1En mai 2008, Hydro-Québec (HQ) annonce qu’elle a sélectionné 15 soumissions pour l’achat d’énergie éolienne produite au Québec. La province compte alors environ 339 éoliennes en activité (Québec, 2009), et l’annonce des 15 nouveaux parcs éoliens, totalisant 1 000 nouvelles éoliennes dispersées dans 8 régions du Québec, confirme l’essor de la filière éolienne au Québec. Par cette annonce, HQ établit aussi l’importance de l’énergie éolienne dans sa nouvelle stratégie de développement énergétique au Québec.
2Pour ceux qui ont suivi de près les délibérations publiques du projet controversé du Suroît, il s’agit là d’un virage remarquable. En effet, en octobre 2001, HQ et le gouvernement du Québec avaient conjointement annoncé la construction d’une centrale thermique au gaz naturel à Beauharnois, à environ 50 km au sud-ouest de Montréal. HQ soutenait alors que la demande énergétique des Québécois était en croissance rapide et constante et que l’entreprise ne pourrait satisfaire à la demande à court et à moyen terme sans importer de l’énergie des autres provinces canadiennes et des États américains voisins. HQ affirmait vouloir continuer à privilégier l’énergie hydroélectrique, mais elle se disait dans l’obligation de prendre en considération une autre source d’énergie dans l’immédiat, les projets hydroélectriques pouvant prendre plus de dix ans à se réaliser.
3Par la suite, le projet du Suroît fait l’objet de deux consultations publiques : devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) en 2002 et devant la Régie de l’énergie (REQ) en 2004. Le projet est alors vivement contesté par de nombreux collectifs et citoyens du Québec, tant dans le cadre de ces consultations officielles que dans celui des divers forums de délibération publique offerts par les médias. À l’automne 2004, HQ décide finalement d’abandonner le projet, affirmant vouloir miser sur le développement de l’énergie éolienne et l’efficacité énergétique, deux options présentées comme des solutions de rechange viables au Suroît par plusieurs opposants au projet depuis le début de la controverse en 2001.
4Ainsi, en mai 2008, à l’annonce des projets éoliens retenus par HQ, plusieurs journalistes et groupes écologistes s’empressent de souligner que l’essor de l’énergie éolienne au Québec est le fruit de la bataille livrée contre le Suroît. Dans un communiqué de presse commun, des groupes écologistes tels qu’Équiterre et Vivre en ville déclarent :
Ce bloc de 2 000 MW est en quelque sorte le résultat de l’opposition populaire massive au projet du Suroît. C’est à la suite de cette mobilisation historique, puis des audiences qui ont suivi à la Régie de l’énergie, que le gouvernement du Québec a décidé de faire de l’éolien l’une des pierres angulaires du développement énergétique du Québec (Rainville, 2008).
5Ces événements de la vie publique québécoise et, en particulier, les nombreux débats publics à propos du Suroît entre 2001 et 2004 ont retenu notre attention, car ils semblent étayer la thèse du rôle primordial de la délibération publique dans les démocraties modernes. En effet, tant au sein des trois paliers de gouvernement que dans la population canadienne, les appels à la délibération semblent toujours plus pressants. Le contexte politique canadien regorge de consultations publiques, d’audiences publiques et de forums mis en place par les gouvernements ou la société civile, sur des enjeux aussi divers que l’avenir du système de santé canadien, le développement durable de la production porcine au Québec ou la révision du plan d’urbanisme de la Ville de Montréal. Or, de nombreuses études s’interrogent sur la place de ces initiatives de communication publique en démocratie. Depuis la thèse de Jürgen Habermas (1978) sur l’espace public, il est devenu usuel d’associer démocratie et débat public, comme en témoigne d’ailleurs l’essor de la littérature scientifique des quinze dernières années sur la notion de démocratie délibérative (Benhabid, 1996 ; Bohman, 1996 ; Bohman et Rehg, 1997 ; Cohen, 1989 et 1996 ; Dryzek, 1990 ; Fishkin, 1991).
6Paradoxalement, alors que dans les sociétés démocratiques l’idée de la nécessité d’un dialogue entre les acteurs semble faire l’unanimité, le pessimisme quant à la qualité et aux fonctions démocratiques des initiatives concrètes de dialogue est patent. En effet, les acteurs témoignent régulièrement d’un décalage entre les cadres normatifs de démocratie délibérative et les expériences réelles de dialogue auxquelles ils participent. On évoque notamment le manque d’intérêt des citoyens et leur faible taux de participation, les contraintes liées à l’orientation et aux conditions du débat ainsi que l’ambiguïté qui entoure le statut de la délibération dans la prise de décision politique. Cette inquiétude en ce qui concerne la possibilité d’une démocratie véritablement délibérative se manifeste aussi dans une certaine littérature qui proclame le déclin — sinon la disparition — d’un espace public capable d’accueillir et d’alimenter le dialogue politique (Barber, 1995 et 1998 ; Putnam, 1993, 1995, 1996 et 2000).
7En réponse à ces inquiétudes, un nombre grandissant de politicologues et de communicologues préconise désormais un tournant empirique dans les études sur la sphère publique et la démocratie délibérative (Asen, 2004 ; Blondiaux, 2000 ; Fraser, 1995 et 2001 ; Hall, 1995 et 1998 ; Hauser, 1999 ; Hauser et Benoit-Barné, 2002). Ces penseurs suggèrent que les modèles idéalisés de délibération existants ne sont pas adaptés aux pratiques contemporaines de communication publique — ou comme le dit si justement Nancy Fraser, à la critique de « notre démocratie, telle qu’elle existe réellement » (2001 : 127). Cette étude s’inscrit dans ce courant. Elle vise à définir à partir d’un cas concret la manière dont les délibérations publiques façonnent les pratiques rhétoriques mêmes de la délibération.
8À cet égard, le cas du Suroît soulève, selon nous, une question de recherche empirique intéressante : de quelles manières les deux consultations publiques à propos du projet du Suroît ont-elles pu contribuer à créer des conditions de délibération propices à l’essor de l’énergie éolienne des dernières années au Québec ? Nous proposons de développer une réponse rhétorique à cette question, c’est-à-dire que nous étudions les pratiques du discours par lesquelles les citoyens et les collectifs d’une société cherchent à obtenir l’accord de leurs interlocuteurs (Charland, 2003). Notre objectif est d’expliquer comment leurs différentes manières d’exprimer et de défendre un point de vue à propos du Suroît lors des consultations publiques du BAPE et de la REQ ont pu contribuer à la popularité croissante de l’énergie éolienne au Québec.
9Pour ce faire, nous abordons tout d’abord les fondements théoriques de notre approche rhétorique de la délibération publique. Nous présentons ensuite les stratégies méthodologiques qui en découlent ainsi que nos analyses de la rhétorique des principaux participants aux consultations du BAPE et de la REQ. Nous mettons alors l’accent sur l’évolution des différentes manières dont l’énergie éolienne a été caractérisée par ceux-ci. Ces analyses nous permettent de discuter quelques-unes des conséquences directes et indirectes de ces changements de pratiques rhétoriques pour le déroulement même du débat sur le Suroît. En particulier, nous défendons l’idée que l’évolution des pratiques rhétoriques de la délibération à propos du Suroît et de l’énergie éolienne a nourri une compréhension nouvelle du vent : alors que le vent est tout d’abord une force de la nature imprévisible pouvant être saisie par l’expérience directe et discutée en termes ordinaires, il acquiert finalement un nouveau statut dans le discours comme ressource naturelle pouvant être contrôlée et exploitée. En conclusion, nous revenons sur l’importance des études empiriques pour comprendre les contributions de la délibération publique au fonctionnement des démocraties modernes.
10Depuis une vingtaine d’années, une perspective théorique issue de la tradition rhétorique nord-américaine vise à renouveler les modèles idéalisés de démocratie délibérative par l’étude empirique du discours et des interactions qui façonnent la sphère publique contemporaine (Asen, 2004 ; Asen et Brouwer, 2001 ; Benoit-Barné, 2002 et 2007 ; Hauser, 1998a, 1998b et 1999 ; Olson et Goodnight, 1994 ; Phillips, 1999 ; Squires, 2002). Cette littérature porte une attention particulière aux modalités rhétoriques par lesquelles l’acteur en situation de parole, en contexte tant institutionnel que familier, contribue à définir et à gérer un monde commun.
11Dans son ensemble, cette littérature élargit la définition de la délibération publique pour la présenter comme un « processus d’échange de raisons dans le but de résoudre des situations problématiques » (Bohman, 1996 : 27. Notre traduction) afin d’y inclure un plus large éventail de pratiques rhétoriques par lesquelles les acteurs politiques participent aux débats de leur époque. En particulier, les études ont documenté le rôle clé des narratifs dans les débats publics (Fisher, 1984 ; Lewis, 1987), l’importance des formes visuelles de la communication dans la délibération (DeLuca, 1999) et la force créative des controverses publiques, en particulier la capacité des discours oppositionnels à (re)cadrer les thèmes et les normes du discours public (Goodnight, 1991a et 1991b ; Olson et Goodnight, 1994 ; Philips, 1999 ; Fabj, 1998).
12La controverse publique devient alors un moment rhétorique privilégié de l’exercice démocratique. Trudy Govier définit une controverse comme « une opposition soutenue et consciente à une affirmation » (1999 : 246. Notre traduction). Contrairement au désaccord, la controverse n’est pas un conflit ponctuel limité dans le temps et dans l’espace. Ses manifestations sont multiples et changeantes, et si la controverse publique se tarit, elle ne disparaît pas nécessairement complètement. Par exemple, certaines controverses notoires récurrentes, telles que celles à propos de la réglementation de l’avortement ou de la possession des armes à feu, semblent durer depuis des temps immémoriaux.
13Plusieurs auteurs ont mis en évidence la capacité des controverses publiques à transformer les opinions, mais aussi les pratiques et normes de communication par lesquelles une société débat des enjeux qui l’animent (Goodnight, 1991a, 1991b et 2005 ; Govier, 1999 ; Olson et Goodnight, 1994). Dès lors, la controverse publique n’apparaît pas comme un obstacle qui entrave la délibération publique. Elle est plutôt un phénomène constitutif de la vie publique contemporaine, car elle crée les conditions de son existence et façonne de manière significative le déroulement même des débats publics. Évidemment, cela ne signifie pas que les controverses publiques aient nécessairement une valeur positive. Par exemple, les controverses sont souvent des contraintes à la prise de décision, car la multiplicité de points de vue et d’opinions exprimés peut paralyser le processus décisionnel (Govier, 1999 ; Schon et Rein, 1994).
14Les auteurs expliquent la force constitutive des controverses publiques de diverses façons. Selon Govier, l’opposition est un attribut nécessaire de la controverse qui peut expliquer son énergie créatrice. Elle précise : « Il y a une controverse à propos d’un enjeu Z lorsque les gens qui réfléchissent à Z sont en désaccord à son propos, qu’au moins deux visions de Z existent et que ces visions sont discutées et débattues » (1999 : 247. Notre traduction). L’opposition qui en résulte pourrait ainsi servir à révéler des erreurs et des suppositions implicites, ce qui facilite la compréhension des points de vue concurrents mis en avant par les parties et contribue alors potentiellement à la reformulation de ces positions. Pour sa part, Leah Ceccarelli met l’accent sur l’importance du « débat courtois », qu’elle définit comme « un processus créatif qui tisse judicieusement ensemble certains aspects des positions pour et contre afin d’en faire ressortir un tissu collectif plus fort » (2005 : 291. Notre traduction). Selon Ceccarelli, ce n’est pas tant le fait que les parties s’opposent et débattent selon des perspectives concurrentes qui explique la force créative des controverses, mais plutôt le fait que les acteurs s’engagent dans une forme d’argumentation particulière, caractérisée par « des concessions mutuelles, de la révision et de la défense, de l’ajustement et de la contradiction amicale » (2005 : 276. Notre traduction).
15Enfin, G. Thomas Goodnight (1991a, 1991b et 2005) offre probablement le point de vue le plus approfondi sur le sujet en établissant un lien entre les controverses publiques et la (re)définition même des normes et pratiques de communication qui cadrent le débat public. En effet, selon lui, une controverse publique peut déstabiliser et transformer nos manières de débattre d’enjeux controversés. Conformément à cette perspective, il définit la controverse publique comme « un site où les relations présupposées entre la communication et le raisonnement sont ouvertes au changement, à la réévaluation et au développement par la confrontation argumentative » (1991a : 5. Notre traduction). En d’autres termes, une controverse ne fait pas que révéler des opinions et des postulats à propos d’un sujet particulier, mais elle met aussi en jeu des manières de dire et des règles de débat plus ou moins explicites qui cadrent le déroulement même d’une délibération, c’est-à-dire « [q]ui peut parler, ce qui compte comme preuve, quelle parole a de l’autorité, quelles sont les raisons reconnues, […] et si des pénalités devraient être encourues par ceux qui formulent des objections » (1991a : 6. Notre traduction). Ainsi, Goodnight nous invite à documenter l’influence constitutive des controverses publiques en analysant comment les acteurs d’un débat public contribuent à la (re)formulation même des pratiques du débat auquel ils participent. C’est dans cette optique que nous avons réalisé l’étude des deux consultations publiques à propos du Suroît que nous présentons dans les lignes qui suivent.
16Nous inspirant de Goodnight (1991a, 1991b), nous avons cherché à documenter l’influence constitutive de la controverse du Suroît en étudiant comment les pratiques rhétoriques auxquelles elle a donné lieu dans le cadre d’un dispositif officiel de délibération publique ont évolué au fil du temps. Plus particulièrement, nous avons 1) examiné la manière dont l’énergie éolienne a été caractérisée par les principaux acteurs engagés dans deux consultations publiques autour du Suroît, en 2002 et en 2004, 2) déterminé si ces caractérisations et les pratiques rhétoriques qui les soutiennent ont changé au fil du temps et 3) pris en considération les conséquences de ces changements dans le déroulement de la controverse du Suroît. Bien que les controverses publiques soient des phénomènes complexes qui débordent nécessairement le contexte officiel et étroit de la consultation publique, nous suggérons qu’une analyse rhétorique minutieuse de ces deux consultations publiques menées à deux ans d’intervalle nous permet de réaliser notre objectif de recherche, qui est de comprendre la manière dont un débat controversé évolue par la (re)formulation même des pratiques rhétoriques qui le caractérisent. Il nous semble ainsi important de préciser que notre objectif et la démarche méthodologique privilégiée ne nous permettent pas d’offrir une analyse globale du déroulement et des implications de la controverse du Suroît. Il s’agit plutôt ici de contribuer à la compréhension d’un phénomène discursif particulier, soit l’évolution des pratiques rhétoriques de délibération publique, et d’expliquer son influence sur le déroulement d’une controverse.
17La consultation de 2002 a été tenue par le BAPE. La mission de cet organisme consiste à informer et à consulter la population du Québec à propos d’enjeux environnementaux. Ses conclusions n’ont aucun pouvoir contraignant, mais elles « [éclairent] la prise de décision gouvernementale dans une perspective de développement durable, lequel englobe les aspects biophysique, social et économique » (BAPE, 2009). La consultation du BAPE a eu lieu un an après l’annonce initiale du projet de construction du Suroît par HQ. Le BAPE tient alors 11 séances de consultation publique sur le Suroît, en septembre et en octobre 2002, auxquelles prennent part 485 individus en soumettant un mémoire écrit ou en présentant leurs arguments de façon orale. Les transcriptions des séances (du domaine public) représentent 944 pages de texte. Dans son rapport rendu public en février 2003, le BAPE recommande l’abandon du projet. Il conclut que le projet augmenterait de façon importante les émissions de gaz à effet de serre au Québec, compromettant ainsi les objectifs canadiens du protocole de Kyoto. À la suite de ce rapport, le projet n’est pas autorisé par le gouvernement péquiste du Québec.
18Cependant, en avril 2003, le gouvernement libéral de Jean Charest prend le pouvoir. Ce nouveau gouvernement autorisera, en décembre 2003, la construction d’une version légèrement modifiée du Suroît. En effet, selon HQ, le « nouveau » Suroît doit amener une diminution des émissions de gaz à effet de serre du Québec en passant des 2,8 % prévus dans le projet original à 2,6 %. La centrale serait aussi plus écoénergétique, puisque l’énergie résiduelle de la centrale devrait servir à réchauffer des serres voisines. À la suite de l’annonce publique de la construction de cette nouvelle version du Suroît, la contestation populaire et la délibération publique à propos du Suroît atteignent leur apogée. Le gouvernement du Québec décide alors de tenir une deuxième consultation publique devant la REQ, une organisation gouvernementale responsable de déterminer les besoins énergétiques du Québec et d’établir les tarifs d’électricité. Alors que le BAPE devait étudier les conséquences environnementales du Suroît, la REQ doit déterminer si les besoins énergétiques du Québec justifient la construction de la centrale. Les audiences de la REQ durent 12 jours ouvrables pendant lesquels 50 mémoires sont présentés et 34 groupes interviennent oralement. Les transcriptions des séances (du domaine public) représentent 3 055 pages de texte. Dans son rapport rendu public en juin 2004, la REQ statue que le Suroît n’est pas « indispensable » pour satisfaire les besoins énergétiques du Québec, mais que le projet est tout de même « désirable » (Régie de l’énergie, 2004e : 8). Cinq mois plus tard, en novembre 2004, le gouvernement du Québec annonce l’abandon définitif du projet, invoquant notamment l’opposition populaire qu’il génère.
19Notre corpus initial comprend les transcriptions des séances du BAPE et de la REQ, soit presque 4 000 pages de texte. Une analyse rhétorique d’un corpus de cette ampleur suppose plusieurs étapes. Au moyen d’une lecture attentive du corpus puis d’une recherche par mots clés, nous avons tout d’abord dégagé la rhétorique des acteurs à propos de l’énergie éolienne. Il s’agissait ici de définir les points de vue exprimés par les acteurs à propos de l’énergie éolienne et ses divers artefacts, tels que les éoliennes, les parcs éoliens et les cartes des vents. Un « point de vue » est ici défini comme un ensemble de propositions et d’idées exprimées par une rhétorique particulière par rapport à une question en débat. Cette rhétorique pouvait prendre des formes diverses : principalement des arguments plus ou moins développés, constitués d’une thèse généralement clairement exprimée et d’une justification plus ou moins détaillée, mais aussi des descriptions, des explications, des anecdotes qui n’étaient associées explicitement par les acteurs à aucune thèse en particulier, mais qui, en fonction de l’ancrage théorique en rhétorique qui est le nôtre, participaient du point de vue exprimé par ceux-ci. Cette première étape nous a permis de réduire considérablement le corpus puisqu’une partie importante des échanges ne concernait pas directement la question de l’énergie éolienne. Nous nous sommes par la suite concentrés sur l’analyse de ce corpus réduit (100 pages de texte) afin de déterminer les acteurs et les caractéristiques des différents points de vue qui s’affrontaient à propos de l’énergie éolienne. Nous avons principalement cherché à comprendre comment les pratiques rhétoriques des principaux acteurs participent à la définition même de l’énergie éolienne. Pour ce faire, nous avons porté une attention particulière aux définitions argumentatives proposées par les acteurs du débat, aux principaux termes que ceux-ci employaient pour qualifier l’énergie éolienne et, de manière générale, au choix des mots par lesquels les acteurs présentaient leurs points de vue et cherchaient à obtenir l’accord de leurs interlocuteurs. La présentation de notre analyse s’organise autour des trois principales manières de caractériser l’énergie éolienne proposées par les acteurs lors des deux consultations publiques et révélées par notre analyse. Elle met l’accent sur les pratiques rhétoriques sur lesquelles elles reposent ainsi que sur leurs conséquences dans la progression du débat.
20Lors des audiences publiques du BAPE, la question de savoir si l’énergie éolienne représentait une solution de rechange appropriée à la construction du Suroît était encore un enjeu mineur peu débattu. Bien que 15 des 34 mémoires soumis au BAPE aient fait référence à l’énergie éolienne, une poignée de participants ont mentionné l’énergie éolienne dans la présentation de leur mémoire devant l’assemblée. Il est également important de noter qu’aucun expert attitré en énergie éolienne n’a participé au BAPE et que le seul enjeu soulevé par ceux qui en ont parlé concernait la possibilité de remplacer le Suroît par le développement de l’énergie éolienne.
21Malgré le statut marginal de l’énergie éolienne comme sujet de débat devant le BAPE, HQ a su promouvoir son projet de construction du Suroît en faisant un plaidoyer fort contre la viabilité de l’énergie éolienne en tant que solution de rechange à une centrale électrique alimentée au gaz naturel. Ce plaidoyer se fondait sur deux stratégies rhétoriques de définition liées l’une à l’autre : 1) la caractérisation de l’énergie éolienne comme une forme d’énergie complémentaire et 2) des arguments contre l’énergie éolienne qui s’appuyaient sur la nature imprévisible du vent lui-même comme preuve de sa non-fiabilité. Ainsi que nous le verrons, ces deux pratiques combinées ont permis à HQ d’étayer sa vision de l’énergie éolienne comme énergie d’appoint à laquelle on ne peut se fier pour satisfaire les besoins croissants en énergie de la population québécoise.
22D’abord, HQ a su définir l’énergie éolienne comme une source complémentaire d’énergie en créant une distinction ferme entre une source additionnelle (ou complémentaire) d’énergie et une source primaire (ou stable) d’énergie. Prenons par exemple l’affirmation suivante :
Je pense que l’éolien, attaché au réseau, peut fournir, quand il vente, en période d’appoint, donc peut fournir de l’énergie. Mais pas une énergie qui peut permettre de répondre à des besoins qui sont des besoins certains, à des moments qui sont des moments certains […]. L’éolien, c’est de l’énergie quand tu en as. Je ne dis pas que ça n’a pas sa place. Je dis juste que de l’énergie quand tu en as, ça ne donne pas de l’énergie quand tu en as besoin (BAPE, 2002a : 70).
23La dernière phrase de cette intervention est particulièrement intéressante. Elle souligne le principe sur lequel se fondait la distinction entre les sources d’énergie complémentaire et primaire : la possibilité pour HQ de contrôler la production de l’énergie. Alors que, selon HQ, il est possible de contrôler la production d’une énergie stable, il est impossible de le faire avec l’énergie éolienne puisque les éoliennes fournissent de l’énergie seulement quand il vente (« […] l’éolien, attaché au réseau, peut fournir, quand il vente ») et non quand HQ veut de l’énergie ou en a besoin (« L’éolien, c’est de l’énergie quand tu en as »). Ainsi, selon HQ, l’énergie éolienne ne peut être qu’une source additionnelle d’énergie. En somme, une source primaire d’énergie peut être générée sur une base continue ou au moment nécessaire, tandis qu’une source d’énergie additionnelle est intermittente et ne peut pas être générée sur demande. La distinction est cruciale parce qu’en tant que source additionnelle d’énergie, l’énergie éolienne ne peut pas être une solution de rechange satisfaisante au Suroît. La force de cette stratégie est plus claire dans l’intervention suivante :
Peut-on envisager d’autres solutions ? Une centrale thermique en cycle combiné, tout comme une centrale hydroélectrique avec réservoir ou une centrale nucléaire, est destinée à la production de base. Elle peut fonctionner en tout temps, indépendamment des conditions climatiques. La filière éolienne recèle un potentiel intéressant, que le Québec aura avantage à développer. Cependant, les vents ne sont pas assez stables pour qu’un parc d’éoliennes puisse se qualifier comme source de production de base. Elle peut compléter d’autres sources elles-mêmes fiables en puissance et ce, en tant que filière d’appoint. Pour assurer la sécurité d’approvisionnement des Québécois, cette option, malheureusement, ne convient pas (BAPE, 2002d : 44).
24Comme l’indique cet extrait, une deuxième stratégie rhétorique importante dans le plaidoyer contre l’énergie éolienne consiste à s’appuyer sur le vent comme une preuve claire de l’absence de fiabilité de l’énergie éolienne : « L’éolien, qu’est-ce que vous voulez, si le 15 janvier, il ne vente pas, ça ne nous donnera pas de l’énergie […] » (BAPE, 2002a : 70). Le vent comme preuve de la non-fiabilité de l’énergie éolienne repose sur l’idée de sens commun selon laquelle la nature, surtout les conditions météorologiques, est à la fois imprévisible et difficile à contrôler. Ainsi que le résume un des participants au débat, cette idée repose sur « un fait que tout le monde connaît, c’est-à-dire que le vent ne souffle pas 24 heures sur 24, 365 jours » (BAPE, 2002b : 72). Le vent est fondamentalement « intermittent », un des principaux termes qu’HQ utilisait au BAPE pour qualifier le vent et souligner qu’il souffle à intervalles irréguliers et imprévisibles. De plus, en incluant dans ses déclarations à propos de l’énergie éolienne des considérations telles que « si le 15 janvier, il ne vente pas » ou « quand il vente » (BAPE, 2002a : 70), HQ a su insister sur cette idée que le vent est imprévisible et difficile à contrôler, ce qui suggère par la même occasion que HQ n’a (et ne peut avoir) aucun contrôle sur la production stable d’énergie éolienne parce qu’elle ne contrôle pas le vent lui-même.
25En 2002, devant le BAPE, l’argument de sens commun selon lequel l’énergie éolienne n’est pas fiable, car le vent lui-même est imprévisible et incontrôlable, a imprégné la rhétorique des opposants au projet, particulièrement chez HQ. Le vent (et son intermittence fondamentale) était alors la preuve ultime contre l’énergie éolienne ; tous les acteurs, peu importe leur expertise en production d’énergie, étaient en mesure d’apprécier cette preuve. En fait, l’argument de sens commun semblait si convaincant que même ceux et celles qui s’opposaient au Suroît et soutenaient le développement de l’énergie éolienne l’ont accepté, comme le montre ce commentaire d’un représentant du Parti vert du Québec : « L’éolien, je sais très bien que c’est pas quelque chose de fiable parce que les vents sont… ce qu’ils sont, donc [des fois] il y en a… et [des fois] il y en a pas. Donc, c’est sûr que c’est quelque chose de pas très continu » (BAPE, 2002c : 74).
26De leur côté, les défenseurs de l’énergie éolienne insistaient plutôt sur la possibilité de minimiser l’intermittence du vent et de garder le contrôle sur la production énergétique en combinant l’énergie éolienne et l’hydroélectricité. Ils mentionnaient la possibilité d’ajouter des éoliennes au réseau déjà existant, de manière à pouvoir se fier à l’hydroélectricité lorsqu’il ne vente pas. Leurs propositions semblent toutefois avoir eu peu d’influence sur le déroulement du débat car, loin de contrer l’argumentation d’HQ, elles confirmaient plutôt sa définition particulière du vent. En fait, à ce moment de la controverse, l’argument de sens commun d’HQ, selon lequel l’énergie éolienne n’était pas fiable comme solution de rechange au Suroît en raison de la nature fondamentalement imprévisible et incontrôlable du vent, était particulièrement efficace et difficile à contrer.
27Comme le montre ce survol des principales pratiques rhétoriques du plaidoyer contre l’énergie éolienne, les représentants d’HQ ont été en mesure de promouvoir une image favorable d’eux-mêmes et de leur organisation par leur rhétorique à propos de l’énergie éolienne. En faisant la promotion d’une certaine compréhension de l’énergie éolienne comme n’étant pas fiable parce que le vent est incontrôlable, HQ a disqualifié l’énergie éolienne comme solution de rechange au Suroît. En même temps, elle s’est promue elle-même comme une organisation publique responsable envers la population, en assurant la production stable d’énergie au moindre coût possible. Par exemple, ses représentants démontraient qu’HQ prenait au sérieux sa responsabilité à l’égard de la population lorsqu’ils insistaient sur l’importance de pouvoir pleinement contrôler la production stable d’énergie. Ainsi, alors qu’ils disqualifiaient l’énergie éolienne comme solution de rechange au Suroît, ils pouvaient affirmer agir dans le meilleur intérêt de la population. Il leur était possible de défendre cette position sans qu’il y ait contradiction, précisément parce qu’ils n’avaient pas lié leur identité en tant qu’organisation responsable à la promotion d’un mode particulier de production d’énergie (hydroélectricité, énergie thermique ou énergie éolienne). Au contraire, être responsable signifiait ne pas promouvoir une forme particulière d’énergie à tout prix, mais plutôt promouvoir la meilleure solution disponible à ce moment-là, de façon à protéger la sécurité énergétique des Québécois. Nous voyons ici la possibilité pour HQ de modifier par la suite son point de vue à propos de l’énergie éolienne (c’est-à-dire de définir autrement les implications de l’énergie éolienne pour le Québec et pour l’avenir de la compagnie) sans perdre la face.
28De janvier à juin 2004, le projet du Suroît a pris une place importante dans l’ordre du jour médiatique, et un nombre croissant de citoyens a commencé à exprimer son opinion à propos du projet, dans les médias et dans Internet. Le 1er février 2004, 4 000 personnes ont manifesté contre le Suroît devant le siège social d’HQ, au centre-ville de Montréal (Corriveau, 2004). Quelques jours plus tard, une enquête d’opinion a révélé que 67 % des Québécois se disaient contre la construction du Suroît (Bisson, 2004). Les opposants à la construction du Suroît ont alors réussi à attirer l’attention sur les promesses de l’énergie éolienne et son potentiel comme solution de rechange viable à d’autres formes d’énergie, particulièrement l’énergie thermique. De plus, le développement rapide de la technologie éolienne leur donnait de nouveaux arguments économiques. Ils pouvaient maintenant affirmer que le coût de l’énergie éolienne était aussi concurrentiel que celui de l’énergie thermique, ce qui donnait plus de crédit à l’idée d’un projet d’éoliennes pour remplacer le Suroît. Par ailleurs, une revue de presse des articles à propos de l’énergie éolienne publiés entre 2002 et 2004 dans les principaux quotidiens de la province nous permet de constater que l’énergie éolienne a reçu de plus en plus de couverture médiatique, ce qui a dû permettre à la population d’apprendre à mieux connaître ses forces et ses faiblesses. Notamment, la population a été informée de plusieurs histoires à succès de l’énergie éolienne dans des pays comme l’Allemagne, le Danemark et l’Espagne. Nous pensons que cette couverture médiatique croissante a progressivement démystifié le sujet, perturbant l’équilibre de l’argument de sens commun sur lequel la rhétorique d’HQ s’était largement appuyée pendant les audiences du BAPE.
- 1 Des représentants de trois organismes qui se spécialisent dans la réalisation de projets éoliens ( (...)
29Ainsi, la rhétorique à propos de l’énergie éolienne, devant la REQ, fut considérablement différente de celle au BAPE. D’un enjeu mineur, l’énergie éolienne est devenue un thème important des délibérations devant la REQ. L’énergie éolienne a été mentionnée chaque jour et débattue en détail par une grande quantité d’acteurs différents. En fait, des 34 groupes, 23 ont fait référence à l’énergie éolienne. Plusieurs experts attitrés en énergie éolienne ont participé à la consultation1, ce qui a certainement contribué à établir l’énergie éolienne comme un des principaux thèmes de cette consultation. Plusieurs enjeux liés au développement de l’énergie éolienne au Québec furent alors soulevés et débattus : 1) Quelle place l’énergie éolienne pourrait-elle ou devrait-elle occuper dans le parc de production d’HQ ? 2) Comment les parcs éoliens devraient-ils être conçus pour être le plus efficace possible ? 3) L’énergie éolienne est-elle une solution de rechange au Suroît ? En somme, plus les acteurs discutaient de l’énergie éolienne, plus nombreux et diversifiés devenaient les enjeux débattus. Finalement, et de façon particulièrement intéressante dans le cadre de cet article, le vent comme force de la nature fondamentalement incontrôlable avait presque disparu du répertoire des preuves contre l’énergie éolienne, ce qui a forcé HQ à recadrer le sens qu’avait l’énergie éolienne pour elle et, plus largement, pour la population du Québec.
30Lors de leurs interventions à la REQ, les représentants d’HQ parlaient toujours de l’intermittence du vent, mais celle-ci était maintenant définie comme un risque, une source de préoccupation et surtout un défi qui pouvait et devait être relevé si l’on voulait utiliser l’énergie éolienne au Québec. Par exemple, dans la déclaration suivante du président d’Hydro-Québec Production, nous notons une tentative explicite de recadrage de ce que l’intermittence du vent signifie dans le débat sur le Suroît :
[…] moi ce que je vous dis c’est que l’éolien, le défi, le défi, puis je le présente, j’utilise à escient, ce n’est pas un problème c’est un défi et c’est un défi qu’on peut relever si on travaille ensemble. C’est cette question de l’intermittence, donc l’équilibrage (Régie de l’énergie, 2004b : 56-57).
31En somme, plutôt que d’être la principale preuve qui au BAPE mettait fin à la discussion sur l’énergie éolienne, l’intermittence du vent et la façon dont elle pouvait être le mieux gérée sont devenues un point de départ dans la délibération à la REQ. Le terme central intermittent demeurait omniprésent, mais il était utilisé différemment et avec des conséquences nouvelles.
32Alors qu’au BAPE le terme intermittent était employé par les acteurs du débat pour qualifier le vent et disqualifier l’énergie éolienne comme source primaire d’énergie, à la REQ, il était surtout utilisé pour caractériser l’énergie éolienne et débattre de son bon usage au Québec. Les acteurs des deux côtés débattaient maintenant de la meilleure manière de gérer la variabilité dans la production d’énergie éolienne. Cette nouvelle façon d’utiliser le terme intermittent confirme que le débat sur l’éolien avait évolué de façon importante en deux ans. Il était maintenant possible de débattre de l’énergie éolienne comme solution de rechange à d’autres modes de production énergétique.
33Ce faisant, HQ a tenté de deux manières de disqualifier l’énergie éolienne comme solution de rechange à une centrale alimentée au gaz naturel lors de ses interventions à la REQ. Ses représentants ont 1) caractérisé l’énergie éolienne comme une forme d’énergie émergente et sous-développée et 2) soulevé de nombreuses questions à propos de la production et de la distribution de l’énergie éolienne — afin de servir de preuves qu’il était risqué de s’appuyer sur l’énergie éolienne à cette époque. Prenons l’extrait suivant comme expression de ces deux pratiques :
Il faut qu’on connaisse réellement les enjeux et les risques qui sont associés à l’éolien, quel est le coût réellement de l’éolien ? Quel est le coût qui va être supporté par l’ensemble des consommateurs ? Quels sont les enjeux techniques de façon à bien les connaître ? Les enjeux d’interconnexions, les enjeux également d’équilibrage, des enjeux environnementaux aussi (Régie de l’énergie, 2004a : 31-32).
34Tout au long des délibérations, HQ a soulevé plusieurs questions concernant l’énergie éolienne, sans en fournir les réponses. Elle a souligné qu’il était trop tôt pour dire si l’énergie éolienne serait une bonne source d’énergie pour le Québec et que le rôle de l’énergie éolienne au Québec était toujours trop incertain. Par conséquent, son argumentation contre l’énergie éolienne comme solution de rechange au Suroît était moins directe et moins affirmée que pendant le BAPE. HQ a répété, par exemple, qu’elle croyait au futur de l’énergie éolienne, affirmant qu’elle est « une filière qui est en émergence [et] qui pourrait avoir des attributs intéressants » (Régie de l’énergie, 2004a : 40), mais elle exprimait néanmoins des doutes quant à son futur immédiat au Québec.
35En somme, HQ démontrait maintenant de la prudence. Elle dépeignait l’énergie éolienne comme une source d’énergie acceptable mais toujours en développement, comportant d’éventuelles caractéristiques négatives et des impacts qui devaient être mieux compris et mieux étudiés. Les nombreuses questions qu’elle a soulevées puis laissées sans réponse lors des délibérations ont été les arguments clés de son plaidoyer contre l’énergie éolienne. La caractérisation de l’énergie éolienne comme forme d’énergie additionnelle (une des stratégies importantes d’HQ devant le BAPE) était non seulement absente de sa rhétorique, mais elle était maintenant ouvertement reniée par HQ, comme l’illustre cette déclaration de Thierry Vandal, président d’Hydro-Québec Production : « […] moi, je suis de ceux qui croient que l’éolien n’est pas une solution d’appoint ; l’éolien, c’est une filière, qui est une filière qui peut se développer, sur un horizon de, par exemple, de moyen-long terme » (Régie de l’énergie, 2004b : 54). Nous voyons ici que l’énergie éolienne devenait pour HQ une source primaire d’énergie plus crédible. Ce qui demeurait toutefois était l’opinion que l’énergie éolienne n’était pas une solution de rechange viable au Suroît, non pas parce qu’elle était peu fiable comme source primaire d’énergie, mais en raison des aléas de sa production, de sa distribution et de son utilisation au Québec.
36Les opposants au Suroît et les promoteurs du développement de l’énergie éolienne ont eux aussi caractérisé l’énergie éolienne différemment devant la REQ. Ils soutenaient maintenant que l’énergie éolienne serait une source primaire et fiable d’énergie si les éoliennes étaient dispersées dans les régions du Québec. En présentant des façons de gérer l’intermittence du vent et en se référant à de récentes histoires de réussites de l’énergie éolienne en Europe, ils ont répliqué à l’argument selon lequel l’énergie éolienne devait être associée à de l’hydroélectricité pour être fiable, établissant ainsi la technologie éolienne comme une source primaire d’énergie.
37Leur proposition selon laquelle l’énergie éolienne serait une solution de rechange viable au Suroît reposait sur la démonstration que le vent est prévisible et que sa variabilité peut être prévue avec précision et, par conséquent, gérée. Afin d’établir ce fait, les acteurs ont adopté une combinaison de pratiques rhétoriques leur permettant de définir le vent comme une ressource naturelle, c’est-à-dire comme « moyens dont on dispose » (Larousse, 2009). Dans la controverse autour du Suroît, le vent est devenu une ressource lorsque ses défenseurs ont montré qu’il y avait de grandes réserves de vent au Québec qui étaient à la disposition d’HQ quand la compagnie devait et voulait produire de l’énergie. Nous conclurons notre analyse en passant en revue trois pratiques clés par lesquelles les opposants au Suroît ont pu étayer cette proposition.
38Premièrement, la rhétorique des opposants au Suroît est devenue plus technique. Plusieurs acteurs, particulièrement les experts en énergie éolienne, ont discuté de la possibilité de prédire le vent. Ils ont parlé de sa vélocité, de sa température, de sa qualité et de sa direction. Ils ont fourni des détails à propos de technologies éoliennes existantes, particulièrement les éoliennes elles-mêmes, les prévisions éoliennes et les cartes des vents. Dans leur rhétorique, le vent n’était plus cette force naturelle qui est principalement vécue et connue par les sens. Il était présenté comme un objet d’étude scientifique. Cette manière de parler a certainement contribué à établir l’autorité des experts attitrés en énergie éolienne tout en constituant la preuve qu’il est possible de prédire le vent, car ceux-ci montraient qu’ils connaissaient la façon dont il se comporte dans des conditions géographiques et météorologiques variées, tout en prouvant posséder les outils nécessaires à son contrôle.
- 2 Voir les numéros spéciaux de 1996 et de 2007 de la revue Argumentation and Advocacy à propos de l’ (...)
39Deuxièmement, l’énergie éolienne est présentée comme une possibilité à exploiter. Plusieurs acteurs ont insisté sur le fait que le Québec a un grand potentiel éolien, soutenant que « Canada is wind rich » (Régie de l’énergie, 2004d : 306) et que « Quebec is sitting on a massive opportunity with respect to wind energy » (Régie de l’énergie, 2004d : 301). Nous suggérons que les promoteurs de l’énergie éolienne ont pu établir ce potentiel de façon convaincante en s’appuyant sur le terme gisement et en se référant à des cartes de gisements éoliens. Alors que la population avait souvent entendu parler d’un gisement de gaz ou de pétrole, elle découvrait probablement cet usage technique du terme, décrit comme un potentiel éolien qui, en raison de sa nature, ne reste pas en place et ne peut s’accumuler en un lieu particulier. Les promoteurs de l’éolien pouvaient même montrer ces lieux dans la province en se fiant aux cartes des vents. Ces cartes sont fondées sur des simulations numériques et montrent la vélocité moyenne des vents et leur puissance dans un endroit donné. La force persuasive des inscriptions visuelles telles que les cartes, les diagrammes, les formules, les dessins, les photographies et les caricatures est bien documentée dans le champ de la rhétorique2. Bruno Latour (1979, 1987 et 1990) a lui aussi décrit l’omniprésence et l’importance des inscriptions visuelles en science. De son point de vue, les inscriptions visuelles sont convaincantes parce qu’elles sont à la fois « mobiles » et « immuables ». Dire qu’elles sont mobiles implique qu’elles permettent aux plaideurs de transporter et de montrer des entités qui ne pourraient pas être présentées autrement. Par exemple, une experte en énergie éolienne peut apporter un « gisement de vent » dans sa mallette, sous la forme d’une carte des vents, jusque sur les lieux d’une consultation publique. Dire que les inscriptions visuelles sont immuables signifie qu’elles fixent une donnée ou un point de vue sur le monde d’une manière particulière qui peut aisément être reproduite et combinée à d’autres inscriptions visuelles. Dans le cas de la délibération à la REQ, la possibilité de montrer un potentiel éolien et de le fixer pour référence future a contribué à la force persuasive des cartes des vents. En effet, en rendant visible, et donc concret, ce qui n’existe que comme potentiel, les cartes des vents ont permis aux promoteurs de l’énergie éolienne d’affirmer de façon convaincante que le vent est là en grande quantité, en attente d’être « cueilli ». L’argument selon lequel le vent existe in potentia en grande quantité au Québec a participé à la définition de l’énergie éolienne comme solution de rechange au Suroît plus viable. En fait, en 2004, il devenait difficile d’éviter de parler de son utilisation au Québec.
40Troisièmement, nous pensons que ce tournant dans le débat a aussi été rendu possible par une manière de parler de l’énergie éolienne qui soulignait sa capacité à agir et à produire des effets. À la REQ, plusieurs de ceux qui s’opposaient au Suroît et faisaient la promotion de l’énergie éolienne ont assigné une forme d’agence à des éléments comme le vent, les éoliennes, les parcs d’éoliennes ou l’industrie de l’éolien. Ces entités sont devenues des agents non humains capables d’actions telles que produire de l’énergie, créer des emplois, résoudre la situation, éviter les coûts sociaux et environnementaux de l’énergie thermique, changer la vie des citoyens ou ne pas polluer. La déclaration suivante est une illustration de cette pratique : « La filière éolienne crée beaucoup plus d’emplois que la filière thermique : elle ne requiert aucun coût pour le combustible » (Régie de l’énergie, 2004c : 74). La pratique d’assigner une agence à des non-humains est courante dans la langue ordinaire (Cooren, 2004, 2008a, 2008b et 2009). L’efficacité rhétorique de cette manière de parler reste toutefois à explorer. Nous pensons que dans le cadre des échanges à la REQ, cette pratique a permis aux acteurs de mettre l’accent sur les conséquences directes et, de manière plus générale, sur la valeur sociale de l’énergie éolienne. Lorsque les non-humains sont les sujets grammaticaux d’une phrase, les humains qui sont derrière l’acte qu’accomplissent ces non-humains disparaissent et il devient alors plus facile de concevoir les conséquences d’une utilisation technologique.
41Ensemble, ces pratiques rhétoriques ont nourri une compréhension nouvelle du vent qui a eu des conséquences sur la manière dont les militants et la population du Québec pouvaient débattre et imaginer un futur pour l’énergie éolienne. Le vent n’était plus principalement cette force de la nature imprévisible pouvant être saisie par l’expérience directe et discutée en termes ordinaires. Le vent avait acquis un nouveau statut dans le discours : il était une ressource naturelle pouvant être contrôlée et exploitée. En ce sens, les acteurs des deux consultations publiques à propos du Suroît ont participé à la création d’un futur pour l’énergie éolienne au Québec, mais ils ont aussi potentiellement restreint la possibilité d’exprimer un point de vue convaincant à propos de l’énergie éolienne en se basant sur le sens commun et l’expérience directe du vent.
42L’objectif de notre étude était d’expliquer comment les pratiques rhétoriques des principaux acteurs des deux consultations publiques à propos du Suroît ont pu contribuer à la popularité croissante de l’énergie éolienne au Québec. Dans le cadre de nos analyses, nous avons documenté la manière dont les opinions à propos de l’énergie éolienne et les pratiques rhétoriques par lesquelles les acteurs les expriment ont grandement évolué au fil de la délibération, de 2002 à 2004. Nous avons surtout insisté sur l’émergence d’une nouvelle compréhension et d’une manière de parler du vent parce que ce développement représente bien selon nous la nature des contributions concrètes de la délibération publique au fonctionnement des démocraties modernes. À cet égard, deux conclusions méritent d’être soulignées.
43Premièrement, l’évolution des pratiques rhétoriques de délibération, si elle est tangible sur une période de trois ans, n’est pas forcément le produit d’une négociation ouverte et officielle. En effet, la délibération à propos de l’énergie éolienne au BAPE et à la REQ ne s’est jamais transformée en débat sur les règles mêmes du débat public à propos de l’éolien. Au contraire, le passage d’une rhétorique basée sur le sens commun et l’expérience directe du vent à une rhétorique de l’expertise scientifique s’est accompli plutôt paisiblement, sans opposition marquée de la part des acteurs touchés. Ce constat est surprenant si l’on considère les implications éventuelles de cette évolution. Donner plus de visibilité à la rhétorique de l’expertise scientifique dans la délibération publique à propos de l’éolien, c’est possiblement conférer à la parole de l’expert en énergie éolienne, à son vocabulaire et à ses justifications une plus grande autorité. C’est aussi vraisemblablement limiter la capacité des citoyens ordinaires à comprendre, à participer et à influer sur le déroulement d’une délibération publique à laquelle ils sont par ailleurs conviés. Alors que notre étude fait état de l’émergence d’une rhétorique de l’expertise scientifique et explique comment celle-ci a pu contribuer à créer des conditions propices à l’essor de l’énergie éolienne des dernières années au Québec, elle ne permet pas d’évaluer les implications de cette évolution à plus long terme, pour l’accessibilité même au débat public sur la place de l’éolien au Québec. Il nous semblerait particulièrement opportun de continuer la recherche dans cette direction, par un questionnement sur la place de la parole experte dans la délibération publique sur le Suroît.
44Deuxièmement, et dans le prolongement du point précédent, les résultats de ce travail nous invitent à nous questionner sur le problème particulier de l’accomplissement de l’expertise par la délibération publique. Dans le cadre de notre étude, nous n’avons pas donné de statut particulier à la parole de l’expert attitré. Nous avons toutefois pu observer et décrire certains des procédés rhétoriques concrets par lesquels la parole des participants à la délibération, qu’ils soient par ailleurs savants ou profanes, s’affirme et devient autoritaire. Notre démarche s’inscrit ainsi dans une vision rhétorique de l’expertise, comme une forme d’autorité ancrée liée à la notion d’éthos. Gerard Hauser (1991) explique que l’éthos est le produit d’une interaction entre un rhéteur et son auditoire. Il ne s’agit pas d’une qualité inhérente à un individu, mais bien d’une interprétation par l’auditoire des qualités d’un individu qui prend la parole. Ces qualités, l’individu en situation de parole doit savoir, par son propos, les rendre visibles et pertinentes pour l’auditoire et la situation en cours. Par conséquent, plutôt que de nous inciter à documenter dans l’analyse la réputation des acteurs et leurs attributs connus (le titre, les qualifications, la formation générale, etc.), une vision rhétorique de l’expertise nous invite à analyser la manière dont les acteurs établissent leur autorité par le discours. Les mérites de cette conception ancrée de l’expertise et la manière dont elle se compare aux autres perspectives issues de la littérature scientifique existante sur l’expertise restent à explorer.