The message [...] is no method is free of bias, and either set of methods can be used to promote a less biased and more socially useful scholarship.
Préambule des éditeurs,
(Sprague, 2016, p. X)
1De plus en plus de problématiques de recherche en sciences sociales, et spécialement en études de la communication, exigent que les chercheur·e·s adaptent leurs méthodes d’enquête au contexte numérique afin d’appréhender leurs objets dans toute leur complexité (Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, 2020 ; Barats, 2013 ; Hine, 2015). Dorénavant, que l’on s’intéresse à la sociabilité, à la démocratie, à la justice sociale, aux mobilisations politiques ou aux expressions citoyennes, on en vient rapidement à devoir considérer le rôle du numérique en recherche, spécialement au moment de développer la méthodologie. Certains phénomènes ont d’ailleurs pris une teneur spécifique sur Internet, comme les applications de rencontres qui prennent le pas sur les petites annonces des journaux et contribuent à des formes spécifiques de médiation de l’intime (Myles et Blais, 2021). Plusieurs objets de recherche associés au quotidien, comme les interactions avec les proches, le télétravail, la consommation télévisuelle et les entraînements sportifs exigent que l’on documente également leurs ramifications numériques. Les pratiques numériques sont de plus en plus imbriquées aux différentes activités humaines ; aussi l’expression « contexte numérique » permet-elle « de dépasser le clivage en ligne/hors ligne afin d’embrasser la réalité mixte, subtile et texturée des pratiques et interactions » (Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, op. cit, p. 17).
2Le numérique regroupe l’ensemble des infrastructures d’Internet, y compris les technologies mobiles, ordinateurs et écrans (le hardware), mais aussi les logiciels, applications, médias socionumériques (le software), ainsi que les données générées (data). Ces trois composantes représentent les trois dimensions d’Internet, auxquelles s’ajoutent les usages et pratiques numériques, qui occupent une position particulière dans les études de la communication (Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, op. cit. ; Boullier, 2019). Le numérique prolonge des manières de faire et des rapports de pouvoir présents hors ligne, en plus de constituer un espace doté de logiques propres qui voit émerger des pratiques inédites (Boullier, op. cit. ; Jouët, 2022).
3La dimension des rapports de pouvoir en ligne est une récurrence dans mes recherches, puisque j’ai développé une expertise sur les usages et pratiques numériques des personnes minorisées. Or, si mes premières recherches en contexte numérique ont mobilisé des méthodologies critiques (Millette, 2015), au fur et à mesure que j’ai lu et intégré la littérature féministe à ma posture, il m’est apparu, comme à de nombreuses chercheuses en sciences sociales (Harding, 1987 ; Haraway, 1988 ; Alcoff et Potter, 1992 ; Clair, 2016 ; Sprague, 2016 ; Jouët, op. cit.), que l’apport de la science féministe offre une assise privilégiée pour une méthodologie critique et rigoureuse. En inscrivant la recherche dans « une histoire et une pratique, celle de la lutte des femmes pour obtenir une place et une légitimité » (Clair, op. cit., p. 69), les perspectives féministes abordent la méthodologie en prenant en compte les enjeux de pouvoir sur le terrain, mais également au sein même du design de la recherche (Sprague, op. cit. ; Le Gallo et Millette, 2019 ; Espineira et Thomas, op. cit. ; Catala, op. cit.). Les méthodologies féministes abordent de front les injustices et leur inscription sociopolitique ainsi que les conditions de production du savoir — elles-mêmes traversées d’inégalités et marquées par des rapports de pouvoir asymétriques (Hartsock, 1983 ; Harding, 1987, 1992 ; Haraway, op. cit. ; Clair, op. cit. ; Catala, Faucher et Poirier, op. cit.).
4L’objectif du présent article est de proposer une épistémologie et une méthodologie féministes pour la recherche en contexte numérique. Je souhaite ainsi contribuer à l’enrichissement des discussions méthodologiques en recherche féministe et du côté des études de la communication et d’Internet. Mon approche de cette intersection disciplinaire prend une teinte particulière puisque je mobiliserai mon expérience de chercheuse féministe en communication pour illustrer les principes et manières de faire à l’aide d’exemples. Ma perspective est aussi celle d’une chercheuse blanche, québécoise, hétérosexuelle et cisgenre, venant d’un milieu populaire. Mes propos s’adressent à un lectorat intéressé par la recherche féministe en contexte numérique, sans nécessairement y être formé. Cependant, comme le fil rouge de la démarche est la méthodologie, et comme je prendrai soin de déplier de manière concrète le processus de recherche afin de montrer l’apport des perspectives féministes et les spécificités du terrain numérique, les cibles privilégiées du texte sont peut-être, finalement, les étudiant·e·s et chercheur·e·s émergent·e·s.
5L’article se divise en deux pans. Je commencerai par présenter certaines contributions féministes décisives pour le développement d’une méthodologie. Cette première section permettra de poser les bases épistémologiques de la démarche féministe, d’expliquer la théorie du positionnement et son rôle dans la méthodologie pour fonder une autoréflexivité à laquelle je reviendrai à chaque étape du processus de recherche. La dimension située des savoirs et les implications du cadre théorique seront également abordées, tout comme les enjeux intersectionnels. Après avoir présenté quelques implications de ces principes méthodologiques pour la recherche sur le numérique, j’amorcerai la deuxième section, qui place le terrain d’enquête à l’avant-scène. J’y mobiliserai davantage les travaux sur le numérique afin d’expliciter le processus qui mène à circonscrire un terrain. Il sera ensuite question des apports des méthodes qualitatives et quantitatives, puis du rapport réflexif aux données, qui sont finalement toujours une forme de médiation de la réalité.
6L’épistémologie consiste en une théorie de la connaissance : elle aborde la manière de constituer des connaissances à propos d’un objet donné ainsi que les circonstances qui permettront de former ces connaissances (Harding, 1987, 1992 ; Alcoff et Potter, op. cit. ; Sprague, op. cit. ; Espineira et Thomas, op. cit.). Les méthodes permettent de documenter empiriquement un phénomène et se regroupent en deux types : les méthodes de collecte de données et celles qui permettent leur analyse. À partir de la posture épistémologique, la méthodologie se préoccupe de la manière la plus rigoureuse et la plus pertinente de choisir, justifier et mobiliser des méthodes afin de répondre aux questions de recherche. La méthodologie devient ainsi une théorie analytique et normative de la manière d’effectuer des recherches (Harding, 1987 ; Alcoff et Potter, op. cit.). Elle représente à ce titre un lieu privilégié pour les chercheuses féministes, puisqu’il s’agit de traduire les implications de la posture épistémologique dans la façon d’envisager le cadre théorique, le terrain, de récolter les données, de les analyser et de diffuser les résultats.
7Dans leur ouvrage Data feminism (2020), Catherine D’Ignazio et Lauren Klein distinguent la recherche féministe de la recherche critique en faisant valoir que la première est critique par essence, puisqu’elle se conçoit comme un projet de justice sociale, qu’elle attribue une place spécifique aux enjeux de genre et finalement qu’elle commence par un examen minutieux et systématique des rapports de pouvoir sur le terrain : ceux qui se manifestent à travers l’objet de recherche, mais surtout ceux qui restent invisibles. S’inspirant des approches intersectionnelles, les chercheuses précisent également que devant un phénomène donné, la recherche féministe met l’accent sur la situation des personnes les plus susceptibles d’être minorisées ou marginalisées en tenant compte des enjeux de sexisme, de racisme, d’âgisme, de classisme, de capacitisme et de cis-hétéronormativisme. En d’autres mots, une recherche féministe prend en considération l’injustice dès la constitution de la problématique et en fait le point focal de la démarche : comprendre les inégalités ayant le genre comme dénominateur commun, conjointement avec d’autres axes d’oppression, et contribuer à les réduire (Hill Collins, 1990, 2015 ; Sprague, op. cit. ; Espineira et Thomas, op. cit. ; D’Ignazio et Klein, op. cit.). La sociologue Isabelle Clair (op. cit.), voulant distinguer démarches féministe et critique, précise notamment que la recherche féministe positionnera le genre au cœur du dispositif d’enquête, comme un concept analytique politique, afin d’éviter de se cantonner à une procédure où l’on documente empiriquement la « variable genre » sans investiguer les logiques sociopolitiques à l’œuvre.
- 1 Les recherches féministes représentent un ensemble hétérogène partageant certes certains principes, (...)
8Le projet de justice sociale axiologique des recherches féministes a été défini de manière particulièrement pertinente par la philosophe Nancy Fraser, qui propose de fonder une théorie qui prenne en compte à la fois la redistribution matérielle et la reconnaissance des personnes (2004, 2011). Replaçant les visées normatives et applicatives d’un tel projet, cette théorie vise à « dépasser l’apparente dichotomie entre la reconnaissance, associée au champ de l’identité et de la culture, et la redistribution, associée aux politiques économiques, en positionnant les deux paradigmes comme des dimensions complémentaires de la justice contemporaine » (Millette, 2015, p. 89). Le socle de cette théorie allie ainsi à la fois la reconnaissance des diverses identités et la redistribution des richesses afin d’assurer une parité de participation politique et une pleine citoyenneté pour toutes les personnes, ce qui permet d’aborder ensemble les injustices symboliques et socioéconomiques (Fraser, 2004, 2011). Les recherches féministes viseront, explicitement ou non1, à étudier et à critiquer ces injustices, puis à proposer et même à développer des solutions de rechange afin de contribuer à une meilleure justice sociale.
- 2 La graphie Savoir fait référence au texte de Donna Haraway (op. cit.), qui utilise la majuscule pou (...)
9Les approches féministes se distinguent également par une attention accrue à la question de l’épistémologie. Les premières interrogations directes surgissent au courant des années 1980, alors que les féministes dans les milieux universitaires constatent que la science produit un Savoir androcentré2, où l’expérience des femmes et des personnes minorisées s’avère peu étudiée et analysée de manière partiale, à partir d’une vision « d’en haut » dans des recherches menées principalement par des hommes cisgenres, bourgeois, blancs et hétérosexuels (Haraway, op. cit. ; Harding, 1987, 1992, 2004 ; Hill Collins, 1990 ; Alcoff et Potter, op. cit. ; Espineira et Thomas, op. cit.). Ce constat des féministes s’accompagne de son corollaire, soit que les savoirs sont situés : produits dans certaines conditions, inscrits dans des réalités matérielles, politiques et historiques propres au lieu, au temps et aux personnes concernées (Haraway, op. cit. ; Hill Collins, 1990 ; Catala, op. cit.). Devant un Savoir institutionnel produit par une académie se croyant objective et « universelle » parce qu’aveugle à sa propre position située (Haraway, op. cit. ; Maillé, 2017), les féministes se demandent comment la production de connaissances scientifiques pourrait réellement s’absoudre de la subjectivité de ceux et celles qui la font (Alcoff et Potter, op. cit. ; Sprague, op. cit. ; Clair, op. cit.).
10La principale réponse développée pour faire face à ce problème fondamental consiste à prendre en compte le positionnement des personnes impliquées dans la recherche. S’inspirant des travaux de Karl Marx postulant que la perspective des personnes des classes ouvrières offre un point de vue privilégié pour étudier et comprendre le capitalisme, Nancy Hartsock propose de prendre en considération le point de vue des femmes pour analyser le patriarcat :
[...] like the lives of proletarians according to Marxian theory, women’s lives make available a particular and privileged vantage point on male supremacy, a vantage point which can ground a powerful critique of the phallocratic institutions and ideology which constitute the capitalist form of patriarchy (op. cit., p. 284).
- 3 Les chercheur·e·s partagent toujours minimalement le privilège de l’éducation. Cette position privi (...)
11Sandra Harding mobilise cet argument pour le formaliser en une proposition théorique, explicitée dans Rethinking standpoint epistemology: What is « strong objectivity? » (1992). Pour elle, il s’agit de viser l’atteinte d’une « objectivité forte » en recherche, c’est-à-dire de mettre en œuvre une rigueur autoréflexive dans la constitution des connaissances, malgré l’impossibilité d’une objectivité vraie, alors que les scientifiques ne peuvent occulter leur propre subjectivité porteuse de croyances, biais et privilèges3 (Harding, 1992, 2004 ; Bracke et Puig de la Bellacasa, 2013). L’objectivité forte exige la prise en compte des biais conscients et inconscients au sein de l’équipe scientifique afin de limiter leur empreinte dans le design de recherche.
12En ce sens, la théorie du positionnement féministe va plus loin sur le plan épistémologique que ce que Lorraine Daston et Peter Galison (2007) ont nommé le « jugement entraîné ». Dans leur ouvrage critique et historique sur la notion d’objectivité, ces scientifiques postulent que face au problème de l’objectivité en recherche, les différentes époques ont vu apparaître trois types de pratiques scientifiques, reposant successivement sur l’expertise des savant·e·s, puis sur la précision des machines et, enfin, sur l’entraînement des scientifiques. La dernière modalité se forme à la fin du 19e siècle alors que des débats sur la subjectivité des chercheur·e·s teintent les théories de la connaissance. Le « jugement entraîné » émerge alors comme une solution pour réconcilier l’objectivité et la subjectivité, en misant sur les habiletés des chercheur·e·s, que l’on forme et entraîne, pour devenir plus fiables et plus constant·e·s dans leur travail. Or, une différence majeure singularise la théorie du positionnement : le jugement entraîné ne mise pas explicitement sur l’identité, la capacité réflexive et le sens critique des chercheur·e·s.
13Plus concrètement, le positionnement féministe commence par reconnaître comment les identités en jeu se trouvent privilégiées et opprimées par divers rapports de pouvoir, afin de discerner la manière dont cela affecte l’appréhension de l’objet de recherche, par exemple en surinvestissant certaines dimensions et problématiques au détriment d’autres facettes de la réalité. Reposant sur l’autoréflexivité, cet examen permet de mettre en place dès la conception de la recherche des dispositifs pour pallier les angles morts et biais que certains privilèges pourraient engendrer. Le principe du positionnement permet ainsi de mobiliser la réflexivité de la chercheuse et des membres de l’équipe dès l’amorce du projet et l’élaboration des questions de recherche, dans le but d’atteindre une « objectivité forte » (Harding, 1992, 2004).
14Un autre aspect important de la théorie du positionnement, pourtant souvent escamoté, consiste à divulguer ce positionnement dans la communication des résultats de la recherche afin que le public puisse remettre en contexte la production des connaissances, en d’autres mots « les situer » (Harding, 1992, 2004 ; Sprague, op. cit.). Ce dernier pan de la théorie du positionnement s’avère pourtant essentiel, car la divulgation du positionnement permet aux publics de la recherche de mieux situer les connaissances scientifiques mises à jour. C’est pourquoi plusieurs chercheuses féministes mentionnent leur positionnement dans leurs écrits (D’Ignazio et Klein, op. cit. ; Sprague, op. cit.).
15La théorie du positionnement délaisse donc la notion d’objectivité et, dans un pragmatisme critique et résolu, propose d’intégrer aux dispositifs de recherche l’analyse critique des subjectivités impliquées ainsi que leur divulgation, afin d’outiller les publics dans la réception critique des résultats. Comme l’explique Clair, appliquer le positionnement féministe devient ainsi « un critère et un instrument de réflexivité méthodologique » (op. cit., p. 69).
- 4 En cette ère de fake news, il est essentiel de préciser que cela ne signifie pas que toutes les thé (...)
16Si Daston et Galison (op. cit.) analysent la manière dont la notion d’objectivité en science a évolué sous l’influence des valeurs et croyances dominantes à chaque époque, Thomas Kuhn (1972) montre de façon similaire que les théories enchâssent des visions du monde et prérogatives de leur temps et qu’il est périlleux de les considérer comme neutres4. L’élaboration de théories et de concepts est située dans un moment de l’histoire des sciences et les personnes qui mobilisent ces outils intellectuels doivent être sensibles aux biais qu’ils charrient, aux éléments de la réalité qu’ils mettent en exergue comme à ceux qu’ils invisibilisent (Haraway, op. cit. ; Daston et Galison, op. cit. ; Sprague, op. cit. ; Catala, op. cit.). Comme le précisent Sarah Bracke et Maria Puig de la Bellacasa :
l’élaboration d’une catégorie théorique n’est jamais un travail neutre, et cela vaut [aussi] pour la théorie du positionnement féministe : c’est un processus matériel qui implique tout un tissu intriqué et divers de relations et de pouvoir — l’accès à des supports de publication, des réseaux, des amitiés, des rencontres fortuites… et bien sûr l’importante question de ce qui compte comme théorie (Christian, 1990[1987]) (op. cit., p. 52).
- 5 La notion de race est employée abondamment dans la littérature militante et féministe, au Québec et (...)
17La dimension réflexive et critique de la posture féministe se prolonge donc dans la constitution du cadre conceptuel, qui se distingue également par la préconisation du genre comme catégorie d’analyse privilégiée (Clair, op. cit.). Le genre organise, hiérarchise, prescrit (De Lauretis, 1987 ; Sprague, op. cit. ; Harvey, 2020). Or, les implications du genre ne seront pas les mêmes pour toutes les personnes selon que leur identité se situe à l’intersection de tels ou tels rapports de pouvoir. Les recherches féministes contemporaines incorporent de plus en plus le concept d’intersectionnalité développé par Kimberlé Crenshaw (1991), qui intègre entre autres aux démarches épistémologiques et méthodologiques de recherche des conceptualisations politiques de la race5, de l’âge, de la classe sociale, de l’orientation sexuelle, de la transidentité et des capacités physique et mentale (Christian, 1990/1987 ; Hill Collins, 1990, 2015 ; Maillé, op. cit. ; Espineira et Thomas, op. cit. ; Harvey, op. cit. ; Silverman et Baril, 2021 ; Catala, op. cit.). Les approches féministes décoloniales sont également convoquées, alors que les critiques émanant des féministes des Suds démontrent que la science produit un Savoir non seulement androcentré, mais aussi colonial (Maillé, op. cit. ; Smith, 1999).
- 6 Les féministes afrodescendantes états-uniennes et les figures fondatrices des subaltern studies, no (...)
18L’un des enjeux actuels de la recherche féministe intersectionnelle est d’éviter l’écueil colonial qui consiste à développer des questions de recherche et des grilles interprétatives « universelles6 », souvent essentialisantes, exotisantes, perpétrant des visions romantiques ou misérabilistes de certaines réalités (Maillé, op. cit. ; Smith, op. cit.). Or, la reproduction de ces oppressions coloniales procède notamment des cadres théoriques perçus comme des outils neutres.
19Sur le plan conceptuel, un effort critique est nécessaire afin de « décoloniser » la recherche et de se défaire d’un impérialisme intellectuel. Car la célèbre question posée par Gayatri C. Spivak, Une subalterne peut-elle parler ? (op. cit.), revient notamment à se demander comment les réalités des femmes et des personnes minorisées peuvent être pleinement appréhendées à partir de concepts et théories provenant des postures dominantes (Todd, op. cit. ; Catala, Faucher et Poirier, op. cit.). Les outils développés par des personnes dominantes charrient souvent des valeurs et biais qui teintent l’analyse, ce qui limite par exemple la capacité à penser l’agentivité des femmes dans des cultures non occidentales (Spivak, op. cit. ; Smith, op. cit. ; Moreton-Robinson, 2000 ; Maillé, op. cit.). Il ne s’agit pas de répudier sans réfléchir les théories et concepts classiques, mais plutôt de se demander s’ils sont les plus adéquats pour appréhender le phénomène à l’étude, et de s’interroger sur les biais et limites qu’ils comportent. Comme le cadre conceptuel d’une recherche permet à la fois de situer la démarche dans un champ scientifique et de fonder les assises à partir desquelles les résultats seront analysés et discutés, cet effort théorique n’a rien de trivial. Ainsi, dans une perspective féministe intersectionnelle et selon les objets de recherche, impliquer des personnes concernées par le phénomène étudié, prendre en compte leurs besoins et mobiliser leurs savoirs scientifiques et expérientiels est pertinent, en plus de représenter à la fois une occasion d’enrichir la démarche et une pratique de recherche éthique (Espineira et Thomas, op. cit. ; Le Gallo et Millette, op. cit. ; Catala, Faucher et Poirier, op. cit.).
20Au Canada, les peuples autochtones sont engagés dans un travail de décolonisation. Comme d’autres à travers le monde, ils demandent depuis quelques années à être partie prenante des recherches menées sur leurs territoires et à propos de leur réalité (Smith, op. cit.). Ils se montrent extrêmement critiques des travaux menés par des allochtones sans leur participation et estiment nécessaire que la recherche s’intéresse à leurs enjeux à partir de catégories d’analyse porteuses de sens pour eux (Todd, op. cit. ; Moreton-Robinson, op. cit.). Cette posture des Premières Nations, des Inuits et des Métis du Canada vise à rétablir une perspective située et complexe des connaissances sur les réalités autochtones, qui prenne en compte leurs propres ontologies et savoirs traditionnels. La demande de privilégier des recherches avec et par les Autochtones évite que les phénomènes analysés ne soient cadrés en amont par des questions de recherche et des outils théoriques qui induisent des lectures romantiques, héroïques ou misérabilistes (Frenette, Millette et Desbiens, en évaluation), mais permet aussi, comme l’explique Zoe Todd (op. cit.), d’éviter que des allochtones n’instrumentalisent le vécu et les savoirs autochtones. Il s’agit ainsi de rebâtir une souveraineté culturelle et intellectuelle autochtone, trop longtemps appropriée par la science coloniale, ce qui a notamment contribué à réifier les femmes autochtones (Moreton-Robinson, op. cit.).
21De façon similaire, des personnes trans, âgées ou issues de la diversité capacitaire formulent la critique que la science reste largement aveugle à ses biais cis-hétéronormatifs, âgistes et capacitistes (je le souligne sans vouloir homogénéiser des situations historiques, culturelles et politiques bien distinctes). Ces biais traversent non seulement les épistémologies de recherche et la manière d’aborder les personnes et les terrains, mais aussi les concepts et les façons de penser et de faire sens des réalités étudiées (Espineira et Thomas, op. cit. ; Silverman et Baril, op. cit. ; Catala, Faucher et Poirier, op. cit.).
22Ainsi, si l’on aspire à étudier le numérique et son rôle de manière critique, les apports méthodologiques des littératures féministes constituent une entrée privilégiée. Une méthodologie féministe intersectionnelle repose essentiellement sur la réflexivité de la chercheuse et son travail de positionnement, et contribue à la prise de conscience de ses propres impensés afin d’y remédier dès la confection de la recherche. Le positionnement ne s’arrête donc pas à la divulgation de son identité, mais constitue un fondement épistémique pour avancer à chaque étape de la recherche, dans un effort accru pour réduire les biais subjectifs et prendre en compte la dimension située des savoirs en train de se faire.
23Dans mes recherches, les apports féministes intersectionnels ont été majeurs pour un projet qui a porté sur la manière dont les médias sociaux participent à la mise en visibilité des identités de la diversité d’orientation sexuelle et de genre. Cela s’est traduit par un travail épistémologique et méthodologique articulé autour du positionnement des chercheuses de l’équipe ainsi que par un souci accru de privilégier les connaissances produites par des personnes LGBTQIA2S+ dans la littérature scientifique et militante (Le Gallo et Millette, op. cit.). Cet enrichissement du cadre théorique par la perspective des personnes de la diversité a permis de mobiliser des écrits militants anglophones et francophones qui ont été significatifs pour développer une conceptualisation de la notion d’allié·e en recherche qui privilégie l’agentivité des personnes concernées (ibid.).
24De même, dans un volet de cette recherche dédié à l’analyse de chaînes YouTube associées à la diversité d’orientation sexuelle et de genre au Canada, le recours à la littérature scientifique produite par des chercheur·e·s LGBTQIA2S+ a indéniablement contribué à discuter et recontextualiser les résultats sur les plans social, médical et politique (Millette et Maillard, 2023). Car l’un des enjeux de la recherche sur le numérique est d’éviter de s’en tenir aux traces en ligne des phénomènes observés : derrière les écrans, les personnes qui créent et commentent des contenus évoluent toujours dans un contexte sociopolitique et historique significatif pour l’interprétation critique des données.
25Si la littérature féministe a permis de fonder la posture méthodologique dans la section précédente, ce sont plutôt les contributions provenant des recherches sur le numérique qui seront ici mobilisées pour aborder la phase décisive qui consiste à circonscrire le terrain et à colliger les données. Les scientifiques qui s’intéressent au numérique ont en effet profité des défis inhérents à leurs objets de recherche, émergents et changeants, pour réfléchir le rapport au terrain d’enquête et aux méthodes (Barats, op. cit. ; Sloan et Quan-Haase, 2017 ; Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, op. cit.).
26L’autoréflexivité de la chercheuse reste un principe-clé du rapport au terrain. D’ailleurs, la notion même de terrain n’est pas sans ambivalence puisqu’elle est fortement ancrée dans la manière occidentale de faire de la recherche (Sprague, op. cit. ; Todd, op. cit.). Joey Sprague (op. cit.) soutient que dès les premiers travaux en sociologie et en anthropologie, le terrain a été associé à la différence, à la construction d’une altérité à partir de la perspective dominante, blanche et occidentale, alors que certaines subjectivités n’apparaissent en recherche qu’à titre d’objets d’étude. Les personnes étudiées se voyaient ainsi réifiées, leur réalité exotisée ou déformée par la lorgnette coloniale et patriarcale à partir de laquelle on les envisageait (Moreton-Robinson, op. cit. ; Maillé, op. cit.). La réflexivité féministe du positionnement est à convoquer pour éviter de reproduire des terrains altérisants et réifiants (Sprague, op. cit. ; Catala, op. cit.).
27Cela recoupe des préoccupations de Clair (op. cit.), qui montre comment le travail de terrain implique nécessairement un rapport de force asymétrique, où la chercheuse et ses décisions font et défont littéralement le terrain. Prendre ce rapport de force au sérieux suppose notamment de s’en servir pour améliorer l’objectivité forte de la recherche en restituant avec transparence les différentes étapes ayant mené à la constitution du terrain ainsi que leur justification : décisions de prioriser tel aspect, faisabilité de la recherche ayant exigé que l’on délaisse telle dimension, critères de constitution des données.
28« Faire le terrain » consiste à bâtir une frontière abstraite pour circonscrire un espace propice à partir duquel les données seront recueillies et pour répondre adéquatement aux questions de recherche. Comme l’explique Guillaume Latzko-Toth (2022), le terrain n’existe pas en soi, il s’agit plutôt d’un « dispositif élaboré par les chercheur·e·s pour produire les données de recherche ». Le terrain pourra d’ailleurs évoluer, se restreindre ou s’étendre pendant le processus de recherche selon les découvertes et les écueils rencontrés. Le terrain correspond donc aux décisions qui « créent » les circonstances dans lesquelles les données sont récoltées et débute souvent par l’identification d’un « espace » physique (ex. : la ville), social (ex. : la parentalité), politique (ex. : la sphère publique) ou encore numérique (ex. : un forum en ligne). Le contexte numérique étant imbriqué dans la réalité quotidienne, le terrain exige généralement un travail mixte, à la fois en ligne et hors ligne (Hine, op. cit. ; Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, op. cit). La délimitation du terrain se fait à partir de critères de pertinence au regard de l’objectif de la recherche et des questions auxquelles on tente de répondre.
29En étude de l’Internet, en études de la communication et en sociologie des usages des technologies, la circonscription d’un terrain numérique se cantonne régulièrement à une seule plateforme (ex. : Instagram) (Jouët et Le Caroff, 2013). Au fil du temps, cette propension a mené à un phénomène de surreprésentation de certaines plateformes dans la littérature, alors que Twitter (renommé X en 2023) et Facebook font l’objet d’une abondante production scientifique et que d’autres espaces hautement fréquentés, comme Reddit, Twitch ou encore TikTok, restent sous-étudiés. Si cela s’explique dans une certaine mesure par la récence pour une plateforme comme TikTok, ce n’est pas le cas de Reddit, accessible au public depuis 2005, mais qui reste largement sous-documenté malgré son âge et sa popularité semblables à ceux de Facebook. Si cette propension est répandue, c’est qu’inscrire une problématique au sein d’une plateforme représente déjà une manière de délimiter le terrain d’enquête — ce qui se justifie par les conditions spécifiques des échanges au sein de cette plateforme. En effet, les cultures communicationnelles, les pratiques et les affordances varient énormément d’une plateforme à l’autre, ce qui en fait des critères légitimes pour la limitation du terrain à une seule d’entre elles.
- 7 Au moment de réaliser cette thèse, commencée en 2009, je n’avais pas suffisamment fréquenté la litt (...)
30Cependant, procéder par plateforme n’est pas toujours la meilleure entrée vers le terrain numérique. Ainsi, selon les questions de recherche, il pourra être pertinent de plutôt considérer suivre des personnes, leurs pratiques, activités et interactions, qui seront documentées dans une perspective transplateforme, c’est-à-dire en les suivant dans plusieurs médias sociaux, applications et forums en ligne (Millette, 2013). Certaines problématiques de recherche appellent le développement d’un terrain transplateforme, comme ce fut le cas dans quelques-unes de mes enquêtes. Alors que j’étudiais les usages politiques des médias sociaux dans les minorités franco-canadiennes et acadiennes (Millette, 2015)7, j’ai considéré à la fois des blogues collectifs, des groupes Facebook et des publications sous le mot-clic #frcan sur Twitter afin de mieux cerner les usages numériques hétérogènes en question. Après une observation participante transplateforme de plus de deux ans, j’ai porté davantage mon attention sur Twitter, mais cette observation et, plus tard, la conduite d’entretiens ont été essentielles pour l’analyse et l’interprétation des données (Millette, 2015 ; Latzko-Toth, Bonneau et Millette, 2017). Précisément, l’observation transplateforme a étayé ma connaissance de la sphère franco-canadienne, des sujets de débats et des revendications dans telle ou telle province, ce qui m’a donné une crédibilité au moment des entretiens, alors que j’arrivais sur le terrain comme Québécoise. Le Québec a délaissé les enjeux linguistiques canadiens au moment de la Révolution tranquille pour se concentrer sur ses propres revendications identitaires, se désolidarisant ainsi des luttes franco-canadiennes et acadiennes (Millette, 2015). Le Québec cultive depuis un intérêt limité et mal informé pour les enjeux linguistiques et culturels franco-canadiens. Ainsi, l’intérêt d’une Québécoise réalisant une recherche auprès des Franco-Canadien·ne·s a parfois éveillé de la suspicion et a minimalement a soulevé des questions. J’ai dû développer une relation de confiance et démontrer mon intérêt sincère envers les communautés francophones hors Québec. Malgré une langue et une citoyenneté communes entre moi et les enquêté·e·s, la dimension située des personnes et les perspectives historico-politiques ont façonné ce terrain d’enquête.
- 8 L’antiféminisme regroupe des propos, gestes et comportements qui visent à intimider, harceler, ridi (...)
31Dans le cas d’une recherche en cours (Millette, 2022) visant à documenter la diversité des pratiques de résistance numériques des femmes face à l’antiféminisme8 en ligne, la circonscription du terrain a également commencé par une observation transplateforme de plusieurs mois. Celle-ci a permis de repérer les espaces en ligne où des femmes publient des critiques, satires et témoignages face au sexisme ordinaire et aux attaques antiféministes : des comptes Twitter, Instagram et TikTok, mais aussi des chaînes YouTube, des balados (podcasts), des blogues et des pages Facebook. Cette première phase de la circonscription du terrain s’est clôturée par la réalisation d’une cartographie interactive et l’établissement de critères pour sélectionner certaines plateformes. Au regard des questions de recherche et du double constat d’une effervescence de la production féministe sur Instagram et TikTok, ainsi que de certaines similitudes dans les formes que prend cette production dans ces deux espaces, mon équipe de recherche et moi avons privilégié ces plateformes. Resserrer le terrain autour d’Instagram et de TikTok a exigé une seconde période d’observation, cette fois participante (Soulé, 2007), jumelée à la tenue d’un journal de bord afin de relever non seulement les contenus, comptes et mots-clics intéressants pour la recherche, mais aussi les impressions et réflexions émanant des chercheuses. Une fois l’observation participante terminée, une réunion d’équipe fut l’occasion de discuter en toute transparence des critères pour la circonscription de deux corpus en vue d’une analyse thématique, soit un corpus par plateforme, privilégiant notamment la diversité des personnes animant les comptes et la variété des pratiques recensées.
32Ces exemples révèlent au moins deux pratiques méthodologiques fécondes pour la constitution du terrain numérique et pour l’appréhension de savoirs situés (Haraway, op. cit. ; Luka et Millette, 2018). D’abord, dans le cas d’un terrain transplateforme comme dans celui d’un terrain logé au sein d’une seule plateforme, il convient souvent de restreindre davantage la collecte autour de thématiques de publication, des particularités de certains comptes, de mots-clics spécifiques ou encore de collectifs de personnes partageant des intérêts, une cause ou des caractéristiques identitaires. Ensuite, pour établir les critères qui permettront de resserrer davantage le terrain ou d’établir des sous-corpus pour la collecte, une période d’observation du contexte numérique s’avère nécessaire, notamment pour saisir les logiques d’interactions et les références communes partagées par les personnes au sein de ces espaces (Hine, op. cit. ; Latzko-Toth, Bonneau et Millette, 2017). Mobiliser cette méthode de pair avec la tenue d’un journal de bord facilite le travail en équipe ainsi que l’autoréflexivité, car les notes laissent des traces auxquelles on peut se référer longtemps après l’observation afin de revenir aux spécificités du terrain. Cela contribue à maintenir le caractère situé des phénomènes observés, par la documentation du contexte dans lequel les données ont été colligées. Cette stratégie concourt à éviter de réifier les personnes concernées par la recherche et permet également d’affiner la capacité interprétative en vue de l’analyse. C’est d’ailleurs pourquoi je privilégie une observation participante comme première phase de la méthodologie dans mes propres recherches lorsque cela est possible (Millette, 2015 ; Latzko-Toth, Bonneau et Millette, 2017 ; Millette et Maillard, op. cit.). Les espaces numériques sont sociotechniques par nature et organisés à la fois par les rapports sociaux, les affordances des plateformes et les cultures communicationnelles qui s’y déploient ; l’observation participante contribue à former la chercheuse sur le plan de sa capacité à interpréter finement les résultats et cela sera pertinent dans le cas d’une recherche qualitative aussi bien que quantitative.
33La posture méthodologique permettra d’établir et de justifier les méthodes de collecte et d’analyse des données les plus pertinentes pour répondre aux questions de recherche, qu’elles soient mixtes, qualitatives ou quantitatives. À la suite de Sprague (op. cit.), j’estime qu’adopter une posture dogmatique en faveur de l’une ou l’autre constitue une erreur à la fois logique et politique, car les démarches quantitatives et qualitatives possèdent des forces distinctes pour fonder des analyses, documenter des réalités, développer des arguments et des recommandations dans une perspective de luttes féministes (Sprague, op. cit. ; D’Ignazio et Klein, op. cit.).
34En recherche féministe, la démarche qualitative est souvent privilégiée (Sprague, op. cit.), et l’ethnographie occupe une position particulière dans ce paysage (Clair, op. cit.), notamment pour répondre aux exigences féministes quant à la dimension située des savoirs et pour privilégier l’expérience des femmes dans l’étude du patriarcat (Hartsock, op. cit. ; Harding, 1992, 2004 ; Haraway, op. cit. ; Bracke et Puig de la Bellacasa, op. cit.). La démarche qualitative, parce que mieux adaptée au recueil des expériences, du vécu, des émotions et des significations (Jensen, 2002), constitue effectivement une avenue pertinente pour situer les données, partir du point de vue des femmes et des personnes minorisées, tout en contribuant à éviter de les réifier au moment de l’analyse. Cette préoccupation de la méthodologie féministe exige de se doter, comme chercheuse, de la capacité à replacer les données dans leur contexte de production, de restituer les dimensions historiques, politiques et culturelles associées à ce contexte, de ne pas gommer l’hétérogénéité des expériences intersectionnelles au sein des enquêté·e·s et de prendre en considération leurs manières d’appréhender leurs expériences (Clair, op. cit. ; Luka et Millette, op. cit. ; Catala, Faucher et Poirier, op. cit.). C’est pourquoi les démarches ethnographiques ou qui intègrent de l’observation sur du temps long, jumelées à des entretiens, ont été régulièrement privilégiées (Bracke et Puig de la Bellacasa, op. cit. ; Clair, op. cit.).
35Néanmoins, les approches quantitatives possèdent des forces qui doivent être considérées, spécialement pour la recherche féministe (Sprague, op. cit. ; D’Ignazio et Klein, op. cit.). Les démarches quantitatives, dont les méthodes de sondage et d’analyse statistique sont emblématiques, perpétuent une certaine aura d’objectivité positiviste étant donné le grand nombre de données qu’elles peuvent traiter ainsi que la standardisation abondamment documentée de leurs procédures (Sprague, op. cit.). Les recherches quantitatives délaissent l’hétérogénéité et la complexité des situations individuelles spécifiques pour révéler plutôt les grandes tendances (Latzko-Toth, Bonneau et Millette, op. cit ; Jensen, op. cit.), ce qui en fait des outils moins attrayants dans une perspective féministe intersectionnelle (Luka et Millette, op. cit.). En revanche, le fait qu’elles puissent mener à des généralisations contribue à en faire des approches pertinentes pour développer des politiques publiques et fonder des rhétoriques de sensibilisation, par exemple.
36Les résultats quantitatifs jouent un rôle décisif pour rendre visibles les injustices vécues par les femmes et les personnes minorisées — injustices auxquelles les personnes dominantes restent souvent aveugles parce qu’elles sont protégées par leurs privilèges (Sprague, op. cit. ; D’Ignazio et Klein, op. cit.). D’Ignazio et Klein racontent comment le racisme et le sexisme de la NASA pendant la guerre froide ont dû être littéralement comptabilisés par l’une des mathématiciennes de la célèbre agence, Christine Mann Darden. Cette spécialiste des calculs spatiaux a mobilisé des méthodes quantitatives et créé des graphiques pour rendre tangible aux yeux de ses supérieurs le plafond de verre auquel ses collègues noires et elle se heurtaient, malgré leur rôle essentiel dans les premières expéditions lunaires. Plusieurs cas documentés dans Data feminism (ibid.) montrent la force épistémique des démarches quantitatives pour révéler la dimension systémique du sexisme, du racisme et d’autres rapports d’oppression.
37En effet, si les méthodes qualitatives permettent de documenter finement l’expérience commune du sexisme, leur force consiste notamment à montrer la manière distincte dont il affecte les personnes selon leur identité. Les approches quantitatives permettent de montrer la dimension systémique et endémique des injustices sociales de même que l’asymétrie sociale, politique et économique qu’elles créent. Pour synthétiser trop brièvement, disons que si les démarches qualitatives permettent la compréhension fine de phénomènes spécifiques, les démarches quantitatives offrent des perspectives d’ensemble. De même, si l’on revient à la théorie de la justice sociale de Fraser (2004, 2011), analyser les injustices symboliques liées au mépris des identités passera plus probablement par des méthodes qualitatives, alors que les méthodes quantitatives fourniront une contribution certaine pour rendre visibles les injustices économiques et matérielles.
38Méthodes qualitatives et quantitatives offrent une complémentarité indéniable pour mener des recherches féministes, qui est d’ailleurs de plus en plus considérée (Turcotte, 2016 ; Sprague, op. cit.). Il est pertinent d’envisager une méthodologie mixte, où les méthodes qualitatives et quantitatives sont mobilisées de manière séquentielle ou concomitante, lorsque cela est possible pour une recherche féministe sur le numérique. Dans mes recherches, je tends vers les méthodes mixtes, tout en privilégiant la démarche qualitative qui résonne davantage avec mes objets et questions de recherche. Toutefois, j’applique systématiquement un principe de triangulation des méthodes, que la méthodologie que j’emploie soit qualitative ou mixte (Latzko-Toth, Bonneau et Millette, op. cit.). Dans le cas du projet en cours sur la résistance des femmes face à l’antiféminisme en ligne, nous avons recours aux méthodes quantitatives de manière limitée, mais néanmoins importante pour communiquer les premiers résultats. Afin de rendre tangible la diversité des pratiques de résistance et montrer efficacement dans quelles proportions les femmes dénoncent des violences de genre ou encore témoignent de leur propre expérience, nous avons eu recours à des portraits statistiques et des graphiques. Cela a l’avantage de révéler en un coup d’œil les similitudes et disparités des pratiques entre TikTok et Instagram (Millette, 2022).
39Avec des collègues du Laboratoire sur la communication et le numérique, nous avons développé un modèle de triangulation reposant sur les données denses (thick data) (Latzko-Toth, Bonneau et Millette, 2017, 2020). En opposition aux données massives (big data), l’approche méthodologique par données denses vise à étudier en profondeur un phénomène spécifique pour en valoriser la complexité. Ce modèle de triangulation a été développé à travers mes recherches et celles des collègues, et spécifiquement pour aborder des pratiques numériques. Le modèle peut cependant être adapté au contexte numérique en général, et même aux méthodologies mixtes, car il repose sur des principes visant à équiper la chercheuse dans une perspective compréhensive et critique du phénomène à l’étude.
40Le modèle propose de trianguler trois « couches » de données pour densifier la collecte (ibid.). La première couche de données à constituer renseigne les informations contextuelles. Il s’agit de comprendre les circonstances dans lesquelles la pratique ou le phénomène a émergé ainsi que les affordances techniques et les conventions culturelles qui les façonnent (Hine, op. cit.). Comme précisé ultérieurement, l’observation participante s’avère particulièrement utile à ce stade dans mes recherches. La deuxième couche du modèle se préoccupe de fournir des descriptions minutieuses des pratiques à l’étude. Suivant les principes de l’ethnographie, l’objectif est ici de bâtir un jeu de données qui permettra de restituer finement les pratiques étudiées. Les méthodes de collecte manuelle, y compris les captures d’écran, l’enregistrement des séances de terrain, de même que le data mining et la prise de notes représentent des exemples de méthodes à cumuler pour obtenir ces descriptions (Latzko-Toth, Bonneau et Millette, op. cit). La dernière couche du modèle consiste à capturer les expériences des personnes concernées et le sens qu’elles accordent à leurs pratiques. Les données de cette dernière couche résulteront d’interactions directes avec les personnes dont on étudie les pratiques, dans un effort visant à expliciter leur compréhension du phénomène ainsi que la valeur qu’elles y accordent. Les techniques d’entretien, en personne ou à distance, constituent des méthodes privilégiées.
41Dans le cadre de la recherche sur la résistance des femmes face à l’antiféminisme en ligne, j’ai adapté le modèle de données denses à la méthodologie féministe. Au principe des trois couches du modèle s’ajoutent la prise en compte du positionnement et les allers-retours réflexifs avec l’équipe pour discuter des décisions et critères justifiant chacune des étapes de la recherche. Le cas particulier de la constitution des deux corpus dans TikTok et Instagram est intéressant. Lors de la phase d’observation participante avec journal de bord (qui permet de documenter la première couche), nous avons remarqué le travail homogénéisant des algorithmes de recommandation au sein de chaque plateforme. Comme nous souhaitons documenter une diversité de pratiques de résistance, nous avons discuté et testé différentes stratégies et requêtes pour déjouer les recommandations algorithmiques et repérer des comptes tenus, par exemple, par des femmes autochtones ou racisées. La deuxième couche de données a pris forme à partir de l’observation participante de plusieurs mois des 36 comptes identifiés sur chaque plateforme, choisis avec l’équipe pour leur pertinence au regard de la question de recherche. L’équipe fut consultée à chaque étape, afin de pallier aux angles morts individuels. Un travail de collecte manuelle a suivi, à raison de 10 publications par compte sélectionné, pour constituer un corpus de plus de 700 publications, analysées à partir d’une grille hybride (issue à la fois de la littérature et des thématiques émergeant du corpus). L’ensemble de ces méthodes a permis de restituer finement les pratiques à l’étude. Afin de compléter la troisième couche de données, nous réalisons une série d’entretiens avec des personnes dont nous avons observé, puis analysé les publications. Ici aussi, la grille d’entretien a été développée avec les membres de l’équipe, en plusieurs itérations, afin de limiter autant que possible les biais. L’ensemble de ces méthodes, articulées au modèle de données denses, contribuent à développer chez les chercheuses la capacité à replacer les données et leur analyse dans le contexte situé des personnes concernées par la recherche.
42Dans le cas d’une recherche en contexte numérique, les données proviendront (en totalité ou en partie) de traces laissées sur Internet, c’est-à-dire des publications, commentaires, images et vidéos déposés en ligne. Des données générées par les plateformes peuvent également être considérées, comme les informations quant au temps de connexion ou aux appareils utilisés pour consulter des contenus ou encore les publicités proposées. Selon les questions de recherche, les données recueillies en ligne seront complétées de données hors ligne, provenant par exemple d’entretiens avec des personnes dont les traces ont été analysées.
43Il peut être tentant de considérer ces données comme un accès direct aux phénomènes numériques. Or, par un certain parallélisme entre l’inéluctable subjectivité des scientifiques qui font des recherches et les données récoltées, celles-ci sont nécessairement toujours « construites », jamais « brutes » (Bowker, 2006 ; Daston et Galison, op. cit. ; Gitelman, 2013 ; Luka et Millette, op. cit.). Malgré la compréhension populaire qui veut que les données soient des informations ou des faits objectifs, elles résultent immanquablement d’une entreprise humaine.
44Par une démarche en études des sciences et technologies, Geoffrey Bowker (op. cit.) examine les normes des infrastructures d’information de diverses disciplines, notamment les bases de données, pour montrer que la manière dont on récolte et organise les données de recherche influence la façon dont la discipline prend forme et s’institutionnalise. De même, la manière de classer les informations s’avère structurante sur le plan des significations, car elle tend à reproduire les valeurs de l’ordre dominant au sein de la discipline concernée, de l’époque et du lieu (Bowker et Star, 2000). Ces travaux soulignent l’importance des ontologies, des logiques de classification et pratiques de consignation des informations recueillies sur le terrain lors du travail qui mène à la création et à l’agencement des données de recherche. De façon similaire, dans l’introduction de « Raw data » is an oxymoron (2013), l’historienne des sciences Lisa Gitelman propose d’exposer la dimension construite de toutes données en les considérant comme des artéfacts : des entités résultant d’un travail humain qui consiste à sélectionner certaines informations et à les organiser de sorte qu’elles deviennent des données de recherche recevables et pertinentes pour un champ d’études donné, rencontrant certains standards, normes et attentes de la discipline.
45Dans une perspective critique cohérente par rapport à la réflexivité féministe, l’élément-clé à considérer en méthodologie est ainsi qu’une donnée constitue toujours un artéfact de médiation, c’est-à-dire une construction scientifique qui témoigne effectivement d’une partie de la réalité, qui la représente, sans être exactement cette réalité. Les notes d’observation ou les publications colligées sur Instagram, TikTok ou ailleurs doivent être transformées, élaguées, triées et codifiées pour devenir des données. Ce faisant, plusieurs informations auront été mises de côté parce qu’elles sont moins pertinentes pour répondre aux questions de recherche ou non conformes aux standards. Ce travail de construction des données atteste d’une partie de la réalité, mais les données ne permettent pas un rapport immédiat et transparent au réel.
- 9 Les travaux anglophones, états-uniens pour la plupart, en critical data studies placent cet enjeu a (...)
46Se départir du mythe de la donnée « objective » qui offrirait un accès immédiat au phénomène observé semble donc le prolongement logique de la démarche épistémologique et méthodologique féministe, bien que la littérature qui aborde cette dimension soit peu abondante9. Comme les données ne sont jamais naturellement constituées, les décisions, préférences, inclinaisons, stratégies qui font qu’elles sont récoltées ou mises de côté, puis organisées d’une façon plutôt qu’une autre méritent d’être rendues visibles au sein de l’équipe de recherche et interrogées au besoin. Cela permettra de justifier avec rigueur, dans le maintien de « l’objectivité forte », les critères à partir desquels les données ont été amassées lorsque viendra le moment de la diffusion des résultats, et met en exergue l’importance du travail autoréflexif de positionnement fait en amont. Pour moi, ce travail prend concrètement la forme d’un « journal méthodologique » pour l’ensemble du projet, c’est-à-dire un document unique, rédigé à plusieurs (chercheuses, adjointes de recherche) pour consigner en un seul endroit non seulement toutes les étapes, les décisions prises de même que leurs justifications, mais aussi les écueils, hésitations et surprises du terrain, afin d’en conserver la trace. Ce document atteste finement et chronologiquement des éléments, même anodins, de la méthodologie. Il est mis à la disposition de chaque membre de l’équipe, y compris les étudiant·e·s. Cette manière de faire permet non seulement de conserver une mémoire du terrain, mais également de revenir sur le processus de recherche de manière critique afin d’améliorer nos pratiques scientifiques.
47Les mutations engendrées par le numérique sur le plan sociotechnique se répercutent au sein des objets de recherche, ce qui mérite un investissement épistémologique et méthodologique conséquent en sciences sociales, et notamment en communication (Hine, op. cit. ; Sloan et Quan-Haase, op. cit. ; Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, op. cit,). Les approches féministes offrent un socle particulièrement utile pour l’instauration d’une méthodologie critique cohérente avec des manières de faire en études de la communication et de l’Internet, en plus d’aligner la recherche sur un projet de justice sociale. Tout au long de l’article, j’ai mobilisé la littérature féministe afin de montrer sa fécondité pour fonder une épistémologie et une méthodologie à la fois critiques et pragmatiques, qui taclent le problème de la subjectivité des chercheur·e·s. J’ai dégagé des principes pour la mise en pratique de cette posture en contexte numérique, alors que le positionnement féministe devient un « instrument de réflexivité méthodologique » (Clair, op. cit., p. 69). Les exigences autoréflexives qu’il implique à chaque étape de la recherche représentent effectivement un levier pour améliorer l’objectivité forte des connaissances produites, tout en prenant en compte la dimension située des savoirs. Cet article représente un effort d’explicitation en ce sens, illustré par certaines de mes expériences de recherche, afin d’enraciner les principes féministes évoqués dans des terrains numériques.
48L’ancrage dans ma propre pratique de recherche représente à la fois une force et une limite de cet article, alors que le regard vers mes manières de faire peut montrer des possibilités concrètes au lectorat tout en restreignant les exemples à une seule trajectoire. Une deuxième limite réside dans l’absence d’une section dédiée aux étapes de l’analyse et de la diffusion des résultats de la recherche. Si j’ai tenté d’intégrer ces aspects au texte, notamment au moment de parler des implications du cadre théorique et de la construction des données, les déplier en détail exigerait plus d’espace et pourra aisément faire l’objet d’un article entier. Je mentionnerai une troisième limite, qui méritera également d’être abordée en profondeur, soit la dimension éthique du projet méthodologique féministe pour la recherche en contexte numérique. L’éthique prend une consistance particulière en contexte numérique, alors que l’accès à certaines données publiques soulève plusieurs enjeux parce qu’elles sont considérées différemment par les personnes les ayant générées, ce qui touche notamment à la question du consentement à participer à la recherche (Latzko-Toth et Pastinelli, 2022). Finalement, il sera pertinent que d’autres propositions et réflexions viennent prolonger, nuancer et mettre en question des contributions de cet article dans le but d’enrichir les perspectives féministes pour l’étude des phénomènes numériques.