Philippe BOUQUILLION (2008), Les industries de la culture et de la communication : les stratégies du capitalisme
Philippe BOUQUILLION (2008), Les industries de la culture et de la communication : les stratégies du capitalisme, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble
Texte intégral
1Dans cet ouvrage, Philippe Bouquillion étudie les principales mutations des industries de la culture et de la communication qui sont survenues essentiellement depuis les années 1970. Ces mutations technologiques, économiques et financières auraient poussé ces industries au cœur même du capitalisme, ce qui a diminué leur particularité par rapport aux autres industries de l’économie de marché. De façon claire et convaincante, l’auteur trace un portrait des acteurs majeurs de ces industries ainsi que des pouvoirs publics en s’intéressant notamment :
[…] à la concentration des marchés et aux pouvoirs de marché dont disposent les pôles, à la politique de la concurrence, à la propriété étrangère, à l’histoire des politiques publiques en faveur de la convergence, aux stratégies industrielles conduisant à des articulations croissantes entre les industries de la culture et les industries de la communication et aux mutations que connaissent les contenus (p. 274).
2En s’inspirant des théories de l’économie-monde, notamment celles des auteurs Fernand Braudel, Immanuel Wallerstein et Armand Mattelart, Bouquillion a tenté d’analyser les transformations de ces industries en s’intéressant d’abord à leur financiarisation. L’ouvrage traite principalement du « centre » de l’économie-monde, c’est-à-dire des industries situées dans le monde occidental, en délaissant peut-être « sa » périphérie. Les logiques capitalistiques de l’homo œconomicus se veulent toujours rationnelles et généralisables, mais l’auteur se contente souvent d’illustrer ses thèses par les exemples français et étasuniens.
3Bouquillion commence son ouvrage en montrant que le capitalisme a pris récemment une expansion vers la culture et la communication, domaines qui lui résistaient encore jusqu’à tout récemment. « La sphère de la production marchande cherche, et réussit, à s’étendre à des domaines antérieurement occupés de manière totale ou partielle par des institutions non marchandes ou régulées de façon non marchande » (p. 10). L’auteur considère ainsi que ces entreprises sont désormais au cœur du capitalisme, rejoignant même le peloton des plus grandes entreprises au monde. En analysant les classements des plus grandes multinationales, autant par leur capitalisation boursière que par leur chiffre d’affaires, il peut observer que les industries de la communication et de la culture y sont bien représentées. Il observe par la suite que ces industries ont généralement un rapport disproportionné entre leur chiffre d’affaires et leur capitalisation boursière, comme c’est le cas de Microsoft, qui était au 3e rang mondial des entreprises pour sa capitalisation boursière et au 139e rang pour son chiffre d’affaires. Cette disproportion est encore plus manifeste pour des entreprises présentes uniquement sur la Toile comme Yahoo! ou Google. Cela laisse penser que les industries de la communication sont davantage soumises à la spéculation financière que les autres secteurs de l’économie.
4Cette financiarisation aurait pour conséquence un nombre croissant d’acquisitions et de fusions qui sont synonymes d’augmentation de la taille des acteurs et donc de diminution de la concurrence. Dans cette course à la croissance externe, tous les types d’entreprises ne sont pas dotés des mêmes avantages concurrentiels. En effet, les entreprises publiques et familiales sont désavantagées par rapport aux entreprises financiarisées, car leur croissance externe est limitée par le souci de ne pas diluer la propriété du capital. Si ces entreprises décidaient d’émettre de nouvelles actions ou de fusionner par échanges de capitaux, le poids de l’État ou de la famille dans la propriété serait affaibli, ce qui diminuerait son poids décisionnel et pourrait mener à la perte de contrôle de l’entreprise. En somme, afin de garder le contrôle de l’entreprise familiale ou étatique, l’actionnaire majoritaire sera limité dans sa croissance par acquisition ou fusion, car l’endettement devient le seul moyen de croissance externe.
5À l’opposé, les entreprises financiarisées ont un intérêt à la croissance externe notamment parce que la valeur boursière d’une entreprise fusionnée — ou même par la simple rumeur de fusion ou d’acquisition — est presque toujours supérieure à la valeur cumulée de ces deux entreprises avant leur fusion. Cette situation explique en partie les bulles spéculatives des industries des nouvelles technologies dans les années 1990. Une bulle spéculative peut cependant exploser peu de temps après une fusion.
Le déficit historique de près de 100 milliards de dollars enregistré en 2002 par AOL Time Warner ne s’explique pas par des raisons industrielles — il représente plus de deux fois le chiffre d’affaires 2002 — mais bien par des raisons financières : la nécessité d’introduire des provisions pour dépréciations d’actifs. Les actifs, essentiellement ceux d’AOL, évalués au plus haut niveau des spéculations boursières lors de la fusion, perdent l’essentiel de leur valeur deux ans plus tard (p. 39).
6Outre le gain sur la valeur boursière, l’intégration de groupes en pôles de compétitivité repose sur une logique de synergie industrielle et de « pouvoirs de marché ». Ainsi, l’auteur s’intéresse aux intégrations verticales et horizontales tout en montrant leurs conséquences, notamment la construction de marchés oligopolistiques, et en soulignant leur caractère anticoncurrentiel. Cependant, il constate que cette intégration n’aboutit que rarement à une fusion entre des industries de la culture et des industries de la communication. En effet, très peu d’entreprises sont spécialisées autant dans l’infrastructure des communications que dans le contenu. Le cas de Sony fait cependant exception.
7L’auteur s’est également intéressé, d’un point de vue historique, au processus par lequel ces industries ont intégré pleinement l’économie de marché. Cette libéralisation aurait commencé en 1974 en France par la création de l’Office de la radio-télévision française (ORTF) où les différentes chaînes sont placées en concurrence pour attirer les téléspectateurs et la publicité. Ce n’est que progressivement que ce secteur a été libéralisé. Le processus aboutira dans la décennie suivante avec l’arrivée de chaînes privées dont la première, Canal +, est née en 1984.
8Les années 1990 ont donc été synonymes de libéralisation des industries de la communication en Europe. Quatre objectifs « officiels » étaient alors recherchés par les pouvoirs publics : la baisse des prix, des gains de productivité, une augmentation des innovations technologiques et la diversification culturelle, objectifs cependant critiqués par Bouquillion. Cette libéralisation possède donc une forte composante idéologique qui se superpose à des logiques de marché. En effet, l’auteur affirme que cette libéralisation n’a pas ouvert réellement ces marchés à la concurrence, mais a plutôt accru la concentration pour créer des marchés oligopolistiques. Les pouvoirs politiques, qu’ils soient nationaux ou européens, n’ont pas été en mesure de contrer cette concentration. Au contraire, ils les encourageraient même de façon à permettre aux entreprises privées nationales ou continentales d’être rentables et de se positionner avantageusement sur les marchés mondialisés.
9L’auteur compare également, sur une base historique, l’installation des réseaux de téléphonie « classique » aux États-Unis et en France. Dans ces deux cas, des monopoles se sont installés, monopole privé aux États-Unis et monopole public en France. Ces deux modèles répondaient néanmoins à une même logique de construction d’un réseau onéreux et, par la suite, de sa rentabilisation. C’est aussi le cas des nouveaux réseaux de télécommunication, tels que la câblodistribution, l’ADSL et la téléphonie cellulaire, dont les infrastructures sont considérablement coûteuses. Afin de rentabiliser de tels investissements, qu’ils soient publics ou privés, l’État encouragera la construction de monopoles ou d’oligopoles. En France, l’exemple de la téléphonie cellulaire illustre bien cette politique, car l’État a choisi les trois seuls opérateurs autorisés à concevoir un réseau et, par la suite, à le rentabiliser. En protégeant ces trois opérateurs de la concurrence, l’État pouvait les encourager à investir des sommes substantielles pour se développer rapidement sur l’ensemble du territoire national. En échange de la protection des pouvoirs de marchés, l’État s’est assuré que le service offert sera universel, c’est-à-dire sur l’ensemble du territoire et à un même tarif. L’État avait un intérêt à ce que ces réseaux apparaissent rapidement, car ils étaient perçus par les acteurs comme incontournables pour le développement économique. Par ailleurs, l’auteur affirme que la politique de l’Union européenne encourage cette concentration afin que des joueurs majeurs européens, voire des « champions industriels », puissent affronter la concurrence extra-européenne dans un marché mondialisé. Bruxelles reste actif dans ces domaines en surveillant et en régissant cinq domaines : « […] la surveillance des <fusions>, les libéralisations, le contrôle des abus de position dominante, le contrôle des aides d’État, la politique internationale » (p. 120).
10L’État, particulièrement la France, gardera également l’œil sur les contenus pour promouvoir l’identité nationale, notamment avec le principe de l’exception culturelle, ou plus simplement pour maintenir un contrôle étatique sur un secteur de l’économie jugé stratégique. Les politiques publiques « antilibérales » dans ces domaines sont nombreuses :
[…] l’existence d’un secteur public audiovisuel et radiophonique, les quotas de diffusion d’œuvres originales européennes et d’investissement dans la production pour les diffuseurs audiovisuels, les fonds de financement de la production cinématographique et audiovisuelle, la loi sur le prix unique du livre, le système d’aide aux entreprises de presse et d’aide à la diffusion de la presse, etc. (p. 145).
11En somme, la libéralisation de l’industrie de la communication ne correspond pas à un désengagement total de l’État, car celui-ci continue de superviser les marchés.
12L’État encadrera également ces industries, par exemple, en limitant la concentration (tout en la promouvant), en limitant la proportion de capitaux étrangers dans l’industrie audiovisuelle nationale et, enfin, en la subventionnant. À ce chapitre, la France se démarque des pays comme l’Allemagne ou le Japon par une très forte pénétration des capitaux étrangers dans ses industries de la culture et de la communication.
Au 31 décembre 2006, 27,9 % du capital du groupe TF1 est détenu par des acteurs étrangers tandis que l’actionnaire principal, Bouygues, avec 42,9 % du capital, compte lui-même au sein de son capital social 39,7 % d’intérêts étrangers. Les intérêts industriels étrangers sont essentiellement représentés par M6, qui est détenu à hauteur de 48,5 % par RTL Group, la filiale de Bertelsmann (p. 136).
13Paradoxalement, les groupes étrangers sont relativement peu présents sur le marché français, ce qui a pour conséquence de masquer au public l’importance de cette présence dans l’industrie audiovisuelle française.
14Ne tombant pas dans le piège du déterminisme technologique, l’auteur montre en quoi la révolution numérique a métamorphosé le marché de la communication. Cependant, il considère que les logiques capitalistes sont les premières à expliquer l’imbrication des industries de la communication avec celles de la culture. Il décrit également avec habileté les stratégies commerciales de ces industries à l’heure du numérique, où la propriété et la diffusion peuvent être mises à mal par la « gratuité » d’Internet. Ainsi, plusieurs producteurs offrent gratuitement une partie de leur contenu, sachant qu’ils seront de toute façon rediffusés gratuitement par la suite. C’est le cas des quotidiens et des chaînes de télévision qui, en diffusant une partie de leur contenu en accès libre sur Internet, peuvent récolter des recettes publicitaires supplémentaires.
Force est de constater que les supports émergents occupent une importance très différenciée selon les filières. Dans la presse et l’information [sic], ainsi que dans la filière de la musique enregistrée, les supports émergents occupent d’ores et déjà une place significative dans l’économie des filières. Cette importance ne se traduit toutefois pas nécessairement par la réalisation de chiffres d’affaires importants (p. 241).
15En somme, l’ouvrage de Bouquillion révèle les stratégies des grandes industries de la culture et de la communication à l’heure de leur entrée dans l’économie capitaliste. De façon pédagogique, il offre aux lecteurs les clés pour comprendre les mutations de ces secteurs de l’économie. En limitant son analyse à celui de l’homo œconomicus, l’auteur occulte probablement des stratégies économiques moins rationnelles. Tel n’est évidemment pas l’objectif de l’ouvrage, car il nécessiterait une enquête ethnographique avec toutes les difficultés inhérentes à l’étude de milieux à la fois fermés et hautement stratégiques. De plus, en analysant essentiellement les stratégies des grandes industries et des pouvoirs publics, l’auteur ne s’attarde pas aux (petits) artisans de la culture et de la communication, c’est-à-dire aux acteurs qui ne sont pas entrés pleinement dans l’économie capitaliste. Ces derniers subissent pourtant les mutations capitalistiques et leur survie reste liée à leur rentabilité. Malgré ces absences, Les industries de la culture et de la communication constitue un outil obligatoire pour comprendre les mutations capitalistiques dans ce secteur d’activité.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nicolas Harvey, « Philippe BOUQUILLION (2008), Les industries de la culture et de la communication : les stratégies du capitalisme », Communication [En ligne], Vol. 28/2 | 2011, mis en ligne le 13 juillet 2011, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/1688 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.1688
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