1Aujourd’hui, en France, un intérêt grandissant est porté à la co-construction dans un territoire, dont le but affiché est de proposer une démarche méthodologique dynamique facilitant la collaboration entre les différents acteurs (les pouvoirs publics, les acteurs économiques, les structures d’intérêt général, le monde académique, de l’éducation et de la formation et les citoyens) en vue d’accompagner le changement (Bornet, 2016). Mais comment peut-on réussir à croiser, sur un même territoire, les savoirs de ces acteurs ayant des statuts, des fonctions et des visions différents ? Le présent article donne de premiers éléments de réponse à cette question en mêlant développements théoriques et restitutions de recherches de terrain. Il part du postulat selon lequel l’hybridation des savoirs des acteurs dans un territoire est un exercice difficile, mais réalisable si chacun accepte de se dépasser pour réussir la co-construction avec les autres.
2Une rapide revue de la littérature montre, dans tous les cas, la difficulté de cet exercice. Tout d’abord, le croisement des savoirs nécessite le dialogue des uns avec les autres pour expliciter leurs pensées. C’est une tâche complexe, comme le note Patrick Brun, qui « suppose que les uns et les autres acceptent de perdre leurs certitudes initiales pour élaborer de nouvelles certitudes nées de l’hybridation des savoirs. Chacun est dès lors appelé à justifier comment il a élaboré son savoir et à remettre en cause les présupposés ou préconçus de ses assertions » (2017, p. 49). Différents travaux de recherche s’intéressent à la question de l’hybridation des savoirs et les processus cognitifs (Mesini, 2008 ; Jankowski et Lewandowski, 2017). Les formes de savoirs et leurs caractéristiques ont été également examinées pour faire ressortir une pluralité d’acceptations possibles qui démontre les savoirs implicites et explicites, les savoirs techniques, les savoirs partagés, les savoirs réservés… (Adell, 2011). Ensuite, la co-construction apparaît comme un processus difficile à mettre en œuvre, car « des acteurs différents confrontent leurs points de vue et s’engagent dans une transformation de ceux-ci jusqu’au moment où ils s’accordent sur des traductions qu’ils ne perçoivent plus comme incompatibles » (Foudriat, 2019a, p. 49). Enfin, la notion de territoire a fait l’objet de plusieurs travaux du côté des géographes, historiens, sociologues, anthropologues et bien d’autres théoriciens (Paquot, 2011). Ces travaux continuent à être revisités pour saisir les sens que ce mot peut revêtir.
3Pour mieux comprendre comment il est possible de co-construire des savoirs dans un espace géographique donné, nous entendons ici définir les notions de territoire, de croisement des savoirs et de co-construction à la lumière des travaux disponibles sur ces sujets. Puis, nous étudierons un exemple de démarche de co-construction expérimentée à Clermont-Ferrand sous la forme de huit séminaires durant lesquels des universitaires et des acteurs se sont exprimés sur la question de la collaboration dans ce territoire. Pour cela, nous décrirons les deux méthodes d’enquête complémentaires utilisées dans cette démarche : l’observation participante choisie pour analyser les attitudes et les perceptions des participants aux séminaires ainsi que les questionnaires de satisfaction utilisés pour sonder leurs opinions et leurs souhaits.
4En nous basant sur les résultats obtenus de ces deux types d’enquêtes, nous analyserons l’état d’avancement des réflexions et du partage des savoirs des participants à ces séminaires. Puis, nous procéderons à un retour réflexif sur l’expérimentation de cette recherche-action en comparant les résultats obtenus à la revue de la littérature. En conclusion, nous reviendrons sur la problématique énoncée en introduction pour réfléchir à de nouvelles pistes d’évolution de la démarche de co-construction des savoirs.
5Les lois de décentralisation, depuis 1981, et plus récemment la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe, République française, s.d.) en 2015, ont profondément modifié l’organisation des territoires français sur le plan politico-administratif. En effet, l’application de ces lois a engendré de facto un changement dans l’action publique (Leloup, Moyart et Pecqueur, 2005), où plusieurs acteurs participent aujourd’hui à sa fabrique (DATAR, 2003 ; Motis et al., 2016).
6D’une part, les collectivités territoriales accompagnées de moyens administratifs et financiers se sont vu transférer un nombre important de compétences. Elles mènent désormais des politiques publiques locales qui résultent des interactions multiples entre des acteurs divers (acteurs institutionnels, politiques, non étatiques et de la société civile) qui participent à l’élaboration de ces politiques (Boussaguet, Jacquot et Ravinet, 2010).
7D’autre part, avec la transformation des politiques publiques, nous assistons à un élargissement des cercles d’acteurs engagés dans l’action publique, ce qui rend encore plus complexe sa fabrique, produit d’interrogations collectives (De Maillard, 2014).
8C’est dans ce cadre précisément que nous notons l’intérêt porté à la gouvernance territoriale, qui renvoie à la mise en place d’un processus de construction de la territorialité (Leloup, Moyart et Pecqueur, op. cit.). Cette gouvernance est fondée sur un « mode de collaboration, coopération ou encore de coordination entre acteurs publics et privés pour gérer ou développer un territoire ou pour gérer de façon collaborative une problématique précise sur ce territoire » (Michaux, 2016, p. 38). Ainsi le recours aux démarches participatives et le développement de la participation citoyenne sont-ils fortement encouragés dans la conduite des projets menés dans les territoires. Dans cette perspective, il semble donc que le croisement des savoirs et la co-construction sont susceptibles de renouveler la gouvernance territoriale. Pour autant, comment ces sujets ont-ils été abordés dans la littérature ? Nous allons fournir une synthèse des principaux travaux ayant examiné les notions de territoire, de partage des savoirs et de co-construction afin de mieux définir ce que nous entendons retenir dans la présente étude.
9D’un point de vue étymologique, le terme territoire viendrait du latin territorium. Il a été analysé initialement par les géographes, les sociologues et les historiens dont les travaux ont débuté dans les années 1960. Guy Di Méo nous donne une signification précise et complète de ce terme. Pour lui,
le territoire s’apprend, se défend, s’invente et se réinvente. Il est lieu d’enracinement, il est au cœur de l’identité. On apprend aussi […] qu’un territoire, c’est d’abord une convivialité, un ensemble de lieux où s’exprime la culture, ou encore une relation qui lie les hommes à leur terre et dans le même mouvement fonde leur identité culturelle (2016, p. 7).
10Considéré ainsi, comme porteur d’une identité géographique reposant sur une cohérence culturelle, économique et sociale (Gilly et Perrat, 2003 ; Beaujolin-Bellet, 2008), le territoire témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes humains qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire et de leur singularité (Di Méo, op. cit., p. 7). Dans les années 2000, ce terme a fait aussi l’objet de plusieurs études en sciences politiques qui abordent les problématiques des politiques publiques et de la conduite du changement. Celles-ci placent la collectivité comme un facilitateur et un animateur du territoire (Michaux, 2011 ; Eddaoui, 2016) et la gouvernance comme un mode d’organisation à suivre (Leloup, Moyart et Pecqueur, op. cit.), qui promeut un nouveau mode de gestion des affaires publiques fondé sur la participation de la société civile sur tous les plans.
11Comme l’illustre la revue de la littérature, une politique publique se définit « toujours par rapport au changement, soit que l’on cherche à freiner une évolution, soit que l’on cherche, au contraire, à promouvoir la transformation du milieu concerné » (Muller, 2016, p. 4). Le développement et la stabilité de cette politique, pour être durables, sont subordonnés à une nouvelle gouvernance territoriale (Boussaguet, Jacquot et Ravinet, op. cit., p. 18 ; Michaux, 2016, op. cit.). Ce nouveau mode de gouvernance témoigne de l’évolution de l’élaboration de l’action publique, qui fait désormais l’objet d’un processus de négociation et de consensus entre différents acteurs (publics, parapublics et privés) dits « égaux » (Michaux, 2013) autour de problématiques locales communes (Halpern, Lascoumes et Le Gales, 2014). Ce processus est fondé sur la négociation, le consensus et la construction de coalitions (Paquot, op. cit. ; Michaux, 2011, op. cit.). Il requiert, avant tout, une prise de conscience collective de l’intérêt/utilité du changement (Calame, 2015). Ainsi la gouvernance territoriale génère-t-elle des changements significatifs dans les relations que les diverses parties prenantes (le personnel, les syndicats, les collectivités territoriales, les pouvoirs publics, les entreprises, les associations) entretiennent entre elles, mais aussi avec les citoyens. Ces derniers doivent être associés directement aux prises de décision publiques (Gaudin, 2010). De fait, le recours aux démarches participatives et la participation citoyenne sont fortement encouragés dans le développement des projets menés au sein des territoires. Les pratiques participatives durables entre les acteurs sont saluées pour la prise de décisions éclairées et partagées pour faire face aux différentes mutations d’un territoire.
12Cependant, cet exercice est loin d’être facile à effectuer, car il passe par la confrontation des idées et des regards. C’est dans ce contexte que la problématique du partage des savoirs est placée au cœur des politiques de territoires, où l’enjeu majeur consiste à parvenir à instaurer une culture de co-construction territoriale dans le cadre d’une démarche participative et collaborative (Laudier et Renou, 2020).
13Le partage des savoirs se situe au croisement de deux enjeux distincts, mais de plus en plus complémentaires dans une société européenne dite de connaissance : celui de la communication scientifique et celui de la démocratie participative. Commençons par l’enjeu scientifique, qui peut être défini comme
une pratique professionnelle multidimensionnelle et multi-échelle. Elle doit être appréhendée dans toute sa complexité. La communication scientifique ne se réduit ni à la valorisation des résultats ou à la vulgarisation publique sur le plan externe ni à l’art de convaincre les pairs sur le plan interne. Au cœur de l’activité de recherche, elle englobe les discussions informelles entre pairs, les échanges avec les doctorants, le partage des savoirs avec la société civile, les questions liées à la publication scientifique (banques de données, classement des revues, archives ouvertes, etc.), à la médiation du savoir (musée, éducation populaire, intervention scolaire, etc.) et à sa médiatisation (le rôle des médias, les blogs scientifiques, l’open data, etc.), les problèmes de la construction de savoirs interdisciplinaires, comme ceux des rapports sciences/sociétés, de la place du chercheur dans une société de la connaissance en émergence, etc. (Aspord et Dacheux, 2015, p. 175).
14Dans cette pratique professionnelle, il convient de distinguer deux régimes (qui n’épuisent pas la totalité de la communication scientifique, pensons à l’expertise par exemple) : la communication académique entre pairs et la communication dans l’espace public. Dans le cas de la communication académique, le régime de justification, pour parler comme Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), est celui de la réfutabilité et de la critique entre pairs. A contrario, dans l’espace public, le discours scientifique se trouve en concurrence avec d’autres types de discours (politiques, religieux, etc.) ayant des régimes de justification différents les uns des autres sans que le discours scientifique puisse imposer sa norme justificatrice. Or, si les chercheurs sont, dans les écoles doctorales, de plus en plus préparés à la communication académique, ils ne le sont pas pour la communication dans l’espace public et méconnaissent les logiques médiatiques. En revanche, dans les deux cas, une même problématique est en jeu : celle du partage des savoirs. Ce dernier ne se réduit pas à l’exploitation d’un savoir autochtone par des chercheurs occidentaux (ce que l’on rencontre parfois en pharmacologie) ni à un échange entre spécialistes professionnels et spécialistes amateurs (ce que l’on croise souvent en astronomie ou en biodiversité). Il peut être défini comme
la mise en commun pour construire une connaissance commune. L’interaction avec des représentants d’institutions engagées dans les « partages de savoirs » met en lumière, non pas une similitude de posture des protagonistes […], mais une même importance de la réflexion de chacun sur sa propre posture (ibid., p. 183).
15Dans son acception scientifique, le partage des savoirs est donc une pratique académique visant d’une part à décloisonner les savoirs (interdisciplinarité) et d’autre part à construire avec les publics concernés une connaissance plus précise de la situation qu’ils rencontrent (co-élaboration de savoirs situés). Pour illustrer, ATD Quart Monde mène des travaux sur la pauvreté en intégrant chercheurs, travailleurs sociaux et personnes en situation d’extrême pauvreté (ATD Quart Monde, 2009). Toutefois, le partage des savoirs a aussi une acception politique, puisque savoir et pouvoir sont liés. Il s’agit, d’une part, d’éviter la confiscation du savoir académique par le pouvoir politique en place (démocratiser l’accès au savoir) et, d’autre part, de favoriser l’autonomie des citoyens en les aidant à résoudre eux-mêmes les problèmes qu’ils rencontrent, ce que John Dewey nomme la démocratie radicale (1939). Dans cette perspective démocratique, le partage des savoirs n’est pas réductible à la science ouverte (accès gratuit aux articles scientifiques), il est à la base même d’un vivre-ensemble pleinement horizontal. En effet, pour Dewey, la démocratie ne doit pas reposer sur des dogmes ou des habitudes, mais sur une organisation bâtie sur une intelligence collective cherchant à résoudre les problèmes sociaux (ibid.). Cette intelligence collective, précise Joëlle Zask, comporte trois éléments clés. Primo, elle est fondée « sur les dispositifs de collectes des découvertes des connaissances des générations antérieures et leur transmission » (dans Dewey, 2010, p. 3). Secundo, « elle ne consiste pas en l’agrégation d’opinions individuelles identiques ou ressemblantes, mais tout au contraire en la composition stratifiée d’un ensemble d’idées vérifiées qui, pour être vérifiées, n’en sont pas moins toutes personnelles » (Zask, 2017, p. 3). Tertio, l’intelligence démocratique est collective ou elle n’est pas. La communauté démocratique ne repose pas sur l’usage public de la raison privée comme le soutient Jürgen Habermas, mais sur la participation du public (Voirol, 2015).
16Dans cette perspective, le partage est un enjeu majeur : celui de constituer et de faire vivre l’intelligence collective qui va permettre de mener ce que Dewey nomme l’enquête sociale. Cette dernière peut être définie comment étant l’expérience concrète par laquelle le sujet devient pleinement citoyen. Schématiquement, le déroulement de l’enquête est le suivant. Une situation nouvelle pose des problèmes. Les personnes touchées par les conséquences de ces problèmes se constituent en un public qui prend conscience de lui-même dans l’exercice de sa tâche : « […] assurer un mouvement de passage entre les situations problématiques et les actes de réglementation politique » (Zask, dans Dewey, 2010, op. cit., p. 30). Ce public est donc une « communauté d’action » (Blésin, 2009, p. 147) éphémère qui met en place un processus expérimental — une enquête sociale — qui vise à identifier les problèmes, à faire des hypothèses, à tester des solutions et à publier ses résultats. Cette enquête sociale n’est pas, comme l’indique Michel Renault, une recherche qui serait réservée à des spécialistes des sciences sociales (2005). L’idée n’est pas de décrire pour comprendre, mais de proposer des solutions politiques concrètes.
17Qu’il s’agisse de construire un savoir interdisciplinaire plus ancré dans la situation des personnes enquêtées ou de favoriser une enquête sociale qui incite à la participation de tous et à la résolution des problèmes de chacun, le partage des savoirs devrait être au cœur des préoccupations de ceux qui cherchent à accroître la participation à l’échelle d’un territoire. C’est en partie le cas sur le territoire clermontois, où des fonctionnaires territoriaux (agents de la Ville) et nationaux (de l’Université Clermont Auvergne) cherchent à partager leurs savoirs au service du développement de la ville. Il s’agit, à partir d’un savoir théorique sur la recherche-action participative d’un côté (celui des chercheurs) et d’un savoir expérientiel portant sur la mise en œuvre d’actions participatives à destination de publics cibles (celui des agents de la Ville) de l’autre, de mettre en commun des connaissances permettant de travailler ensemble. Cette mission collective a pour but, entre autres, de faciliter la co-construction des politiques publiques.
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18Le terme co-construction devient populaire dans les années 2000 au même titre que d’autres termes avec qui il partage le même préfixe « co- ». Renvoyant à l’idée de partage et d’union, ce préfixe a été associé à plusieurs termes1 pour défendre et valoriser les pratiques coopératives ou collaboratives (Brun, op. cit. ; Akrich, 2013). La popularité du terme pourrait s’expliquer en partie par son caractère moins équivoque et moins critiqué que celui d’autres concepts voisins. En ce sens, Brun (op. cit.) note que ce terme supplante celui de participation, car celui-ci ne reflète plus la réalité des démarches participatives en vigueur qui ne restaient qu’au seul stade de la concertation. Il remarque aussi que la notion de co-construction est en train de se substituer au concept du diagnostic partagé, car « ses pratiques liées aux discours ne semblent pas aux yeux des acteurs concernés, conformes à la signification qu’ils voulaient y voir » (Foudriat, 2019c, p. 92).
19En somme, la co-construction serait « une arme, peut-être même la seule pertinente pour inventer un avenir souhaitable pouvant nous permettre d’être fiers de ce que nous aurons légué à nos enfants. C’est le seul moyen pour faire face aux réalités et aux difficultés de notre monde actuel » (Heidsieck, 2016, p. 33). D’ailleurs, Émilie Daudey et Sandra Hoibian la qualifient de « nouvel eldorado » (2014, p. 6). Toutefois, cette popularité risque d’affadir la valeur du terme (Vaillancourt, 2019 ; Brun, op. cit.). En ce sens, Madeleine Akrich (op. cit.) précise que le mot co-construction est présent dans plusieurs champs disciplinaires comme les sciences du langage, la psychologie et la sociologie. Certains autres travaux de recherche se sont attelés à définir le cadre conceptuel de ce terme, avec lequel celui de co-construction a d’ailleurs de grandes similitudes.
20En sciences pédagogiques par exemple, on parle de la co-construction des savoirs (Godet, 2011), qui vise la co-production et la co-création issues d’un croisement de savoirs des différentes parties prenantes (enseignants, élèves et partenaires du système éducatif) pour encourager la créativité par des méthodes pédagogiques innovantes et éviter le décrochage scolaire ainsi que l’exclusion.
- 2 Le réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale solidaire distingue deux cartographie (...)
21En sciences politiques, on parle de la co-construction des politiques publiques (Fraisse, 2016), qui se traduit par la participation active de divers acteurs (de la société civile, des pouvoirs publics, du monde économique et universitaire…) et bien sûr des citoyens, pour définir et élaborer des politiques publiques/une action publique d’intérêt général2.
22En sciences de gestion, la co-construction est considérée comme un outil de gestion fondé sur la coopération active pour conduire des projets efficaces et efficients (Schieb-Bienfait et al., 2014). Certains pensent que celle-ci va « réhumaniser » le management, qui contrairement aux visions dominées par la rationalisation sera centré sur le collectif, la délibération et une production de valeurs équilibrées entre l’entreprise et la société (Mehran et al., 2017). D’autres qui approuvent cette idée affirment que la co-construction va contribuer à replacer l’humain et le social au cœur de la réflexion sur la performance (Perrin et Fabbri, 2016).
23De cette analyse de la littérature, nous notons que le but de la co-construction est l’engagement de différentes parties prenantes pour partager des connaissances et/ou adopter collégialement des idées, des projets et/ou des actions. Cependant, la littérature consacrée à la co-construction reste souvent limitée à des récits performatifs en développant une vision idéalisée, comme le précise à juste titre Michel Foudriat (2019a, op. cit.). De plus, il n’existe pas de définition univoque de ce qu’est la co-construction : une étude récente menée par le Groupe de recherche et d’intervention régionales (2019) de l’Université du Québec à Chicoutimi, à partir d’un travail de recherche documentaire, a dressé l’état des connaissances disponibles contenues dans les publications scientifiques. Il résulte de cette étude que ce terme a fait l’objet d’une pluralité de points de vue quant au facteur de son succès et à son processus de mise en œuvre. Les auteurs notent que très peu d’auteurs se sont réellement attardés à le conceptualiser. Toujours d’après cette étude, sur les 781 ouvrages publiés entre les années 1983 et 2018, seulement 12 d’entre eux ont été retenus. Les autres ont été rejetés parce qu’ils « ont recours au terme de co-construction dans le titre ou dans la section discussion/conclusion du document, mais sans qu’il n’y soit défini ou opérationnalisé » (ibid., p. 3).
24Dans cet ordre d’idées, Foudriat estime que la co-construction ne peut pas être considérée comme automatique, naturelle et facile. Il la décrit comme « un processus volontaire et formalisé sur lequel deux ou plusieurs individus (ou acteurs) parviennent à s’accorder sur une définition de la réalité (une représentation, une décision, un projet, un diagnostic) ou une façon de faire (une solution à un problème) » (2019a, op. cit., p. 23). Il explique que c’est « un processus caractérisé par l’engagement, volontaire ou non, d’acteurs différents dans une recherche d’accords sur des règles et des méthodologies permettant une action commune » (ibid., p. 38). Cependant, la co-construction suppose une flexibilité cognitive de la part de tous les acteurs qui
rencontrent des difficultés à changer leur point de vue et ceci retarde, voire empêche, l’intercompréhension comme la prise de recul minimale […]. La pluralité des points de vue oblige à considérer la pluralité d’acteurs correspondante comme une donnée incontournable avec laquelle la mise en œuvre de la co-construction doit être pensée et définie (ibid., p. 40-41).
25Seule la prise en compte des schémas cognitifs des acteurs, par l’intermédiaire des échanges, pourrait transformer les représentations individuelles et collectives. Or, cette transformation est loin d’être évidente pour tous les acteurs concernés, car ils sont porteurs de points de vue différents et a priori non convergents. Comme le souligne Foudriat, « les acteurs ne changent de perspectives, n’adoptent un autre point de vue que s’ils ont déjà éprouvé par eux-mêmes la pertinence d’un changement » (ibid., p. 42).
26Malgré la diversité des approches et la multiplicité des points de vue, nous retenons que co-construire, c’est avant tout apprendre à raisonner ensemble, à élaborer et à trouver collectivement un compromis. Cela n’est pas facile à réaliser en raison des différences cognitives (identités socioprofessionnelles, représentations et connaissances diverses) qui risquent de compromettre ce processus, d’où la nécessité de s’y attarder. De plus, nous apprenons que co-construire implique inévitablement une interaction entre acteurs pour parvenir à une intercompréhension. Prendre le temps nécessaire paraît ici essentiel pour tenir compte de la pluralité des points de vue et de la variété des significations qui sont au départ considérées comme une source d’incompréhension, voire de conflits. De même, il est possible que le degré de convergence ne soit pas atteint totalement lors des échanges, car les acteurs n’aboutissent pas forcément à un consensus. Cela ne remet en aucun cas en cause la dynamique de co-construction qui s’enrichit par les délibérations où « les acteurs avancent à la fois des arguments en faveur de leurs points de vue mais aussi des arguments pour combattre la pertinence des points de vue opposés aux leurs » (ibid., p. 42). De telles réflexions sont des occasions d’apprentissages mutuels et féconds.
27Ainsi, pour développer un territoire et/ou pour le rendre résilient à l’heure de la crise socioéconomique corrélative à la crise sanitaire, il convient de déployer des démarches participatives mobilisant des acteurs différents. Pour renforcer le processus démocratique mis à mal par la montée des inégalités, la méfiance des citoyens à l’égard des élites et les crispations identitaires, ces démarches doivent d’une part partager les savoirs et d’autre part généraliser la co-construction des politiques publiques. Dans ces deux domaines, les chercheurs et les agents publics jouent un rôle clé, qui reste cependant à préciser, comme nous allons le voir maintenant plus en détail sur un territoire particulier : Clermont-Ferrand.
28Dans le cadre d’un cycle de séminaires « partage des savoirs » mené par l’axe « communication, innovation sociale et économie sociale et solidaire » du laboratoire Communication et Sociétés de l’Université Clermont Auvergne (UCA), nous avons évoqué qu’une recherche-action est menée conjointement par des chercheurs et des acteurs de la Ville de Clermont-Ferrand depuis 2018. Cette recherche-action constitue notre terrain d’enquête. Pour exposer ce dernier, nous allons d’abord présenter un aperçu de la politique publique locale menée à Clermont-Ferrand. Nous présenterons, à cette occasion, la méthodologie de recherche qui a servi à identifier les échanges développés dans ces séminaires et à définir les limites de cette étude.
- 3 I-itinéraire (2015-2024), Carte et plan du département Puy-de-Dôme 63, https://www.l-itineraire.com (...)
29La ville de Clermont-Ferrand, capitale historique de l’Auvergne et chef-lieu du département du Puy-de-Dôme, est devenue officiellement une métropole depuis janvier 20183. Située à l’ouest de la région Auvergne-Rhône-Alpes, cette ville représente la capitale économique, universitaire, sportive et culturelle de l’Auvergne. Les acteurs des différents secteurs (éducation, culture, recherche, action sociale, environnement…) collaborent pour monter des projets innovants communs d’intérêt général qui sont encouragés par les collectivités. Nous pouvons citer ici LieU’topie, qui est un lieu de vie pensé pour et par les étudiants, visant à soutenir l’organisation d’événements de promotion et la démocratisation de l’économie sociale solidaire et de l’écocitoyenneté auprès du grand public. Il y a aussi Epicentre Factory, qui est un espace de travail partagé au service de la créativité et de l’innovation sociale locale. Citons enfin le Centre d’innovations sociales Clermont Auvergne (CISCA), pensé comme un espace d’échanges et de réflexions entre des acteurs associatifs et universitaires sur les transformations écologiques, économiques, sociales et démocratiques (Volat, 2021a). D’autres projets de recherche-action au service du développement territorial, inspirés de ces transformations, sont encore en discussion. Ils associent la métropole de Clermont-Ferrand, le CISCA et des associations locales comme le Comité d’études et de liaisons entre associations à vocation agricole et rurale (CELAVAR) et la Fédération Auvergne Nature Environnement (FRANE).
30La principale caractéristique de la démarche de recherche-action que nous proposons dans cet article est l’absence de résultats mesurables suivant un échéancier précis, ce qui diffère des projets et initiatives précédemment cités. En effet, cette démarche vise à décloisonner l’information, à démystifier des idées reçues et à favoriser la communication entre des acteurs de différents univers, pour savoir s’ils veulent ou non aller plus loin dans la compréhension et la connaissance de l’autre par rapport à des problématiques communes. L’objectif est aussi de comprendre comment ces acteurs voient l’évolution de leur territoire et échangent leurs visions sur des projets collaboratifs réalisés et/ou en cours à Clermont-Ferrand. Pour ce faire, nous allons d’abord préciser la genèse de la démarche de recherche-action, ses objectifs et son organisation. Nous allons ensuite définir la méthodologie retenue pour cette recherche établie sur la base de deux méthodes d’enquête, pour enfin analyser les principaux résultats obtenus.
- 4 Université Clermont Auvergne (s.d.), Thème 1 : CISESS, laboratoire Communication et Sociétés, www.u (...)
31Le pôle Auvergne de l’Institut des sciences de la communication (ISC) du centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Clermont-Ferrand, créé en 2012, avait lancé successivement deux séminaires sur le partage des savoirs, l’un consacré à l’innovation sociale et l’autre à la notion même de partage des savoirs, après avoir travaillé sur l’épistémologie de la communication scientifique. À la suite de ces deux premiers séminaires, placés respectivement sous la responsabilité de Nicolas Duracka et Florine Garlot, une recherche-action a été menée sous la direction de l’auteure. Celle-ci associait des enseignants-chercheurs de l’UCA et des acteurs de la Ville de Clermont-Ferrand (du service formation, du service documentation et de la direction des relations internationales et universitaires) et visait à partager des savoirs entre universitaires et agents publics sur le territoire clermontois. Depuis la disparition de l’ISC, cette recherche-action est inscrite dans l’axe « communication, innovation sociale et économie sociale et solidaire4 » du laboratoire de recherche Communication et Sociétés de l’UCA.
32Les objectifs de départ de cette action étaient de renforcer le partage des savoirs entre la Ville et l’Université pour :
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confronter les manières de voir et de faire sur des questions et/ou des problématiques communes ;
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rapprocher la recherche universitaire de la réalité des pratiques territoriales ;
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expérimenter de nouvelles pratiques dans le domaine du partage des savoirs ;
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saisir la complexité et les enjeux de la collaboration des acteurs sur un territoire ;
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réfléchir à la co-construction de politiques publiques locales participatives.
33Deux groupes de travail (un groupe de chercheurs du laboratoire Communication et Sociétés et un groupe d’acteurs de la Ville de Clermont-Ferrand) constitués en 2018 ont donc mené une réflexion commune sur la collaboration des acteurs au sein d’un territoire. Cette thématique a évolué et s’est précisée au fur et à mesure qu’ont apparu de nouveaux questionnements posés par les invités, dont la participation restait libre et sur la base du volontariat. Au fur et à mesure, le nombre de séminaires a progressé et les échanges ont évolué (les participants aussi bien que les sujets abordés).
34Un texte de cadrage a été envoyé en décembre 2017 aux agents de la Ville de Clermont-Ferrand et aux chercheurs du laboratoire pour solliciter leur participation à la démarche de recherche-action.
35Huit séminaires se sont déroulés au service documentation de la Ville de Clermont-Ferrand, à LieU’topie, à l’UCA et à la maison internationale universitaire. Différentes méthodes d’animation (world café, cartes mentales et jeu de rôles) ont été utilisées pour favoriser les pratiques apprenantes et les espaces de production de savoirs.
36Le déroulement et l’animation des séminaires ont été préparés par deux facilitateurs intéressés par la problématique de la circulation de l’information : la responsable du service documentation de la Ville de Clermont-Ferrand et une enseignante-chercheuse membre du laboratoire de recherche Communication et Sociétés de l’UCA. Un chargé de développement « enseignement supérieur, recherche et vie étudiante » de la Ville de Clermont-Ferrand a également apporté son soutien et sa contribution à la réalisation de ces séminaires (Vigne-Lepage, 2022).
37En 2018, quatre séminaires réalisés abordaient les aspects théoriques (pourquoi encourager la collaboration sur un territoire et comment ?). En 2019, quatre autres séminaires étaient consacrés au croisement des regards sur quatre projets conduits à Clermont-Ferrand à partir de ce que les acteurs savaient de ces projets : le Centre d’innovations sociales, le projet Migrations, le projet Effervescences et l’installation d’un frigo solidaire dans le cadre du budget participatif (de la Ville de Clermont-Ferrand).
38Comme précisé précédemment, la démarche de recherche-action a été construite à partir de l’observation participante et du questionnaire. Pour chacune des deux méthodes, nous donnons ci-après des détails précis sur sa finalité et son organisation.
39Cette méthode d’enquête qualitative a été utilisée pendant les huit séminaires pour savoir ce que pensent, disent et ressentent les participants par rapport à la collaboration et aux projets collaboratifs menés à Clermont-Ferrand.
40Les deux premières années ont constitué la phase expérimentale de la démarche de recherche-action. Le nombre de participants à cette démarche est passé de 15 en 2019 à 16 en 2020.
Tableau 1. Les participants à la recherche-action
41Ces participants étaient composés d’agents de la Ville de Clermont-Ferrand et de la métropole, d’acteurs culturels ainsi que d’universitaires (enseignants-chercheurs et doctorants de l’UCA).
42Il est nécessaire de noter que ces projets ont été choisis par les participants aux séminaires eux-mêmes et que la Ville de Clermont-Ferrand ou la métropole étaient directement impliquées.
- 5 Les dates retenues pour les bilans sont les suivantes : 27 juin 2019, 9 janvier, 10 février et 9 av (...)
43Cette méthode quantitative a été choisie pour dresser des bilans d’étape5, mesurer la satisfaction des participants par rapport aux séminaires et recueillir les enseignements à tirer pour s’améliorer les prochaines fois.
44Deux questionnaires ont donc été envoyés à toutes les personnes qui ont participé aux différentes séances pour saisir leurs ressentis et leurs attentes. Pour le premier questionnaire, l’échantillon retenu concernait tous les participants des quatre séminaires de l’année. Ils ont reçu une version en ligne de ce questionnaire en juillet 2018.
45Ce questionnaire, comprenant dix questions fermées et six questions semi-fermées, visait à recueillir l’avis des enquêtés sur le déroulement des séminaires et à connaître leurs ressentis sur les échanges lors des séminaires.
46Le deuxième questionnaire a été envoyé par courriel en décembre 2020 à tous les participants. Il comptait sept questions fermées, quatre questions ouvertes et quatre questions semi-fermées. Les questions fermées ont permis de connaître le nombre de séminaires auxquels les répondants avaient effectivement participé, de savoir s’ils souhaitaient continuer à participer au projet, sur quelles thématiques et pour quelle durée, à quel moment (jours et créneaux horaires) et enfin où ils voulaient se réunir les prochaines fois pour de nouveau échanger sur le partage des savoirs. Les questions ouvertes et semi-ouvertes visaient à connaître les expériences appréciées dans le ou les séminaires passés et à savoir ce qu’ils avaient appris en matière de savoirs, savoir-faire et savoir-être.
47Nous allons désormais explorer les principaux résultats obtenus des deux enquêtes. Nous commencerons par présenter les résultats de l’observation participante qui résument l’essentiel des échanges d’informations entre les participants pendant les séminaires durant les deux années d’expérimentation. Ensuite, nous exposerons les données recueillies des questionnaires remplis par les participants aux séminaires pour mesurer leur satisfaction, puis nous discuterons les résultats obtenus des deux enquêtes. Enfin, nous donnerons en conclusion des nouvelles pistes de réflexion à partir de l’expérimentation.
48Les résultats de l’observation participante de la première année de l’expérimentation ont d’abord permis de recueillir les perceptions des participants sur ce qu’on entend par « collaboration » et « territoire » et de connaître ensuite les projets auxquels ils ont collaboré à Clermont-Ferrand et leur avis sur leur participation.
49De cet échange s’est dégagé un consensus sur le sens que les participants donnaient aux notions de collaboration et de territoire.
Graphique 1. Signification du terme collaboration
50D’une part, les cartes mentales ont permis de relever l’usage de plusieurs synonymes pour montrer les avantages qu’on pourrait tirer de la collaboration (participation, partage, coopération). Pour beaucoup, la collaboration permet de construire, d’enrichir et de faire évoluer ensemble des idées et/ou des projets.
51La notion de collaboration a été liée à la notion du commun, qui signifie le dépassement de l’intérêt personnel par l’ouverture aux autres. Elle a aussi été associée aux notions de communication, de transmission, de relationnel et de réciprocité. En revanche, pour d’autres participants au séminaire, cette notion renvoie à d’autres expressions comme la confrontation (parfois l’incapacité à être sur la même longueur d’onde) et le risque de détournement du sens dans les échanges.
52Lors des échanges, les participants ont explicité leurs points de vue et ont partagé l’idée que l’intérêt de cette démarche résidait dans l’entraide, la cohérence et la mutualisation des connaissances et/ou des expériences.
Graphique 2. Sens donnés au terme territoire
53D’autre part, la notion de territoire a mis en lumière des représentations communes : c’est un rassemblement de valeurs partagées. C’est aussi un espace vécu, un lieu de vie favorable à l’échange. Cette notion a donc une connotation géographique ; elle s’est associée à d’autres expressions telles que l’ancrage, le local, le périmètre, l’espace, la frontière et la géographie pour souligner l’évolution observée dans la définition de cette notion. Lors du débat, les participants ont constaté que le territoire est aujourd’hui sans frontières établies et/ou qu’il a des frontières floues. De plus, ils ont précisé que la collaboration sur un territoire doit apporter des gains d’efficacité et permettre de dépasser les différences et d’apprendre à se connaître. De même, ils ont noté que la coopération territoriale pouvait poser des problèmes en raison de son caractère utilitaire et du sentiment d’inégalité qu’elle pouvait engendrer. Selon eux, cette démarche pourrait entraîner des effets inverses à ceux recherchés si on travaille avec des personnes qu’on ne connaît pas ou en qui on n’a pas confiance.
54Les participants ont d’ailleurs expliqué les raisons qui les poussent à refuser de travailler ensemble sur un territoire et/ou à ne plus le vouloir. Ils ont évoqué essentiellement l’absence d’affinités et de référentiels communs ainsi que le risque de perdre un niveau de confort personnel. Ils ont souligné la complexité du processus décisionnel et ont précisé les freins majeurs à la collaboration sur un territoire. Citons par exemple le manque de confiance de l’autre, la peur d’être évalué et/ou jugé et la peur du changement. En outre, ils ont formulé des craintes comme l’isolement, l’usure et la perte d’ego. Dès lors, ils trouvent nécessaire de communiquer davantage et autrement pour pouvoir définir un référentiel commun.
55Par ailleurs, parmi les invités des séminaires, certains ont présenté les projets collaboratifs auxquels ils avaient participé. Après avoir expliqué la finalité et les acteurs de ces projets, ils ont détaillé les éléments partagés.
Tableau 2. Communication sur les projets auxquels les invités ont participé
56Ils ont ensuite discuté du rôle et de la place réelle des participants dans ces projets. Ce point précis a soulevé de nombreuses interrogations sur les limites de la collaboration. Un des participants a posé la question suivante : « De quels leviers disposons-nous pour agir sur ces actions ? »
57Pendant la deuxième année de la recherche-action, les quatre projets (pour rappel : un centre d’innovation sociale, deux projets à dimension culturelle et un autre projet dans le cadre du budget participatif) ont fait l’objet de débats riches entre les porteurs de projets et les autres participants des séminaires. Nous retiendrons des échanges les résultats suivants.
58Les avis des participants sur le regard porté sur l’autre sont mitigés. Un des agents de la Ville de Clermont-Ferrand souligne en ce sens que « le langage des chercheurs, les aspirations des élus et les techniciens au milieu sont différents. Chacun a ses propres termes et on n’a pas l’habitude de travailler ensemble. On ne voit pas forcément les choses de la même façon ». Un autre agent trouve que « c’est triste d’avoir cette image des universitaires mais c’est une réalité. Il y a des personnalités au sein des institutions […] ». Pour autant, ce regard n’est pas partagé par tous : un des porteurs de projets participant aux séminaires souligne qu’il y a un rapport équilibré entre agents et un vrai partage de savoirs. « On a un rôle d’accompagnement, c’est en cela qu’on est médiateur. On invite les acteurs à aller dans l’inconnu avec nous », disait-il.
59Par ailleurs, les participants ont énoncé les points positifs et les points négatifs concernant leurs collaborations avec d’autres acteurs, comme illustré dans le graphique 4. Les sentiments et les impressions sur la collaboration entre acteurs sur les projets se sont révélés différents. Parmi les expressions les plus marquantes, nous pouvons retenir celles-ci : solitude, manque de reconnaissance, cloisonnement, empathie, colère, opportunisme et soumission.
Graphique 3. Sentiments et impressions des parties prenantes
60Par rapport à leurs impressions sur la compréhension de l’autre, la plupart des participants notent le manque de dynamiques collectives entre les universitaires et les agents de territoire. En outre, ils pensent nécessaire de se donner plus de temps pour comprendre l’autre, saisir l’intérêt de la co-construction et se préparer à faire face aux différentes difficultés. Un des chercheurs participant aux séminaires explique qu’il « faut du temps pour se rendre compte qu’on ne se comprend pas, d’autant plus quand on est hétérogène. Difficile de trouver de l’énergie dans le temps ». Un autre chercheur affirme que le partage des savoirs est complexe à mettre en œuvre, car, disait-il,
accepter, ça prend du temps, que chacun s’approprie… pour certains ça va vite, d’autres ça prend du temps. Y a ceux qui s’engagent mais qui n’engagent qu’eux-mêmes, d’autres vont engager d’autres personnes. Il y a des cycles, un moteur symbolique qui fait que ça repart. Il faut accepter que ça prend du temps.
61Un autre chercheur pense que pour que chacun s’engage, il faut avoir de la volonté individuelle et de l’énergie. Un agent de la Ville de Clermont-Ferrand qui approuve cette idée pense « qu’on avance quand on ne colle pas une étiquette sur les autres, et qu’on est dans les identités plurielles. Ne pas s’enfermer soi-même dans son identité pour s’ouvrir à celle des autres ».
62En conclusion, nous constatons de l’analyse des résultats des deux années d’observation participante un consensus sur les conditions nécessaires pour une co-construction réussie :
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Il faut libérer du temps pour se comprendre et s’approprier le projet, mais il faut accepter et trouver de l’énergie de le faire ;
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Il ne faut pas être soumis à des impératifs de résultats ;
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Il faut accepter l’incertitude et l’idée d’aller vers l’inconnu ;
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Il ne faut pas s’enfermer soi-même sur son identité pour s’ouvrir à celles des autres ;
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Il faut déconstruire les préjugés.
63Dans la première enquête, il résulte de l’analyse des réponses obtenues les éléments suivants.
64Par rapport au déroulement des séminaires, tous les participants ont apprécié la garantie de la confidentialité des propos et le cadre convivial. Ils ont déclaré se sentir à l’aise dans les débats et capables de l’enrichir en partageant leurs connaissances et/ou leurs expériences.
65Au sujet des retombées de l’expérimentation sur les participants, un des répondants a dit qu’il commençait à se « l’approprier ». Un autre répondant au questionnaire a noté que les séminaires avaient permis de « renforcer l’intérêt des membres du groupe de se retrouver pour discuter, revenir sur certains points et mieux connaître les personnes ».
66En ce qui concerne les attentes des participants, nous notons des réponses obtenues le souhait de garder la même démarche dynamique, constructive et conviviale. Les répondants à la première enquête étaient en attente des prochaines séances pour continuer à débattre les uns avec les autres sur des projets concrets et des sujets transversaux afin de faire évoluer leurs pratiques et leurs savoirs.
67Il ressort de l’analyse des résultats du deuxième questionnaire les résultats suivants.
68Concernant les avantages de la participation aux séminaires, seulement 4 % des répondants ont évalué que la participation aux séminaires avait fait évoluer leurs perceptions sur le partage des savoirs.
Graphique 4. Bénéfices de la démarche
69En ce qui a trait aux échanges, 88,9 % des enquêtés en ont apprécié la liberté, 77,8 % d’entre eux ont positivement retenu la découverte d’autres points de vue et 66,7 %, la participation aux ateliers sur un mode participatif. En revanche, les participants à cette deuxième enquête ont estimé moins important le lien entre le cadre théorique donné au début des séminaires et l’expérimentation et les cas étudiés (44,4 %). L’ensemble des réponses obtenues est présenté ci-dessous.
Graphique 5. Expériences les plus appréciées par les répondants dans les séminaires
70Au sujet des méthodes d’animation, les participants ont formulé le souhait d’expérimenter d’autres techniques du type pratiques participatives (théâtre forum, jeu de rôles, cas pratiques…) pour faire évoluer leur activité.
71En ce qui a trait à l’organisation des séminaires, les participants à l’enquête ont donné un avis favorable et unanime sur le changement des lieux de rencontre entre les séminaires. Ils ont déclaré s’ils souhaitaient continuer à participer au projet ou non (Graphique 6).
Graphique 6. Vouloir participer au projet pour encore…
72Enfin, les répondants ont proposé des sujets à aborder et des personnes à inviter pour enrichir le travail collaboratif dans leurs enquêtes. En outre, certains parmi eux ont proposé des bonnes pratiques pour définir les relations entre les partenaires, en instaurant des règles précises. Ils ont aussi suggéré les moyens possibles pour comprendre et construire des désaccords féconds qui passent par la mise en œuvre effective du partage des savoirs entre universitaires, personnel de la Ville/métropole et autres acteurs de la Ville de Clermont-Ferrand.
73L’analyse des résultats de la collaboration participative et des questionnaires montre que le processus d’hybridation tel qu’il a été décrit en première partie de l’article est à l’œuvre de façon assidue : la participation grandissante des différents acteurs à l’expérimentation de la démarche de recherche-action et les avis donnés dans les questionnaires le démontrent. Les cadres cognitifs sous-jacents ont été mis en jeu dans cette expérimentation.
74Les résultats de la première année de l’expérimentation montrent l’envie des participants de croiser leurs savoirs sur les notions clés de la démarche (le territoire et la collaboration) et de s’informer sur les projets collaboratifs conduits sur leur territoire.
75Au sujet de la deuxième année de l’expérimentation, les parties prenantes de cette démarche ont réussi à faire émerger des désaccords concernant la mise en place de la collaboration avec les autres acteurs sur les projets en cours. Ils ont aussi parlé du regard porté sur l’autre, qui pourrait freiner ou faire avancer le processus de co-construction des savoirs.
76Par ailleurs, la co-construction des savoirs dans cette expérimentation s’avère être un exercice complexe, comme nous l’avons décrit en première partie de ce texte. En effet, les regards avancés par les porteurs de projets et les autres participants aux séminaires sur leurs collaborations dans le territoire auvergnat ont permis une acceptation apaisée des différentes visions sur les questions abordées. Dans les délibérations, les acteurs ont avancé à la fois des arguments en faveur de leurs points de vue et des arguments pour combattre la pertinence des points de vue opposés aux leurs. Cette confrontation des idées a permis de s’ouvrir à une réflexion partagée sur les besoins, les contraintes et les intérêts.
77Si nous cherchons à prendre un peu plus de recul, nous pouvons dire que les groupes de travail sont passés par deux phases :
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l’incompréhension, c’est-à-dire l’incapacité à se comprendre totalement en raison des interprétations différentes, notamment au sujet de la définition des concepts. La pluralité des points de vue qui a nourri les échanges entre les acteurs confirme les propos de Dominique Wolton : « […] l’enjeu est moins de partager ce que l’on a en commun que d’apprendre à gérer les différences qui nous séparent » (2009, p. 11) ;
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l’intercompréhension, où les participants ont essayé de mieux saisir pourquoi ils ne se comprenaient pas. En effet, les différences observées durant les premières séances, par exemple sur l’intérêt de la collaboration ou encore le lien citoyen, privé et public, se sont atténuées dans le temps par la communication. C’est à la suite de plusieurs rencontres et d’échanges que les participants ont pu se comprendre. Cette idée a été évoquée par Edgar Morin alors qu’il étudiait la compréhension humaine. Pour lui, celle-ci « comporte non seulement la compréhension de la complexité de l’être humain, mais aussi la compréhension des conditions où se façonnent les mentalités et où s’exercent les actions » (2004, p. 144).
78En revanche, la compréhension complexe décrite par Foudriat, qui suppose que les acteurs soient prêts à une transformation des équilibres cognitifs propres à chacun (2019a, op. cit.), n’est pas vérifiée dans l’étude. De plus, les facteurs qui contribuent à la génération d’idées nouvelles et/ou à des apprentissages mutuels (Lefrançois, 1997) restent à explorer.
79En effet, la circulation des savoirs d’origines diverses, particulièrement les savoirs scientifiques et les savoirs professionnels qui étaient manifestes lors des débats entre les participants aux séminaires, a permis de souligner l’envie des participants de poursuivre ces discussions. Toutefois, la démarche actuelle ne permet pas, pour l’instant, de découvrir les raisons de la faible intensité d’hybridation des savoirs (Las Vergnas, 2017) ni de comprendre pourquoi la fusion des savoirs, telle qu’elle est définie par Frédérique Jankowski et Sophie Lewandowski (op. cit.), n’est pas encore enclenchée.
80En résumé, cette recherche-action a révélé la complexité de sa mise en œuvre due essentiellement à :
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la différence des systèmes de pensée et des référentiels des parties prenantes de profils variés, qui déclenche des interactions nombreuses/clés et des débats d’idées pour croiser leurs savoirs et partager leurs expériences et leurs sentiments ;
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l’incertitude par rapport au nombre de personnes réellement présentes aux séminaires, ce qui a rendu la tâche des facilitateurs plus compliquée, car ils devaient changer les méthodes d’animation prévues initialement. Cela nécessitait des ajustements importants pour pouvoir créer des espaces de résonance collective dans des situations inattendues.
81Dans ce texte, nous avons examiné le croisement de différents savoirs sur un même territoire. Nous avons commencé par présenter les questionnements posés lors des débats sur les termes : territoire, partage des savoirs et co-construction. Ce travail de définition nous a permis de développer l’enjeu de cette démarche : favoriser la résilience territoriale par la participation des acteurs, ce qui passe par un partage des savoirs entre chercheurs et agents publics. Puis, après cette clarification terminologique, nous avons étudié une démarche expérimentale de recherche-action et examiné les résultats de deux enquêtes exploratoires qui complètent ce bilan.
82L’analyse des résultats de cette étude empirique a permis de vérifier le postulat donné en début de texte, qui confirme la complexité de l’exercice de co-construction des savoirs. Ce dernier reste néanmoins discutable, et ce, en dépit des avances significatives. En prenant un certain recul par rapport à ces avancées, nous pensons que des efforts restent à faire, car la résilience territoriale fondée sur la co-construction passe par la capacité à créer une intelligence collective large et inclusive (Laudier et Renou, op. cit.).
83Il est nécessaire de comprendre s’il est possible ou non d’augmenter la flexibilité cognitive de tous les participants à cette démarche. Pour ce faire, il serait intéressant d’examiner les désaccords féconds pour découvrir les raisons cognitives qui sous-tendent la pluralité des constructions sociales et limitent le processus d’hybridation (Gardien, 2013). Pour le dire autrement, il est judicieux d’approfondir l’analyse sur les savoirs qui alimentent la co-construction, ce qui manque dans l’étude empirique. Y a-t-il des savoirs profanes et des savoirs experts comme cela a été analysé par Ludivine Damay, Benjamin Duez et Denis Duez (2003) ? Quelles sont les conceptions implicites du territoire ? En ce sens, on devrait expérimenter d’autres méthodes contribuant à la génération de nouvelles idées visant à découvrir les formes d’expertise et les manières dont sont produits les idées et les savoirs partagés (Legault, 2015).
84De même, il convient de réfléchir à associer les citoyens pour qu’ils participent activement à la démarche de recherche-action (Gaulène, 2017). Nous avons en début d’étude cité des travaux de recherche qui discutent de la question de l’intelligence démocratique et de l’importance de la participation de toutes les parties prenantes dans la gouvernance territoriale (ibid.). Cet aspect de l’étude est certes fondamental dans le présent développement, mais il n’a pas intégré les citoyens dans la partie expérimentale. En effet, seuls les porteurs de projets et leurs collaborateurs étaient prêts à participer à la démarche de co-construction. Il est primordial, donc, de les intégrer à cette démarche. Ils pourraient ainsi donner leur avis sur des questions de valeurs, d’éthique, de visions du monde et de rapport à l’altérité. D’autant plus que la Ville a mis en place des dispositifs participatifs (une convention citoyenne et un budget participatif) et a financé une thèse CIFRE (convention industrielle de formation par la recherche) sur la co-construction de la politique locale d’économie sociale et solidaire (Volat, 2021b). Enfin, pour que ces expérimentations se diffusent dans tout le territoire, il faut qu’elles puissent être partagées par les agents en contact avec le public et par les chercheurs formant aux méthodes participatives les futurs agents de développement local. C’est là tout l’enjeu de la poursuite de cette recherche-action.
GARDIEN Ève (2019), « Les savoirs expérientiels : entre objectivité des faits, subjectivité de l’expérience et pertinence validée par les pairs », Vie sociale, 25-26(1-2), https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/vsoc.191.0095.
GAUDIN Jean-Pierre (2010), « La démocratie participative », Informations sociales, 158(2), p. 42-48.
LAS VERGNAS Olivier (2017), « Chapitre 31. Les recherches scientifiques sur la formation des adultes », dans Philippe CARRÉ et Pierre CASPAR (dir.), Traité des sciences et des techniques de la Formation, Paris, Dunod, p. 605-623.
LASCOUMES Pierre et Patrick LE GALÈS (2005), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po.
MORIN Edgar (2004), La méthode. 6. Éthique, Paris, Seuil.
MOTIS Alejandra, Erwan POINTEAU-LAGADEC, Cléo RAGER, Elisabeth SCHMIT et Matthieu VALLET (2016), « L’action publique, un thème pour l’historien », Hypothèses, 19(1), p. 97-108.