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Écrire des fictions « vraies »

Enjeux pédagogiques, analytiques et théoriques
Pierre Lascoumes

Résumés

Dans quelle mesure la fiction peut-elle contribuer aux analyses de sciences sociales ? Les techniques narratives sont-elles compatibles avec l’épistémologie de ces disciplines ? L’imaginaire participe-t-il, et si oui, sous quelle forme à la compréhension du monde ? L’auteur s’efforce de répondre à ces questions apparemment anachroniques dans le champ de connaissance du social où le rationalisme prévaut depuis deux siècles. Il rend compte de la façon dont il a été conduit à introduire du fictionnel dans certains de ses travaux et il présente à partir d’exemples concrets les enjeux pédagogiques, analytiques et théoriques auquel il s’est confronté.

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Texte intégral

« Les hommes ne connaissent jamais qu’une partie de la réalité. Pourquoi ? Parce qu’ils ne voient qu’un seul aspect des choses » (Prologue de La ronde, Max Ophuls, 1950)

« Je crois trop à la vérité pour ne pas supposer qu’il y a différentes vérités et différentes façons de la dire » (Michel Foucault, 1984, Dits et écrits II, « Une esthétique de l’existence », p. 1552).

  • 1 Un mode d’argumentation qui se plie aux exigences des sciences exactes : « […] pour être acceptable (...)

1Le double patronage de Max Ophuls et de Michel Foucault silhouette le projet intellectuel qui est le mien : comment rendre compte du multiple ? À l’évidence, aucune forme de langage, qu’elle soit artistique ou scientifique, ne peut y parvenir seule. Mais alors, jusqu’à quel point est-il possible de produire des hybrides ? La présente contribution est, selon les termes de l’appel à projets, un « récit d’engagement » dans lequel je m’efforce de dégager les enjeux pédagogiques, analytiques et théoriques de ma pratique des fictions « vraies ». Par ce terme, j’entends des récits qui mêlent l’imaginaire et le réel. J’exposerai les questions et tensions que j’ai cherché à résoudre en me démarquant du mode rationaliste d’argumentation1 en sciences sociales. En littérature, on oppose aujourd’hui souvent « fiction » et « non-fiction » pour souligner que le réel n’existe jamais qu’à travers des perceptions et des récits. Mais cette litote ne me semble guère éclairante, c’est pourquoi, quitte à paraître vieux jeu, j’ai maintenu l’opposition classique du réel et de la fiction.

2Tout a commencé par un jeu : un ami me demanda en 1987 un texte pour le numéro d’une revue de psychiatrie consacré au « crime ». L’idée m’est ainsi venue de mettre en situation la théorie de Durkheim sur la normalité sociologique du crime et des transgressions. Tel est le point de départ de la nouvelle : « Le retour d’Emile D. » (Lascoumes, 1988).

  • 2 En effet, Becker est aussi un pianiste de jazz.

3Plus tard, la lecture de trois ouvrages m’a montré l’intérêt d’une combinaison de la fiction avec la démarche sociologique. Tout d’abord, Outsiders d’Howard Becker (1985/1963), ouvrage majeur de la sociologie de la déviance, est un recueil d’articles aux statuts divers : une introduction de style universitaire suivie d’une série de textes courts écrits dans un style plus journalistique. Certains d’entre eux (« Culture des musiciens de jazz », chapitre 5 ; « Fumeurs de marijuana », chapitre 6) sont des reportages où les éléments tirés d’une observation participante laissent supposer une implication personnelle de l’auteur2. Ensuite, l’ouvrage de l’historienne Arlette Farge, spécialiste des archives de police du xviiie siècle, Le goût de l’archive (1981) rend compte de sa pratique d’exploration de documents inédits et de l’intimité progressive qui se crée entre elle et les sujets ordinaires dont elle met au jour des fragments d’existence. L’enquête et l’engagement de la chercheuse donnent corps au récit de ces vies minuscules et concrétisent les incertitudes de ce métier. Enfin, le livre de Bruno Latour Aramis ou l’amour des techniques (1992) est une introduction épistémologique à la recherche en sciences sociales telle que l’auteur la conçoit. Il rend sensible et compréhensible sa réflexion didactique en mettant en scène la relation entre un directeur de thèse et une doctorante, en montrant la jeune chercheuse confrontée à son travail d’enquête et à l’utilisation de différents matériaux empiriques. Dans ces trois cas, on retrouve des dispositifs narratifs inhabituels en sciences sociales : des éléments de témoignages exprimés à la première personne ; un enchaînement de points de vue diversifiés (du subjectif à l’objectif) ; un montage de documents mêlant réel et fiction. Ces écrits m’ont indiqué une voie à explorer, dans laquelle l’hétérogénéité des discours stimule l’attention, saisit la réalité sous des angles multiples et non hiérarchisés et suscite des interrogations originales.

4Plus récemment, deux auteurs se sont essayés à des modes de narration innovants où l’imagination stimule les hypothèses. L’historien Philippe Artières s’interroge dans Rêves d’histoire sur l’impulsion qui le conduit à un « désir d’histoire » et qui se produit à l’occasion « d’un télescopage avec le réel » : une route, un tas de bois, un fait divers, un panneau signalétique. Il se demande alors : « […] et si j’en faisais l’histoire : pour les nommer un mot suffit, et derrière lui se déplie l’envie. Ces projets n’occupent parfois l’esprit que quelques heures, mais on imagine alors tout ce qu’ils révéleraient, on convoque les sources disponibles, on frémit à tous les possibles dont ils semblent gros » (2006, p. 9). Un écrivain amateur de psychanalyse, Jacques André, a publié des « micro-fictions analytiques », La revanche des méduses (2021). En 30 petits chapitres, il dévoile la vie glorieuse des méduses, seule espèce qui prolifère quand la biodiversité diminue. Elles se nourrissent de la pollution des océans et sont pour André une métaphore de la pulsion d’agression et d’auto-anéantissement des humains. Ses récits mêlent connaissance scientifique et imaginaire, zoologie et humour.

5Durant les années 1960-1970, le courant du New Journalism porté par Tom Wolfe (1973) a renouvelé le style des enquêtes classiques en introduisant la subjectivité et l’implication personnelle de l’auteur dans ses récits (Becker, 2009). Dans le domaine littéraire des auteurs comme Borges, Nabokov, Kis ou Schwob sont des maîtres de la combinaison d’éléments historiques, de fragments biographiques et de production imaginaire. La diversité des matériaux utilisés et la qualité de leur assemblage donnent à leurs œuvres leur richesse. Dans plusieurs écrits, Umberto Eco (1965, 1979) s’est efforcé de conceptualiser les rapports complexes entre réalité et fiction. Depuis L’œuvre ouverte, il a montré que l’œuvre n’a pas d’objectivité statique, n’est pas porteuse d’un sens clos. Au contraire, elle n’existe que dans une dynamique de communication où objectivité et subjectivité se combinent. L’entremêlement de la réalité objective de l’œuvre et de l’imagination herméneutique subjective de son interprète participe à son ouverture. Leurs interconnexions sont plus importantes que leur opposition : « […] la fiction narrative peut être considérée comme un instrument interprétatif pouvant nous aider à comprendre le monde qui nous entoure. Les récits sont une façon d’ordonner et de donner du sens aux expériences vécues » (Lovito, 2015, p. 1).

  • 3 Ils sortent en même temps, en 1895, le documentaire Sortie d’usine et le film comique L’arroseur ar (...)
  • 4 Laurent Papot est son vrai nom.

6La question des allers-retours entre réalité et fiction a aussi été travaillée par les cinéastes dans leurs débats récurrents sur les rapports entre le documentaire et la fiction. L’enjeu est aussi ancien que le cinéma lui-même, comme en témoignent les premières productions des frères Lumières qui passèrent sans problème d’un genre à l’autre, sans toutefois les mêler3. Le jeu sur la frontière entre ces deux modalités de création visuelle a été intégré à part entière dans certaines œuvres de Chris Marker et d’Agnès Varda. Un livre collectif analyse la diversité des approches des réalisateurs sur ce sujet (Moure et Binh, 2015). Un film récent pose concrètement la question du possible dépassement du clivage documentaire/fiction. Municipale de Thomas Paulot (2021) se déroule dans une petite ville de l’est de la France (Revin dans les Ardennes), où l’on suit une véritable campagne municipale (2020). Culturellement, le projet relève de l’intervention politique et de la sociologie politique en acte. Laurent Papot, un candidat venu de Paris et sans attache locale, s’efforce de rassembler des soutiens et de constituer une liste. Il tient des réunions, fait du porte à porte, serre les mains, tracte, joue au foot avec l’équipe locale. Il est très impliqué. Mais il se refuse à avoir un programme précis. De plus, le candidat-maire ne dissimule pas qu’il est un acteur4, rémunéré par une production et que s’il est élu, il n’occupera pas la fonction, disparaîtra, laissant ses adjoints et ses électeurs exercer le pouvoir. La fiction explicite qu’il nourrit accomplit une fonction critique sur le rapport des citoyens à la politique, le rôle des partis et le sens de la représentation. Répondant à ceux qui considèrent que la fiction entretenue décourage les électeurs potentiels, une participante, ancienne syndicaliste, réplique dans le film : « Au contraire, la fiction de la candidature Papot permet de poser des questions que nous ne poserions pas autrement. »

  • 5 On peut regretter que Becker n’explicite pas la façon dont il a lui-même introduit en sociologie de (...)

7En sociologie, Becker, dans Comment parler de la société (2009), a théorisé les divers modes de représentation de la société. L’originalité de sa démarche est de prendre en compte des formes non scientifiques (littérature, cinéma, photographie, etc.) au même titre que celles des sciences sociales. Il montre que ces différentes représentations reposent sur un ensemble d’activités similaires : sélection — transcription — mise en ordre — interprétation. Chacune d’elles est partielle, car elle est centrée sur l’essentiel de ce qui est utile pour sa démonstration. Le chapitre IX analyse de façon détaillée trois modèles d’analyse « improbables mais utiles » (ibid., p. 161) : les paraboles, les types idéaux et les modèles mathématiques. « Ces représentations clarifient le fonctionnement d’une forme d’action collective obscurcie par les détails historiquement contingents d’un cadre réel particulier » (ibid., p. 162). Il montre aussi que, selon les domaines de connaissance, les formes de représentation reconnues sont routinisées et qu’il est difficile d’innover5.

8De façon peut-être plus inattendue, on trouve chez certains philosophes une réflexion sur la place de la fiction dans leurs constructions théoriques. La référence la plus marquante est celle de Kant, maître de la raison, qui n’hésite pas à traiter le sujet de la vie extraterrestre (Bennington, 2000 ; Clark, 2001 ; Szendy, 2011). Ce que Szendy nomme son « aliénologie raisonnée » et ses « philofictions » (ibid.) lui permet de contribuer à la délicate question de la définition de l’humanité en envisageant une altérité radicale. Il utilise aussi cette référence pour traiter de la « paix perpétuelle » (Bennington, op. cit., p. 106). Plus près de nous, Jacques Bouveresse s’interroge sur ce que la littérature peut apporter à la philosophie et à la connaissance : « Comment la raison peut-elle s’exprimer dans un monde aussi absurde ? » (2008). Pour lui, la littérature fournit des éléments de réponse dans la mesure où elle est une forme de connaissance pratique. Les personnages ne représentent pas des idées, « mais des dispositions à agir » (Engel, 2021, p. 3). Enfin, Jacques Derrida considère que la fiction a un rôle central en philosophie, comme la place du rêve chez Descartes ou la possibilité d’anéantissement du monde dans la phénoménologie de Husserl : « Non seulement on pourrait montrer que tout discours philosophique suppose une certaine fictionnalité, mais qu’il recourt à de la fiction […]. Il y a un moment où la fiction, ou l’exemple fictif, est une épreuve du philosophique » (Derrida et Calle-Gruber, 2006, p. 27-28).

9On peut retenir de ces analyses que tout récit, qu’il soit savant (académique) ou profane (romanesque), est toujours un point de vue sur le réel, une construction « anglée » basée sur un point de vue particulier, allant de l’expérience vécue au discours idéologique. Ainsi, à la question traditionnelle : « Comment rendre compte du réel ? », on peut en substituer une autre : « Comment faire ressentir la complexité du réel ? » Cette approche permet de se démarquer des controverses inépuisables entre le « vrai » et le « faux », le subjectif et l’objectif, en faisant ressortir dans un sens wébérien les compréhensions socialement situées que les acteurs donnent aux situations dans lesquelles ils sont engagés. La combinaison des approches objectivantes et fictionnelles est l’une des façons de répondre à cette question.

10Mon hypothèse est qu’il est possible d’introduire la brûlure du réel dans la science et la froideur du scalpel dans le vécu. Il arrive fréquemment que la vérité soit mieux saisissable par la fiction que par l’archive ou la statistique. Un document, un chiffre n’est pas forcément plus pertinent qu’une œuvre d’imagination pour comprendre le réel. Tout dépend de la façon dont l’information nous atteint. La fiction permet, selon moi, de se faufiler derrière les décors en place, d’échapper aux façades de l’évidence et à celles des constructions dogmatiques. Dans un ouvrage paru en 1997, j’ai tenté ce mélange en alternant des récits en forme de nouvelle littéraire dits « scénario » et des études de cas classiques. Le résultat n’a pas été très convaincant et, bien qu’il ait été publié chez un grand éditeur, le livre n’a pas eu beaucoup d’écho. Un libraire de ma connaissance m’a donné l’une des clés de cette déconvenue. Ne trouvant pas le livre sur ses rayons, je lui ai demandé dans quelle section il avait été rangé. Agacé, il m’a répondu : « Je n’en sais rien. Ce n’est ni un essai ni un roman. Où veux-tu qu’on mette ça ? » Il n’avait pas tort, le mélange des genres ne passe pas facilement dans les productions artistiques et beaucoup plus mal encore dans les sciences sociales. Cela ne m’a pas empêché de poursuivre dans la même veine et de tenter, sous des formats divers, de croiser réalité et fiction, analyse empirique et plongée imaginaire. J’ai utilisé ce procédé de trois façons :

  • dans un but pédagogique, la mise en situation narrative permet de donner à entendre différemment, de mieux saisir l’argumentation et la portée de textes tels L’anomie d’Émile Durkheim et La vie des hommes infâme de Michel Foucault ;

  • dans un but analytique, j’ai construit des idéaux types de rôles sociaux (Bréviaire des politiciens du cardinal Mazarin) ou de fonctionnements structurels (« Wilson et le scandale des médailles ») en scénarisant des sources documentaires ;

  • enfin, dans un but théorique, j’ai cherché à dépasser la rhétorique rationaliste pour comprendre des actes apparemment irrationnels et sortir d’une logique d’indignation ou de dénonciation. J’ai voulu penser autrement des situations de fausse évidence et des dilemmes d’action : un universitaire se soumettant à la censure ou une haute fonctionnaire tiraillée dans un conflit de loyauté.

Un but pédagogique : donner à entendre

11La mise en situation narrative permet de mieux saisir les composantes et les enjeux de certains textes. De travaux menés à partir de L’anomie de Durkheim, puis de La vie des hommes infâmes de Foucault m’en ont fourni l’occasion. J’ai indiqué plus haut le contexte dans lequel j’avais expérimenté pour la première fois l’usage de la fiction pour faciliter une communication pédagogique sur un concept sociologique : l’anomie (Lascoumes, op. cit.). La mise en situation m’a semblé un moyen efficace pour sensibiliser des profanes sans familiarité avec les notions sociologiques des analyses de Durkheim. Et cela d’autant plus que celles-ci allaient à rebours de l’épistémologie ordinaire des psychologues et des psychiatres à qui je m’adressais. Ces derniers envisagent le plus souvent la déviance et la délinquance comme des phénomènes individuels et des pathologies. À l’inverse, Durkheim considère leur normalité, il interprète ces comportements comme des productions sociales logiques et prévisibles. Il s’agissait donc par la narration de conduire les lecteurs à interroger leurs catégories d’analyse et leurs raisonnements préconçus. Pour cela, le récit met en scène un ministre de la Justice qui est contraint, pour éviter une manifestation d’opposants politiques, d’emprunter le métro. À sa grande surprise (et déception), il fait alors face à un univers totalement aseptisé, à des murs dépourvus de graffitis et aux panneaux d’affichage vides, à des couloirs sans papiers ni mégots abandonnés, à des écrans d’information éteints, à des horaires aléatoires, à des voyageurs silencieux au regard vide. Bref, à un monde plongé dans l’anomie. Afin de réduire un niveau de délinquance galopant, le gouvernement avait eu l’idée radicale de supprimer le Code pénal et toute autre forme d’interdiction. Pas d’infraction, pas de crime. Mais il n’avait pas anticipé que quand tout est autorisé, rien n’est plus intéressant, les désirs disparaissent, l’action collective n’a plus de motifs. Les interactions humaines tout comme les activités économiques se sont effondrées. Dans un deuxième temps, on retrouve le ministre de la Justice face à un groupe d’experts. Chacun livre, selon son mode de raisonnement, son diagnostic sur la situation dramatique présente et sa solution. Un sociologue durkheimien a le dernier mot. Il propose l’adoption d’un décret édictant que tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit. La peine encourue peut aller d’une amende de un dollar à la peine de mort. Le texte est adopté et quelques jours plus tard… la vie « normale » reprend et l’on dresse une statue d’Émile Durkheim à la place de la colonne Vendôme face au ministère de la Justice.

12À l’occasion d’une manifestation culturelle sur « Les marges », on me demanda de faire une conférence sur le livre de Foucault Surveiller et punir. Je proposai plutôt de faire une adaptation de La vie des hommes infâmes. Ce texte de 1977 est une introduction à ce qui aurait dû devenir une anthologie des Vies parallèles, à laquelle Foucault travaillait depuis l’Histoire de la folie (1961). Il est basé sur des archives de l’enfermement aux xviie et xviiie siècles. Quelques années plus tard, Foucault en donna une seconde version pour l’introduction qu’il rédigea avec Farge à un recueil de lettres de cachet (Farge et Foucault, 1982). Ces textes sont des analyses de registres d’internement et de courriers adressés au roi par des parents ou des conjoints demandant l’enfermement d’enfants ou d’époux aux comportements jugés immoraux. Mais en relisant le texte de 1977, je fus frappé par quelque chose que l’on ne s’attend pas à trouver dans un écrit de sciences sociales, soit l’émotion exprimée par l’auteur :

L’idée (du livre) m’est venue un jour, je crois bien, où je lisais à la bibliothèque nationale un registre d’internement rédigé au tout début du xviiie siècle […]. Je serais embarrassé de dire ce qu’au juste j’ai éprouvé lorsque j’ai lu ces fragments et bien d’autres qui leur étaient semblables. Sans doute une de ces impressions dont on dit qu’elles sont « physiques », comme s’il pouvait y en avoir d’autres. Et j’avoue que ces « nouvelles » surgissant soudain à travers deux siècles et demi de silence ont secoué en moi plus de fibres que ce que l’on nomme d’ordinaire la littérature, sans que je puisse dire encore aujourd’hui si m’a ému davantage la beauté de ce style classique, drapé en quelques phrases autour de personnages sans doute misérables, ou les excès, le mélange d’obstination sombre et de scélératesse de ces vies dont on sent, sous des mots lisses comme la pierre, la déroute et l’acharnement.

  • 6 Foucault n’en cite que de courts extraits. Ils sont publiés intégralement dans son livre avec Farge (...)

13À la relecture de ce texte, c’est son émotion, ses « impressions physiques » qu’il m’a semblé important de restituer. Au-delà de la dimension documentaire et de la violence sociale dont témoignent ces documents, c’est l’empathie éprouvée par l’auteur pour ces gens de peu, leurs vies minuscules et leurs souffrances qui donne au texte une densité particulière. Et cela d’autant plus que dans la première version du texte, il n’y a que deux très courts extraits de ces « recueils de l’infamie » (cf. Encart 1) et une dizaine dans celui coécrit avec Farge6. Philippe Chevalier, auteur de la notice accompagnant l’édition de ce texte dans l’édition de la Pléiade, indique que Foucault aurait souhaité une publication brute, sans commentaire, des matériaux qu’il avait rassemblés. C’était sans doute pour laisser aux textes toute leur virulence d’expérience intime. Mais dans quelle mesure une archive se suffit-elle à elle seule ?

14J’ai gardé la forme de la conférence qui m’était commandée. Je l’ai un peu surjouée avec une grande nappe vert émeraude recouvrant la table jusqu’aux pieds, dessus une lampe de bureau ancienne et la tenue solennelle des conférenciers. J’ai dédoublé le rôle, nous étions deux à l’interpréter. Entre nous, une haute pile de feuilles A4 pliées sur lesquelles figuraient des extraits de l’archive elle-même. En alternance, nous lisions des extraits de l’analyse de Foucault. Puis, nous nous interrompions en nous levant et en nous approchant du public ou en nous mêlant à lui dans certaines configurations ; nous énoncions des extraits des documents livrant des portraits de femmes et d’hommes « infâmes ». Pour souligner l’actualité du sujet, nous avons introduit quelques extraits du marquis de Sade (1973/1791) ou de Pierre Guyotat (1980/1967). Enfin, nous reprenions la conférence, le plus froidement possible.

Encart 1

Mathurin Milan, mis à l’hôpital de Charenton le 31 août 1707 ; sa folie a toujours été de se cacher de sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d’avoir des procès, de prêter à usure et à fon perdu, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois.

Jean Antoine Touzard, mis au château de Bicêtre le 21 avril 1701 : récollet, apostat, séditieux, capable des plus grands crimes, sodomite, athée si l’on peut l’être ; c’est un véritable monstre d’abomination qu’il y aurait moins d’inconvénient d’étouffer que de laisser libre.

À Monseigneur Hérault, lieutenant général de police.

Jeanne Catry représente très humblement à Votre Grandeur qu’ayant épousé le nommé Antoine Chevalier, compagnon maçon, il y a près de 46 ans, il a toujours donné quelques marques de folie qui ont augmenté d’année en année et que l’on attribuait seulement à sa débauche et mauvaise conduite, ayant toujours dépensé au cabaret tout ce qu’il gagnait sans avoir aucun soin de sa famille et ayant vendu les hardes de sa femme et les siennes pour aller boire au cabaret.

Mais Monseigneur, cette folie a augmenté à tel point que le dit Antoine Chevalier revient souvent à sa maison à toutes sortes d’heures de nuit, tout nu, sans chapeau, et même sans souliers qu’il laisse au cabaret pour paiement de sa dépense et qu’il fait mille extravagances à la maison quoique âgé de 74 ans.

La suppliante qui est une pauvre femme réduite à mendicité par la conduite de son mari, a été conseillée par tous les voisins soussignés de supplier très respectueusement votre Grandeur de vouloir bien avoir la charité de faire renfermer ledit Antoine Chevalier son mari, c’est la grâce qu’elle ose espérer de votre bonté.

Un but analytique : construire des idéaux types

15Le type idéal, notion reprise de Max Weber (1965), est « une construction intellectuelle obtenue par accentuation délibérée de certains traits de l’objet considéré. Cette figure conceptuelle n’est pas sans lien avec la réalité observée, mais elle en présente une version volontairement stylisée » (Coenen-Huther, 2003, p. 532). Becker consacre une section de Comment parler de la société à cette forme qui « définit par la pensée des éléments déterminants de la réalité » (2009, p. 188). À deux reprises, le détour par la fiction m’a permis de dégager, de donner à voir et à entendre des idéaux types politiques en les mettant en action. L’un est lié au rôle social de l’élu et de ses tactiques, l’autre concerne une situation transgressive de trafic d’influence dans laquelle un élu est engagé.

  • 7 Ces propos étaient inspirés par ceux recueillis lors d’une enquête par entretiens que j’avais condu (...)

16Des collègues qui avaient eu l’occasion d’assister à l’une des représentations de La vie des hommes infâmes me demandèrent de monter une représentation pour la clôture du congrès de l’Association française de science politique qui avait lieu dans notre université. J’ai proposé d’adapter des extraits d’un livre méconnu du cardinal Mazarin, Le bréviaire des politiciens (1662). Pour situer cet écrit, j’ai introduit des éléments historiques sur « les sciences camérales », genre dont relève le texte de Mazarin (Laborier, 1999). J’ai aussi actualisé le propos en intégrant des extraits de discours de politiciens contemporains qui avaient repris (à leur insu) le style mazarinien. Cet essai me conduisit à la réalisation d’un spectacle mettant en relation trois types de discours idéal-typiques des justifications produites par des politiciens mis en cause pour leurs transgressions (cf. Encart 2). Tout d’abord, des extraits du Bréviaire des politiciens où Mazarin expose différentes techniques pour conserver le pouvoir, en particulier quand il est attaqué. Ensuite, le montage de déclarations publiques réelles faites par des politiciens mis en cause (Chirac, Cahuzac) jouées sous forme d’interviews journalistiques. Enfin, pour rendre compte de l’ambivalence de ces pratiques de pouvoir, j’ai introduit en contrepoint des discours de citoyens ordinaires7 justifiant de leur point de vue les transgressions des élus.

Encart 2

Mazarin — Bréviaire des politiciens

Si tu es accusé.

Dissimule que tu es au courant des accusations portées contre toi. Veille à ne pas changer ta manière d’agir dans le domaine que visent ces accusations, comme si tu te sentais coupable, sinon ton accusateur se saura découvert et prendra des mesures en conséquence.

Mais chaque fois que l’occasion s’en présente, parle de lui comme d’un ami juré, un spécialiste de la délation. Ajoute que les juges peuvent souhaiter des délateurs comme on souhaite des traîtres à la guerre. Il n’est guère recommandé de s’en faire des amis.

Si tu découvres que l’on t’a dénoncé auprès de ton maître. Il vaut mieux ne pas chercher à te justifier si lui ne t’a pas sommé de le faire. Tu ne ferais que compliquer la situation et t’exposer à de graves ennuis. Réagis au contraire en évitant toute explication.

Mais si tu es prévenu, n’hésites pas à prendre les devants et accuse toi toi-même avant d’être accusé.

J. Chirac (ancien président de la République)

J (journaliste) — Monsieur le Président, un journal du soir publie des documents mettant en cause les origines du financement de votre parti et de vos campagnes. On nous dit qu’il s’agit des confessions posthumes d’un ancien membre de votre parti, une sorte de trésorier clandestin.

JC (J. Chirac) — Je suis indigné par le procédé, indigné par le mensonge, indigné par l’outrance. Il doit y avoir des limites à la calomnie.

J — Il s’agit d’accusations sans fondements ? Sans preuves et sans fondements ?

JC — Aujourd’hui, on raconte une histoire abracadabrantesque. On disserte sur des faits invraisemblables qui ont lieu il y a plus de 14 ans. On exhume un enregistrement réalisé il y a plus de 4 ans et dont le journal qui publie ces propos, les qualifie lui-même d’invérifiables et de sans valeur juridique.

J — Des allégations sans valeurs ?

JC — Des allégations indignes et mensongères. Voilà pourquoi je demande que ces éléments soient transmis à la justice afin que la vérité balaye la calomnie.

J — Il s’agit selon vous de propos imaginaires, d’une sorte de délire d’accusation ?

JC — Je vous dis que tout ce qui est dans ce pseudo-message est pour moi sans fondement, mensonge, calomnie et, pour tout dire, manipulation. Tout cela fera Pschitt !

Armand — citoyen de 65 ans habitant Oroncourt

Autant en politique, je pense qu’il faut être habile, autant je pense qu’il ne faut pas tout dire. Il ne faut pas tout dire à n’importe quel moment. On a quand même le droit, même le devoir souvent, au mensonge par omission, comme diraient les cathos. Mais on ne doit jamais mentir par volonté, ce serait faire quelque chose de faux. Le respect des gens est une valeur cardinale. Et si les politiques ne disent pas tout, c’est justement par respect pour eux.

Il y a des choses qu’il ne faut pas dire. Par exemple, un ministre des Finances qui veut dévaluer, il ne l’annonce pas. La politique étrangère c’est secret à plus de 50 %. Il y a des tas de circonstances dans lesquelles il ne faut pas développer en public ses stratégies, sinon on est sûr de se faire contrer par quelqu’un. On a le droit de ne pas tout dire. Mais je pense que mentir effrontément est quelque chose qu’on ne doit jamais faire, vraiment.

Dans la vie, on n’est pas obligé de dire tout ce qu’on pense les uns des autres. Je vous ai dit ce que je pense des politiques parce que vous êtes un Cnrs. Vous auriez été journaliste, je ne vous l’aurais pas fait. Je ne vous aurais pas dit ce que je pense des trucs qui se passent à Oroncourt…

17J’ai repris ce procédé à l’occasion de l’hommage rendu à un collègue, éminent juriste, alors qu’il prenait sa retraite. Je suis parti de l’histoire véridique de l’infraction de trafic d’influence. En 1887, un député, Daniel Wilson, gendre du président de la République en exercice, Jules Grévy, monnayait l’attribution de décorations (Légion d’honneur, Ordre du mérite) pour financer sa carrière politique et les journaux dont il était propriétaire. Dénoncé et poursuivi, il est finalement acquitté, car aucune infraction à l’époque (fin xixe siècle) ne correspondait à ses actes. En effet, il ne pouvait pas être condamné pour escroquerie, car les décorations avaient bel et bien été accordées ; ni de corruption, car il n’était pas le décisionnaire dans l’octroi des titres honorifiques, mais simple intermédiaire avec son beau-père. Cette décision judiciaire créa un scandale dans le scandale. Quand il fut mis au ban de l’Assemblée nationale, celle-ci s’empressa de créer l’infraction manquante : le trafic d’influence. Mais tout est bien qui finit bien. L’ordre juridique fut mis à jour et quelques années plus tard Wilson fut réélu député et demeura encore vingt ans au Parlement. L’idéal type du politicien corrompu et absous par les urnes trouvait là une parfaite incarnation (Audren et Lascoumes, 2009).

18Ce collègue étant aussi amateur de peinture contemporaine. J’ai construit le récit par touches successives. Les unes portaient sur la controverse juridique, d’autres sur le scandale politique, d’autres, enfin, sur la carrière clientéliste de l’élu. Le tout composait un idéal type de l’élu affairiste dont les transgressions sont inséparables des fonctions politiques et que les votes ne sanctionnent pas.

Subjectivité et rupture avec le rationalisme

19La combinaison dans des récits d’éléments réels et fictionnels, objectifs et émotionnels m’a permis à d’autres occasions de dépasser la rhétorique rationaliste dominante. J’ai réalisé des enquêtes et publications sur les déviances et délinquances des élites économiques et politiques. Ce champ de recherche correspond à ce que les Anglo-Saxons nomment la délinquance en col blanc (white collar criminality — Sutherland,). Que les approches soient moralisantes, fonctionnalistes ou néomarxistes, ces trois approches, les plus fréquentes sur ce sujet, utilisent, au bout du compte, comme principal facteur explicatif « l’intérêt » dans une conception à la fois économique et symbolique. La transgression serait sous-tendue par l’ubris, par les besoins sans fin de l’enrichissement personnel, de la constitution de réseaux claniques et de reconnaissance sociale. Certes. Mon analyse précédente de « l’affaire Wilson » relève de ce modèle. Celui-ci m’a cependant semblé insuffisant dans un certain nombre de cas. La mise en récit m’a permis de prendre en compte des dimensions subjectives pour essayer de cerner des situations difficilement objectivables par les sociologies de l’intérêt. Dans les deux cas que je vais présenter, il s’agit de rendre compte de dilemmes moraux. Les personnages sont aux prises avec des conflits de normes et de valeurs, externes et internes. Un universitaire confronté à la censure cherche une issue. Pour prendre une décision dans un conflit environnemental, une haute fonctionnaire est tiraillée entre les contraintes légales de sa fonction, sa perception des enjeux locaux et les diverses influences auxquelles elle est soumise. Je me suis efforcé de développer une approche compréhensive qui intègre aux données objectives de contexte des éléments subjectifs propres aux acteurs concernés (image de soi, mobilisation d’affects, manipulation des publics). Cette forme narrative est particulièrement utile pour rendre compte de dilemmes d’action, de situations dans lesquelles s’affrontent des rationalités divergentes qui soumettent les acteurs à injonctions paradoxales.

  • 8 À ce sujet, lire « Savoir, censure et cols blancs » (Lascoumes, 1997, p. 49-80).
  • 9 Il qualifiait les entreprises de « systèmes rationalistes, amoraux et non sentimentaux » et les acc (...)

20La nécessité de recourir à une narration plus subjective s’est imposée à moi lorsque j’ai voulu rendre compte d’une énigme : comment un éminent universitaire étasunien, Edwin Sutherland, a-t-il pu accepter au milieu du xxe siècle la censure de l’un de ses ouvrages (Sutherland, 1949)8 ? La question est d’autant plus pertinente qu’il a fallu 35 ans pour que la version non expurgée (The Uncut Version) soit publiée. La situation est d’autant plus étonnante que l’auteur était un universitaire reconnu. Depuis 1935, il dirigeait le Département de criminologie de l’Université d’Indiana, avait publié en 1924 un manuel de référence et présidé à partir de 1939 l’Association américaine de sociologie. L’enquête fortement étayée sur laquelle repose son manuscrit sur la White Collar Criminality avait déjà donné lieu à des publications dans des revues universitaires de premier rang, dont deux dans l’American Sociological Review (1940, 1945). Pourtant, le comité de rédaction de son université lui demanda des coupes majeures. Il devait anonymiser toutes les entreprises dont il parlait, supprimer un chapitre formé de trois études de cas forcément identifiables, enfin, supprimer une série d’expressions jugées non scientifiques car normatives et disqualifiantes9. Malgré les conseils de plusieurs collègues, au bout de quelques semaines, il se conforma à ces exigences, refusant de voir son manuscrit publié ailleurs que chez l’éditeur de son université.

21Sutherland ne s’est jamais expliqué sur cette décision étonnante au premier abord ; la version initiale est dépourvue de tout avertissement. On dispose seulement du texte de l’un de ses disciples, Gilbert Geis, publié en 1983 en préface à la version non expurgée du livre (Sutherland, 1983). Dans une introduction, il retrace les épisodes de la censure, mais il ne donne pas d’indication sur les motifs qui ont conduit Sutherland à se soumettre. C’est pourquoi j’ai essayé de reconstituer les raisons personnelles et professionnelles qui avaient amené Sutherland à accepter ces mesures humiliantes. Le récit que j’ai élaboré est une discussion imaginaire entre l’universitaire et son principal assistant, durant laquelle le premier répond aux objections du second et justifie son choix. Nous sommes alors explicitement dans une fiction, mais elle m’a permis d’explorer les possibles « bonnes raisons », les motifs d’action de Sutherland. J’ai croisé des éléments tirés de sa biographie, de sa socialisation, de ses choix de carrière antérieurs et de ses positions intellectuelles pour rendre intelligible ce qui me semble avoir été la logique de cet auteur, à savoir un moralisme pragmatique.

Encart 3

Sutherland accepte la censure

Je ne chercherai pas à te convaincre, Mark, entends seulement ma position. J’ai fait la part du prioritaire et celle du secondaire. Je m’en suis tenu à la première et cédé sur le reste. Ce que vous réprouverez, toi et d’autres. Une raison simple, mais déterminante à mes yeux m’a fait me soumettre. En cherchant à imposer contre vents et marées White Collar Crime dans sa version initiale, je commettais un péché d’orgueil. Je voulais tout réussir à la fois, nommer l’innomé et le détruire par un tour de magie mégalomaniaque. Je voulais compléter l’œuvre du créateur en la purifiant.

Inutile de lever les yeux au ciel, Mark, Dieu n’est pas responsable de ce qui s’accomplit dans chaque conscience. Tu le sais mieux que quiconque, mon objectif principal est de rendre visible ce qui est masqué depuis des décennies, depuis les débuts de l’économie de marché et du capitalisme, par une gigantesque mystification. L’ordre social n’est pas seulement menacé par les pauvres et les marginaux, mais aussi par une partie non négligeable de ceux qui en sont les principaux bénéficiaires et qui imposent aux autres des règles qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes. Tout est à double face et il faut mettre en cause tous les affichages de moralité. L’entreprise n’est pas par essence incorruptible, pas plus qu’elle n’est exclusivement un facteur de progrès social. Les responsables politiques et économiques ne sont pas des saints, uniquement soucieux du bien commun et infailliblement respectueux des principes du jeu collectif. Au contraire, partout et toujours, il est constant de voir les règles tournées, le pouvoir exercé comme domination ou dirigé vers la satisfaction d’intérêts privés. Mais, nous vivons dans une culture où tout ceci est fondamentalement nié. Pour avoir un minimum de légitimité, il est indispensable de paraître vertueux. Et la censure que l’on m’inflige montre bien à quel point cela doit rester dans l’indicible. Nous sommes là confrontés à l’innommable et il faudra sans doute quelques décennies pour que ce décor de croyances et de réflexes sociaux soit ébranlé. La seule chose qui m’importe est de contribuer, à ma mesure, au démontage des premiers fragments de ce décor trop bien planté et d’amorcer l’objectivation de cette colossale hypocrisie.

— As-tu cédé sur le titre ?

— Non, c’est même en échange de son maintien que j’ai concédé toute une série de choses. Afin de créer de nouveaux contenus, il faut d’abord inventer de nouveaux contenants. Il est essentiel que l’expression « Criminalité en col blanc » s’impose. Bien sûr, elle est un peu ambiguë et c’est pour cela qu’ils l’ont finalement tolérée. Ce qu’ils veulent entendre, c’est qu’il s’agit d’une délinquance personnalisable, commise par les cadres au détriment de l’entreprise. Alors que comme Alfred Sloan (1941) je désigne par là les dirigeants et cadres supérieurs des entreprises. Le concept vise donc l’ensemble des transgressions commises par et pour l’organisation économique. Mais il appartiendra à d’autres, à vous, à vos successeurs de prendre le relais et d’aller plus avant dans l’analyse et, pourquoi pas, dans la dénonciation.

  • 10 « La préfète, la ZNIZFF et les marchands » (Lascoumes, 1997, p. 211-272).
  • 11 Les préfets sont les représentants de l’État à l’échelle territoriale, ils dépendent du ministre de (...)

22Dans un autre récit, j’ai construit une fiction pour rendre compte du développement d’une controverse environnementale et du dilemme posé à la décideuse par l’entremêlement de facteurs légaux, économiques et écologiques dans un contexte où elle subit des influences multiples10. L’histoire est très documentée, elle est la combinaison de deux situations réelles que j’ai mêlées et déplacées dans une autre région présentant des caractéristiques géographiques similaires. L’ensemble peut être considéré comme un cas pédagogique, mais j’ai mis l’accent, comme dans le texte précédent, sur des ressorts individuels reconstitués par moi tels qu’ils auraient pu, éventuellement, ressortir d’entretiens approfondis ou d’histoires de vie. Le point nodal est la position d’une jeune femme préfète du département11, qui détient le pouvoir juridique de décision. Mais elle est aussi l’objet de multiples pressions politiques et économiques. L’enjeu est un projet d’aménagement d’une zone côtière partiellement protégée, convoitée par des promoteurs en concurrence, le tout dans un contexte de lutte politique locale et d’échéances électorales. Le genre du personnage principal n’est pas indifférent (c’était le cas dans l’une des deux affaires). Les femmes fonctionnaires ont, en France, la réputation d’être plus légalistes et moins sensibles aux arrangements politiciens. Leur carrière en pâtit régulièrement, ce sera le cas ici. Dans ce récit, j’ai voulu rendre compte d’une situation complexe où les enjeux légaux, économiques, environnementaux et politiques sont étroitement mêlés et jouent les uns contre les autres. Les stratégies d’acteur divergent fortement, évoluent et s’affrontent d’autant plus qu’existent des soupçons de corruption et de financement politique illicite. Le ressort principal de la narration est l’incertitude dans laquelle est longtemps laissé le lecteur sur l’attitude de la préfète et sa capacité à résister/céder aux multiples pressions. Dans quel sens penchera le rapport de force, quel parti prendra-t-elle et pourquoi ? La relation qu’elle entretient avec son ancien directeur de l’environnement (Jouanin) est déterminante. Après quelques heurts, elle s’est rapprochée de lui. Certains témoins estiment qu’il l’a séduite intellectuellement et peut-être plus. Toujours est-il qu’au bout du compte, elle tranche en faveur des positions écologistes, et la justice lui donne raison. À l’issue de l’affaire, le directeur de l’environnement est promu au ministère de l’Écologie à Paris. Fort du succès de son action, le président de l’association écologiste locale s’est présenté avec succès aux élections législatives et amorce une carrière politique. Quant à la préfère… La nouvelle s’achève ainsi.

Encart 4

En revanche, madame la préfète est toujours au même poste. Elle supporte de plus en plus mal le climat local et enchaîne bronchite sur sinusite. Les promesses de mobilité qui lui avaient été faites quelques mois plus tôt deviennent de plus en plus floues. Un collègue de promotion en poste chez le premier ministre lui laisse même entendre qu’après son arbitrage dans le conflit récent et le soutien apporté aux écologistes, son dossier est vraisemblablement signalé : « Fais-toi oublier quelque temps », conseille-t-il, « sinon ce sera l’outre-mer ou un placard ».

Elle a cessé de téléphoner à Jouanin. Ils s’appelaient de temps en temps avec un amusement réciproque. Leur dernière conversation a été orageuse. Elle lui a adressé des reproches qu’il a jugé insupportables, l’accusant de s’être laissé manipuler par les écologistes et les partis d’opposition. Ceux-ci auraient conclu un contrat d’allégeance avec La Colonnaise. Un grand groupe spécialisé dans l’équipement des communes serait devenu leur principal financeur : on lui devrait le paiement de publicités, d’un colloque et des diverses campagnes électorales récentes. « Les Renseignements généraux ne sont pas mes seuls informateurs », précisa-t-elle pour couper court à toute réplique. « La Colonnaise vient d’obtenir les lingots de sa pièce en emportant, coup sur coup, dans tout le département les contrats de concession en renouvellement de l’eau et des déchets ménagers. Le groupe a également des projets de développement touristique intégré à l’environnement tout à fait originaux, genre cité lacustre. Ça devrait vous passionner ! » ajouta-t-elle en éclatant d’un rire méprisant qui leur fit mal à tous les deux.

Conclusion

23Je pense qu’il est possible dans un numéro de revue comme celui-ci d’évoquer le plaisir qu’il y a à concevoir des narrations et à écrire dans un style moins corseté que ce qui est attendu d’une publication universitaire standard. Certes, la subjectivité de l’auteur est toujours perceptible à travers le choix de sa problématique et le style adopté. Mais elle est rarement assumée en tant que telle. De plus, quand elle est repérée, elle est en général assimilée à un défaut, à un manque de scientificité et de professionnalisme contraire au dogme wébérien de la « neutralité axiologique ». C’est à l’inverse que conduit le recours à la fiction. La capacité de conviction de cette forme dépend en grande partie de l’implication du narrateur, des images et des émotions qu’il suscite et des ruses de construction qu’il emprunte.

  • 12 Médaille Fields 2010.

24Il est possible d’aller plus loin et d’avancer qu’en matière scientifique, la part de l’imaginaire est souvent négligée, tant les apparats rationalistes sont indispensables à la reconnaissance par les pairs. La longue controverse traversée par Charles Darwin pour faire aboutir la théorie de l’évolution témoigne de cette dynamique. On peut avancer qu’avant de la démontrer, Darwin a sans doute longuement rêvé durant sa longue expédition sur le Beagle et les vingt ans qui suivirent ce qui deviendra sa théorie. Ce lent processus erratique de transformation de la pensée a été décrit par un mathématicien12 et un compositeur de musique contemporaine dans leur ouvrage sur la création (Beffa et Villani, 2015). Le hasard, l’essai-erreur et les déplacements par l’imaginaire tiennent une place centrale dans l’innovation.

  • 13 Les yeux composés ou yeux à facettes sont formés de récepteurs sensibles à la lumière dits ommatidi (...)

25Enfin, à l’occasion de cet article, je me suis interrogé sur l’influence de mon goût pour la fiction sur mon écriture académique. L’a-t-il modifiée, contaminée ? Je discerne trois influences. Tout d’abord, j’ai intégré de plus en plus souvent dans mes textes des encarts rédigés sur un mode narratif, des vignettes qui éclairent sous un jour particulier la démonstration. Il peut s’agir de portraits, de récits d’événements précis, d’extraits documentaires ou d’entretiens. Ces gros plans ajoutent une épaisseur à la ligne argumentative principale en conduisant à envisager la situation sous des angles différents, voire inattendus. Ensuite, utiliser la fiction pour construire des idéaux types ou pour rendre compte de l’entremêlement des rationalités d’action a été pour moi un moyen de me doter d’un instrument interprétatif afin de rendre compte de réalités multi-niveaux, voire contradictoires en apparence. Enfin, la fiction documentée permet d’ordonner et de donner du sens aux expériences vécues, elle conduit aussi à la mise en évidence du rôle de la subjectivité dans les phénomènes sociaux. Une démonstration de sciences sociales par fragments me semble possible. Roland Barthes en a réalisé une avec sa fausse autobiographie Roland Barthes par Roland Barthes : « Écrire par fragments : les fragments sont alors des pierres sur le pourtour du cercle : je m’étale en rond : tout mon petit univers en miette : au centre quoi ? […] Parce que l’incohérence est préférable à l’ordre qui déforme » (1975, p. 111-112). Dans cette voie, il serait intéressant de développer un œil de mouche mental et narratif, d’acquérir une acuité perceptive et expressive proche des « yeux composés » de ces coléoptères13. C’est une piste possible pour répondre aux attentes de trois grands sociologues anglais qui, à l’occasion du centenaire du périodique The Sociological Review (Osborne, Rise et Savage, 2008), ont rédigé un article programmatique dans lequel ils appellent à un renouveau des formes d’argumentation sociologique et des modes de raisonnement. Selon eux, les premiers auteurs de la discipline étaient très innovants, mais l’académisme a peu à peu figé les énonciations : « […] nous sommes aujourd’hui lestés par l’héritage des classiques. » Ils plaident ainsi pour la valorisation de formes créatives et hétérodoxes, « even dirty » (ibid., p. 529).

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Notes

1 Un mode d’argumentation qui se plie aux exigences des sciences exactes : « […] pour être acceptables les jugements doivent découler d’un raisonnement irréfutable, dans lequel chaque étape est la conséquence logique d’une conclusion antérieure, elle-même établie de manière incontestable » (Viktorovitch, 2021, p. 29).

2 En effet, Becker est aussi un pianiste de jazz.

3 Ils sortent en même temps, en 1895, le documentaire Sortie d’usine et le film comique L’arroseur arrosé.

4 Laurent Papot est son vrai nom.

5 On peut regretter que Becker n’explicite pas la façon dont il a lui-même introduit en sociologie de nouvelles formes comme celles qui figurent dans Outsiders.

6 Foucault n’en cite que de courts extraits. Ils sont publiés intégralement dans son livre avec Farge (1982).

7 Ces propos étaient inspirés par ceux recueillis lors d’une enquête par entretiens que j’avais conduite dans un cadre universitaire.

8 À ce sujet, lire « Savoir, censure et cols blancs » (Lascoumes, 1997, p. 49-80).

9 Il qualifiait les entreprises de « systèmes rationalistes, amoraux et non sentimentaux » et les accusait d’effectuer « une propagande cynique » pour maintenir une bonne image dans le public.

10 « La préfète, la ZNIZFF et les marchands » (Lascoumes, 1997, p. 211-272).

11 Les préfets sont les représentants de l’État à l’échelle territoriale, ils dépendent du ministre de l’Intérieur. Toutes les autres administrations doivent leur rendre compte de leurs actions. Ils sont aussi une interface puissante entre les élus locaux et nationaux de leur département et l’État.

12 Médaille Fields 2010.

13 Les yeux composés ou yeux à facettes sont formés de récepteurs sensibles à la lumière dits ommatidies. Certains coléoptères en ont jusqu’à 30 000.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Lascoumes, « Écrire des fictions « vraies » »Communication [En ligne], Vol. 39/2 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/16823 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.16823

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Auteur

Pierre Lascoumes

Pierre Lascoumes a effectué sa carrière au sein du ministère de la Justice puis du CNRS. Il a également enseigné à l’Université de Montréal et à celle de Genève. Il est aujourd’hui directeur de recherche émérite, rattaché au Centre d’études européennes de Sciences Po Paris. Courriel : lascoumes.pierre@gmail.com

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