)
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Julien Deceuninck, « Thomas LAMARCHE (dir.), Capitalisme et éducation », Communication, Vol. 25/2 | 2007, 272-275.
Référence électronique
Julien Deceuninck, « Thomas LAMARCHE (dir.), Capitalisme et éducation », Communication [En ligne], Vol. 25/2 | 2007, mis en ligne le 29 août 2012, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/2233 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.2233
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