1Pensé comme une « méthodologie “traversière” » (Coulomb-Gully, 2014), comme une « mise en forme culturelle de ce substrat biologique que serait le sexe » (Cervulle et Julliard, 2018) ou, encore, comme « quelque chose d’épistémique : une manière de faire des savoirs et de la connaissance, et aussi, dans une perspective normative, de l’action et du militantisme » (Paveau, 2018), le genre — agissant à travers plusieurs « technologies » (De Lauretis, 2023) — est une « catégorie d’analyse » (Hernández Orellana, 2018) qui exige des chercheurs et chercheuses qui le mobilisent l’exercice d’une critique. En effet, l’introduction d’une « perspective genrée » engage un processus de négociation permanente de leur positionnement dans le champ social, puisque l’un de ses enjeux est précisément de « transformer les milieux dans lesquels on vit et on agit » (Le Marec et Sandri, 2022).
2Si l’anthropologie et la sociologie ont théorisé depuis longtemps autour de la question de la « réflexivité » dans les terrains (Favret-Saada, 1990 ; Bourdieu, 2022), les épistémologies féministes nous réclament un effort supplémentaire en nous demandant de nous positionner relativement aux points aveugles de nos « savoirs situés » (Haraway, 2018 ; Gérardin-Laverge et Collier, 2020) dans une vocation politique de transformation des rapports de pouvoir qui nous traversent et, plus particulièrement, de ceux liés au genre. L’imbrication entre épistémologies féministes et enquêtes de terrain permet de penser trois aspects essentiels de la recherche en sciences humaines et sociales, à savoir la réflexivité, l’engagement et la critique, qui deviennent particulièrement prégnants dans le cadre d’une recherche-action.
- 1 Désormais MdV dans le texte.
3Ainsi souhaitons-nous revenir sur les enjeux à la fois épistémologiques et méthodologiques d’une recherche-action menée en collaboration avec la fédération France Victimes et portant sur une application Web, nommée Mémo de Vie1, à destination de femmes en situation de violences conjugales. L’action sociale ainsi que les questionnements scientifiques visés par cette recherche-action interrogent la manière dont un outil numérique peut intégrer les usages numériques à la fois des professionnelles et des victimes du réseau de la fédération, avec quels effets et quelles limites.
4Pour cela, nous procéderons d’abord à une réflexion autour des spécificités d’une recherche-action ; ensuite, nous présenterons le cadre, théorique et empirique, de notre collaboration avec la fédération ainsi que les caractéristiques de cet outil en ligne et ses potentialités ; enfin, nous restituerons les résultats de notre travail.
- 2 Dans le présent article, nous faisons le choix d’utiliser le féminin, car il correspond mieux au ge (...)
5Les enquêtes de terrain provoquent des « vertiges », pour le dire avec les mots d’Isabelle Clair, dans la mesure où elles « manifeste[nt] et interroge[nt] les conflits de normes de part et d’autre de la relation d’enquête ainsi que la légitimité de la position occupée par qui transforme autrui en objet d’étude et entre dans ses lieux de vie comme s’il s’agissait de lieux ouverts » (2022, § 12). Les recherches-actions poussent davantage ces interrogations puisque le périmètre de la relation qui s’établit entre les actrices2 de terrain et les chercheuses est par définition fluctuant et soumis à des ajustements permanents.
6Certes, la recherche en sciences humaines et sociales a déjà pointé les difficultés que sous-tendent les pratiques d’enquête, en questionnant la relation avec les enquêtées ainsi que l’implication des chercheuses, à savoir leur capacité à « accepter de “participer” et d’être affecté[es] » par le terrain, en transformant la participation en « instrument de connaissance » (Favret-Saada, op. cit.). Or, dans notre perspective, il s’agit de comprendre davantage les spécificités des terrains menés dans un cadre de recherche-action.
7Pour commencer, nous pointerons le rapport privilégié que la recherche-action établit avec l’engagement de la chercheuse, puisque « la véritable recherche-action est celle qui poursuit conjointement deux objectifs : production de connaissances et changement de la réalité par l’action » (Verspieren, 2002) et, contrairement à la recherche dite « classique », ce rapport à l’action (transformatrice) est plus clairement identifié et visé. Nous dirons même que cet engagement est formalisé, voire institutionnalisé ; il prend la forme de conventions, de demandes de financement, d’accords et échéances entre les sujets concernés. Ces derniers sont appelés à « bien définir leur “contrat de travail” […] et à préciser les objectifs visés [puisque] la recherche-action suppose d’emblée une rupture avec le statu quo » (Dind, 1981, p. 64). Cependant, l’engagement de la chercheuse n’est pas cristallisé une fois pour toutes par/dans le « contrat » avec les actrices de terrain, mais il est régulièrement interrogé, actualisé et mis à distance.
8Bien que cela puisse paraître paradoxal au premier abord, nous considérons l’engagement dans l’action comme l’expression d’une posture critique, ce qui nous permet d’introduire la deuxième spécificité des recherches-actions, à savoir la manière dont elles façonnent notre capacité à exercer des critiques. Selon Paola Sedda, trois postures critiques majeures peuvent être identifiées en fonction de l’intensité du degré d’engagement des chercheuses par rapport à leurs objets de recherche. Il s’agit de la logique de « dévoilement », de celle de « dénonciation » et, enfin, de celle de « transformation de la société », qui consiste à appuyer, « par le travail théorique et empirique, des forces sociales qui sont susceptibles de constituer un levier pour l’émancipation » (2017, § 7).
9En tant qu’« espace critique mutuel » (Martin, 1984), au sein duquel les rôles et les objectifs des actrices de terrain et de la chercheuse sont présentés et précisés en amont, la recherche-action invite la chercheuse non seulement à exercer un regard critique, mais aussi à considérer ce dernier comme la condition sine qua non motivant son engagement dans le projet. En d’autres termes, l’engagement de la chercheuse — basé, certes, sur une appréciation positive initiale des potentialités du projet — est tout de même conditionné à la critique que celle-ci pourra et, surtout, devra exercer dans le but de faire avancer l’action sociale.
10Enfin, la prise en compte de notre réflexivité était essentielle au bon déroulement de la recherche-action. Dans le cadre d’une collaboration avec des professionnelles sur le terrain spécifique des violences conjugales, il était primordial de questionner nos savoirs sur le sujet ainsi que leur complémentarité par rapport à d’autres savoirs et, par conséquent, de tordre la verticalité de certains dispositifs et méthodes d’enquête au profit d’une horizontalité, plus située et assumée. À cet égard, par exemple, nous ferons le choix de ne pas employer le terme « enquêtées » en relation aux personnes avec qui nous avons réalisé des entretiens, dans la mesure où il nous semble que ce mot réinstaure sémantiquement cette verticalité et ne restitue pas exactement la nature de nos échanges. Nous privilégierons plutôt les termes de « professionnelles », « collaboratrices » ou « actrices de terrain » en relation aux membres des équipes de France Victimes avec qui nous nous sommes entretenues et celui d’« informatrices » ou « usagères » pour les femmes en situation de violences conjugales ayant utilisé l’application Web.
11Inspirée par la démarche de décentrement proposée par bell hooks (2017), par les « savoirs situés » de Donna Haraway (op. cit.) ainsi que par les réflexions récentes proposées par Virginie Julliard et Alexandra Saemmer (2022) sur les communautés interprétatives et émotionnelles, notre recherche-action a été et demeure encore une négociation permanente entre plusieurs faisceaux de contraintes (institutionnelles, sociales, politiques, personnelles, voire intimes) et avec plusieurs actrices de terrain, dont l’objectif est la mise en commun de nos expertises et savoirs respectifs dans le but partagé de réaliser une action sociale. La recherche-action débute donc avec un acte de reconnaissance : la non-autonomie de nos savoirs, mais leur nécessaire complémentarité.
12Nous avions déjà pu expérimenter l’importance de ce partage de savoirs dans le cadre d’un autre terrain, réalisé dans un centre antiviolence de la ville de Trieste, où nous avions fait face au danger de produire des inférences « ventriloques », au sens que François Cooren (2010) donne au concept de ventriloquie, sur la communication institutionnelle à destination de femmes en situation de violences conjugales (Sapio, 2020). En effet, le travail interprétatif, sur lequel se fondaient nos analyses des représentations médiatiques des victimes, a vacillé lorsqu’il a été confronté aux activités de « décodage » (Hall, 1994) de ces dernières. S’agissant de campagnes de prévention, dont la dimension performative s’avère cruciale, la rencontre avec les destinataires « empiriques » de ces objets communicationnels a été indispensable pour comprendre davantage les enjeux de la communication institutionnelle et, aussi, pour formuler des préconisations.
13Dans le cadre d’une collaboration avec France Victimes, la reconnaissance d’une horizontalité de nos savoirs respectifs, ceux de la chercheuse et ceux des actrices de terrain, était le présupposé nécessaire au bon déroulement d’une recherche menée auprès de populations difficiles à atteindre comme celle des femmes ayant été ou étant encore en situation de violences conjugales, et ce, non seulement pour nous assurer un accès au terrain, mais également dans le but d’accomplir l’action sociale que nous avions envisagée conjointement avec les actrices de terrain, à savoir la diffusion de l’application Web et son intégration dans les usages numériques des victimes. À partir de cet acte de reconnaissance, une démarche réflexive s’engage progressivement chez la chercheuse qui se doit d’identifier le périmètre de ses savoirs et les limites de son action, tout en promouvant les possibilités que son regard, critique et extérieur, ouvre sur le projet.
- 3 Toute activité en lien avec la recherche-action sur MdV (réunions de travail, présentations publiqu (...)
- 4 Financement du GIS Institut du Genre, obtenu en 2020, en répondant à un appel (https://institut-du- (...)
14Notre collaboration en qualité de chercheuse au sein de France Victimes a débuté en 2020 en tant que bénévole3, pour ensuite bénéficier d’un financement4.
15Créée en 1986, la fédération France Victimes est un réseau de 130 associations d’aide aux victimes situées partout en France, financé par plusieurs ministères dont, prioritairement, le ministère de la Justice. Les victimes prises en charge par la fédération ne sont pas uniquement des femmes en situation de violences conjugales, comme il est précisé sur le site Web de la fédération :
La définition de la victime pour France Victimes diffère sensiblement des autres acteurs, tels que la police, la justice, les assureurs et même les médias. Pour France Victimes peuvent bénéficier des services de la Fédération et de son Réseau, toutes les personnes qui s’estiment victimes d’un fait qui peut être qualifié d’infraction, les personnes autour de la victime directe qui subissent directement et à titre personnel les conséquences et les répercussions du fait5.
16Dans une démarche critique et réflexive, il a donc fallu composer avec une définition institutionnelle des « victimes », n’ayant pas une assise féministe et affichant une insistance, à la fois sémantique et juridique, sur le mot « victime » qui peut, sur le long terme, figer les populations reçues dans les violences subies. Afin de pallier ces limites, nous avons essayé d’introduire, lors de réunions de travail avec l’équipe responsable de la communication au sein de la fédération, des éléments de langage alternatifs permettant de dépasser cette catégorie. Nous avons par exemple proposé le remplacement du terme « victimes » par celui de « survivantes » dans certains supports de communication, et ce, tout en étant consciente des limites de notre action, la fédération portant elle-même le nom « France Victimes » et ayant une dimension juridique très importante, se concrétisant notamment dans le recrutement prioritaire de juristes au sein de ses équipes.
- 6 On peut cependant créer un raccourci sur l’écran.
17Le « projet » MdV est le fruit d’une consultation citoyenne, lancée par Make.org (entre le 25 novembre 2017 et février 2018) et préconisant la conception d’un « outil connecté » pour des femmes en situation de violences conjugales (distinct des numéros de téléphone ou des forums plutôt utilisés dans des situations d’urgence), dont l’usage était censé avoir des bénéfices sur le long terme. Choisie pour concrétiser ce projet, la fédération France Victimes a développé un réseau et des mécénats de compétences en faisant appel aux savoirs de plusieurs sujets (juristes, psychologues, designers, etc.) engagés dans la lutte contre les violences faites aux femmes, tout en sollicitant également des survivantes afin de prendre part aux échanges sur la création de l’outil. Le résultat a été la conception d’une application Web, nommée Mémo de Vie, dont l’objectif est de favoriser la production d’une forme de réflexivité chez des personnes en situation de vulnérabilité, en facilitant leur sortie d’un cadre dangereux. Dans cette perspective, MdV est une application Web, à savoir une application qui ne requiert pas une installation6 et qui partage des similarités avec les applications dites de « Quantified Self » (« soi quantifié »), en d’autres termes elle est conçue comme un instrument qui prolonge et renouvelle « des façons de mesurer les corps, les états mentaux et les activités humaines » (Dagiral, Licoppe et Pharabod, 2019, p. 11).
18À ce stade une précision sémantique s’impose : si MdV est bel et bien une application Web, comme le précise l’« analyse d’impact relative à la protection des données » à laquelle nous avons eu accès, la communication officielle de France Victimes emploie presque systématiquement le terme « plateforme7 », et ce, en raison des réticences que pourrait produire — auprès des usagères — le mot « appli », celui-ci étant généralement associé à l’idée d’un accès facilité à des contenus stockés et, par conséquent, à la crainte d’une appropriation illégitime de ces derniers par une personne malveillante.
19Au vu du contexte de conception de cette application Web, MdV se devait de répondre à une promesse de « care » (Laugier, Molinier et Paperman, 2021), à savoir constituer un espace de réflexion et un instrument d’accompagnement pour des femmes en situation de violences conjugales en favorisant, à son échelle, leur processus d’émancipation, notamment sur un plan administratif, psychologique et juridique.
20Afin de comprendre davantage quelles questions scientifiques a soulevées la recherche-action et quelle action sociale était visée dans le cadre de la collaboration avec France Victimes, nous allons présenter les fonctionnalités de MdV, que nous avons appréhendées d’abord à travers une perspective « sémio-pragmatique » (Odin, 2011) et, ensuite, « socio-sémiotique » (Pailhes et Sapio, 2022).
21La sémiotique a été notre premier ancrage épistémologique et méthodologique dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Si « le mot “sémiotique” désigne l’élaboration de concepts portant sur la production du sens [et] le terme “sémiologie” renvoie à l’analyse concrète d’objets particuliers » (Jeanneret, 2019, p. 105), la perspective « sociosémiotique » exprime une « insistance » (Jeanneret et Souchier, 2009, p. 145) sur le social, qui se matérialise dans une mise à l’épreuve des analyses sémiologiques avec le ou les terrains, dans le prolongement d’une tradition dont Eliseo Verón a été un contributeur fondamental (Gomez-Mejia, Le Marec et Souchier, 2018). Nos travaux sur les violences conjugales et les féminicides nous ont progressivement éloignée non seulement de certaines méthodes sémiologiques qui ne se pensent pas au travers d’un terrain, mais aussi de celles qui ne considèrent pas que « le terrain n’est plus une instance de vérification d’une problématique préétablie mais le point de départ de cette problématisation » (Kaufman, 2016, p. 22). En effet, le seul travail interprétatif de la chercheuse n’est pas suffisant pour saisir tous les enjeux qui caractérisent ces deux problèmes publics ainsi que leur imbrication avec des objets communicationnels ou avec leur médiatisation. Cela dit, notre accès au terrain étant conditionné à la mise en place d’accords entre le pôle parisien de France Victimes et les associations pouvant nous accueillir, et notre avis étant sollicité dès les phases préliminaires du projet, nous avons commencé par mobiliser une perspective « sémio-pragmatique », en considérant MdV comme un assemblage de plusieurs « espaces de communication » (Odin, op. cit.), dans le but de saisir, sur le plan sémiologique, le fonctionnement de l’outil.
22Ainsi les quatre principales fonctionnalités de l’application Web (« Mon journal », « Mes documents », « Contacts » et « Bibliothèque ») ont-elles été pensées comme des « espaces de communication » caractérisés par des relations énonciatives, affectives et discursives spécifiques. En rapprochant la notion d’« espace de communication » à celle de « dispositif » (Agamben, 2014 ; Foucault, 1971), nous avons considéré que MdV postule et vise l’activation d’un processus de subjectivation, à savoir la production d’un sujet pouvant se reconnaître et se dire « victime » à la fois par le biais des opérations effectuées, des propriétés sémiotiques de l’interface et des ressources mises à disposition.
23Après avoir accédé à l’application Web au moyen d’une adresse courriel, d’un mot de passe et d’un code à quatre chiffres renforçant la dimension sécurisée de la connexion, nous avons d’abord effectué le remplissage de la rubrique « Humeur du jour », dans laquelle des émojis, « des pictogrammes qui représentent des choses […] mais aussi des icônes représentant des émotions, des sentiments » (Allard, 2015, p. 16), viennent illustrer une palette d’états d’esprit possibles, suggérés par MdV : joyeux.se, neutre, en colère, stressé.e, triste, déprimé.e, positif.ve, perdu.e, négatif.ve.
24« Cette ornementation émotionnelle ou figurative de notre langage numérique ordinaire » (Alloing et Pierre, 2021, p. 269) permettrait à la victime de choisir un symbole correspondant à la situation affective éprouvée au moment de la connexion. Si l’usagère décide de s’en servir, l’émoji apparaîtra sur le calendrier intégré à la fonctionnalité « Mon journal », ce qui lui permettra d’observer l’évolution de son humeur au fil du temps. Cette étape n’est pas obligatoire, et on peut décider d’accéder directement aux autres fonctionnalités, sans y répondre.
25Par défaut, MdV affiche en premier la rubrique « Mon journal », sur laquelle on peut renseigner les événements survenus : ceux-ci peuvent être racontés à travers l’écriture ou illustrés par des médias (photos, sons, vidéos). Lorsqu’on ajoute un événement au journal, l’interface nous suggère des manières de le qualifier : au-delà du titre et de la date, on peut indiquer — sur un continuum allant de « Positif » à « Négatif », jusqu’à « Danger » — quel est notre sentiment de « sécurité » par rapport aux faits que nous nous apprêtons à relater. Une case nous permet de décrire l’événement ou de joindre un média, et des étiquettes préétablies par l’application Web viennent organiser les informations en plusieurs sous-catégories en fonction du lien entre l’événement et son contexte. À titre d’exemple, on peut renseigner sous l’étiquette « Auteur(s) du/des faits » toutes les informations relatives aux agresseurs. Il est également possible de créer de nouvelles étiquettes, afin d’adapter davantage la narration aux spécificités des violences subies par chaque victime.
26Une fois enregistré, l’événement s’affiche sur une ligne du temps que l’on peut dérouler dans le journal et qui montre, par le biais des couleurs associées au « sentiment de sécurité » préalablement choisi, l’évolution de l’état de la victime. Cette dimension chromatique a, entre autres, la fonction de schématiser et d’illustrer la dimension cyclique (Delage, 2017 ; Romito, 2005) des violences subies, notamment dans un cadre de violences conjugales, à savoir l’enchaînement entre des phases plutôt sereines et des moments de tension, voire de violences. Si l’on réfléchit en termes de processus de subjectivation, cet espace de communication aurait pour vocation de faire émerger un « je » victime qui commencerait à décliner les violences subies et à organiser ses pensées et sentiments que le processus d’emprise a rendus inexorablement chaotiques.
27La deuxième fonctionnalité, « Mes documents », aura l’objectif (complémentaire) de constituer l’usagère en « victime » capable d’affirmer et d’appuyer son statut auprès d’instances administratives, judiciaires, policières, etc., par le biais des éléments ajoutés à son dossier (fichiers de texte, mais aussi d’autres médias).
28La troisième fonctionnalité, « Mes contacts », est un répertoire de numéros de téléphone comme le 116 006 (fédération France Victimes), le 3919 (Fédération nationale Solidarité femmes), le 119 (Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger) et le 115 (Samusocial). Il est également possible d’ajouter des numéros personnels, dans la sous-rubrique « Mon répertoire ». Dans cet « espace de communication », l’usagère peut prendre connaissance des contacts existants, mais peut surtout passer à l’action, l’interface proposant pour chaque numéro un bouton permettant d’être mise en relation avec le service demandé : l’appel à l’aide peut contribuer à consolider la reconnaissance de soi en tant que victime.
29Enfin, la quatrième fonctionnalité est la « Bibliothèque » dans laquelle sont répertoriées plusieurs ressources permettant à l’usagère de prendre connaissance, par exemple, de ses droits (l’aide juridictionnelle, l’hébergement d’urgence, la main courante ou encore le bracelet anti-rapprochement), mais aussi de mieux qualifier les différents types de violences subies (viol conjugal, harcèlement sexuel, violences conjugales). Dans cet espace, il s’agit d’acquérir des savoirs permettant de mieux comprendre le cadre dangereux dans lequel l’usagère se trouve ainsi que les dispositifs qui en faciliteraient la sortie.
30Pour terminer, nous signalerons deux aspects essentiels de l’application Web. D’une part, le bouton « Vite, je quitte » déconnecte, automatiquement et en cas d’urgence, l’usagère de son espace en la renvoyant vers une page Web d’information (celle de la CAF ou celle de la météo en France, par exemple). D’autre part, le compte MdV peut être créé soit directement par une victime, soit par une proche qui le renseignerait pour elle.
31L’application Web MdV fait l’hypothèse — tout en se basant sur le vécu de victimes interrogées au moment de sa conception — de l’existence d’une « usagère modèle », pour reprendre le concept du « lecteur modèle » d’Umberto Eco (1979), en imaginant les possibilités que l’usage de ses différentes fonctionnalités ouvrirait à la victime. Dans cette perspective, les principales préconisations élaborées par France Victimes — qui constituaient le cœur de l’action sociale à laquelle nous avons participé — étaient les suivantes : une élaboration progressive des violences subies par les usagères, grâce à un remplissage systématique du journal ; une fluidification des démarches administratives et juridiques grâce au stockage de documents ; une contribution au processus d’émancipation grâce aux ressources proposées, promouvant des savoirs pratiques ou juridiques.
32Or, l’action sociale est mise à l’épreuve par la rencontre avec les actrices de terrain, à savoir les professionnelles pouvant faire la prescription de MdV et les femmes en situation de violences conjugales pouvant s’en servir. En effet, l’expérience de l’usagère « empirique » va certainement diverger de celle de l’« usagère modèle », et le terrain intervient justement pour problématiser les usages préconisés et les usages effectifs ainsi que pour confronter les continuités et les discontinuités qui existent entre le projet de l’application Web et sa transposition dans un cadre spécifique. Enfin, il est important de souligner que, dans un cadre de recherche-action, le terrain constitue aussi un espace de réflexion — menée conjointement avec nos collaboratrices — autour des enjeux de l’application Web et, surtout, un espace d’élaboration de solutions aux obstacles progressivement rencontrés.
33Sur le plan scientifique, il s’agissait de penser les possibilités de transformation sociale qu’une recherche-action peut ouvrir à partir d’un outil numérique, tout en soulevant des interrogations éthiques et politiques sur le choix d’introduire l’usage d’une application Web dans la prise en charge du problème public des violences conjugales.
34Afin de mieux saisir ces enjeux, nous nous proposons maintenant de revenir sur les différentes étapes de mise en place de l’expérience de terrain.
35Comme nous le précisions, nos premières interventions au sein de France Victimes se sont effectuées en 2020, alors que l’application Web avait déjà été conçue et diffusée auprès de ce que le siège parisien de France Victimes nomme les « territoires pilotes », à savoir les associations (au nombre de six au début) ayant donné leur accord à l’intégration de l’outil dans leurs pratiques professionnelles de prescription.
- 8 Nous remercions Olivia Mons, ancienne directrice de la communication chez France Victimes, ainsi qu (...)
36Dans un premier temps, nous sommes intervenues — aux côtés de nos interlocutrices au sein de la fédération, à savoir la directrice de la communication et la chargée de projet digital8 — dans le cadre de réunions qui visaient à peaufiner les éléments de langage constituant la communication institutionnelle à destination des potentielles prescriptrices de MdV.
37Dans un second temps, nous avons conçu, conjointement avec elles, un projet de recherche visant à comprendre comment la stratégie de diffusion de l’outil, telle qu’elle avait été élaborée par le siège parisien de la fédération, pouvait s’adapter aux cadres de travail de certaines associations du réseau France Victimes.
38Dans cette perspective, il s’agissait de penser la diffusion de l’application Web en termes de « stratégies » et de « tactiques » au sens que Michel de Certeau (1990, p. 57-63) confère à ces termes. Autrement dit, sur le plan de l’action sociale, nous souhaitions observer si les actions prévues dans le cadre de la stratégie globalisante de la fédération pouvaient effectivement se réaliser sur le terrain des différentes associations qui la composent et qui négocient en permanence avec plusieurs contingences (spécificités liées au territoire, populations reçues, contraintes inhérentes au cadre de travail, etc.). Sur le plan scientifique, il s’agissait d’observer comment un objet numérique était, d’une part, reçu au sein d’un milieu professionnel et, d’autre part, utilisé par ses destinataires potentielles.
39Dans notre perspective de chercheuse, nous avons dû composer avec plusieurs difficultés et ajuster progressivement notre projet de recherche. En effet, selon le dispositif initialement prévu, nous souhaitions échanger, sur deux temporalités distinctes, avec des femmes en situation de violences conjugales utilisant MdV au sein des « territoires pilotes ». Les premiers entretiens auraient eu lieu au moment de la prise en main de l’outil par les femmes, tandis que les suivants auraient été effectués six mois après, afin d’observer l’usage (ou non) sur le long terme de l’application Web. Or, la diffusion de MdV auprès des victimes étant encore insuffisante, nous avons dû revoir ce programme de recherche et, en concertation avec nos interlocutrices du siège parisien de France Victimes, nous avons décidé de comprendre les raisons des potentielles réticences concernant l’outil ayant des répercussions sur la prescription. Ainsi nous a-t-il paru judicieux d’interroger les actrices de terrain pouvant faciliter la diffusion de MdV et son intégration aux usages numériques des victimes, dans le but de comprendre quels facteurs (caractéristiques de l’application Web, contraintes de travail, spécificités des populations reçues, etc.) pouvaient entraver leur action.
- 9 L’enquête à Bourges s’est déroulée en avril 2018, celle à Nice en mai 2022 et celle à Strasbourg en (...)
40Dans cette perspective, nous nous sommes rendues au sein de trois « territoires pilotes » (Bourges, Nice et Strasbourg) du réseau France Victimes, en effectuant chaque fois un séjour d’environ une semaine9 donnant lieu à une observation participante, à l’élaboration d’un carnet de terrain et à des entretiens, prioritairement avec les professionnelles des associations (juristes, psychologues, intervenantes sociales), mais également avec quelques victimes. Nous avons aussi effectué des observations à l’extérieur des locaux des associations, en accompagnant certaines juristes dans des lieux associés à leurs missions dans lesquels la prescription de MdV est également préconisée : le commissariat de police de Nice-Ouest, le tribunal judiciaire de Strasbourg et le tribunal judiciaire de Saverne.
41Au-delà des résultats recueillis à partir du travail ethnographique, notre réflexion s’appuie également sur d’autres éléments : la lecture de documents tels que les bilans d’activités des trois associations et un questionnaire à destination des usagères de l’application Web et des professionnelles réalisé par la direction de la communication de France Victimes et ayant obtenu 80 réponses. Contrairement à la réalisation de ce questionnaire, à laquelle nous n’avons pas pris part, deux autres questionnaires ont été élaborés, en concertation avec nos interlocutrices à Paris, afin d’évaluer la diffusion de MdV auprès des victimes et des professionnelles pouvant en faire la prescription. Ces questionnaires étant encore en cours de diffusion (en ligne), nous ne pouvons pas nous appuyer sur ces données supplémentaires dans le cadre du présent article.
42Pour revenir au terrain, celui-ci était donc caractérisé par plusieurs étapes.
- 10 Tout.e professionnel.le peut s’inscrire gratuitement à un atelier de sensibilisation à MdV en visio (...)
- 11 « Évènement Mémo de Vie : retour sur la recherche-action de Giuseppina Sapio », France Victimes, ht (...)
43Tout d’abord, l’observation participante a permis de constituer un observatoire des pratiques professionnelles en vigueur dans chaque association, en nous renseignant sur le cadre de travail et sur les potentielles difficultés liées à la « bonne » prescription de MdV. Ensuite, des interventions effectuées auprès des professionnelles ou des victimes — rapprochant ainsi notre recherche-action d’une « recherche-intervention » (Baralonga, 2018) — ont constitué pour nous une initiation à la prise en main de MdV. En effet, lors des entretiens, nous faisions face à un public hétérogène allant de professionnelles ayant été formées10 à l’application Web à celles qui ne connaissaient pas l’outil (par manque de temps ou parce que recrutées depuis très peu de temps). De manière équivalente, nous avons également initié des victimes à l’usage de MdV. La « recherche-intervention » s’est ainsi manifestée dans la constitution d’un espace « hybride », à mi-chemin entre l’entretien de recherche et la formation à MdV, dans une démarche qui faisait osciller notre statut, de chercheuse à actrice de terrain. Enfin, la dernière étape a été le retour critique sur le projet accompagné par l’élaboration de solutions sur le court et le long terme. Une restitution du terrain a été proposée, d’une part, à nos interlocutrices à Paris et, d’autre part, aux professionnelles en association : au-delà d’une présentation des difficultés expérimentées, il s’agissait de réfléchir à des ajustements dans les pratiques professionnelles dans le but non seulement de faciliter la diffusion de MdV, mais aussi d’améliorer, à une échelle certes modeste, leur cadre de travail. Dans cette perspective, un webinaire11 a été organisé pour partager et discuter à la fois des problèmes rencontrés et des solutions suggérées.
44Dans cette partie, nous allons non seulement présenter les résultats de notre triple terrain (Bourges, Nice et Strasbourg), mais nous allons aussi tenter de restituer les points saillants d’un terrain que nous définissons comme « éprouvant » pour deux raisons : d’une part, parce qu’il nous a permis d’observer comment notre objet — MdV — était « mis à l’épreuve » et répondait aux contraintes et aux contingences du quotidien à la fois des professionnelles en association et de certaines victimes ; d’autre part, parce qu’il nous a constamment mise à l’épreuve en tant que chercheuse et actrice sociale, sans jamais nous épargner sur le plan émotionnel. Dans le cadre d’une réflexion sur le pouvoir agissant des terrains et du genre, il serait contradictoire, voire paradoxal, de ne pas tenir en compte la manière dont nous avons occupé ce terrain avec notre subjectivité. Ignorer notre trajectoire (de transfuge et d’étrangère) et les expériences entre autres de violence (intrafamiliale et conjugale) — qui nous ont forgée et ont façonné notre rapport au terrain — relèverait de la « cécité analytique » (Lagrave, 2021, p. 17) et d’une posture intellectuelle soucieuse de tomber dans une « réflexivité narcissique », à savoir dans un « retour intimiste et complaisant sur la personne privée du sociologue » (Bourdieu, op. cit., p. 51). Or, il est indéniable que ce terrain nous a éprouvée et nous a coûté, en tant que chercheuse, précisément parce qu’il est entré en résonance avec notre personne, et l’affirmer permettra de reconnaître ses « ratés », ses angles morts.
45Nous avons décidé de ne pas présenter nos résultats en les séparant en fonction des trois associations dans lesquelles nous nous sommes rendues ; ainsi, dans un souci de cohérence et de problématisation, nous avons fait le choix de restituer nos échanges avec les professionnelles et les victimes, en identifiant chaque fois les difficultés et les avantages expérimentés dans la prescription et/ou l’usage de l’application Web.
46Pour ce qui concerne les professionnelles rencontrées — à savoir des juristes, des psychologues et des intervenantes sociales —, nous avons observé que la prescription de MdV questionne sur trois niveaux distincts : celui des propriétés de l’application Web, celui des caractéristiques du cadre de travail en association et, enfin, celui des spécificités des violences subies par les victimes reçues dans les bureaux.
47Dans le premier cas, les échanges avec les professionnelles ont prioritairement porté sur les difficultés liées à la langue de l’outil (le français), à sa nature (numérique) et à sa propension à générer une « écriture de soi ». En effet, plusieurs d’entre elles ont pointé l’impossibilité pour certaines victimes de s’en saisir puisqu’elles sont non francophones, non scolarisées, voire analphabètes, et qu’elles vivent dans des conditions de précarité sociale, ce qui matérialise ce qu’on nomme généralement la « fracture numérique ». L’une des juristes — arabophone — embauchées à Strasbourg, par exemple, pointe certaines spécificités des populations reçues :
Il y a une grosse population de réfugiés et d’étrangers à Strasbourg. […] Pour moi, Mémo de Vie n’est pas très adapté au public que je reçois, […] j’ai quand même pas mal de gens qui ont du mal à écrire, à lire. C’est quand même une population très précaire. […] La fracture numérique, elle est là et la barrière n’est pas forcément l’âge [en référence à une femme tchétchène de 25 ans] (I., juriste à Strasbourg).
48Cette fracture est donc autant fonction des territoires ruraux desquels sont parfois issues les victimes (« Ce sont des petits villages plus enclavés ») que de l’âge (« Elle a plus de 56 ans et elle nous engueule quand on l’appelle sur le téléphone portable parce qu’elle ne l’utilise pas, […], elle a un téléphone à clapet » [L., juriste à Strasbourg]). À Nice, on nous rappelle aussi que si « la personne a déjà du mal à s’exprimer à l’oral, elle aura également du mal à s’exprimer par le biais d’un ordinateur ou d’un téléphone. Beaucoup ne savent pas spécialement écrire ou, du moins, pas en français, également utiliser tout ce qui est outil informatique » (A., juriste).
49Ainsi le terrain a-t-il fait émerger très rapidement les autres rapports de pouvoir — au-delà du genre — qui traversent le problème public des violences conjugales et rendent la prise en charge de celles-ci plus complexe. Dans ce sens, les limites de la consultation citoyenne ainsi que les préconisations de la fédération se sont aussitôt matérialisées sous la forme d’une double projection, postulant l’existence d’une « bonne victime » (Sapio, op. cit.) de violences conjugales et, par conséquent, celle d’une « usagère idéale », pour qui l’accès aux technologies et aux techniques se ferait sans entraves particulières. Le terrain a ainsi dévoilé comment les impensés des autres rapports de pouvoir (de classe, d’âge ou, encore, de ceux liés au statut migratoire) avaient façonné la conception de l’outil qui, mis à l’épreuve de certains espaces sociaux, montrait l’insuffisance de la seule catégorie analytique du genre dans cette tentative de prise en charge « numérique » des violences conjugales.
50Toujours à Nice, l’une des juristes qui assurent des permanences dans l’un des commissariats de la ville identifie un autre souci d’ordre matériel, à savoir les forfaits téléphoniques : « Alors déjà elles ont du mal avec le téléphone, des fois le compte est au nom de monsieur, donc il suffit qu’elles partent de la maison et, deux jours après, il clôture, il résilie le forfait » (J., juriste). Même constat à Bourges où l’une des intervenantes sociales (A.) rappelle qu’« il n’y a pas toujours les forfaits qui suivent ou les téléphones qui sont connectés ».
51Le terrain venait ainsi souligner un autre impensé dans la réflexion autour des violences conjugales qui avait caractérisé la conception de MdV, à savoir leur connexion étroite avec la condition administrative et économique des victimes. L’accès aux ressources matérielles pouvant être à la fois la cause d’une plus grande exposition à la violence de ces dernières ou l’une des formes des violences exercées contre elles, les usages numériques des victimes semblaient avoir fait l’objet d’un processus d’idéalisation, excluant de facto la possibilité que certaines d’entre elles n’aient pas les moyens d’être connectées.
52Dans certains cas, on nous explique que les réticences à la prescription de MdV viendraient de la préférence de certaines victimes pour l’écriture sur papier :
Elle note beaucoup de choses, elle a beaucoup de papiers et j’avais essayé de lui expliquer que Mémo de Vie, ça pouvait être très bien pour elle, parce qu’elle a peur, elle se promène toujours avec ses papiers parce qu’elle a peur que son mari les voie ou les brûle. […] Ça n’a pas suffi à la convaincre (M., juriste).
53Dans le but de pallier ces difficultés, lors des entretiens et dans une démarche de recherche-action, nous avons tenté d’élaborer des solutions en suggérant aux professionnelles de tenir compte de la fonctionnalité « Médias » qui permettrait à des femmes peu enclines à l’écriture de soi de s’exprimer par d’autres moyens (les images ou les enregistrements sonores, par exemple). Dans d’autres cas, les solutions émergeaient dans le cadre même de l’entretien : à titre d’exemple, la juriste intervenant dans le commissariat de Nice nous avait montré — lors d’un tour des locaux — un bureau dans lequel elle aurait souhaité installer un ordinateur pour que les femmes reçues puissent s’en servir pour leurs démarches, dont la compilation de MdV (notamment pour le stockage des documents sensibles).
54Deux psychologues, l’une à Nice (S.) et l’autre à Strasbourg (A.), ont également insisté sur les bénéfices de l’application Web dans le cadre de leur travail, et ce, en dépit des difficultés évoquées et reconnues (langue, fracture numérique, écriture de soi). Préconisant un développement de l’application Web en d’autres langues que le français (une amélioration qui est effectivement en cours d’élaboration), S. affirme que « c’est hyper important, parce qu’on a beaucoup de femmes qui sont étrangères et qui se retrouvent vraiment très, très isolées. Avoir une sorte de journal intime et virtuel comme ça, ça fait compagnie ». De son côté, A. parle du rôle « cathartique » de l’écriture pour des femmes ayant été en situation de violences conjugales :
Souvent, ce sont des personnes qui ont vécu des choses violentes et qui ont envie de les retranscrire avec des mots crus, mais qui s’excusent de répéter des paroles violentes ou alors elles se censurent un petit peu, elles se restreignent. Souvent, c’est plus simple par écrit d’être un peu trash, comme ce qu’elles ont vécu de trash.
55Dans le deuxième niveau, celui des réticences liées au cadre de travail, les professionnelles rencontrées nous ont fait part de leurs hésitations dans la prescription, et ce, en raison de la temporalité particulière qui caractérise leurs activités. Tout d’abord, plusieurs d’entre elles ont souligné la durée restreinte et le caractère d’urgence aussi bien des rendez-vous avec les victimes que des séances de psychothérapie, ce qui les empêche d’assurer une bonne prescription de l’outil, se résumant parfois dans la présentation rapide du dépliant.
56Ensuite, elles ont également exprimé deux réticences liées à la pertinence d’évoquer MdV lors du premier rendez-vous : d’une part, il s’agit d’un moment très chargé en informations, puisque les victimes reçoivent de nombreuses indications concernant les démarches à engager, auxquelles viendrait s’ajouter l’explication du fonctionnement de l’application Web ; d’autre part, il s’agit d’un moment très chargé du point de vue émotionnel, et la présentation d’un outil numérique contraste avec la situation expérimentée et les sentiments éprouvés : « Quand elles [les victimes] arrivent, elles viennent souvent de déposer plainte et elles vont nous sortir des trucs terribles, leurs histoires terribles, et nous on ne se voit pas parler d’une plateforme » (M., juriste, Bourges). À cet égard, une juriste à Nice, F., précise les différentes tâches qu’elle doit remplir lorsqu’elle reçoit une victime :
Alors, déjà on remplit une fiche et on doit prendre plein d’informations liées à la victime, donc ça nous prend du temps. Parfois la victime ne comprend pas, on revient, on reprend les informations. On va essayer de déceler quelle est l’urgence et Mémo de Vie, je ne vois pas la place ou, alors, il faudrait qu’on ait beaucoup plus de temps et le temps on ne l’a pas.
57Le terrain laissait ainsi transparaître certains présupposés concernant les objets communicationnels connectés dont la nature numérique était remise en question, car jugée inappropriée dans le cadre d’interactions avec les victimes. Or, si le savoir des professionnelles demeure indéniable, nous avons observé que, lorsque nous avons pu nous entretenir avec des femmes en situation de violences conjugales, leur rapport à la parole était particulièrement intense. Cela s’explique par la temporalité privilégiée dont nous disposions (contrairement aux actrices de terrain), qui permettait, dans un premier temps, d’écouter longuement les récits de ces femmes et, dans un second temps, de montrer que MdV pouvait être pensé comme un prolongement, certes différent, de cette interaction.
58L’observation participante a confirmé l’urgence dans laquelle travaillent les professionnelles ainsi que les multiples contraintes avec lesquelles elles doivent jongler au quotidien, avec l’enchaînement des rendez-vous ainsi que les déplacements au tribunal ou au commissariat, sans compter les nouvelles personnes qui arrivent au fur et à mesure car dirigées par la gendarmerie ou la police vers le bureau d’aide aux victimes. Pour cela, nous avons également essayé d’élaborer des solutions, toujours en concertation avec les professionnelles, en partant du constat qu’une bonne prescription de MdV consisterait en la création du compte avec la victime, et non seulement en une présentation de l’application Web. Lors de nos terrains, nous avons systématiquement assuré cette tâche, en exemptant ainsi les professionnelles de le faire. Or, cela n’étant pas possible au quotidien, en raison de l’absence d’une « référente » MdV au sein de chaque association, nous avons suggéré au pôle parisien de proposer de faire appel à des bénévoles pouvant assurer cette tâche à partir d’un ordinateur mis à disposition dans les locaux et intervenant une fois que la victime a terminé son rendez-vous avec la juriste et/ou la psychologue. Une deuxième solution serait de renforcer l’affichage dans les bureaux et la mise à disposition d’éléments de communication tels que les dépliants : à titre d’exemple, nous avons procédé personnellement à cette tâche dans les bureaux de l’association niçoise, qui étaient assez épurés de ce point de vue. Enfin, nous avons convenu avec les professionnelles qu’une bonne prescription de l’outil doit nécessairement se dérouler en personne et qu’elle ne peut pas se faire lors des permanences téléphoniques qu’elles assurent (parallèlement à leurs fonctions) et que, puisqu’elles ne sont pas forcément amenées à revoir les victimes, il serait tout de même propice de présenter l’outil en fixant un rendez-vous ad hoc, dans un deuxième temps.
59Ces observations s’accompagnent d’une réflexion nécessaire sur les conditions de travail en association. Le terrain nous a amenée à considérer que la catégorie analytique du genre ainsi que celles relatives à d’autres rapports de pouvoir étaient opérantes pour penser non seulement les caractéristiques des populations reçues, mais aussi celles du milieu associatif dans lequel nous étions plongée, les deux étant strictement liées. Avec des équipes quasi entièrement constituées de jeunes femmes diplômées en droit, en criminologie ou en psychologie, déclarant avoir fait le choix du « travail social » en dépit des écarts salariaux avec d’autres milieux professionnels, les associations du réseau France Victimes n’échappent pas aux métamorphoses du milieu associatif liées à la « privatisation et [au] recul du secteur public […] et, d’autre part, [à] la “publicisation du privé” » (Hardy, 2014, p. 120). La prise en compte du contexte — où la professionnalisation est étroitement imbriquée à la « reconnaissance sociale » (Dussuet et Flahault, 2010) — permet de comprendre davantage les réticences exprimées à l’égard d’un outil numérique.
60Dans ce sens, nous avons tenté de pallier ces difficultés en montrant que les professionnelles elles-mêmes pouvaient tirer bénéfice de l’usage de MdV par les victimes, ces dernières disposant plus facilement de leurs documents, ce qui permet de fluidifier leurs échanges, avec un gain de temps notable. Enfin, comme nous le suggère A., psychologue à Strasbourg, dans certains cas, l’usage de l’application Web viendrait combler la demande importante de prise de rendez-vous de la part des victimes qui se heurte inexorablement aux contraintes du cadre professionnel :
Je me verrais le prescrire […] à des personnes qui sont justement […] un peu dans cette cascade, il y a tout qui sort ou qui se mélange, ça permettrait de structurer beaucoup de choses. Et je le conseillerais aussi à des personnes qui sont en demande de rendez-vous très rapprochés ; parfois il y a des personnes qui peuvent demander à ce qu’on se voit deux fois par semaine, ou toutes les semaines et ce n’est pas possible, en général on a un mois d’attente, c’est compliqué. Ça, ça pourrait être quelque chose qui viendrait contenir un petit peu leur angoisse, ça ferait un petit peu le lien entre les séances.
61Pour terminer, le troisième niveau de réflexion élaboré par les professionnelles porte sur l’adaptation de MdV à certains types de violences : des bilans d’activités des trois associations, il ressort que les violences conjugales constituent statistiquement la part la plus importante d’affaires prises en charge, avec des spécificités relatives à certains territoires (les dossiers relatifs aux victimes d’attentat traités à Nice, par exemple).
62En raison de leur caractère cyclique et de leur hétérogénéité, dans la mesure où elles peuvent impliquer à la fois des violences administratives (rétention de documents sensibles), économiques (pensions alimentaires non payées), physiques (apparition de handicaps permanents), sexuelles (viols conjugaux ou prostitution forcée), psychologiques (troubles du stress post-traumatique), les violences conjugales peuvent trouver, selon les professionnelles rencontrées, une meilleure « transcription » dans MdV, notamment grâce aux fonctionnalités « Mon journal » et « Mes documents ». Cela dit, elles nous indiquent que toute affaire impliquant un processus de réitération des violences telles que le harcèlement (sexuel, scolaire ou au travail), le cyberharcèlement ainsi que les conflits de voisinage (très présents dans les affaires traitées par France Victimes) peuvent faire l’objet d’une transposition de l’application Web.
63Dans le cadre des violences conjugales, elles s’accordent sur le fait que la séparation du conjoint violent ne décrète pas la fin des abus qui, au contraire, peuvent s’intensifier : elles considèrent alors que MdV peut intervenir à la fois pour contribuer à la sortie d’un cadre dangereux et pour monitorer la situation après la fin de la relation.
64Selon certaines, l’application Web s’avère particulièrement utile lorsqu’il y a une indécision de la part des victimes « qui ne sont pas prêtes à déposer plainte tout de suite, qui ne sont pas prêtes pour les démarches judiciaires » (I., juriste, Strasbourg) ou une incapacité à prendre conscience de la situation :
Pour qu’elles arrivent à formuler des choses qu’elles n’arrivaient pas forcément à formuler au quotidien, pour qu’elles expriment, pour qu’elles accumulent aussi des preuves, pour mettre les choses au clair, être aussi en accord avec elles-mêmes, pour qu’elles n’oublient pas, parce que c’est vrai qu’on oublie vite les choses, les événements (F., juriste, Nice).
65L’apport des psychologues est particulièrement intéressant pour comprendre que l’outil peut aussi s’adapter à des cas où il n’y a eu qu’un événement traumatique, par exemple un viol incestueux : « […] tous les flashs qu’elle pouvait avoir parce que c’était un abus sexuel de son oncle, […] elle était envahie de flashs, elle a peur d’oublier et la peur d’oublier fait que ça revient encore un peu plus, d’où l’intérêt de les noter » (S., psychologue, Nice).
66Cela dit, les violences réitérées semblent être plus efficacement transposables à l’application Web, comme le suggère A., psychologue à Strasbourg, qui suggère cette image assez éloquente d’une boucle traumatique transformée en ligne du temps :
[…] dans le cadre du psychotrauma, les personnes se sentent bloquées dans la temporalité. C’est comme si elles étaient coincées dans une boucle et qu’elles revivaient sans cesse la même chose. C’est pour ça que cette idée de temporalité de manière horizontale, ça peut être une petite perche pour sortir de cette boucle.
67Enfin, les entretiens avec les professionnelles ont montré la complémentarité de MdV par rapport à d’autres outils, par lesquels on peut le remplacer lorsqu’il ne s’avère pas efficace avec certaines victimes, comme le précise M., juriste à Bourges : « J’avais vraiment insisté sur le journal de bord en disant qu’elle allait pouvoir s’apercevoir elle-même des difficultés dans lesquelles elle est et, finalement, ce qui a fonctionné, c’est que je prenne un violentomètre12 et que je lui fasse cocher les cases. »
68Nous avons présenté les résultats du travail de terrain du point de vue des professionnelles et nous passons maintenant aux quelques victimes que nous avons rencontrées lors de nos trois terrains.
- 13 Obligation de quitter le territoire français.
69Comme annoncé plus haut, nous n’avons pas pu nous entretenir avec de nombreuses femmes ayant été ou étant encore en situation de violences conjugales, la prescription de l’application Web n’ayant pas encore atteint un niveau de diffusion important. Si, d’une part, nous avons tout de même pu rencontrer des femmes ayant déjà commencé à utiliser MdV (deux à Bourges, l’une en instance de séparation, 28 ans, et l’autre vivant avec son conjoint violent, 50 ans), d’autre part, nous avons pu faire nous-mêmes la prescription auprès de femmes qui ne connaissaient pas l’application Web et qui nous ont été introduites par les professionnelles des associations. Il s’agit de deux personnes supplémentaires à Bourges (une femme résidant avec son mari exerçant sur elle des violences psychologiques, 51 ans, et une autre en instance de séparation qui venait de recevoir une OQTF13, 42 ans) ; de trois femmes à Nice, dont une rencontrée lors de la permanence au commissariat ayant subi des violences de la part de sa conjointe au moment des faits, 44 ans ; d’une femme ayant subi des violences conjugales et faisant l’objet de harcèlement de la part de l’ex-partenaire incarcéré, 23 ans ; d’une autre ayant engagé une procédure pour harcèlement sexuel contre son ancien directeur de thèse, 35 ans ; d’un jeune homme de 21 ans reçu lors d’une permanence au tribunal judiciaire de Strasbourg, dans le cadre de violences conjugales perpétrées par son ex-conjoint, et d’une femme de 42 ans reçue au tribunal judiciaire de Saverne en instance de séparation de son mari violent.
70Si la plupart de ces victimes n’avaient aucune connaissance de l’outil, ces « entretiens » voués à la présentation de MdV ont été particulièrement précieux dans la mesure où ils nous ont permis de penser l’application Web en fonction des spécificités de chaque cas et, surtout, ils nous ont obligée à une véritable « mise en situation », nous permettant d’expérimenter, entre autres, les difficultés rencontrées par les professionnelles ainsi que d’élaborer des solutions supplémentaires dans le cadre de la prescription. À titre d’exemple, la femme reçue à Bourges et soumise à une OQTF était originaire du Kosovo et s’exprimait très difficilement en français. Cependant, elle a été très réceptive à la présentation de l’outil, en nous faisant part d’une pratique photographique particulière, qui pouvait être transposée à MdV et suggérée à des personnes ayant des difficultés à s’exprimer à l’écrit et/ou en français. En effet, elle nous a montré une galerie de photos et, plus précisément, de selfies qu’elle réalise quotidiennement avec son téléphone afin de se souvenir de son état d’esprit, bon ou mauvais qu’il soit. En nous montrant concrètement que l’expression de soi ne passe pas obligatoirement par l’écrit, elle nous a donné d’ultérieurs éléments de langage à adopter et à suggérer lors de la prescription de MdV. De manière équivalente, une autre femme rencontrée à Bourges, vivant avec le conjoint violent et suivant une thérapie familiale avec lui, proposait également une solution « créative » : « Je pensais aussi aux personnes qui ne savent pas lire. […] Il faudrait peut-être pouvoir faire des dessins ? » Dans cette perspective, l’autre victime reçue à Bourges et souhaitant se séparer de son conjoint avait suggéré de considérer MdV comme un instrument — au même titre que ceux qu’elle utilisait dans le cadre de son activité de femme de ménage — lui permettant de « ranger ses idées » et de « faire le ménage dans sa tête ». L’évocation de ces images, simples mais efficaces, peut s’avérer particulièrement féconde dans certains cas de prescription et a été proposée lors du webinaire de restitution.
71Parmi les avantages reconnus par les victimes, on peut évoquer les suivants : le stockage sécurisé de documents sensibles, qu’il s’agisse d’enregistrements sonores, de captures d’écran ou de dépôts de plainte par exemple, qui semble produire un sentiment de confiance chez certaines (« Ce site il est bien parce que c’est moi qui ai les photos et les documents et c’est moi qui ai le contrôle », femme à Bourges en instance de séparation) ; le déplacement des contenus violents (messages ou images) dans un espace séparé et, par conséquent, la réhabilitation de la fonction de loisir que le téléphone remplit entre autres (« C’est bien pratique, ça m’évite d’avoir toutes ces photos dans mon téléphone », victime harcelée par son ex depuis la prison) ; enfin, l’existence d’un « espace à soi » à travers le journal, sorte de réceptacle des pensées et des sentiments éprouvés.
72Il n’est pas anodin d’affirmer que cette recherche-action n’a pas seulement été un projet de recherche, mais qu’elle nous a changée, sur les plans scientifique, social (certes, à notre échelle) et personnel, en mettant en crise une certaine conception des enquêtes de terrain : traversée par les contraintes et les contradictions du milieu, tiraillée entre recherche et action, nous avons dû constamment adapter nos outils en fonction des situations vécues et des interlocutrices rencontrées. D’un point de vue épistémologique et méthodologique, le dispositif de la recherche-action nous a obligée à des allers-retours permanents entre nos savoirs et ceux des actrices de terrain et des femmes en situation de violences conjugales ainsi qu’à des ajustements constants des outils propres au travail ethnographique tels que l’observation ou les entretiens. Parfois perçue comme porte-parole de la fédération, nous avons dû négocier notre place au sein des associations et dépasser la crainte (légitime) de certaines actrices de terrain qui nous percevaient comme des instances de vérification, voire de contrôle de leurs pratiques professionnelles. Nous avons dû aussi apprendre à exprimer clairement la critique — pourtant nécessaire à la réussite de l’action sociale — auprès du pôle parisien de France Victimes, pour lequel les réticences à la prescription étaient souvent incompréhensibles, voire injustifiées. Nous avons dû opérer une ouverture de notre focale genrée, d’une part, en laissant clairement émerger d’autres rapports de pouvoir dans nos restitutions et en déconstruisant davantage l’image des victimes de violences conjugales, que nous pensions pourtant dépouillée de tous ses biais, d’autre part, en considérant les spécificités du milieu associatif étudié, composé d’une population de jeunes femmes aux prises avec les difficultés d’un espace professionnel où la « reconnaissance sociale » ne coïncide pas tout le temps avec une reconnaissance salariale.
73Enfin, ce terrain « éprouvant », qui nous a affectée, en tant que femme et chercheuse, et qui nous a plongée dans l’expérience de collectifs féminins dans lesquels on s’invite — le temps d’un projet — et, aussi, dans l’expérience de la solitude, marque un point de non-retour dans nos travaux sur le sujet, dans la mesure où nous considérons désormais qu’une recherche qui ne se laisse pas mettre en danger par le terrain sera toujours partielle et partiale.