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Ne pas aimer écrire (mais n’en penser pas moins)

Audrey Villiard

Résumés

Je n’aime pas écrire, encore moins quand il faut suivre les codes sémantiques, stylistiques et institutionnels d’un doctorat de recherche-création en communication. Je n’aime pas écrire et je pourrais dire exactement la même chose au sujet de cet article : l’ensemble des codes du processus de rédaction d’un article scientifique me rebute. La différence ici est que, plutôt que d’en contourner les contraintes, je choisis d’y effectuer la mise en abîme de la compréhension du « pourquoi » je n’aime pas écrire. Si j’effectue ce mouvement vers moi pour mieux « me » comprendre, c’est bien entendu dans l’espoir de me faire comprendre par l’autre. Je n’aime pas écrire, parce qu’écrire, c’est communiquer à l’autre à l’aide de mots. Et la compréhension des codes pour y arriver représente pour moi une surcharge de travail et d’énergie. Pourquoi? Parce que je suis autiste.

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Texte intégral

« Formuler dès le début un thème clair, précis, intelligible serait complètement inutile, puisque tout le travail consiste à changer constamment de métaphore et d’exemple » (Haruki Murakami, Profession romancier)

Lorsque j’ai commencé mon programme d’études au doctorat, j’étais persuadée que je n’arriverais jamais à rédiger une thèse. En effet,

  • 1 J’en profite pour remercier Gabriel Tremblay-Gaudette qui a agi à titre de motivateur, de relecteur (...)
  • 2 https://vimeo.com/190439064, consulté le 6 mars 2022.

Je n’aime pas écrire. Encore moins quand il faut suivre des codes sémantiques, stylistiques et institutionnels1. J’ai pourtant réussi à traverser toutes les étapes d’un doctorat de recherche-création, une exigence à la fois. J’ai entre autres concocté, designé et réalisé un objet artistique satisfaisant : un film-performance intitulé Le temps des lilas2. Ce film, joué en direct sur scène grâce à des consoles de jeu vidéo d’arcade créées sur mesure, en plus d’être accompagné par des musiciens en direct, met très bien en scène les questionnements philosophiques et esthétiques de ma recherche en communication. J’interprète le film différemment lors de chacune de ses représentations ; j’orchestre l’ordre et le choix des scènes, le cadrage, le rythme, les transitions et le mixage sonore sur deux écrans parallèles représentant les deux personnages principaux, remettant ainsi en question les codes du montage et de la narrativité linéaire au cinéma. Le film traite de la relativité du temps et de la mémoire en utilisant comme prétexte à cette réflexion un personnage atteint d’Alzheimer. En relativisant les aspects mathématiques de séquentialité, de continuité et de prévisibilité narrative, ce film élargi réussit à matérialiser des pistes de réflexion et à proposer une solution au problème des limites narratives imposées au cinéma par une conception spatialisée et ainsi rigide du temps.

Une fois arrivée à la dernière étape du programme de doctorat en communication, qui consiste généralement à rédiger l’analyse ou le compte rendu du processus de recherche — à consolider les résultats dans une thèse écrite —, j’étais figée, et ce, même si le nombre de pages requises pour les thèses en recherche-création est moindre que pour celles en recherche. Je me trouvais face à un défi éthique, méthodologique et esthétique qui me semblait irrésoluble : communiquer un grand nombre d’idées, d’images, de concepts et d’associations, par l’entremise du langage écrit et dans le respect d’une structure didactique universitaire.

Pour surmonter cet obstacle, je devais trouver une façon de m’amuser avec les contraintes, une technique de survie intellectuelle que j’avais maintes fois empruntée auparavant, depuis la petite école. Afin de jouer à écrire ma thèse, j’ai incarné une profession fictive et j’ai maintenu la métaphore — celle d’une archéologue excavant un site de fouille à la recherche d’artefacts de film — du début à la fin sans trop connaître les raisons qui m’y ont poussée, à part celle de me donner une distance critique vis-à-vis de mon propre travail et de ma création.

Je n’aime pas écrire et cela pourrait également s’appliquer à mon labeur sur cet article : l’ensemble des codes du processus de rédaction d’un article scientifique me rebute. Je possède un rapport assez tendu avec les structures ; elles ne m’apparaissent malheureusement pas rassurantes, comme elles le devraient. La différence ici est que, plutôt que d’en contourner les contraintes, je choisis d’y effectuer la mise en abyme de la compréhension du « pourquoi » je n’aime pas écrire (alors que je crois avoir tant de choses à exprimer). Si j’effectue ce mouvement vers moi pour mieux me comprendre, c’est bien entendu dans l’espoir de me faire comprendre par l’autre. Sans recours à une métaphore cette fois-ci.

Sans chapeau ni alter ego.

Je n’aime pas écrire, parce qu’écrire, c’est communiquer à l’autre à l’aide de mots. Et la compréhension des codes pour y arriver représente pour moi une surcharge de travail et d’énergie. Choisir les mots à travers lesquels on doit restreindre la complexité de l’expérience est pour moi épuisant, souvent frustrant.

  • 3 L’intention de cet article n’est évidemment pas de dresser un portrait exhaustif de ce qu’est être (...)

Parce que je suis autiste3.

Ne pas aimer écrire (ou le problème du langage verbal)

  • 4 « Le champ instantané du présent est à tout moment ce que j’appelle l’expérience “pure” » (Jame (...)

1J’ai un problème avec les mots. Ils découpent l’expérience du monde, mais ce faisant, ils ne la recouvrent pas complètement. L’absence de tous ces débordements est pour moi synonyme de perte de qualité. Ce serait ce que William James (2006/1911, 2005/1905) appelle l’abus des concepts sur les percepts, dans l’expérience pure4. À mon avis, le langage verbal repose sur des structures rigides (grammaire), des associations logiques fermes et des effets de causalité qui imposent une mise en ordre linéaire très contraignante. Il semblerait que cette façon de communiquer propre à l’humain — et à sa vie intellectuelle — soit une valeur ajoutée à l’expérience purement perceptuelle de l’anémone de mer, par exemple (James, 2006/1911). L’est-elle vraiment ? Et, plutôt qu’humain, ne devrait-on pas plutôt dire ici neurotypique ?

  • 5 Que voulons-nous vraiment dire quand nous disons « humain » ? Selon Amanda Baggs, militante pour le (...)

What is it we really mean, when we say « human »? According to autism activist Amanda Baggs, we certainly don’t mean « autistic » […]. We mean « neurotypical », we mean expressing oneself predominantly in spoken language, and most of all, we mean being immediately focused on humans to the detriment of other elements in the environment5 (Manning et Massumi, 2014, p. 3).

2Ce découpage par les mots force la hiérarchisation dans l’expression du monde. Dans leur article intitulé « Coming alive in a world of texture: For neurodiversity » (ibid.), Manning et Massumi tentent, au moyen de différentes rencontres avec des artistes autistes, de mettre en mots cette façon de percevoir, ce mode of awareness, propre aux neuroatypiques :

  • 6 L’autisme est un mode d’être-au-monde. Il est accaparant ; il teinte chaque expérience, chaque sens (...)

Autism is a way of being. It is pervasive; it colors every experience, every sensation, perception, thought, emotion, and encounter every aspect of existence. It is not possible to separate the autism from the person6 (ibid., p. 6).

3Le langage verbal, acquis tardivement ou même jamais, est l’un des indices permettant de distinguer les enfants autistes des neurotypiques. Cette façon qu’il a de détacher certains éléments entre eux, créant des avant-plans, des arrière-plans et des relations hiérarchiques, ne coïncide pas avec le mode de perception autistique :

  • 7 L’approche neurotypique dose la complexité des schémas relationnels apparents en soustrayant du nou (...)

The neurotypical approach backgrounds this modulation of relational emphases by subtracting from the emergent environment that which is not immediately suited to its use […] the challenge for autism lies with the « less » of subtraction. The room is immediately experienced in its always-more7 (ibid., p. 18).

4Manning et Massumi offrent une nouvelle explication au soi-disant manque d’empathie, censé définir l’autisme, qui passerait plutôt par une non-hiérarchisation des relations, l’humain n’étant qu’un élément parmi tant d’autres dans le mode autistique d’être-au-monde. Et le mode d’expression privilégié par les neurotypiques, la parole, est relégué au second plan, bien après les sensations. J’abonde en ce sens. Le critère diagnostique du manque d’empathie (mindblindness ou théorie de l’esprit) a toujours été celui dans lequel je ne me reconnaissais pas. J’ai plutôt l’impression d’avoir une sensibilité accrue envers les états mentaux des autres, au point de devoir m’en protéger. C’est ce always-more de l’expérience qui en fait quelque chose d’énergivore au quotidien.

  • 8 Au moment de rédiger cet article, la sortie du livre Ten Steps to Nanette de Gadsby (2022) n’avait (...)

5Hannah Gadsby, humoriste australienne, tardivement diagnostiquée, témoigne de son autisme dans son spectacle Douglas (Parry et Gadsby, 2020), dans un numéro où elle se met en scène, enfant, dans une classe d’anglais sur les prépositions, incapable de comprendre l’importance accordée à vouloir mettre en relation des éléments discrets8. J’ai, moi aussi, toujours eu de la difficulté à choisir quelle préposition utiliser, et ce, dans toutes les langues indo-européennes que j’ai apprises : français, anglais et espagnol.

6Dans une conférence TED (2019)9 au sujet des répercussions de son spectacle d’humour Nanette (Parry, Olb et Gadsby, 2018), Gadsby explique le paradoxe entre le fait qu’elle ne soit pas douée pour prendre la parole publiquement et le fait qu’elle paraît finalement être douée pour le faire. Traduire en mots sa pensée visuelle complexe et non linéaire est tortueux :

  • 10 Mon processus de pensée n’est pas linéaire. Je suis une personne qui pense en images. Je visualise (...)

My thought process is not linear. I’m a visual thinker. I see my thoughts. […] I’ve got this ever-evolving language of hieroglyphics that I’ve developed. And I can understand fluently and think deeply with, but I struggle to translate. I can’t paint, draw, sculpt, or even haberdash, and as for the written word, I’m OK at it but it’s a tortuous process of translation, and I don’t feel it does the job. And as far as speaking my own mind, like I said, I’m not great at it. Speech has always felt like an inadequate freeze-frame for the life inside of me. All this to say, I’ve always understood far more than I’ve never been able to communicate10 (TED, 2019, de 9:29 à 10:25).

  • 11 Ne pas être capable de parler ne signifie pas n’avoir rien à dire (traduction de l’autrice).

7Cette dernière idée semble faire l’unanimité chez les autistes ; l’un des slogans du Front de libération autistique étant « Not being able to speak is not the same as not having anything to say11 » (Manning et Massumi, op. cit., p. 7). Ou comme le dit si joliment Camille Readman Prud’homme : « Quand je ne dis rien je pense encore » (2021).

Je n’aime pas écrire. Parce que je pense en images, comme la docteure Temple Grandin (2006/1995), professeure en sciences animales, conceptrice d’équipements agricoles et une des premières femmes diagnostiquées autistes à témoigner de sa façon atypique de penser. Les mots et le texte, comme langage obligé dans le contexte de la rédaction d’une thèse de doctorat, ne sont au fond qu’une interface parmi d’autres pour exprimer la pensée. Si, comme le dit Marida Di Crosta dans Entre cinéma et jeux vidéo : l’interface-film (parce que, tout de même, ne perdons pas de vue le domaine dans lequel se déploie cette réflexion), la « narrativisation de l’interface est un moyen de communiquer et transférer les compétences nécessaires aux usages » (2009, p. 140), alors employer une métaphore narrative dans la mise en place de cette interface est un processus particulièrement pertinent quand vient le temps de communiquer les images d’un cerveau autiste vers un cerveau neurotypique, en passant par le langage verbal. Cette métaphore donne la clé symbolique qui ouvre le seuil d’entrée de la communication. Elle prend la main de l’autre.

L’image à la fois bucolique et fonctionnelle de l’archéologue m’est venue en lisant le texte intitulé Le bergsonisme de Gilles Deleuze (2008/1966), un hommage à la méthode philosophique problématisante d’Henri Bergson. J’ai trouvé là, dans la façon dont ces deux philosophes proposent de décortiquer un problème d’une manière créative — jusqu’à ce qu’il soit le mieux posé possible afin d’y voir apparaître, d’y « découvrir » la solution et ainsi éviter les faux problèmes —, une image qui me plaisait. J’y ai vu un site de fouille archéologique apparaître, je m’y suis projetée en train de creuser les couches de faux problèmes : « […] des problèmes tout faits, comme sortis des “cartons administratifs de la cité” » (ibid., p. 3). Je m’y voyais en train d’épousseter les morceaux d’artefacts de solution. Puisqu’il y avait une mise en scène prenant la forme de tableaux imagés dans ma tête, je me sentais prête à procéder avec cette méthode pour traiter de ma problématique de thèse de doctorat — la tentation de la rigueur schématique mathématique afin de structurer une histoire —, un problème que je devais assurément creuser.

Établissons notre site de fouille archéologique, notre bon sens. Puis, dans une première partie, attardons-nous à creuser les différentes couches du problème cachées dans ce site. […] Lors de cette fouille, prenons soin de bien exhumer les morceaux d’artefact trouvés : des bribes de projet de film. Dans une deuxième partie, rassemblons les morceaux dans une base archéologique afin de reconstituer une forme possible. Classons les morceaux, nettoyons-les, assemblons-les, époussetons-les, vernissons-les et exposons-les. Accompagnons cette mise en forme d’une recherche d’attitude à adopter à travers ce processus. Finalement, dans le présent document papier, rendons compte de cette recherche du problème « bien » posé et de la « bonne » attitude à adopter afin de retrouver un espace de liberté (Villiard, 2018, p. 3).

8Cette méthode philosophique problématisante me donnait une certaine liberté d’un point de vue épistémologique. Je soufflais un peu. J’entrevoyais la possibilité d’arriver à écrire ma thèse. La dissertation n’aurait pas à être linéaire. Je pouvais, à chaque chapitre, en modifier la direction. Et l’archéologie me fournissait un champ lexical pour traduire ma pensée en mots.

Penser en images

9Dans Thinking in Pictures: My Life with Autism, Grandin écrit à partir de sa double perspective : celle de la docteure en biologie animale et celle de l’autiste. Elle affirme :

  • 12 « Bien s’entendre avec les autres n’a eu aucun sens jusqu’au jour où j’ai découvert le symbole visu (...)

Personal relationships made absolutely no sense to me until I developed visual symbols of doors and windows. […] In order to deal with a major change such as leaving high school, I needed a way to rehearse it, acting out each phase in my life by walking through an actual door, window, or gate. […] I had found the symbolic key12 (2006/1995, p. 18).

  • 13 Tout ce qu’il me reste, c’est de faire de mon mieux pour établir une véritable connexion avec le pu (...)

10Pour Grandin, projeter une mise en scène, l’incarner (acting) et la répéter (rehearse) facilite la connexion au monde et aux relations interpersonnelles. C’est également le cas de Gadsby (2019), qui nous explique de quelle façon sa neurodivergence restreint ses conversations avec les autres puisqu’elle rend difficile le fait de penser, écouter, parler et intégrer de nouvelles informations, tout cela à la fois. Alors que lorsqu’elle est en représentation sur scène, elle n’a pas à penser (puisqu’elle s’est préparée à l’avance), elle n’a pas à écouter (puisque c’est le rôle des spectateur.rice.s) et elle n’a pas à parler (puisque techniquement, elle récite) : « So, all that is left is for me to do my best to make a genuine connection with my audience13 » (ibid., de 17:35 à 17:46, en ligne). Avant mon diagnostic reçu à l’âge de 36 ans, je croyais que ce mécanisme de projection et de préparation mentale était commun à tous les cerveaux. Je passe autant de temps à projeter un événement dans ma tête et à m’y voir interagir avec les autres qu’à le vivre, sinon plus.

11Cet entraînement à la mise en scène faciliterait les possibilités de connexion avec les neurotypiques. De plus, cette capacité développée de projection mentale crée un raccourci bénéfique quand vient le temps de concevoir des outils permettant de résoudre un problème d’ingénierie :

  • 14 « Quand j’essaie une machine dans ma tête ou que je travaille sur un problème de conception, c’est (...)

When I do an equipment simulation in my imagination or work on an engineering problem, it is like seeing it on a videotape in my mind. I can view it from an angle, placing myself above or below the equipment and rotating it at the same time. I don’t need a fancy graphics program that can produce three-dimensional design simulations. I can do it better and faster in my head14 (Grandin, 2006/1995, p. 5)

12Je me reconnais entièrement dans la description approfondie que donne Grandin du fonctionnement de son cerveau neuroatypique. C’est lorsqu’il s’agit de traduire en mots cette pensée graphique et imagée extrêmement détaillée que la tâche me semble insurmontable et, surtout, que le temps et l’énergie nécessaires pour y arriver m’apparaissent comme étant mal investis.

Je n’aime pas écrire. Je me rappelle qu’au moment du dépôt et de l’évaluation de mon projet de thèse par les membres du jury, en juin 2014, on m’ait indiqué qu’il était normalement préférable d’avoir un prototype à présenter à cette étape, lorsqu’on s’apprête à se lancer dans une recherche-création doctorale. Cela permet aux membres du jury d’évaluer la faisabilité du projet de création. Je me rappelle vaguement avoir répondu que mon film-performance allait exister et qu’il était, sans aucun doute, faisable. J’avais projeté et visualisé dans ma tête assez d’aspects pour me convaincre que sa réalisation allait avoir lieu. J’avais soumis des plans et des schémas. Le reste n’était presque que des formalités. Je ne comprenais pas le besoin de devoir communiquer davantage. La réalisation d’un prototype à cette étape-là me semblait une énorme perte de temps et de ressources, puisque la première version du prototype existait entièrement dans ma tête : il ne restait qu’à en effectuer sa concrétisation matérielle et le raffinement de ses détails techniques et esthétiques. Adolescente, je rêvais d’inventer une machine neurologique qui projetterait au mur toutes les images que j’avais en tête plutôt que d’avoir à expliquer mes idées et mes pensées. Il me semblait dommage que seule moi puisse accéder à cette richesse visuelle. Grandin (2006/1995) explique que, selon des recherches menées sur des patients atteints d’une blessure au cerveau, la pensée visuelle et celle langagière proviennent de deux systèmes neurologiques distincts. Elle émet l’hypothèse selon laquelle le système visuel du cerveau des personnes autistes compenserait le déficit du système verbal et linéaire.

Lors de la rédaction de ma thèse, en 2017, j’ignorais encore ma condition neurologique particulière. J’arrivais à fonctionner le plus « normalement » possible, c’est-à-dire au terme d’un effort accru de compréhension et d’analyse des codes sociaux en place. C’était tout ce que je connaissais depuis ma plus tendre enfance : un genre d’imitation de ce que je pensais devoir être et faire, un ajustement constant de cette mise en scène, mais aussi un sentiment d’avoir certaines capacités cognitives très développées comme la mémoire, la capacité de visualisation et de concentration. Je possédais une conscience très claire de mes forces et de mes failles.

Être-au-monde

13Oliver Sacks, neurologue et écrivain britannique, qui a été invité à rencontrer Grandin en 1993, est à l’origine de l’article « An anthropologist on Mars ». À cette époque, l’être-au-monde autistique semble si éloigné de celui du neurotypique qu’il valait mieux le considérer comme une vie extraterrestre. Publié dans The New Yorker, l’article dresse un état des lieux de l’autisme d’une perspective trop datée pour s’y attarder. L’intérêt de cet article réside pour moi dans la description qui y est faite des capacités cognitives des autistes « Asperger », c’est-à-dire ceux et celles catégorisés aujourd'hui dans le niveau 1 du spectre de l’autisme :

  • 15 « Les enfants suivent totalement leurs propres impulsions, sans tenir compte des exigences de l’env (...)

« The children totally follow their own impulses, regardless of the demands of the environment [but] there can be excellent ability of logical abstract thinking. » While Kanner seemed to see autism as an unmitigated disaster, Asperger felt that it might have certain positive or compensating features — a « particular originality of thought and experience, which may well lead to exceptional achievements in later life. » […] The ultimate difference, perhaps, is this: people with Asperger’s syndrome can tell us of their experiences, their inner feelings and states, whereas those with classical autism cannot. With classical autism, there is no « window, » and we can only infer. With Asperger’s syndrome there is self-consciousness and at least some power to introspect and report15 (Sacks, 1993, p. 3).

14Une fenêtre de communication, permise par la capacité de certaines personnes autistes à s’auto-observer et à traduire par les mots ces réflexions, est ouverte, même si encore beaucoup de travail reste à faire pour connecter ces deux mondes : l’intérieur et l’extérieur. Y aurait-il là intérêt à partager et à apprendre de cette différence neurologique ? Haruki Murakami, dans son essai intitulé Profession romancier (2019), à la question « qu’est-ce que l’originalité », utilise la définition du neurologue Sacks tirée de son apprentissage auprès de Grandin et de sa rencontre avec sa créativité atypique :

La créativité, en ce sens, suppose que l’on soit capable de faire œuvre originale, de se détacher des regards habituels qu’on porte sur les choses, de se mouvoir librement dans le royaume de l’imagination, de créer et de recréer pleinement des mondes dans son esprit — tout en surveillant chacune de ces opérations d’un œil critique. La créativité a donc quelque chose à voir avec la vie intérieure — avec la réceptivité aux idées nouvelles et aux sensations fortes (Sacks, cité dans Murakami, 2019, p. 55).

15Cette réceptivité, à la fois don et fardeau, du moins pour moi, viendrait de cette particularité neurologique qu’ont les autistes dans leur expérience sensible et perceptive du monde :

  • 16 Pour les autistes, cela [le fait que le champ instantané de l’expérience soit d’emblée automatiquem (...)

[…] for autistics, this [the field of immediate experience is always already subjective] isn’t the case. We approach the field of experience as « pure », in William James’s sense of being neither subjective nor objective yet — yet ready to be both or either, more and less, multiplicitously16 (Manning et Massumi, op. cit., p. 19).

16Le mode d’être et de perception autistique est à la fois sans filtre et sans profondeur de champ. Cette compréhension sensible du cerveau des autistes est bien loin des travaux aujourd’hui critiqués du psychiatre Leo Kanner (1894-1981) et du physicien Hans Asperger (1906-1980), qui ont entre autres étudié l’autisme chez des sujets majoritairement masculins (quatre sujets sur quatre pour Asperger et huit sur onze pour Kanner).

17Les travaux de la psychiatre britannique Lorna Wing (qui reprend là où avait laissé Asperger) et de Judith Gould, au début des années 1980, précisent de façon incontournable la condition de l’autisme. Elles élaborent l’idée de la triade de déficiences : anomalies des interactions sociales, anomalies de la communication verbale et non verbale et centres d’intérêt restreints. C’est également Wing qui définit pour la première fois l’autisme à partir de l’idée d’un spectre. Le cliché des autistes qui se réfugient dans les stéréotypies (ou les troubles obsessifs-compulsifs, dits TOC), comme le remarque Kanner, se nuance. Cette observation n’est pas le symptôme de l’autisme, mais plutôt un mécanisme parmi d’autres pour apaiser l’anxiété générée par les déficiences sociales et communicatives, soit la frustration de ne pouvoir communiquer l’ensemble de ce que les autistes ressentent et pensent. Ce qui modifie définitivement la perspective. Et si on donnait aux autistes des outils de langage (non verbaux) pour exprimer leur mode d’être-au-monde ?

  • 17 Parce que nous vivons dans un monde où les recherches indiquent que les hommes sont quatre fois plu (...)

Because we are still living in a world where research states males are four times more likely to have AS [Asperger Syndrome] than are females, it remains difficult for women, particularly adult women, to get a proper diagnosis of AS and the support systems that would follow17 (Holliday Willey, 2012, p. 19).

  • 18 À noter que le terme syndrome d’Asperger est aujourd’hui utilisé comme référent culturel, car ce sy (...)

18Liane Holliday Willey est docteure en éducation, autrice et chercheuse spécialisée en psycholinguistique. Elle-même Asperger18, elle découvre, dans les années 1990, les essais et le témoignage de Grandin. Il faudra encore attendre quelques années avant qu’une équipe de recherche (Isabelle Hénault, en collaboration avec Tony Attwood, Valentina Pasin et Bruno Wicker) se penche plus spécifiquement sur les critères diagnostiques de l’autisme typiquement féminin. Cette équipe a récemment publié le résultat de ses recherches sous la forme du premier guide clinique s’adressant notamment aux psychologues et aux éducateur.trice.s spécialisé.e.s : « Le profil Asperger au féminin : Caractéristiques, récit et guide d’évaluation clinique » (2020).

  • 19  […] notre compréhension du syndrome d’Asperger est basée sur les compétences et l’historique de dé (...)

[…] our understanding of Asperger’s syndrome is based on the profile of abilities and developmental history of boys and men. […] Girls and women who have Asperger’s syndrome are different, not in terms of the core characteristics, but in terms of their reaction to being different. […] While boys with Asperger’s syndrome may fixate on facts (and some girls with Asperger’s syndrome can also have an encyclopedic knowledge of specific topics), many girls have an intense interest in reading and escaping into fiction, enjoying a fantasy world, creating a new persona, talking to imaginary friends and writing fiction at an early age19 (Attwood, en préface à Holliday Willey, op. cit., p. 11-12).

19Creating a new persona. Revenons en novembre 2017, un mois avant le dépôt de ma thèse de doctorat. Je reçois, de la part de docteure Isabelle Hénault, un diagnostic tardif de trouble du spectre de l’autisme, niveau 1, avec haut potentiel intellectuel. Hénault travaille alors avec sa propre grille diagnostique, qu’elle a élaborée en collaboration internationale, en vue de la parution du guide clinique pour les femmes adultes Asperger (publié en 2020). Ces dernières, souvent diagnostiquées sur le tard, font partie de ce que Julie Dachez appelle, dans une bande dessinée autobiographique du même nom, La différence invisible (2018/2016). Je m’empresse dès lors de m’intéresser un peu plus profondément au fonctionnement du cerveau autiste, surtout grâce aux témoignages d’autres femmes adultes. Ces recherches m’ont apporté une clé d’interprétation nouvelle pour discuter de la forme que j’ai choisie pour rédiger ma thèse.

Je n’aime pas écrire. Consciente de la contrainte de devoir épouser une structure et une forme conventionnelles pour rédiger une thèse de doctorat « recevable », j’anticipais une tension avec mon processus d’artiste-chercheuse qui repose, quant à lui, sur un désir de liberté et d’affranchissement des structures prédéterminées. Il allait donc de soi que je doive maintenir mon « êthos philosophique » (Foucault, 2004/1984) dans l’écriture de la thèse également. Êthos, du grec, évoque une manière d’être, d’attitude morale et éthique envers le monde, mais aussi envers soi.

20Dans le texte Qu’est-ce que les Lumières ? (ibid.), Foucault revient sur un article de journal rédigé par Kant, répondant à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » pour y trouver là une certaine réponse à la question philosophique de la liberté, du désir de se sortir d’un état de minorité (propre à l’époque des Lumières) ou encore de la libre utilisation de la raison.

On doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans ; il faut être aux frontières. […] Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible (ibid., p. 80).

21Ainsi, la critique doit s’accompagner d’une attitude expérimentale, d’une expérimentation de ces limites, de leur franchissement, et donc aussi de notre propre critique. La difficulté de ce processus viendrait du fait qu’il faille à la fois transgresser la limite et ne pas la perdre de vue, nous rappelle Deleuze (2003/1990). Afin de rendre l’exercice viable, il faudrait se donner des « pratiques ». Mes recherches-créations tentent de replier sur elles-mêmes les limites du média cinéma (et de ses codes) afin de pointer leur franchissement possible. Plutôt que d’en faire une critique, elles lui donnent une forme pratique. Et je crois pouvoir affirmer que l’autisme, du grec autós « soi-même » (être avec soi-même), favorise la perspective et la rigueur nécessaires à cet êthos. Ce qui semble se rapprocher de la définition de créativité évoquée par la triade Murakami-Sacks-Grandin : se détacher des regards habituels, créer et recréer pleinement des mondes dans son esprit et surveiller ces opérations d’un œil critique.

22Je n’aimais pas l’approche consistant à poser une question en début de thèse et à « m’arranger » pour y répondre en structurant le reste du texte sous une forme argumentative. La forme rhétorique de la démonstration linéaire me rebutait. Ce n’est pas la forme que prennent les associations d’idées dans ma tête. Même s’il semble tenu pour acquis que la portion créative de la thèse ne procède pas de la sorte, il n’en va pas de soi pour la portion écrite, du moins dans le programme où j’ai évolué.

23La recherche-création en soi est vectrice de liberté et d’affranchissement. Dans certains programmes ou universités, sûrement plus que dans d’autres. Si cela semble en être le propre (en théorie), je doute que ce le soit dans la pratique des différentes formes que prend l’Institution : attentes, corps professoral, jury, collègues, etc. Il est plus aisé de dire a posteriori que la liberté que je me suis donnée vis-à-vis de la forme de ma thèse relevait de l’évidence. Arrivée d’un parcours d’études en communication-médias (et non en littérature ni en arts), ayant participé à l’ouverture du programme de recherche-création à la maîtrise en communication de l’Université du Québec à Montréal (j’étais alors en deuxième année du programme et l’on m’a donné l’autorisation de déposer une recherche-création), puis un cheminement semblable au doctorat en communication, je peux affirmer que mon choix n’était pas le plus facile.

24Je n’avais pas envie de convaincre personne, encore moins moi-même, même si je me doutais que l’objectif institutionnel de la défense d’une thèse implique de convaincre les membres du jury. Je préférais de loin mettre en valeur le processus de recherche en soi, parce que creuser un problème devrait nous obliger à le reformuler sans cesse, nous approchant ainsi d’un problème le plus vrai possible. La réponse n’est jamais définitive : elle est mouvance, instabilité. Exprimer l’humilité de cette démarche de chercheuse qui accepte de se questionner et de remettre en question son processus à chaque chapitre me convenait davantage. En évaluant à nouveau la métaphore opératoire de la fouille archéologique, je me rendais compte qu’elle comblait également ce besoin et consolidait mon choix. Fouiller un site archéologique nécessite une ouverture d’esprit et une acuité toujours renouvelée afin de permettre la découverte d’éléments non attendus.

  • 20 se créant une persona publique (traduction de l’autrice).

25En empruntant un ton pseudoscientifique, je me suis ainsi créé un personnage (bel et bien « creating a new persona20 » (Atwood, en préface à Holliday, op. cit., p. 12)), à mi-chemin entre la chercheuse à l’approche philosophe que je suis et cette posture fictive d’archéologue que j’ai adoptée afin de comprendre, de me comprendre et de me faire comprendre.

Cette idée de « couches à gratter » servira de filon au présent texte qui devient ainsi un site de fouille archéologique. Nous verrons qu’au fur et à mesure du nettoyage des surfaces, un projet de film émergera à travers les débris de la recherche du problème « vrai ». Sous les couches de sédiments à creuser à la pioche et à épousseter au pinceau, un trésor gît ; comme quelque chose qui était là depuis tout ce temps. Presque comme une évidence très bien dissimulée (Villiard, op. cit., p. 9).

26Avec le recul, je constate qu’il y avait un peu d’irrévérence dans cette posture ; je me moquais de la forme universitaire obligée, à la fois incapable de m’en soustraire complètement et incapable de l’embrasser non plus. Insolence et irrévérence sont des caractéristiques qui m’ont fréquemment été attribuées à l’école primaire et secondaire, alors que je posais mes questions de façon franche et réellement intéressée. Je comprends maintenant mieux le lien entre, d’une part, l’utilisation d’une métaphore pour communiquer le processus de recherche et de création que je venais de vivre sur plusieurs années et, d’autre part, la façon de penser particulière aux autistes. Le fossé qui sépare la complexité et la candeur du monde intérieur d’un.e autiste et le partage de ce monde avec l’autre est parfois vertigineux. Il est exigeant de savoir par où commencer. Il est difficile de ne pas appréhender une perte d’intérêt chez l’autre, un jugement de valeur ou une perception erronée. Je me suis ainsi aménagé une zone de confort au sein des règles, une mise en scène dans laquelle je joue des codes que je me dois de décortiquer : un genre d’affranchissement par le franchissement des limites.

27Heureusement pour moi, cette tactique bien naïve m’aura servie. La métaphore a charmé mon jury de thèse, traduisant juste assez les images dans ma tête pour lui permettre de me suivre. La posture de l’archéologue-philosophe creusant son problème semble avoir réussi à traduire en langage verbal le processus de recherche-création par lequel j’étais passée. Le film-performance et la thèse écrite ont été reçus avec mention d’excellence. Le retour oral ayant été prononcé tout de suite après l’évaluation du jury lors de ma soutenance se terminait comme suit : « Faites-nous le plaisir, madame Villiard, de demeurer insoumise. » Comment leur dire que je ne peux faire autrement ?

Traduire la pensée

28Et je ne suis pas la seule. Le recours à une métaphore pour communiquer les idées d’un cerveau autiste à un.e interlocuteur.trice neurotypique, Gadsby l’utilise également comme porte d’accès entre son autisme et le public. À la suite de son one-woman-show intitulé Nanette (2018) où elle jongle avec les codes du stand-up comedy en y livrant un témoignage touchant sur ses traumatismes, elle a reçu des critiques quant au recours à l’étiquette comedy, qui a été attribuée à son spectacle. Elle s’amuse alors de ces critiques dans son œuvre suivante, intitulée Douglas (2020), dans laquelle elle utilise une fois de plus les codes mêmes du stand-up comedy afin de subvertir la forme. Elle lance une flèche à ses critiques en expliquant que ce spectacle est une métaphore en soi de la communication entre le cerveau d’une autiste et des interlocuteur.trice.s :

  • 21 Parce que, clairement, j’ai trouvé un moyen de partager ma pensée. Vous pouvez appeler ça comme vou (...)

Because, clearly, I’ve worked out a way to share my thinking. Like, you can call this whatever the fuck you need to call this. A monologue. A lecture. […] What this show is… is a metaphorical preposition that explains the relationship between what you think you think you see me think and what I’m genuinely able to think. Because I like the way I think. If the world is right and I’m right in it, I can find my funny zip and my thinking expands. There is beauty in the way that I think21 (Gadsby, 2020).

  • 22 Je m’identifie comme… fatiguée (traduction de l’autrice).

29Elle commence d’ailleurs Douglas (2020) en révélant d’entrée de jeu la structure du spectacle de façon à gérer les attentes des spectateur.trice.s. Les autistes aiment quand les plans de match sont clairs, quand il ne faut pas déduire implicitement les codes. Je le vois aussi comme une façon de ne pas décevoir l’autre, car les autistes, surtout les femmes, provoquent une déception chez l’autre en ne correspondant pas à ce qui est attendu d’elles dans la société. Gadsby en est l’incarnation même avec Nanette (2018), qui a déçu, d’une part, les attentes du genre stand-up comedy de l’avis surtout de ses détracteurs masculins et, d’autre part, les attentes des spectatrices homosexuelles qui auraient souhaité plus de contenu lesbien. Il s’agit là d’une accumulation d’attentes liées aux codes de genres, et Gadsby aimerait s’en soustraire : « I identify as… tired22. » L’une des caractéristiques communes des femmes autistes serait leur allure non genrée provenant à la fois de leurs troubles sensoriels et du fait de ne pas implicitement comprendre les codes sociaux et culturels des genres sexuels :

  • 23 « Les recherches sur le cerveau ont démontré que les troubles sensoriels avaient des fondements neu (...)

Studies of the brain show that sensory problems have a neurological basis. […] Margaret Bauman and her colleagues at Massachusetts General Hospital autopsied the brains of people with autism and found that both the cerebellum and the limbic system had immature neuron development23 (Grandin, 2006/1995, p. 87).

30Il est donc récurrent chez ces personnes de ne pas supporter certaines textures inconfortables de vêtements sur leur peau. Les femmes autistes ont donc tendance à choisir leur confort avant tout en portant très peu de vêtements ajustés ou de maquillage.

Je n’aime pas écrire. Enfant, je choisissais toujours la veille les vêtements que j’allais porter le lendemain. Je les étalais sur mon lit, sous la forme d’une personne humaine (les souliers y compris), puis je dormais de façon à ne pas les déplacer. Je faisais cela afin de pouvoir me projeter à l’avance (me voir être) dans la journée du lendemain, en plus de m’assurer que les textures des vêtements me convenaient. Il m’arrive encore aujourd’hui de choisir à l’avance les vêtements que je porterai si je sais que d’autres éléments anxiogènes seront présents lors d’une situation donnée. La non-compréhension implicite des codes sociaux dans les relations intimes mène bien souvent les femmes autistes à des malentendus, à des déceptions, voire à des abus sexuels (Héneault, 2019). D’un autre côté, elles auraient une capacité au-dessus de la moyenne pour visualiser et saisir rapidement les schémas et les récurrences (patterns). Afin de se débrouiller dans le monde, elles doivent suranalyser les codes pour s’en sortir, souvent au détriment de leur santé physique et mentale. Mais cette importance accordée à l’identification et à la décortication des structures peut leur en donner la maîtrise au point d’être en mesure de les déconstruire, que ce soit ceux du comedy show ou ceux du cinéma, un jeu qui peut s’avérer très libérateur.

Pour moi, le plaisir de déconstruire les codes de la thèse universitaire m’est apparu le seul moyen de m’accomplir dans l’exécution de la tâche. Et la métaphore, le seul moyen d’espérer être comprise. La problématique de ma thèse est d’ailleurs demeurée ouverte et en suspens, libre d’être reformulée. Les dernières lignes de ma thèse vont comme suit : « Notre attitude limite, ayant persisté à travers le processus des pitchs aux institutions artistiques et ses diffusions, ayant également été adoptée dans l’écriture même de cette thèse de doctorat qui tente de repousser la limite de cette forme académique, saura-t-elle durer par-delà l’institution universitaire, son jury et sa soutenance ? » (Villiard, op. cit., p. 85).

Communiquer la métaphore par l’interface

  • 24 Si nous n’avions pas un petit peu de ces gènes d’autistes Asperger dans ce monde, nous n’aurions pa (...)

31Le cerveau autiste s’apparente au fonctionnement d’un ordinateur. Grandin avance même que les développements effectués dans le domaine de la technologie seraient le résultat de travaux impliquant des autistes : « If you didn’t have a little bit of those Asperger autistic genes, you wouldn’t have any computers24 » (2016, de 00:47 à 00:52). C’est également une comparaison que j’utilise pour expliquer son fonctionnement.

  • 25 « Comme je suis autiste, je n’assimile pas intuitivement les informations que la plupart des gens c (...)

Being autistic, I don’t naturally assimilate information that most people take for granted. Instead, I store information in my head as if it were on a CD-ROM disc. When I recall something I have learned, I replay the video in my imagination. The videos in my memory are always specific25 (Grandin, 2006/1995, p. 8).

32Malgré moi, ma mémoire visuelle emmagasine un très grand nombre de photos (dont je n’ai pas besoin). Tout ce que mon regard croise est emmagasiné dans ma tête avec des micro-détails. Adolescente, j’étais myope, mais je ne portais pratiquement jamais mes lunettes. Puis, au début de ma vingtaine, je me suis fait opérer les yeux au laser et c’est alors que j’ai compris que je préférais être myope : cela me permettait de filtrer la densité d’informations visuelles qui me parvenaient. Aujourd’hui, je dois souvent faire des siestes au retour d’une séance de magasinage en raison de tout ce que contiennent les étalages. Chez moi, je dispose les éléments visuels de façon épurée et je replace toujours les choses au même endroit. Bien que cela puisse sembler traduire un trouble obsessif-compulsif, je ne le considère pas comme tel. Je ne vis pas d’anxiété si un objet est déplacé. Seulement, mon cerveau doit prendre une nouvelle photo du nouvel emplacement. Je préfère donc donner un peu de repos à mon cerveau en allégeant sa tâche de capture visuelle d’informations nouvelles.

  • 26 « De plus, mon esprit révise constamment les concepts à mesure que j’ajoute de nouvelles données da (...)

Further, my mind constantly revises general concepts as I add new information to my memory library. It’s like getting a new version of software for the computer. My mind readily accepts the new « software », though I have observed that some people often do not readily accept new information26 (Grandin, 2006/1995, p. 11).

33Je n’ai pas non plus de difficulté à emmagasiner de nouvelles informations. Je dois juste bien les doser pour ne pas tomber en burnout autistique :

  • 27 L’épuisement autistique est un syndrome reconnu défini comme résultant d’un stress chronique et d’u (...)

Autistic burnout is a syndrome conceptualized as resulting from chronic life stress and a mismatch of expectations and abilities without adequate supports. It is characterized by pervasive, long-term (typically 3+ months) exhaustion, loss of function, and reduced tolerance to stimulus27 (Raymaker et al., 2020, p. 140).

  • 28 une obstination obsessionnelle pour l’uniformité (traduction de l’autrice).

34Comme Grandin, je sens que cette capacité d’ouverture à la nouveauté est même particulièrement développée. Ce sont des nuances qui m’apparaissent très peu présentes dans les premiers travaux sur les autistes, ces derniers y étant décrits comme des êtres ayant « an obsessive insistence on sameness28 » (Kanner, cité dans Sacks, op. cit., p. 3). Le cerveau autiste, en plus de fonctionner en banque de données et en visualisation 3D, possède une pensée par associations :

  • 29 « Ma pensée passe du particulier au général suivant un cheminement associatif et non séquentiel. C’ (...)

My thinking pattern always starts with specifics and works toward generalization in an associational and nonsequential way. As if I were attempting to figure out what the picture on a jigsaw puzzle is when only one third of the puzzle is completed, I am able to fill in the missing pieces by scanning my video library. Chinese mathematicians who can make large calculations in their heads work the same way. At first they need an abacus, the Chinese calculator, which consists of rows and beads on wires in a frame. They make calculations by moving the rows of beads. When a mathematician becomes really skilled, he simply visualizes the abacus in his imagination and no longer needs a real one. The beads move on a visualized video abacus in his brain29 (Grandin, 2006/1995, p. 16).

35La pensée par associations diverge de la linéarité du texte écrit. Toutes ces caractéristiques en font un cerveau plus proche en affinités de l’ordinateur que de son semblable neurotypique. Pour arriver à bien le comprendre, donc, une interface claire pourrait être utile. Dans mon projet de recherche-création doctoral, qui était un film-performance joué en direct à l’aide d’un outil numérique créé sur mesure, j’ai remis en question mon interface logicielle tout au long du processus afin d’utiliser la meilleure métaphore possible, passant de celle de la prestation musicale à celle du jeu vidéo. Pourquoi ne pas également remettre en question l’interface faisant office de communication écrite de cette recherche-création ? Comme l’explique Alexander Galloway,

  • 30 l’interface est cette existence « à la limite ». C’est ce moment où une matière importante se disti (...)

the interface is this state of « being on the boundary ». It is that moment where one significant material is understood as distinct from another significant material. In other words, an interface is not a thing, an interface is always an effect. It is always a process or a translation30 (Galloway, 2012, p. 33).

36Selon Galloway, si l’interface est le seuil entre ces deux matériaux, alors il y préfère le terme intraface, supposant que la limite du cadre (de la porte) devrait être repliée à l’intérieur de la porte, un peu comme les limites des codes que notre êthos nous poussent à replier. La clé de compréhension de la métaphore de l’intraface devrait s’y retrouver. C’est ce que fait Gadsby dans la dernière partie de son spectacle Douglas (2020) en nous informant qu’elle s’adresse à ses spectateur.rice.s en métaphore :

  • 31 Honnêtement, le jour où j’ai été officiellement diagnostiquée autiste fut une très bonne journée. P (...)

Honestly, the day I was formally diagnosed with autism was a very good day. Because it felt like I’d been handed the keys to the city of me. Of so many things that had only ever been confusing to me. Like why I could be so intelligent but struggle to leave any proof. Why I can’t fill in forms. Why… Why I felt such a profound sense of isolation my entire life, despite trying so hard to be part of the team. And that is a big thing about being on the spectrum. It is lonely. I find it very difficult to connect to others, because my brain takes me to places where nobody else lives31 (Gadsby, 2020).

37Une autre planète ? Mars ? Une autre ville ? L’entrée en est protégée par une barrière coulissante ? Ou une porte, fermée à clé ? La symbolic key de Grandin ? Ou encore un seuil, une intraface qui en annonce la métaphore ? Lors de la rédaction de ma thèse, la métaphore du site de fouille archéologique a heureusement tenu la route jusqu’à la fin. Après avoir creusé les différentes couches du problème, exhumé les morceaux de projet, les avoir époussetés, classés, assemblés et nettoyés,

une fois l’œuvre « propre », il nous reste à la vernir, à la mettre en scène. Nous avons appliqué un peu de vernis sur le prototype, question d’en figer un peu la composition et la possible dégradation le temps de deux présentations-tests devant public : le 13 avril 2016, dans la cadre du « Vendredi bouilli » — un espace de diffusion libre accueillant des projets en chantier — et le 27 avril 2016, dans une salle de type bar-spectacle, Le Ritz PDB. Le terme de vernissage prend ici tout son sens : c’est le lancement du projet devant public (Villiard, op. cit., p. 76).

38Mais la métaphore m’a également aidée à développer une distance critique par rapport à ma propre création, au sujet de laquelle je devais identifier les réussites et les failles. Elle a été, de surcroît, une façon pour moi de conserver mon êthos. Finalement, elle m’a aidée à traduire ma pensée par le langage. Si j’avais personnellement à imager la différence géographique entre les cerveaux autistes et neurotypiques, ce ne serait pas à l’aide de villes ou de planètes, mais probablement par deux bandes de terre séparées par de l’eau ; rien qu’un pont solide ne puisse relier.

L’une des approches les plus conventionnelles et répandues de la narration interactive est d’ordre éminemment métaphorique. Elle consiste à s’inspirer des concepts de la narration pour mettre en évidence l’importance considérable des interfaces aussi bien dans notre relation aux médias numériques que dans le design d’applications informatiques. Ainsi, à la fin des années 1990, Steven Johnson conclut Interface Culture avec cette affirmation : « Nos interfaces sont les histoires que nous nous racontons à nous-mêmes pour chasser le vide de sens » (Di Crosta, 2009, p. 159).

Finir par raconter une histoire

Je n’aime pas écrire, mais j’aime bien raconter des histoires (habituellement, par l’intermédiaire de la vidéo). Pourquoi pas celle d’une autiste diagnostiquée sur le tard qui raconte comment elle a subverti les codes afin de devenir doctoresse.

Et pourquoi pas celle d’une archéologue, cette alter ego neurotypique, cette persona, afin de rencontrer les attentes de l’institution et des membres de mon jury de thèse de doctorat.

Hannah Gadsby, à peu près au moment où elle reçoit son diagnostic d’autisme, décide de ne plus « jouer » à être cette humoriste dénigrante qui s’autoflagelle sur scène afin de répondre à certains codes de l’humour. Elle en a fait un spectacle, Nanette (2018), dans lequel elle prévoyait annoncer son retrait de la scène. Ce sera plutôt le spectacle qui la propulsera à un autre niveau : celui de femme intelligente et drôle qui utilise savamment sa parole dans l’espace public. En entrevue à la télévision, à The Weekly, un talk-show australien, en 201832, elle explique la satisfaction qui a suivi cette prise de parole publique : « I think I feel quite privileged to be able to say that I’ve done something constructive33. »

Temple Grandin a non seulement révolutionné l’abattage industriel d’animaux en Amérique du Nord, en défiant l’autorité masculine dans le domaine à plusieurs reprises, elle a également propulsé l’avancement des connaissances sur le sujet de l’autisme, et de l’autisme au féminin. Dans un épisode de The Experimenters, sur PBS, on entend Grandin (2008)34 en entrevue audio nous expliquer que ce qui la rend heureuse, c’est de faire quelque chose de constructif sur le terrain.

J’étais persuadée que je n’écrirais jamais d’article pour une revue scientifique. Car pour moi, prendre la parole publiquement est un geste particulièrement épuisant et anxiogène. Or, j’ai vu l’occasion de contribuer au développement de la recherche-création en milieu universitaire en plus d’ajouter humblement un témoignage de l’autisme au féminin à la littérature scientifique ; et, ce faisant, de ressentir l’accomplissement d’un apport constructif. Je n’aime pas écrire pour autant.

Par essence, les histoires existent comme métaphore de la réalité, et les hommes ont toujours besoin de nouvelles histoires, c’est-à-dire d’un nouveau système métaphorique dans lequel ils se sentent comme chez eux, de façon à pouvoir être en phase avec les changements de leur environnement sans finir au tapis. Bien connecter les deux systèmes (le social et le métaphorique), c’est-à-dire jouer avec les interactions entre le monde subjectif et le monde objectif, nous permet d’accepter une réalité incertaine et de conserver la raison (Murakami, 2019, p. 191).

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Notes

1 J’en profite pour remercier Gabriel Tremblay-Gaudette qui a agi à titre de motivateur, de relecteur et d’éditeur du présent article.

2 https://vimeo.com/190439064, consulté le 6 mars 2022.

3 L’intention de cet article n’est évidemment pas de dresser un portrait exhaustif de ce qu’est être une femme autiste. Par contre, si l’on y perçoit une forme de généralisation, veuillez y voir là un passage obligé. L’intérêt de « généraliser » en mettant en commun quelques témoignages de femmes adultes autistes trop longtemps non diagnostiquées est d’arriver à mieux comprendre leurs particularités. Et ainsi tendre vers des critères diagnostiques provenant « de l’intérieur » afin d’aider la communauté scientifique neurotypique à poser les diagnostics et ainsi libérer plusieurs femmes du poids de leur errance diagnostique.

4 « Le champ instantané du présent est à tout moment ce que j’appelle l’expérience “pure” » (James, 2005/1905, p. 47).

5 Que voulons-nous vraiment dire quand nous disons « humain » ? Selon Amanda Baggs, militante pour les personnes autistes, nous ne les incluons certainement pas dans cette définition […]. Nous signifions « neurotypique », qui s’exprime principalement par le biais du langage parlé, et surtout, qui se concentre en premier lieu sur les humains au détriment des autres éléments de l’environnement (traduction de l’autrice).

6 L’autisme est un mode d’être-au-monde. Il est accaparant ; il teinte chaque expérience, chaque sensation, chaque perception, chaque pensée, chaque émotion, et recouvre chaque aspect de l’existence. Il n’est pas possible de séparer l’autisme de la personne (traduction de l’autrice).

7 L’approche neurotypique dose la complexité des schémas relationnels apparents en soustrayant du nouvel environnement ce qui n’est pas immédiatement requis par son attention […] le défi pour l’autisme réside dans « l’absence » de soustraction. La pièce est immédiatement et toujours vécue dans son entièreté (traduction de l’autrice). 

8 Au moment de rédiger cet article, la sortie du livre Ten Steps to Nanette de Gadsby (2022) n’avait pas encore été annoncée.

9 https://www.youtube.com/watch?v=87qLWFZManA, consulté le 6 mars 2022.

10 Mon processus de pensée n’est pas linéaire. Je suis une personne qui pense en images. Je visualise mes pensées. […] Je développe mon propre langage hiéroglyphique qui, d’ailleurs, évolue constamment. Par le biais de ce langage, je peux traduire aisément dans ma tête et réfléchir, mais j’ai de la difficulté à communiquer en sens inverse. Je ne peux ni peindre, ni dessiner, ni sculpter, ni même coudre, et pour ce qui est de l’écriture, même si je me débrouille bien, c’est un processus de traduction tortueux qui, au bout du compte, ne rend pas justice à mes pensées. Et pour ce qui est de les dire à voix haute, comme je l’ai dit, je ne suis pas très douée pour ça. La parole m’a toujours semblé n’être qu’un arrêt sur image incomplet de toute la richesse de la vie qui est en moi. Tout cela pour dire que j’ai toujours compris davantage de choses que ce que je suis capable de communiquer (traduction de l’autrice).

11 Ne pas être capable de parler ne signifie pas n’avoir rien à dire (traduction de l’autrice).

12 « Bien s’entendre avec les autres n’a eu aucun sens jusqu’au jour où j’ai découvert le symbole visuel des portes et des fenêtres. […] Pour négocier un changement majeur, comme le départ du lycée, j’avais besoin de simuler ce qui allait se produire, de mimer chacune des étapes de ma vie en franchissant une porte, une fenêtre ou une barrière » (traduction de Virginie Schaefer, dans Grandin, 1997, p. 36).

13 Tout ce qu’il me reste, c’est de faire de mon mieux pour établir une véritable connexion avec le public (traduction de l’autrice).

14 « Quand j’essaie une machine dans ma tête ou que je travaille sur un problème de conception, c’est comme si je le visionnais sur une cassette vidéo. Je peux regarder l’appareil sous tous les angles, me placer au-dessus ou en dessous, et le faire tourner en même temps. Je n’ai pas besoin d’un logiciel graphique sophistiqué pour faire des essais en trois dimensions. Je le fais mieux, et plus vite, dans ma tête » (traduction de Virginie Schaefer, dans Grandin, 1997, p. 21). 

15 « Les enfants suivent totalement leurs propres impulsions, sans tenir compte des exigences de l’environnement [mais] il peut y avoir une excellente capacité de pensée logique et abstraite. » Alors que Kanner semblait considérer l’autisme comme un désastre absolu, Asperger estimait qu’il pouvait y avoir certaines caractéristiques positives ou compensatoires — une « originalité particulière de la pensée et de l’expérience, qui pourrait bien conduire à des réalisations exceptionnelles plus tard dans la vie ». […] La différence ultime serait peut-être la suivante : les personnes atteintes du syndrome d’Asperger sont en mesure de nous raconter leurs expériences, de nous communiquer leurs sentiments et états intérieurs, alors que celles atteintes d’autisme classique ne le peuvent pas [sic]. Avec l’autisme classique, il n’y a pas de « fenêtre » de communication [sic] ; nous ne pouvons que déduire. Avec le syndrome d’Asperger, il y a une conscience de soi et une certaine capacité d’introspection et de communication (traduction de l’autrice).

16 Pour les autistes, cela [le fait que le champ instantané de l’expérience soit d’emblée automatiquement subjectif] n’est pas le cas. Nous abordons l’expérience comme « pure », au sens où l’entend William James, c’est-à-dire comme n’étant ni subjective ni objective, mais plutôt ouverte. Ouverte à être sujet et/ou objet, à être pleine et/ou vide, à être plurielle (traduction de l’autrice).

17 Parce que nous vivons dans un monde où les recherches indiquent que les hommes sont quatre fois plus susceptibles d’avoir le syndrome d’Asperger que les femmes, il demeure difficile pour ces dernières, en particulier à l’âge adulte, d’obtenir un diagnostic du syndrome d’Asperger, et donc d’avoir un suivi et un soutien cohérent (traduction de l’autrice).

18 À noter que le terme syndrome d’Asperger est aujourd’hui utilisé comme référent culturel, car ce syndrome est entièrement intégré aux troubles du spectre de l’autisme dans le DSM-5 : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.

19  […] notre compréhension du syndrome d’Asperger est basée sur les compétences et l’historique de développement des garçons et des hommes. […] Les filles et les femmes atteintes du syndrome d’Asperger sont différentes, non pas par leurs caractéristiques fondamentales, mais par leur réaction au fait d’être différentes. […] Alors que les garçons atteints du syndrome d’Asperger peuvent développer une fixation sur les faits (et certaines filles atteintes du syndrome d’Asperger peuvent également développer une connaissance encyclopédique sur des sujets spécifiques), de nombreuses filles développent un intérêt intense pour la lecture et la projection dans la fiction, appréciant les mondes et les amis imaginaires, se créant une persona publique et écrivant des fictions à un très jeune âge (traduction de l’autrice).

20 se créant une persona publique (traduction de l’autrice).

21 Parce que, clairement, j’ai trouvé un moyen de partager ma pensée. Vous pouvez appeler ça comme vous voudrez ! Un monologue. Une conférence. […] Ce qu’est ce spectacle… c’est une préposition métaphorique mise à la place de la relation entre ce que vous pensez penser me voir penser et ce que je suis sincèrement apte à penser. Parce que j’aime bien ma façon de penser. Si l’environnement est juste et que je m’y sens bien, je peux alors m’ouvrir honnêtement et ma pensée prend de l’ampleur. Il y a de la beauté dans cette façon de penser (traduction de l’autrice).

22 Je m’identifie comme… fatiguée (traduction de l’autrice).

23 « Les recherches sur le cerveau ont démontré que les troubles sensoriels avaient des fondements neurologiques. […] Margaret Bauman et ses collègues du Massachusetts General Hospital ont étudié le cerveau des autistes et mis en évidence un retard du développement neuronal du cervelet et du système limbique » (traduction de Virginie Schaefer, dans Grandin, 1997, p. 97).

24 Si nous n’avions pas un petit peu de ces gènes d’autistes Asperger dans ce monde, nous n’aurions pas d’ordinateurs non plus (traduction de l’autrice).

25 « Comme je suis autiste, je n’assimile pas intuitivement les informations que la plupart des gens considèrent comme allant de soi. Au lieu de cela, j’emmagasine les connaissances dans ma tête comme sur un CD-ROM. Quand je dois retrouver quelque chose que j’ai appris, je passe la vidéo dans ma tête. Toutes les images vidéo que j’ai en mémoire sont précises » (traduction de Virginie Schaefer, dans Grandin, 1997, p. 25).

26 « De plus, mon esprit révise constamment les concepts à mesure que j’ajoute de nouvelles données dans la vidéothèque de ma mémoire. C’est comme se procurer la dernière mise à jour d’un logiciel pour son ordinateur. Mon esprit accepte facilement la mise à jour du “logiciel”, mais j’ai observé que d’autres personnes n’acceptaient pas facilement d’intégrer de nouvelles informations » (traduction de Virginie Schaefer, dans Grandin, 1997, p. 29). 

27 L’épuisement autistique est un syndrome reconnu défini comme résultant d’un stress chronique et d’une inadéquation entre le manque de soutien et les attentes envers les capacités des personnes autistes. Il se caractérise par un épuisement généralisé de longue durée (trois mois ou plus), une perte des fonctions exécutives et une tolérance réduite aux stimulus (traduction de l’autrice).

28 une obstination obsessionnelle pour l’uniformité (traduction de l’autrice).

29 « Ma pensée passe du particulier au général suivant un cheminement associatif et non séquentiel. C’est comme si j’essayais de trouver à quoi ressemble un puzzle quand seulement un tiers des pièces est en place. Je réussis à voir les pièces manquantes en visionnant ma vidéothèque. Les mathématiciens chinois qui jonglent mentalement avec de très grands chiffres opèrent de la même façon. Au début, ils se servent d’un boulier, le calculateur chinois, qui est fait de plusieurs rangées de perles disposées sur des fils de fer. Ils calculent en faisant glisser les perles. Quand un mathématicien devient très habile, il imagine simplement le boulier et n’a plus besoin de s’en servir. Les perles glissent sur le boulier imaginaire de son esprit » (traduction de Virginie Schaefer, dans Grandin, 1997, p. 35). 

30 l’interface est cette existence « à la limite ». C’est ce moment où une matière importante se distingue d’une autre matière importante. Autrement dit, une interface n’est pas une chose, mais plutôt toujours un effet. C’est donc toujours un processus ou une traduction (traduction de l’autrice).

31 Honnêtement, le jour où j’ai été officiellement diagnostiquée autiste fut une très bonne journée. Parce que c’était comme se faire enfin donner les clés de sa propre cité. Les clés de tant de choses qui avaient toujours été confuses pour moi. Par exemple : comment puis-je être si intelligente, mais n’en rien laisser paraître ? Pourquoi ne suis-je pas capable de remplir de simples formulaires ? Pourquoi... Pourquoi ai-je toujours ressenti un si profond sentiment d’isolement alors que j’essaie tellement de faire partie de l’équipe ? C’est l’un des problèmes majeurs du fait d’être sur le spectre : on se sent seul au monde. Je trouve ça difficile de communiquer avec les autres parce que mon cerveau m’emmène dans des endroits où personne d’autre ne vit (traduction de l’autrice).

32 https://www.youtube.com/watch?v=4Y8V_XMGpRg, consulté le 6 mars 2022.

33 Je pense que je me sens privilégiée de pouvoir dire que j’ai fait quelque chose de constructif (traduction de l’autrice).

34 https://www.youtube.com/watch?v=Ifsh6sojAvg, consulté le 6 mars 2022.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Audrey Villiard, « Ne pas aimer écrire (mais n’en penser pas moins) »Communication [En ligne], Vol. 39/2 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/16875 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.16875

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Auteur

Audrey Villiard

Audrey Villiard est Chantale (www.audreyvilliard.com). Courriel : villiard.a@gmail.com

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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