1Se lancer dans un projet parental ne présage pas toujours d’un parcours sans embûches, que l’on soit une femme engagée dans une procréation médicale assistée (AMP) (Hertzog, 2014) en France ou à l’étranger, une femme célibataire et/ou lesbienne ou un homme gai à la recherche de la ou des personnes adéquates, ou encore que l’homosexualité ait été un frein au désir d’enfant en retardant le projet de parenté (Herbrand, 2009). Ici, nous allons nous intéresser aux démarches engagées par des personnes qui choisissent la parentalité en dehors d’une relation conjugale et hétérosexuelle, et plus précisément à la coparentalité. Nous partons d’une définition de la coparentalité selon laquelle deux individus sans lien amoureux ou sexuel se reproduisent et élèvent, ensemble, un enfant. Si la coparentalité est souvent entendue comme homoparentalité (Gross, 2012 ; Garnier, 2012), des femmes hétérosexuelles peuvent aussi être coparentes. Nous nous concentrerons sur la construction de projets parentaux engageant la déconnexion entre sexualité, parentalité et lien de filiation biologique. La coparentalité marque l’importance de l’intentionnalité dans l’arrivée d’un enfant au monde, comme en témoigne, notamment chez les couples lesbiens (Descoutures, 2010) ou gais (Tarnovski, 2012), l’expression « parent d’intention ». Comment s’engage-t-on alors dans un parcours en dehors de l’hétérosexualité normative ? Avant même d’enfanter, comment rencontre-t-on un·e partenaire avec qui s’engager dans l’expérience de reproduction ? Comment construire et formuler, enfin, son projet de parentalité ? Centrer notre interrogation sur le projet et la rencontre nous a amené·e·s à porter notre regard sur les sites de coparentalité pour y étudier les modalités techniques de matching entre personnes candidates à la parentalité et analyser les mises en discours de leurs projets. En effet, l’une des caractéristiques du devenir parent en coparentalité est la construction du projet et la discussion de sa mise en place en amont de la conception de l’enfant (Tarnovski, 2011). Pour rencontrer un futur père ou une future mère, certaines personnes se tournent vers des dispositifs numériques. Ces sites, généralement commerciaux, sans que la création d’un profil y soit forcément payante, se proposent d’accompagner la rencontre entre les futurs parents et se positionnent donc en facilitateurs, au sein d’une économie du numérique plus large qui organise les rencontres sexuelles et/ou amoureuses (Bergström, 2019 ; Pailler, 2019), avec toutefois une spécificité importante : leurs interfaces comme leurs bases de données ne reposent pas sur l’implémentation technique des orientations sexuelles.
- 1 Les sites ont été repérés grâce à une recherche par mots-clés dans des moteurs de recherche. Les si (...)
- 2 Seulement six sites sur les huit étudiés donnaient accès aux profils (avec ou sans inscription, voi (...)
- 3 Nous avons rencontré 11 femmes et 8 hommes, de 25 à 51 ans, qui sont ou non parents biologiques et (...)
2Nous avons choisi d’investir ce terrain pour interroger les imaginaires et constructions discursives de la parentalité qui s’y déploient tout en portant notre attention sur les rapports sociaux de genre qui y sont en jeu. Une étude de huit sites a été réalisée en 2016 et 20171, période pendant laquelle nous avons récolté, sur six des huit sites, les annonces et profils de 1 251 usager·e·s2. Cette méthode a permis d’accéder aux traces visibles des usager·e·s de ces sites de rencontre ainsi qu’à tout l’univers discursif et graphique s’y déployant. Ce premier matériau, qui a fait l’objet d’une analyse techno-sémiotique et lexicographique (interfaces, profils), a été complété par un volet d’entretiens avec 19 personnes en situation de coparentalité ou en train d’en élaborer leur projet3. Parmi les personnes interviewées, six ont rencontré leur coparent grâce à des sites de coparentalité et l’une d’elles est un utilisateur en projet. Ces entretiens, qui ont été réalisés parfois plusieurs années après l’usage effectif des sites, sont néanmoins intéressants pour éclairer le rôle qu’ils jouent dans le récit de la construction et de la réalisation du projet de coparentalité. Ils fournissent alors, que ce rôle soit minimisé ou accentué, un contrepoint pour interpréter les annonces des profils que nous avons analysés en parallèle grâce au logiciel Iramuteq. Au final, nous nous sommes intéressé·e·s aux éléments qui traversent à la fois sites et entretiens, de façon à y déceler la manière dont le genre y est signifié et, par la même occasion, produit. Cette double méthode d’enquête sur des terrains numériques et par entretiens hors ligne permet donc de rendre compte des rapports de pouvoir inhérents aux rapports sociaux de genre et d’accéder à leur matérialisation.
- 4 Ces catégories sont à la fois construites par l’interface des sites et par les pratiques des usager (...)
3Alors que ces sites contiennent explicitement des références à la coparentalité, on observe que les projets qui s’y expriment sont beaucoup plus divers et que les usager·e·s qui les fréquentent ne cherchent pas systématiquement un autre parent. Se mêlent ainsi, dans ces espaces numériques, différentes approches de la reproduction et des profils d’usages variés : homme gai célibataire cherchant une coparente, lesbienne ou hétérosexuelle ; femme hétérosexuelle proposant un projet de coparentalité à un homme hétérosexuel susceptible de prendre un tournant romantique ; couple de lesbiennes cherchant un donneur qui ne sera pas père ; homme hétérosexuel proposant des dons de sperme à des femmes célibataires ; femme enceinte cherchant un homme ou une femme souhaitant partager avec elle l’éducation de son futur enfant, etc.4.
4Plus que la rencontre entre futurs parents, ces sites organisent d’abord ce que nous proposons de qualifier de matching des gamètes, par la médiation qu’ils opèrent entre des individus qui semblent rechercher a minima un ou des individus aux gamètes complémentaires. Ces dispositifs nous amènent alors à questionner les mécanismes de production de la différence des sexes — en tant que construction discursive dont on peut observer les traces numériques. Nous cherchons à rendre compte de la manière dont la différence des sexes s’articule aux discours de la (co)parentalité en regardant de plus près les annonces publiées par les usager·e·s de ces sites et la manière dont différents projets parentaux, fortement déterminés par le genre et la sexualité des participant·e·s, émergent. Nous montrerons alors que ces projets de parentalité en marge donnent à voir des rapports sociaux de genre inégalitaires entre futurs parents qui renforcent, encore, le caractère genré de la parentalité.
5Parmi les sites de mise en relation numérique se trouve un certain nombre de sites spécialisés, à première vue, dans la coparentalité ou la rencontre de futurs parents, leurs noms de domaine affichant régulièrement les termes « parent » ou « coparent ». Il est notable que les sites choisissent d’évoquer la parentalité plutôt que le don de gamètes, comme c’est le cas pour les sites anglophones qui avaient démarré leur activité au début des années 2000 (par exemple, Known Donor Registry — KDR — ou Free Sperm Donations Worldwide — FSDW — cf. Ravelingien, Provoost et Pennings, 2016). Cela n’empêche pas pour autant que le type d’échanges proposés, en ligne et hors ligne, soit comparable, les sites se focalisant sur la coparentalité dans leur nom offrant en principe l’occasion de s’accorder plus explicitement sur le projet au-delà de la seule conception d’un enfant. Nous allons présenter les trois ensembles techno-sémiotiques qui permettent aux sites d’opérer le matching des gamètes, à savoir les aspects esthétiques de l’interface, le matériau iconographique et les catégories proposées aux usager·e·s pour se décrire.
6De manière paradoxale, les sites de coparentalité réaffirment la différence des sexes dans les projets reproductifs tout en élargissant la parentalité à plusieurs parents. En effet, sous couvert de faire se rencontrer des « parents » ou « coparents », le premier objectif de ces sites consiste à organiser concrètement la médiation entre des gamètes mâles ou femelles, en opérant ce qu’on pourrait lire comme une « renaturalisation du modèle reproducteur » (Tain, 2003). Ce matching est lisible d’abord dans l’expression visuelle de la différence des sexes que propose le graphisme des interfaces de ces sites (Julliard, 2013).
7Certains sites comme co-parents.fr, cooparentalite.com ou encore childable.fr investissent une « rhétorique chromique » genrée, le rose et le bleu étant dominants. De nombreux signes passeurs (Barats, 2016) reprennent ce code de couleur, un lien rose devenant bleu lorsque l’on passe le curseur dessus : c’est le cas de la case « Créer mon profil », de l’onglet « S’inscrire » ou encore « Inscrivez-vous » en fin de formulaire. Sur co-parents.fr, par exemple, un bébé aux grands yeux bleus s’affiche. En y passant le curseur, on peut alors cliquer sur un lien rose devenant bleu pour créer son profil. Ce passage constant entre bleu et rose peut évidemment être interprété comme la nécessaire complémentarité entre une mère (rose) et un père (bleu) pour faire un enfant. Ce choix des couleurs instaure donc visuellement le binarisme de la différence des sexes et la complémentarité nécessaire des gamètes dans la procréation (voir annexes). Les icônes des profils avant leur personnalisation via l’ajout de photos vont dans le même sens, en stylisant différemment les profils des hommes et ceux des femmes grâce à la variation de longueur des cheveux, de leur implantation ou par les cols des vêtements.
8Cependant, l’affirmation visuelle de la différence des sexes cohabite sur ces espaces numériques avec la promotion de modèles familiaux sortant du cadre hétéronormatif, notamment par les représentations de la coparentalité observables dans l’iconographie des sites. Des sites comme meetcoparents.fr, co-parents.fr ou encore childable.fr sont enrichis d’une partie blogue présentant des articles informatifs répartis dans deux principales thématiques, à savoir la parentalité (par exemple « 9 choses à savoir sur l’homoparentalité » sur meetcoparents.fr) et les enjeux techniques et biologiques de la reproduction (par exemple « Ovulation/période de fécondité » sur childable.fr). La première thématique s’accompagne de photographies mettant en scène différentes configurations familiales comme des couples homoparentaux avec des enfants, mais aussi des familles formées d’un homme, d’une femme et d’un enfant, dans une mise en scène ne différant guère des photos de familles nucléaires avec couple hétérosexuel. Pour autant, ces sites ne mettent paradoxalement jamais en scène de configurations familiales caractéristiques de la coparentalité. Sur l’ensemble des sites observés en 2016-2017, seule une photo montre, ensemble, deux hommes et deux femmes afin d’illustrer un article sur « la coparentalité à 4 ».
Illustration 1 — Photo illustrant l’article « La coparentalité à 4 : des parents normaux, mais en double ! »
Site coparents-co.com (11 mai 2017) — site devenu en 2018 coparentalys.com.
- 5 Une recherche sur la présence médiatique de la coparentalité a été menée en parallèle des observati (...)
9Or, cette photographie ne comporte aucun signe permettant de définir les personnes mises en scène comme parents ou comme couples gais. Les seuls éléments pouvant apparier les femmes entre elles et les hommes entre eux sont les couleurs de leurs vêtements, les hommes portant des chemises ou vestes bleues, les femmes des tenues blanches. Cependant, leur répartition dans l’espace (une femme/un homme/une femme/un homme) rompt avec ce lien de couleur et laisse plus qu’ouverte l’interprétation. C’est un autre paradoxe de ces sites : cinq d’entre eux inscrivent la coparentalité dans leurs noms (co-parents.co, coparents.fr, coparentalité.net, meetcoparents, cooparentalite.com) et dans leur présentation sans pour autant montrer de familles avec plus de deux parents. Cette photo, en ne mettant pas d’enfant en scène, ne montre pas de parents, et les « coparents » présentés ici ressemblent davantage à des amis trentenaires à un vernissage ou à un cocktail qu’à deux couples éduquant des enfants ensemble. L’homoparentalité est visible à de multiples occasions, mais la coparentalité réunissant autour d’un ou plusieurs enfants un couple de lesbiennes et un couple de gais ou une femme avec un couple gai n’existe jamais dans les représentations, en tout cas jusqu’en 2017. Les illustrations des sites, qui vont jusqu’à signifier un couple d’hommes avec une mère porteuse, ne montrent ainsi en revanche jamais de familles avec trois ou quatre parents, la pluriparentalité semblant être l’impensé dans la monstration de la coparentalité. Ce faisant, cette iconographie tend à renforcer l’invisibilité de la coparentalité dans les médias et les imaginaires5.
10Si les situations de pluriparentalité ne sont pratiquement jamais explicitement représentées sur ces sites, de quelles manières les dispositifs techniques offrent-ils quand même à ce type de configurations familiales la possibilité d’émerger ? Ou, pour le dire autrement, comment et par quels moyens rechercher et trouver un futur parent par l’intermédiaire des sites ? Quelles sont les options offertes par les différents moteurs de recherche et comment le matching peut-il se produire ?
- 6 Une femme trans pourrait en effet donner son sperme et un homme trans porter un enfant.
11Dans ce corpus datant de 2017, la majorité des sites de rencontre entre coparents n’offrent aucune autre option pour se décrire que les termes « homme » et « femme », exclusifs l’un de l’autre. Ils ne proposent par exemple aucun moyen de se désigner comme cisgenre ou transgenre ni même de décrire le type de gamètes que les usager·e·s ont à offrir pour le matching6. En revanche, ils combinent ces descriptions individuelles contraintes avec la possibilité de contacter absolument n’importe quelle personne sur le site, et ce, potentiellement en dépit de toutes les autres identifications des abonné·e·s, notamment des orientations sexuelles ou des statuts relationnels. Le moteur de recherche des sites permet donc de choisir si l’on préfère consulter les profils des « hommes » ou des « femmes », mais n’intègre en revanche aucune question sur les modalités de résidence, l’éducation, les caractéristiques physiques ou encore les aspects techniques de l’insémination — qui sont pourtant l’objet de discussions intenses. De ce fait, les sites de coparentalité offrent une perspective techno-sémiotique originale par rapport aux autres types de sites de rencontre qui tendent à permettre de sélectionner les profils à consulter suivant de très nombreux critères, que ce soit dans le cadre d’une offre sexuelle (amoureuse/conjugaliste, récréative, fétichiste, etc.), d’une rencontre amicale (Julliard, op. cit.) ou encore de covoiturage (Pharabod, 2017). La configuration originale des sites de coparentalité consiste ainsi à organiser le matching des gamètes et, point essentiel, à le faire de manière toujours implicite.
12Ne proposer dans un formulaire d’inscription sur un site Web que les catégories « homme » et « femme » constitue l’implémentation technique de la différence des sexes. Tous les sites de rencontre amoureuse et/ou sexuelle n’implémentent pas la différence des sexes de la même manière : soit qu’ils offrent de bien plus nombreuses catégories de sexe | genre dans leurs formulaires de description de soi, soit qu’ils ne fondent pas sur ces catégories de sexe | genre l’autorisation qu’ils accordent aux usager·e·s d’entrer en contact. Il existe en fait une véritable épistémologie catégorielle des sites de rencontre, la variété des catégories proposées pour se décrire et les conséquences de cette variété structurant les horizons des échanges en ligne et hors ligne (Pailler, op. cit.). Et les sites de coparentalité n’y échappent pas. Les sites de rencontre amoureuse ou sexuelle peuvent être classés en deux grands types suivant la variété des catégories qu’ils offrent à leurs abonné·e·s et la façon dont ils les autorisent à entrer en contact. Il y a d’abord des sites de rencontre qui fondent le matching sur les seules catégories « homme » et « femme » et vont fonctionner sur l’hypothèse que les usager·e·s ont des orientations sexuelles figées et elles-mêmes exclusives l’une de l’autre : hétérosexuel·le ou homosexuel·le (meetic.com et adopteunmec.com fonctionnent sur ce principe). D’autres sites développent une approche plus récréative de la sexualité, et de ce fait ne sont pas en mesure de présager des situations ou des intentions des usager·e·s. Certains sites (libertins ou gais principalement) ajoutent alors dans les formulaires seulement quelques catégories supplémentaires qui viennent aménager la différence des sexes pour l’adapter à la variété des identités et des pratiques. Ainsi, les catégories « bisexuel·le », « couple », « travesti·e·s », « trans », etc., rendent possibles des combinaisons entre usager·e·s a priori impossibles dans le précédent type de sites de rencontre. D’autres sites encore, travaillant à permettre l’expression d’une culture et de pratiques sexuelles particulièrement élaborées (BDSM, fétichiste, etc.), ne génèrent plus de catégories d’identification à partir du binarisme sexuel initial, mais par prolifération (potentiellement infinie) et superposition éventuelle de celles-ci. Dans ce second grand type de sites de rencontre, les usager·e·s sont par défaut autorisé·e·s à entrer en contact avec n’importe quel·le autre usager·e, la négociation des termes de leurs échanges ne pouvant jamais être automatisée par le site.
13Les sites de rencontre entre coparents combinent donc à la fois l’usage du binarisme strict et exclusif de la différence des sexes des sites conjugalistes et hétérocentrés (Bergström, op. cit.) et la possibilité offerte par les sites consacrés aux cultures plus explicitement sexuelles de contacter toute autre personne, quels que soient les orientations sexuelles ou les projets relationnels déclarés. Cette combinaison originale, comparée aux logiques qui structurent l’ensemble des sites de rencontre, provient d’un implicite structurant qui veut que les sites font reposer sur le binarisme exclusif de la différence des sexes le rôle de désigner implicitement le type de gamètes que les usager·e·s se proposent d’apporter dans le projet de conception d’enfants. Priscille Touraille rappelle que « le genre commence par l’obligation pour les individus, dans nos cultures, de se définir par leurs parties sexuelles et leur fonction dans la reproduction. Cette obligation linguistique est la manœuvre princeps du genre […] (Touraille, 2009) » (2011, p. 59). Sur les sites, le fait de devoir se définir comme « homme » ou « femme » en cochant l’une des deux cases en option amène à se définir/être défini·e d’emblée par ses parties sexuelles et leur fonction dans la reproduction. Cette « manœuvre princeps du genre » est donc réitérée lors de l’inscription sur les sites qui visent à faire matcher des gamètes dans le but de concevoir un enfant. Le projet de parentalité est donc toujours redoublé par le rappel au genre, la complémentarité qui autorise le matching de gamètes étant exprimée par des mécanismes techniques et sémiotiques qui implémentent habituellement la différence des sexes dans le but d’orienter sexuellement la recherche de partenaires. Cette confusion entre le matching des gamètes et un matching des déclarations de genre peut parfois contraindre les usager·e·s à renseigner une identité ne leur correspondant pas. Ainsi, « Laurie », femme trans, s’inscrit sur coparents.fr en cochant « homme », ce qu’elle explique ensuite dans son annonce : « Je suis une femme transgenre. La manière dont ce site est organisé fait que je suis obligée de cocher la case “homme” pour m’y inscrire afin de rentrer en contact avec d’autres femmes. Ceci est pour moi humiliant, mais je sais pourquoi je le fais. » Cet exemple est révélateur du fait que l’appariement des gamètes ne semble jamais pouvoir s’y formuler explicitement comme tel ni autrement que par le filtre du binarisme sexuel et d’une hypothétique correspondance systématique avec l’expression de genre.
14Après que les sites ont soumis les usager·e·s à l’ordre du genre pour indiquer implicitement les types de gamètes qu’ils et elles apportent dans la rencontre, l’essentiel de la négociation repose sur la manière dont ces personnes vont présenter leur projet, en étant maîtres de sa rédaction. Comment formuler un projet et quels types de profils ces écrits numériques font-ils émerger ? Pour répondre à ces questions, nous nous appuyons sur une analyse lexicométrique des annonces récupérées dans les profils utilisateurs, éclairée par les entretiens.
15Les profils comportent des informations relatives à des caractéristiques physiques (taille, poids, couleur des yeux, etc.), aux modes de vie (loisirs, cigarette, etc.), aux revenus, que l’on sélectionne dans des menus déroulants présentant des options déjà implémentées dans les dispositifs — options qui peuvent être spécifiées ou non sans que cela empêche la validation du profil. S’y ajoutent la possibilité d’intégrer des photos et une partie libre pour rédiger une annonce souvent liée au projet de coparentalité.
- 7 Il existe un premier univers 0, composé d’environ 15 % du corpus des annonces, c’est-à-dire 199 cas (...)
- 8 Sur les 1 052 profils présentant des projets rédigés, on remarque que 50 pseudonymes ont été dupliq (...)
16Les projets formulés par les usager·e·s ayant choisi de remplir cette partie du formulaire d’inscription ont été constitués en un corpus traité avec la méthode Reinert telle qu’implémentée par le logiciel Iramuteq (Ratinaud, 2009). En ressortent quatre grands univers lexicaux7 de la rencontre sur les sites de coparentalité qui permettent de faire émerger autant de profils d’usager·e·s en fonction des projets qu’ils et elles mettent en mot sur les sites8 : les projets du temps long et de la rencontre, les projets pratiques et techniques, les projets en réponse au désir d’enfant et les projets de reproduction centrés sur les capitaux génétiques.
17Ces écrits libres sont loin d’être uniformes, tout comme ne le sont pas les identifications, les motivations et les attentes des personnes qui les rédigent. Dans une certaine mesure, cette variabilité des formes « d’arrangement » dans la coparentalité (Jadva, Freeman, Tranfield et Golombok, op. cit.) rédigées sur les sites illustre l’éventail des possibles entre deux situations typiquement distinctes : celle où des personnes feraient des enfants sans réfléchir aux conséquences génétiques de leur accouplement et celle où des personnes engagées dans une AMP devraient formuler leurs choix dans un contexte où les tests médicaux/génétiques occupent une place absolument centrale. Les sites de rencontre pour coparents, probablement parce qu’ils refusent de promouvoir une forme de projet plutôt qu’une autre, favorisent l’expression des usager·e·s quant à leur propre appréhension des méthodes et des conditions de la conception tout autant que de l’éducation des enfants. Ravelingien, Provoost et Pennings (op. cit.) indiquent que les catégories définissant l’engagement dans le projet coparental sont généralement proches de celles en vigueur dans le milieu de la procréation assistée (donneur, coparents, etc.). Néanmoins, en ligne, ces catégories peuvent aisément se chevaucher, un donneur pouvant parfois indiquer vouloir prendre une part dans l’éducation de l’enfant. Les raisons de la présence des usager·e·s sur un site se déploient donc sur un spectre qui va de la simple prise de renseignements à la présentation de projets formellement très aboutis et qui n’attendent plus qu’à être concrétisés. Certaines usagères peuvent ainsi écrire chercher un donneur ou une coparentalité, en fonction des affinités avec les hommes rencontrés grâce au site, quand d’autres expriment clairement chercher un donneur ou, a contrario, un père, résidant à proximité, qui sera investi auprès du futur enfant et s’en occupera dans le cadre d’une résidence alternée ; tandis que certains usagers vont se proposer comme donneurs prêts à aider des femmes à concevoir un enfant, d’autres cherchent explicitement une ou des femmes grâce auxquelles devenir des pères impliqués dans le quotidien de leurs futurs enfants.
Illustration 2 — Les différents univers lexicaux de la rencontre sur les sites de coparentalité
18Un premier univers lexical (32,7 %), marqué par la projection dans la temporalité du projet, est caractérisé par des termes comme « relation », « temps » (prendre le temps), « commun », « valeurs », « connaître », « découvrir ». Cet univers est celui de personnes qui souhaitent des coparentalités partagées, parfois égalitaires et qui, ainsi, recherchent un autre parent avec qui élever et éduquer un enfant. Ce sont des hommes et des femmes, plutôt célibataires, ayant pour la plupart entre 35 et 45 ans, qui souhaitent construire un projet parental avec une personne qu’ils ou elles veulent d’abord apprendre à connaître. À titre d’exemple :
- 9 Si les pseudonymes ont été anonymisés, les annonces sont ici reprises telles qu’elles ont été publi (...)
Bonjour, je réfléchie9 sérieusement à devenir coparent, je souhaite être un papa présent et avant tout à prendre le temps de connaître ma partenaire de projet, et avoir une relation amicale et constructive avec celle-ci. dans l’idéal j’aimerais la rencontrer dans la région cannoise, cela permettra de partager facilement de bons moments à 3 et de s’aider mutuellement (pour garder ou le déposer / récupérer à l’école ou ses activités par exemple, devoirs et sorties, etc.). Je suis stable professionnellement et je pourrai être présent financièrement dans ce projet. J’aime le vélo, la plage, les voyages, je suis très bricoleur. [abds, sur childable.fr]
19Le site de rencontre sert à la mise en relation, avant d’être rapidement délaissé au bénéfice d’autres plateformes comme Facebook — voire abandonné au profit de rencontres en personne, comme l’explique Serena (25 ans, enceinte de 7 mois et demi) :
Enquêtrice : Et comment ça se passe ? Quand vous les avez rencontrés, c’était sur le site ? Vous avez échangé sur le site d’abord ou… ?
Serena : Oui, un tout petit peu, mais on a fixé un rendez-vous, […] on n’a quasiment pas parlé sur le site hein. On a dit : « On se rencontre. Quand est-ce que vous êtes disponibles ? » On s’est rencontrés, voilà.
20Une fois la connexion établie, les enquêté.e.s quittent les sites et privilégient les moments partagés, parfois des week-ends, afin d’apprendre à se connaître, de cerner les valeurs des un·e·s et des autres et de s’assurer qu’elles sont communes.
21Un deuxième univers lexical (51,9 % des annonces) est surtout utilisé par des couples de lesbiennes et des hommes hétérosexuels et/ou donneurs. Il est marqué par les enjeux pratiques et les aspects techniques de la reproduction : les termes comme « sperme », « concevoir », « artisanal » ou encore « aider » en témoignent. Ainsi, des couples de lesbiennes (souvent jeunes — moins de 30 ans) expriment clairement leur recherche de donneur et non de futur père s’impliquant dans la vie dans l’enfant ; et des hommes (plus âgés — 49-54 ans) proposent leur sperme de façon à « aider » des femmes à devenir mères (sur ce point, voir aussi Jadva, Freeman, Tranfield et Golombok, op. cit.). Ces couples de lesbiennes ont déjà construit leur projet de coparentalité en amont de leur inscription sur le site et n’ont pas forcément besoin de le présenter dans ce contexte, le site jouant alors un rôle de médiation pratique. Les donneurs ont eux aussi sans doute planifié leur projet avant de proposer leurs services (Côté, Lavoie et de Montigny, 2015). Les annonces peuvent être ainsi formulées :
Nous sommes un couple de femmes (24 et 27 ans, ensemble depuis plus de 3 ans) et nous recherchons un homme sérieux pouvant nous aider à avoir un enfant de manière artisanale uniquement. Nous espérons concevoir une fratrie, nous recherchons donc un homme voulant nous aider à plusieurs reprises et à quelques années d’intervalles (entre 1 ou 3 ans environ). Renonçant à tous ses droits paternels évidement… Merci à vous. [Rif & Lolo, sur homoparent.fr]
Bonjour,
désireux de venir en aide aux couples, et aux femmes qui souhaitent avoir un enfant sans avoir d’attaches avec un homme, je propose un don de sperme sans contrepartie, par la méthode naturelle, peut-être plus efficace, ou autre méthode si vous le souhaitez, autant de fois qu’il sera nécessaire afin d’obtenir le résultat attendu. Je suis Européen (Français) je mesure 1 m 77, 75 kg, 48 ans, mince, études supérieures, je ne fume pas et ne bois pas non plus, grande hygiène de vie, j’ai trois enfants en parfaite santé. Je ne souhaite pas de reconnaissance ni de lien particulier avec le futur enfant ; si ça fonctionne, et si vous le souhaitez, vous n’entendrez plus parler de moi. Je suis par contre ouvert à échanger des nouvelles occasionnellement et le rencontrer s’il le souhaite. Je suis en région parisienne, dans le nord du 91, et peux me déplacer, dans un périmètre « raisonnable ».
Mon adresse mail est ===removed===
J’ai déjà plusieurs dons réussis ces derniers mois.
Je suis sérieux, sympa et convivial.
Au plaisir de vous lire.
Jean-Christophe [coparentalite.net]
22Si ces annonces précisent des caractéristiques physiques des donneurs, elles élargissent les informations à leur mode de vie ou à leur caractère, évoquent la méthode de conception et rappellent de précédents succès dans le don. Les sites rappellent pour autant systématiquement la réglementation dans ce domaine et le fait que la vente de sperme est interdite en France.
23Le troisième univers lexical couvre 10,8 % des profils et porte sur le désir d’enfant. Il se trouve être plus souvent sollicité par des femmes, sans doute hétérosexuelles bien qu’elles ne précisent rien à ce sujet, le non-marquage (Brekhus, 1998) de l’orientation sexuelle étant le plus souvent l’apanage de l’hétérosexualité contre toute autre option (Ahmed, 2006). On y retrouve des femmes qui ont déjà un enfant et souhaiteraient lui « offrir » un petit frère ou une petite sœur, des femmes qui souhaitent « accéder » à la maternité, être « comblées » de « bonheur » et celles qui évoquent à cet endroit leur « horloge biologique » qui rendrait ce désir à la fois impérieux et, parfois, urgent, en fonction de leur âge. L’annonce suivante en est une illustration significative :
Je souhaite avoir un enfant et si jusqu’ici le temps n’avait en moi que peu d’importance, il semble bien que dame nature et toutes les Cruella du monde tiennent à me rappeler que l’heure tourne… foutue horloge :) ceci m’amenant inévitablement à me demander : mais avec qui !? Je souhaite rencontrer un homme conscient et, si possible, non atteint par ce curieux mal à la mode qui veut « cueillir la rose plutôt que l’éternelle ». [annonce de « iciela » sur co-parents.fr]
24Ces annonces sont aussi marquées par des formules liées au fait d’avoir beaucoup d’amour à donner au futur enfant, ce qui nous amène à y voir des célibataires sans enfant, avec l’idée que les enfants viendraient « combler » un manque. Certaines annonces, en mobilisant la rhétorique de l’horloge biologique, évoquent son tic-tac, le fait qu’elle tourne, qu’elle se soit mise en marche, parfois accompagnée de « dame Nature », avant de sonner le glas de la fertilité (Vialle, 2014). Ce désir, construit comme « naturel » par les candidates à la parentalité elles-mêmes, évoque les imaginaires selon lesquels les femmes sont sans cesse rappelées à « leur nature », contrairement aux hommes qui ne seraient soumis ni à leurs hormones ni à une quelconque horloge biologique (Löwy, 2009 ; Lécossais, 2017). L’un de nos enquêtés, Florent, expose son désir d’enfant en disant : « Vers 35 ans, ben moi j’ai eu envie d’enfants », puis présente celui de sa coparente sous la forme de cette hypothèse naturalisante : « L’horloge biologique, peut-être, l’a peut-être aussi, comment… ? Poussée à envisager ce projet, le, la maternité sous cette forme. » Cette rhétorique est bien genrée, l’urgence d’enfanter étant, dans les annonces, d’abord un marqueur de féminité. « L’identité féminine est consubstantielle de la procréation. Le terme femme est en lui-même une injonction à la maternité » (Touraille, op. cit., p. 60). C’est d’ailleurs pour cette raison que les individus se décrivant comme hommes ont la possibilité de se présenter comme futurs pères ou donneurs, alors que les « femmes » seront les mères.
25Enfin, le quatrième univers lexical (couvrant environ 4,7 % des profils) est centré sur la description, parfois détaillée, de capitaux génétiques :
Couple de femmes recherche un homme de préférence aux yeux bleus pour une coparentalité non partagée [Emvir, homoparent.fr]
Bonjour, a votre disposition pour discuter d’une coparentalite. J’ai 28 ans, deux fille, brun, yeux bleu, un peu rond de physique, je souhaite donner un peu de moi pour donner du bonheur a ceux qui leur manque cette petite chose qui est l’enfant. A bientôt [Damien, sur childable.fr]
Bonjour
Je suis âgée de (presque) 28 ans atteinte d’endométriose mon Gynecologue me donne 1 à 2 ans pour concevoir un bébé. Lesbienne et célibataire je me lance donc dans cette nouvelle aventure. J’ai un emplois stables je travail avec des enfants
Je recherche donc un donneur régulier sérieux dans le 40, 33, 42, 64
Pour mes critères je souhaiterai un homme brun ou châtain foncé, couleur des yeux indifférents, mesurant entre 170 à 190 cm, sans antécédents médicaux, test médicaux réguliers depuis plus de 6 mois non anonyme, d’origine européenne (pas de métisse, de personne de couleur Ou asiatique) non pas que je fasse de la discrimination mais juste pour que l’enfant me ressemble un minimum.
Je ne recherche pas de co parentalité, neanmoins j’aimerai permettre à mon enfant de connaître ses origines, de mettre un visage sur un nom si un jour l’enfant en ressens le besoin
Pour le reste les détails seront donnés en MP. [Mel, sur coparentalite-net]
26Nous interprétons cet univers lexical en lien avec l’importance qui peut être accordée au patrimoine de l’autre géniteur ou parent, et donc au futur aspect physique de l’enfant à naître, que l’on trouve dans les processus d’appariement de donneurs dans le cadre d’inséminations avec donneurs (IAD) (Steiner, 2016).
27Ces univers discursifs, qui ne sont pas totalement exclusifs les uns des autres, permettent de montrer la variété des projets qui s’expriment sur ces sites de rencontre et de pointer la polysémie des termes comme « coparentalité » et « coparents », et, plus généralement, « la pluralité des registres interprétatifs de la parenté » oscillant entre parenté « sociale » et « biologique », pourtant intriquées (Fine et Martial, 2010). Par ailleurs, ils font apparaître une tension entre pères et géniteurs, mais sans réel équivalent entre génitrices et mères. Il semble en effet que les annonces révèlent, en creux, des rapports de force entre hommes et femmes sur ces sites, ces dernières étant davantage en position dominante. C’est donc aux rapports sociaux de genre — en tant que rapports de pouvoir — au cœur de ces projets procréatifs que nous allons désormais nous intéresser.
28Ces discours sont ainsi révélateurs de rapports de force dans les relations de genre et au cœur du travail reproductif. Nous mettrons ici en regard les discours qui se déploient sur les sites de coparentalité avec les entretiens.
29On a relevé précédemment que la question de la sexualité et des modalités pratiques de la procréation était centrale et s’exprimait sur les sites de rencontre, dans la partie blogue comme dans les annonces. En étudiant les sites, on remarque que tout un appareil discursif relatif à la reproduction et à la parentalité s’y développe. En effet, les annonces (et forums le cas échéant) sont accompagnées de différents textes et images qui présentent, notamment, un caractère informatif. On y observe tout d’abord une focalisation sur les enjeux biologiques et techniques de la reproduction. La fertilité y est centrale, certains sites multipliant les informations relatives aux tests d’ovulation, au fonctionnement du cycle menstruel, à la surveillance de la température et à la lecture de ses courbes, aux spermogrammes, etc. Les corps et leur surveillance pour améliorer leurs chances de procréer sont au cœur de plusieurs sites qui multiplient les ressources (articles, témoignages, guides et autres conseils). L’iconographie qui les accompagne est intéressante en ce qu’elle présente des images de tests d’ovulation (supports publicitaires à peine déguisés mais sans lien automatique d’achat), de calendriers menstruels, de tampons, de courbes de température, de schémas d’utérus illustrant les cycles, etc. Les aspects biologiques de la reproduction sont ainsi détaillés afin d’en éclairer le fonctionnement pour les candidat·e·s à la procréation, détails que l’on trouve parfois jusque dans les visuels de sites comme coparents-co.com ou coparentalite.net (voir annexes).
30Cependant, la question de la technique de fécondation en elle-même, sur le plan pratique, est complètement absente de ces sites. On ne trouve sur aucun d’eux des conseils pour une fécondation artisanale, son déroulement ou le matériel nécessaire, alors que sa mise en œuvre est loin d’être évidente et s’avère parfois délicate tant elle touche à l’intimité des personnes concernées. En effet, les entretiens nous permettent d’éclairer cette absence tant la question est délicate dans les échanges. Ainsi, Juliette, 49 ans, rappelle l’importance des aspects techniques et apprécie que Denis ait tout pris en charge : « Alors la partie technique, […] [Denis], il connaît le numéro de la sonde, il connaît le numéro de la, de la… [Denis] il a gardé tous les mails. Donc on fait des copiés-collés qu’on donne aux gens et tout. » Les coparents s’entraident d’ailleurs, faisant circuler informations et conseils à celles et ceux qui s’engagent dans la même démarche. Laurence, de son côté, en se remémorant les tentatives d’insémination artisanale, raconte que « c’est pas très joyeux comme truc », et Béatrice, 44 ans, explique : « Alors moi j’ai un problème, c’est que je n’arrive pas à lui dire comment on l’a conçue. Voilà, c’est une espèce de pudeur que j’ai et bon, c’est très compliqué. […] Techniquement, ça, par contre, je ne parle pas de ces choses-là. » Il est donc surprenant que ces sites n’offrent aucun conseil de ce genre et ne rendent pas accessibles ces informations.
31Par ailleurs, la méthode de procréation est souvent précisée dès les annonces, comme on a pu le voir dans les annonces précédemment citées de « Rif & Lolo » et de « Jean-Christophe ». Si les premières insistent sur le caractère uniquement artisanal de la méthode, le donneur, lui, propose une « méthode naturelle, peut-être plus efficace », ou toute « autre méthode ». On peut ici interroger l’opportunité que représenterait pour des hommes hétérosexuels, inscrits sur un site de rencontre à visée reproductive, la proposition d’une relation sexuelle présentée comme plus efficace, sans la moindre référence pour étayer cette idée, à des femmes en quête d’un donneur. Du côté des femmes, la dissociation entre sexualité et reproduction est souvent énoncée comme évidente et non négociable. L’une de nos enquêtées, Mélusine, lesbienne, évoque en ces termes les différents profils d’utilisateurs : « Il y a ceux qui pensent que leurs gènes sont merveilleux, il y a ceux qui veulent faire don de leur sperme mais en ayant un rapport sexuel… […]. Mais oui, j’étais étonnée moi par la part de donneurs quoi, qui veulent juste être donneurs. Après quand il y a un rapport sexuel c’est un peu plus intéressé, ça c’est autre chose […]. » De plus, la méthode convoque également le conjoint ou la conjointe du futur parent et touche à la sexualité même du couple. Ainsi, Gaël, qui a auparavant déjà fait des tentatives par méthode naturelle, rapporte que son conjoint refuse qu’il ait des relations sexuelles avec une femme, alors que Gaël lui-même préfère cette méthode et se déclare bisexuel. Alors que le lien entre sexualité et reproduction va être l’objet de discussions entre futurs parents, cette problématique est complètement absente des dispositifs des sites — mais apparaît bien dans les écrits des usager·e·s.
32Hommes et femmes ne peuvent formuler exactement les mêmes projets à deux égards : tout d’abord parce que les femmes sur ces sites peuvent chercher aussi bien un donneur qu’un futur père impliqué ; ensuite parce que, comme l’a montré Martine Gross, la coparentalité est davantage recherchée par les hommes, les femmes pouvant plus facilement recourir à l’IAD (Gross, 2012), même si les recours à la gestation pour autrui se développent chez les couples gais (Gross, 2011). Certains enquêtés racontent ainsi avoir eu des difficultés à rencontrer des femmes prêtes à partager la garde de leur futur enfant, comme Thierry, 41 ans :
On a eu des problèmes où on s’est confrontés à des futures mamans qui ne voulaient pas que le papa, ou les papas, s’impliquent en fait dans l’éducation de l’enfant. Ou ne voulaient même pas voir de père, en fait, dans l’éducation de l’enfant. En fait, dans ce genre de sites de rencontre, l’obstacle qu’on rencontre, nous, c’est qu’en fait on cherche beaucoup de donneurs.
33Cette impression est renforcée par l’analyse lexicométrique des annonces, dans lesquelles ces projets technico-pratiques (une ou des femmes lesbiennes recherchant un ou des donneurs proposant leurs services) sont majoritaires (51,9 % des annonces). Cette fréquence de la recherche de donneurs amène certains candidats à la paternité à nuancer leurs projets ou à faire preuve de prudence dans leur formulation. L’annonce de « Quentin et Xavier » en est un bon exemple :
Quentin 35 ans et Xavier 40 ans en couple depuis 6 ans, bonne situation.
Six ans d’amour, l’impression merveilleuse de s’être trouvé. Nous avons le sentiment d’avoir ce qu’il faut pour fonder un foyer et y vivre heureux. Apres avoir envisagé le long parcours de l’adoption, nous préférons une solution plus fiable, moins « parcours du combattant » et permettant à l’enfant d’avoir l’apport d’un père et aussi d’une mère. nous recherchons une co-parentalité pour élever ensemble un petit bout de choux. Adorant les enfants des autres (nous sommes les babysitters attitrés :)), nous avons grandi en étant deux grands frères attentionnés et nous souhaitons maintenant devenir parent. Quentin sera le papa idéal, l’homme fort et rassurant, Xavier sera le clown et celui qui lit des histoires.
Nous n’avons pas de critères, nous souhaitons juste trouver une maman ou un couple de femmes, sur Paris (Nous sommes parisiens, et pensons le rester encore un bout de temps), qui souhaiterait élever un enfant dans le respect et l’amour, et qui ne nous verrait pas juste comme étant des « donneurs », mais jouant pleinement leur rôle de pères et d’éducateurs dans un cadre légal assurant l’avenir de notre enfant.
Merci de nous avoir lu.
Quentin et Xavier [Quentin, sur co-parents.fr]
34Nous avons d’ailleurs fait lire cette annonce à l’une de nos enquêtées, qui relève, justement, cette absence de critères : « Ils disent : “Nous n’avons pas de critères, nous souhaitons juste trouver une maman ou un couple de femmes sur Paris”. Donc ça veut dire qu’ils sont plutôt ouverts, ils n’ont pas d’a priori. “Le respect, l’amour”, pas juste des donneurs, éducateurs, pères, voilà » (Mélusine, 39 ans). Le flou sur les modalités de garde ou sur le type de femmes que ces hommes aimeraient rencontrer (l’âge ou le milieu social, par exemple, mais aussi que ce soit une femme seule ou en couple) peut être lu comme une manière d’attirer l’attention de femmes aux dispositions variées, tout en précisant bien qu’ils ne sont pas « donneurs ». De son côté, Gaël, enquêté de 37 ans qui est « en projet », explique être désormais prêt à faire preuve de beaucoup de conciliation tant son désir d’enfant est fort : « Au début j’avais des critères, je dis avec l’âge qui passe, j’ai plus de critères. Je suis même prêt à faire un enfant aux États-Unis ou comme je vous dis au Mali. » Il est également intéressant de noter que ces annonces ne précisent pas spécifiquement la modalité de garde attendue. Or, il s’avère que l’organisation de la garde alternée est loin d’être évidente et qu’elle est, également, le fruit de négociations entre les coparents.
35Le même Gaël, à une question sur les modalités de garde d’enfant qu’il envisage dans le cadre de son projet, répond sans hésiter : « Bah déjà, de prime abord, moi je suis prêt à prendre à 100 % et donner les week-ends si elle veut. » Alors même qu’il serait prêt à s’occuper de son enfant à temps plein, il sait aussi qu’il risque de ne voir son enfant que ponctuellement. Les hommes qui souhaitent être impliqués en tant que parents éprouvent ainsi régulièrement la déception d’être perçus comme des « donneurs » et doivent alors négocier leur place non seulement de géniteurs, mais aussi comme futurs pères. L’exemple de Thierry et de son compagnon Romain, qui ont rencontré « les mamans » sur un site, est éclairant :
Enquêtrice : […] à la base quand vous aviez fait ce projet d’enfant, vous disiez que vous, vous aviez prévu d’avoir les enfants un week-end tous les quinze jours ?
T : C’est pas nous qui avions imposé ce système-là. […]. Mais je pense que les mamans n’étaient pas prêtes, au départ sur ce projet-là. […] Après, on avait tellement le désir d’avoir des enfants, de connaître la paternité. Et puis, aussi, de partager, que ce soit le patrimoine, notre quotidien. De les voir grandir, évoluer. Partager des activités. Participer à leur éducation. C’est ce qu’on souhaitait. Et, après, on a peut-être eu peur à la base de ça aussi. C’est de se dire « si c’est pas elles, ce sera peut-être personne. » [Thierry, 41 ans]
36Pierre, 46 ans, a lui aussi eu un enfant avec des femmes avec lesquelles il ne partageait pas exactement le même projet : « Alors Virginie et Isabelle étaient plus, elles, dans l’optique d’avoir un enfant mais plus à elles. […] Elles cherchaient plus un géniteur qu’un papa. Alors c’était pas du tout, moi, mon schéma. Moi je voulais être papa, papa [il appuie sa phrase du geste]. » La crainte de ne pas concrétiser leur désir d’enfant pousse ainsi certains hommes à accepter de moins voir leurs enfants que ce qu’ils souhaiteraient pourtant dans leur projet initial. Dès leur inscription sur les sites, ils doivent ainsi subtilement se positionner pour ne pas apparaître comme de « simples donneurs » sans risquer de paraître trop exigeants pour avoir des chances de susciter l’intérêt.
37Les définitions de la garde alternée et même d’une répartition 50/50 entre père(s) et mère(s) peuvent paradoxalement varier selon les personnes. Ainsi, l’une des enquêtées, qui dit s’être présentée sur le site en parlant d’une coparentalité partagée à 50/50, entendait en fait par là que le ou les pères auraient leur enfant un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires — organisation à ses yeux (de mère) égalitaire. C’est ce que rapporte également Adrien, 50 ans, à l’issue de ses discussions avec une mère potentielle :
Donc c’était à la base un projet paritaire mais sans avoir jamais expliqué ce que c’était un projet paritaire. Et un jour on m’a dit que paritaire c’était l’enfant avait un papa et une maman, j’étais papa à 100 %, elle était maman à 100 %, mais, grosso modo, l’enfant était élevé chez elle.
38En effet, « si les mères veulent donner un père à leur enfant en passant par la coparentalité pour le mettre au monde, elles sont beaucoup plus réticentes à donner l’enfant au père lorsqu’il est né » (Fine et Courduriès, 2014, p. 30). Et ces réticences sont lisibles dès la formulation des projets.
39Les parents en situation de coparentalité comparent parfois leur situation à celle de couples séparés dont les enfants vivent en alternance avec l’un et l’autre de leurs parents. Cependant, dans ce cas précis, c’est avant la naissance de l’enfant que ses parents discutent de son futur mode de résidence et des modalités de l’alternance. Il n’est donc pas étonnant finalement que les règles qui prévalent dans les tribunaux et dans les arrangements entre couples parentaux (après séparation) soient reprises ici. Les mères sont bien souvent considérées comme le centre de gravité de la famille et cette matricentralité (Cadolle, 2000) est lisible dans les jugements des affaires familiales. On sait en effet que la résidence principale des enfants de parents séparés est majoritairement celle de la mère (Bessière, Biland et Fillod-Chabaud, 2013) et que si les juges tendent à accorder aux justiciables ce qu’ils réclament, c’est aussi car ces demandes s’appuient sur des représentations des rôles maternels et paternels, soutenues par divers « entrepreneurs de morale » (Hachet, 2016, p. 208-209). Rappelons que si, en 2020, 12 % des enfants dont les parents sont séparés vivent en résidence alternée (Insee, 2021), ce taux n’était en 2016 que de 2,7 % pour les enfants en bas âge (Insee, 2019). La résidence alternée égalitaire est donc, dans les faits, encore relativement rare malgré la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, ce qui éclaire les appréhensions des usagers dans la formulation de leur projet de coparentalité.
40La présence de la mère auprès du nouveau-né, mais aussi durant la petite enfance, est une sorte d’implicite, inégalitaire, mais qui n’est pas remis en question par les pères et auquel ils se heurtent (Gross, Boyer et Dauphin, 2013). Ces derniers, dans les entretiens, montrent qu’ils ont fait preuve de patience, attendant que « les mamans » soient prêtes à leur confier leurs propres enfants. Mélusine reconnaît d’ailleurs que, pour son épouse et elle, la garde alternée ne se mettrait en place qu’avec l’entrée à l’école, mais que les demandes régulières des pères d’une alternance étaient tout à fait légitimes, même si elles étaient, pour elles, difficiles à satisfaire, car cela exigeait de « lâcher [leur] petit ». Pour les coparents qui n’avaient pas, dès le départ, planifié l’alternance (ce qui se fait aussi plus souvent avec l’arrivée d’un deuxième enfant et l’expérience passée), les pères ont dû négocier, parfois fermement, l’accès à leurs enfants et le gain d’une parentalité égalitaire. Adrien, qui se projetait dans une garde 50/50, dit avoir acquis la garde de sa fille à 40 % « de haute lutte » ; la naissance de jumeaux et la fatigue associée ont aussi permis à Thierry et son compagnon de prendre leurs enfants avec eux plus tôt, notamment pour soulager les mamans.
- 10 La voici : Bonjour, j ai 31 ans et je souhaiterais tellement avoir un enfant. Dans l’idéal je reche (...)
41Enfin, on peut également lire des rapports de genre inégalitaires dans l’option laissée aux hommes de s’impliquer ou non dans l’éducation de leur enfant et dans leur degré d’implication, option qui ne s’offre pas, en tout cas sous cette forme, aux femmes. Ainsi Valentine, 39 ans, dit avoir donné le choix au père de son fils : « Et, en gros, je lui avais dit “tu peux t’impliquer…”, au début hein, de simple géniteur jusqu’à cinquante pour cent. C’est à toi de voir ce que tu veux vraiment. » Dès lors, sur ces sites, des femmes peuvent chercher explicitement un père qui verra son enfant tous les 15 jours, tandis qu’on ne trouve qu’une seule annonce d’homme présentant sa recherche sous cette forme10. Les hommes apparaissent généralement beaucoup moins catégoriques dans leurs annonces, en particulier ceux qui souhaitent une coparentalité partagée. En effet, redoutant que la future mère n’accepte pas de se séparer de son enfant et qu’ils deviennent des pères « exclus » (Gratton, 2009), ces candidats à la paternité tendent à se montrer ouverts à la discussion, par crainte de devoir renoncer à leur projet.
42Nos données ont été récoltées en 2016 et 2017 et, depuis, trois sites ont fermé, trois ont changé de nom ou renvoient à d’autres plateformes, deux sont toujours actifs et un nouveau a fait son apparition en 2020. Le marché de la rencontre pour futurs parents semble donc aujourd’hui dominé par quatre sites principaux, que sont coparents.fr, childable.fr, coparentalys.com et toos-coparents.com, tandis que d’autres sites se consacrent à l’organisation pratique des tâches pour parents séparés (Le Douarin, 2017). Il est intéressant de voir que si la coparentalité demeure peu médiatisée et les coparents restent encore invisibles en tant que tels dans la sphère publique, le site le plus récent apparaît comme beaucoup plus inclusif : le rose et le bleu ont été remplacés par un vert sans doute plus « neutre » idéologiquement, les bébés sont moins souvent perçus comme blancs et les images stylisées des candidat·e·s à la parentalité beaucoup plus diverses. Pour autant, il apparaît que l’étude des sites permet de voir que ceux-ci, sous le terme « coparentalité », agrègent et continuent d’agréger des motivations et des projets individuels assez variés autour de l’organisation d’un matching de gamètes allant de projets strictement reproductifs à une variété de quêtes amoureuses ou sexuelles plus ou moins explicites. Si l’organisation pratique de la coparentalité nécessite un certain nombre d’ajustements et de discussions entre coparents, il nous a paru intéressant de montrer que, dès leur formalisation sur les sites Internet, ces projets sont des projets de « procréation négociée avec autrui », pour reprendre l’expression de Côté, Lavoie et de Montigny (op. cit.) et que ces négociations sont marquées par des rapports de force et des positions inégalitaires entre prétendants et prétendantes à la parentalité, en fonction de leur genre. En ligne comme hors ligne, les femmes ont l’avantage dans la négociation et il est admis qu’elles auront la primauté de l’attachement à l’enfant. Si les femmes sont appelées à devenir mères — sans minorer les difficultés des « mères non statutaires » (Descoutures, 2006) —, les hommes, de leur côté, doivent négocier leur statut entre donneur inconnu, géniteur connu et père au quotidien.
43Enfin, l’étude de ces sites Web et des annonces déposées par les prétendant·e·s et à la parentalité, combinée aux récits offerts par les entretiens, permet de mettre en lumière toutes les ambivalences de la coparentalité qui, « sous des apparences de conformité au discours social (il y a un père, il y a une mère), […] est le lieu de l’élaboration d’un modèle familial complètement inédit qui n’est pas exempt d’écueils » (Gross, 2012, p. 104). Son paradoxe est bien que la réaffirmation de la différence des sexes est l’un des leviers de la création de familles différentes du modèle hétéronormatif.