1Les connaissances et les résultats des recherches empiriques, scientifiques ou positivistes sont beaucoup plus poreux à l’interprétation que leur héritage ne le suggère. Quant aux démarches qualitatives proposées par les sciences humaines et sociales, qui sont positionnées comme réaction ou antithèse à l’empirisme pur, elles et leurs résultats acquièrent souvent des traits positivistes : la vérification des données, l’évaluation selon la contribution concrète aux connaissances, la fiabilité des comptes rendus et la recherche par découpage. Le fait d’investiguer et de prouver des mécanismes constitutifs d’un phénomène sert de justification aux généralisations sur ce phénomène. Le développement plus récent des approches postqualitatives n’a pas non plus engendré de changements remarquables en ce qui concerne les formes reconnues d’expressions de savoirs ; celles-ci demeurent ancrées dans des médias traditionnels tels que les livres et les articles publiés (Lather, 2013 ; Lather et St. Pierre, 2013 ; St. Pierre, 2013, 2014 ; Maclure, 2013).
2Pour pouvoir écrire la recherche autrement, notre objectif doit être de mieux comprendre la recherche aussi bien que de mieux comprendre l’écriture. Si nous acceptons que la recherche, dans ses expressions traditionnelles, vise des objets bien définis (connaissances stables) plutôt que des « choses » à caractère non déterminé (questions et expériences qui restent à être connues), notre question devient celle-ci : comment établir plus de pistes scientifiques, rationnelles et crédibles vers des choses non déterminées ? Selon Henk Borgdorff (2012), la distinction et la différentiation entre objet fixe et chose non déterminée maintiennent et élaborent les connotations de la recherche liées aux domaines de tout ce qui est scientifique et épistémique, laissant de côté les connaissances artistiques et les arts tout court. Les connaissances sont alors des propositions épistémiques bien réfléchies et solidement soutenues par des faits. Dans ces définitions traditionnelles, les connaissances n’ont rien ou peu à faire avec les croyances ou les expériences esthétiques et les résultats de recherche sont toujours présentés à la fin de processus de recherche tortueux, produisant ainsi tellement de faits que, si l’un de ces faits était le morceau d’une pyramide et qu’il venait à tomber, c’est toute cette pyramide — scientifique et épistémique si bien fondée, prouvée et validée — qui s’effondrerait.
- 1 Les systèmes expérimentaux sont des « machines à bâtir l’avenir » (traduction d’Anglocom).
3Sans suggérer le rejet ou le refus de ce modèle des connaissances, les approches postqualitatives (et postmodernes, performatives, postcritiques, etc.) cherchent à ouvrir les possibilités pour la recherche de repenser la nature de la publication et d’ajuster les modes de production et d’expression des connaissances. Borgdorff suggère par exemple de repenser la nature des expériences, ses systèmes et ses méthodologies, pour tester, confirmer ou rejeter des propositions épistémiques : « Experimental systems are “machines for making the future”1 », dit-il (op. cit., p. 189). Plutôt que de limiter les systèmes d’expériences aux connaissances que nous acceptons déjà ou que nous tenons pour acquises, il affirme que ces systèmes — scientifiques, artistiques et autres — doivent faire place à l’inconnu :
- 2 Les systèmes expérimentaux doivent être suffisamment ouverts pour laisser apparaître ces éléments i (...)
Experimental systems must be sufficiently open to allow these indistinct things to come into view; enough space must be present to produce what we do not yet know. This openness and room for not-knowing, or not-yet-knowing, cannot be imposed by stern methodological procedures […] serendipity, intuition, and improvisation are at least as important in laboratory practice as the attempts that are made to stabilise the technical conditions in which experiments take place2 (ibid., p. 190).
- 3 La recherche artistique tout comme la recherche scientifique s’intéressent au réel tout en transfor (...)
4En étant suffisamment ouvert aux objets et aux choses (connus ou non déterminés), un système d’expériences crée des champs de savoir assez larges pour accommoder et produire des connaissances qu’on ne connaît pas encore et devient ainsi une machine qui peut non seulement tester des hypothèses et vérifier des données, mais aussi créer le futur (ibid.). Si la nature de nos connaissances renvoie à autant de modes de découverte que de justifications, alors un mélange des deux processus d’expérience, scientifique et artistique, qui remplace leur caractère binaire avec l’hybridité, crée simultanément de nouvelles réalités et de nouvelles possibilités : « Artistic and scientific research is about something real, while simultaneously transforming it into what it could be3 » (ibid., p. 196).
5Les injustices de nature épistémique et herméneutique surviennent lorsqu’un individu subit un déficit de crédibilité ou de compréhensibilité attribuable à un manque de sophistication épistémologique de la société à laquelle il appartient et participe (Fricker, 2007 ; Catala, 2019). De plus, les systèmes d’expériences, les connaissances peu connues et les machines qui créent le futur tel que le décrit Borgdorff nous offrent des champs de savoir mieux adaptés aux demandes de recherches scientifiques de notre âge. Ayant ceci à l’esprit, je présenterai d’abord, dans les lignes qui suivent, les concepts-clés de l’écriture phénoménologique et de la performativité, pour ensuite articuler une méthodologie transversale de la recherche-création qui joue et expérimente avec les possibilités d’écriture. Ces possibilités comprennent des gestes d’écriture qui proviennent d’autres modes d’expression tels que la performativité postlinguistique et des systèmes d’écriture non alphabétiques.
6La méthodologie des modes d’écriture « analphabétique » que je propose se base sur le jeu de mots de l’analphabétisme traditionnel et de l’analphabétisme linguistique. Tout comme les systèmes d’expériences décrits par Borgdorff, et tout comme l’expérience de l’analphabétisme traditionnel, ces modes d’écriture prennent l’inconnu et le pas-encore-connu non comme point de départ, mais comme accompagnateur fidèle. Écrire autrement devient ainsi un geste d’assouplissement — telle la souplesse d’un acrobate — méthodologique et une fonction d’opération d’une machine expérientielle et expérimentale — polyvalente, plurilingue et interculturelle — capable d’appréhender la réalité sans se croire capable de la comprendre, en manipulant et en transformant le vécu selon ses multiples possibilités.
Le recours à la phénoménologie est un vecteur méthodique permettant de cheminer vers le phénomène vécu, sans considération métaphysique sur sa « vérité ». (Jean-François Dupeyron, 2013, p. 36)
7La phénoménologie comme paradigme et comme structure méthodologique a beaucoup marqué l’effervescence de modes d’écriture postmodernes et postpositivistes tels que l’écriture impliquée, l’écriture réflexive, l’auto-ethnographie et l’écriture descriptive. La méthode de réduction phénoménologique d’Husserl cherche à « dégager et [à] libérer une autre qualité, une autre modalité d’une expérience subjective » et à « reconduire » (reducere) cette expérience à travers des actes de perception, de reperception et de « remémoration » (Depraz, 2012, p. 117). Selon Dupeyron, « l’objet n’est pas de réduire le regard du phénoménologue à “l’essentiel” du phénomène, mais d’élargir au plus grand nombre possible de dimensions de ce même phénomène, en tentant d’y intégrer leur variabilité, voire leur fugacité » (op. cit., p. 38). Une méthodologie phénoménologique présente alors des pistes pour sortir des concepts « binarisés » par cette « réduction qui reconduit », ce qui renvoie de manière similaire à « la compréhension qui consiste à “voir les connexions” » de Wittgenstein :
L’une des sources principales de nos incompréhensions est que nous n’avons pas une vue synoptique de l’emploi de nos mots. — Notre grammaire manque de caractère synoptique. — La représentation synoptique nous procure la compréhension qui consiste à « voir les connexions ». D’où l’importance qu’il y a à trouver et [à] inventer des maillons intermédiaires.
Le concept de représentation synoptique a pour nous une signification fondamentale. Il désigne notre forme de représentation, la façon dont nous voyons les choses. (S’agit-il d’une « Weltanschauung » ?) (2014, p. 122)
- 4 La pratique phénoménologique est mise au défi de se libérer de la rationalité calculatoire […] alor (...)
8La weltanschauung synoptique et la réduction phénoménologique peuvent mener à une flexibilité de compréhension qui permet le franchissement d’un des concepts binaires intransigeants de la nature de la recherche : le contraste entre théorie et pratique. Cette flexibilité permet de concevoir la théorie non seulement comme une réfutation de la pratique, mais aussi comme reposant sur la pratique (Manen, 2007). En effet, la pratique phénoménologique suggère que la dynamique entre réflexion théorique et expérience vécue est une relation mutuelle extrêmement complexe et subtile : « A phenomenology of practice is challenged to free itself of calculative rationality […] whereas theory “thinks” the world, practice “grasps” the world4 » (ibid., p. 20).
- 5 de manière formative, la phénoménologie informe, réforme, transforme, interprète et préforme la rel (...)
9Tissant ensemble l’épistémologie d’Husserl et l’ontologie d’Heidegger, Manen propose que l’écriture phénoménologique, telle que la définit et la pratique la tradition hollandaise de l’école d’Utrecht, est une avenue vers les mécanismes cognitifs et sensibles nécessaires pour élargir la pratique ou la fonder autrement que sur la théorie. Selon lui, le rassemblement de penseurs de l’école d’Utrecht (des psychologues, des pédagogues, des professeurs, des pédiatres, des sociologues, des criminologues, des juristes, des psychiatres et d’autres médecins) a intégré la phénoménologie dans les langues de spécialité et les structures de leurs disciplines pour créer des évocations poétiques et résonantes ainsi que pour mieux explorer les « formes » de la réflexion phénoménologique : « […] phenomenology formatively informs, reforms, transforms, performs and performs the relation between being and practice5 » (ibid., p. 22).
10La réduction et la pratique phénoménologique ressemblent aussi à la posture réflexive décrite par Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant : « La réflexivité ne présuppose pas une réflexion du sujet sur le sujet […] Elle requiert plutôt une exploration systématique des “catégories de pensées impensées qui délimitent le pensable et qui prédéterminent le pensé” » (1992, p. 27, citant Bourdieu, 1982, p. 10). Karine Rondeau décrit la réflexivité comme une « posture d’extériorité ou de mise à distance qui facilite la construction d’un objet, d’un savoir et la déconstruction du sens de l’action » et fait la comparaison avec une « toile de fond (qui) vise une prise de conscience progressive de la part de l’individu […] afin que la réflexion devienne omniprésente, voire qu’elle s’impose au sein du vécu en tant que disposition interne, mais aussi en tant que contrepoids à la contrainte sociale » (2011, p. 56). La réflexivité et la phénoménologie libèrent des modes d’expérience en tant qu’expérience : le vécu nécessite une approche d’hypothèse, d’expérience et de résultats qui fait place aux suppositions, aux approximations, aux histoires et aux erreurs.
- 6 la pensée en mouvement n’est pas l’œuvre d’un corps créateur de symboles se frayant un chemin à tra (...)
11Posant la question au sujet de la façon dont les sens des mots et des phrases peuvent émerger des expériences corporelles et internes, l’écriture de soi, l’écriture impliquée et l’écriture sur et depuis l’expérience corporelle se basent également sur une approche de description phénoménologique très fouillée : « Je n’ai pas pensé cette phrase, elle s’est donnée dans mon corps » (Berger et Paillé, 2011, p. 71). La somatopsychopédagogie évoquée par ces écritures et dont Berger est experte cherche à comprendre le ou les rapports entre le corps et les créations des sens, une piste aussi suivie par Maxine Sheets-Johnstone avec son modèle « thinking in movement » (penser en mouvement), qui inverse le biais cognitif pour la pensée corporelle hors langage : « […] thinking in movement is not the work of a symbol-making body mediating its way through the world by means of language […] it is the work of an existentially resonant body […] Such thinking is different not in degree but in kind from thinking in words6 » (2009, p. 47). Sheets-Johnstone (2018) préfère le concept de mindful bodies (corps conscients) à celui du embodied mind (esprit incarné), et cette inversion chiasmatique éclaire les habitudes de pensée qui se présentent dans le langage. Les formulations anglaises mettant en lumière le nom qui suit l’adjectif, l’expression « embodied mind » réitère la primordialité descartienne du cognitif.
12Une pratique phénoménologique conduit et reconduit à la cultivation de la posture réflexive corporelle, pratique et posture étant également nécessaires et préalables à cette réduction. Cela génère et permet ainsi le déploiement des modes d’écriture qui engendrent plus d’ampleur et qui évoquent plus de couleurs que l’écriture scientifique ou littéraire « pure ». Comment se lancer concrètement dans ces modes d’écriture ? Comment faire cette réduction, adopter ces postures réflexives, tout en maintenant un fil de compréhensibilité scientifique ? La philosophie, dans ce cas la philosophie de langage, s’offre comme pont et intermédiaire.
Écrire c’est graver. […] C’était faire des trous, pénétrer la surface, et c’est toujours le cas. Écrire c’est toujours faire des inscriptions. Il ne s’agit pas d’un geste constructif, mais d’un geste pénétrant. (Flusser, 1999, p. 17)
- 7 ont résonné à travers les écrits théoriques des trois dernières décennies dans une écholalie carnav (...)
13La performativité a eu une emprise forte sur le développement d’idées au sujet de l’écriture incarnée. Depuis que le philosophe du « langage ordinaire » (ordinary language philosophy) John L. Austin a proposé la notion des énonciations performatives — ces actes de discours pour lesquels « l’énonciation de la phrase est l’exécution d’une action » (Austin, 1970, p. 4) — et depuis la série de conférences de 1955 sur laquelle est basé le texte Quand dire c’est faire (Austin, 1994), les idées de la performativité qui ont suivi ont déclenché plusieurs courants et tournants théoriques. Selon Parker et Sedgwick, les questions soulevées par How to Do Things With Words « have resonated through the theoretical writings of the past three decades in a carnivalesque echolalia7 » (2013, p. 1). Dans son analyse de « la “performativité” dans tous ses états », Cotton remarque que « plusieurs idées, notions, conceptions — souvent divergentes — ont été proposées à ce sujet, dans plusieurs domaines et sous l’égide de plusieurs écoles, laissant à celui ou celle qui veut réfléchir et articuler ces concepts d’innombrables et d’incontournables questions » (2016, p. 3).
14La performativité se trouve dans des paradigmes tels que le poststructuralisme de Jacques Derrida et de Judith Butler, le postmodernisme de Jean-François Lyotard, qui « tente de la comprendre comme un jeu où les joueurs sont impliqués dans un calcul complexe d’interactions » (Cotton, ibid., p. 10), et de Pierre Bourdieu, qui veut « réinscrire la performativité dans une logique plus “rituelle” » (ibid.), ainsi que dans une liste de disciplines comme l’anthropologie, l’histoire de l’art, la linguistique, le théâtre, les sciences des religions, les études cinématographiques, la performance et même les sciences économiques (Chung, 2019). L’abondance de théories et de polémiques suscitées par la performativité se prête à un casse-tête de sens, dit Cotton, mais on peut supposer qu’Austin lui-même avait prévu les débats qu’attireraient ses théories. À plusieurs reprises, il a invité à la prudence méthodologique en ce qui a trait aux fondements de ses idées de la performativité et de leur provenance de la philosophie du langage ordinaire :
Étant donné la prédominance du slogan « langage ordinaire » et d’expressions comme philosophie « linguistique » ou « analytique », ou encore l’« analyse du langage », il faut insister tout particulièrement sur une chose pour éviter les malentendus. Quand nous examinons ce que nous dirions quand, encore une fois, nous ne regardons pas seulement les mots (ou les « significations », quelles qu’elles soient), mais également les réalités dont nous parlons avec les mots : nous nous servons de la conscience affinée que nous avons pour affiner notre perception, qui n’est toutefois pas l’arbitre ultime, des phénomènes. C’est pourquoi je pense qu’il vaudrait mieux utiliser, pour cette façon de philosopher, un nom moins trompeur que ceux mentionnés plus haut, par exemple, « phénoménologie linguistique », mais quel nom celui-ci ! (Austin, 1994, p. 144)
15Si Austin interprète ou utilise le mot phénoménologique dans le sens que l’on suppose, soit celui de la phénoménologie husserlienne, un regard ou une posture phénoménologique est donc au cœur de la notion de la performativité. C’est là un présupposé non fondé, étant donné les doutes et les objections qu’Austin et ses collègues expriment à plusieurs reprises dans d’autres conférences au sujet de la philosophie « française » et de la pensée du « continent ». Lors de son discours à la quatrième conférence de Royaumont (publié comme anthologie en 1962, Cahiers de Royaumont : la philosophie analytique), Gilbert Ryle accuse ainsi Husserl d’avoir été « ensorcelé » par l’idée platonicienne selon laquelle son chemin dans la philosophie de l’esprit devait le conduire « dans un abîme sans fond ». Il suggère qu’« Husserl a toujours écrit comme s’il n’avait jamais rencontré un savant ni entendu un bon mot » (1962, p. 67-68). Quand Merleau-Ponty demande ensuite si « nous ne sommes pas si éloignés que M. Ryle le disait » (ibid., p. 96) et propose que ce rapprochement se trouve dans la pensée de Bertrand Russell et de Ludwig Wittgenstein, Ryle répond : « J’espère bien que non ! » (ibid., p. 98)
16Quel langage, le langage ordinaire de ces philosophes extraordinaires ! Mais aussi quel monde de connaissances : défini, connu et fixe. Et si faire de la philosophie analytique était bel et bien faire de la phénoménologie ? Ou si la posture phénoménologique se trouvait, parmi d’autres possibilités, dans les actes de discours et les énonciations performatives ? Dans plusieurs domaines où s’est répandue la philosophie d’Austin, cela est certainement déjà tenu pour acquis.
17Le tournant performatif comme paradigme de recherche encourage la reconnaissance de différentes formes de production et d’expression de savoirs et situe l’écriture comme lieu d’incorporation. Le nouveau matérialisme (par exemple, de Karen Barad), les perspectives postcritiques et posthistoriques du nouveau réalisme ainsi que les approches utilisées par les recherches postqualitatives (par exemple, d’Elizabeth A. St. Pierre et Patti Lather) tiennent compte des enjeux épistémiques et ontologiques prédéterminés et limités par nous-mêmes en tant que penseurs, c’est-à-dire prédéterminés et limités par les mêmes théories et théoriciens qui visent un champ de savoirs plus étendu. Mais nous nous redirigeons souvent vers les pratiques connues et reconnues comme des cheminements universitaires traditionnels, des attentes de publications dans des revues traditionnelles et le développement récent, et prévisible, des critères d’évaluation de candidatures académiques qui reposent non seulement sur la contribution aux connaissances, mais aussi sur la société, généralement mesurée sous la forme d’engagements communautaires, sociaux ou associatifs.
18C’est dans cette optique, cette « auralité » (Privat, 2019, p. 1), qu’émerge la performativité phénoménologique, avec une méthodologie d’écriture postlinguistique et analphabétique d’écrire autrement. Autrement.
19La théorie de variabilité linguistique de Sapir-Whorf (Whorf, 1969) est vue avec un immense scepticisme dans les disciplines linguistiques et philosophiques. La théorie en version modérée et généralement acceptée suggère que les catégories et les motifs linguistiques influencent et déterminent nos représentations mentales (Scholz, Pelletier, et Pullum, 2020), mais par ailleurs que ces influences et ces déterminations n’ont pas été prouvées par des recherches suffisamment « scientifiques ». Si nous souhaitons recourir à la philosophie plutôt que de nous fier à la scientificité des sciences humaines, nous pouvons nous inspirer de ce que dit Flusser:
Dans ma mémoire, il y a des mots de diverses langues. Ils ne sont pas équivalents. Chaque langue possède un climat et donc un univers propre […] Bien sûr, je peux traduire et, dans ce sens, je les transcède à toutes. […] Mais dans un autre sens, ce sont les langues qui me dominent, me programment, me transcèdent, car elles me lancent, chacune, dans un univers qui leur est propre (1999, p. 22-23).
20Cet antagonisme entre nos intuitions et nos résultats de recherches n’est certainement pas nouveau, mais le scepticisme au sujet des intuitions humaines empêche des modes de raisonnement irréflexifs de se révéler. Acceptons alors les recherches moins controversées et plus spécifiques au sujet de l’influence de l’orthographie sur les représentations phonologiques (Solier, 2019), de l’importance du corps, et des mains en particulier, dans les recherches sur la lecture et l’écriture (Mangen, 2016) et de l’effet de l’orthographie sur l’apprentissage, la compréhension et la mémoire (Roux et al., 2012 ; Lam et al., 2011).
21La science travaille à représenter les complexités humaines qui nécessitent plus qu’une dimension d’étude. C’est là un aspect typique des recherches scientifiques sur les comportements humains. Par exemple, le geste d’écrire demande l’interaction de processus cognitifs et moteurs, mais « la notion d’interaction entre orthographe et motricité a été introduite très récemment dans la recherche sur la production de mots […] mais la mise en évidence de l’interaction entre les deux types de processus lors de la production écrite indique qu’ils ne peuvent pas être étudiés séparément » (Kandel, 2018, p. 151).
22De plus, l’acte d’écrire, ce geste que nous pratiquons comme étudiants professionnels depuis deux, trois et parfois quatre décennies, doit également être saisi comme acte épistémologique, car nous oublions souvent, avec notre orthographie de base en latin et de base alphabétique, les Autres de l’écriture. La plupart des recherches citées auparavant visent ces orthographies sans faire mention des effets cognitifs qui peuvent découler de l’orientation, de la forme et de la grammaire de notre écriture. Or, en examinant d’autres systèmes d’écriture (par exemple, l’alphabet arabe ou sémitique, les alphabets développés pour et parfois par les peuples autochtones de l’Amérique du Nord, dont les syllabaires autochtones canadiens et le syllabaire cherokee) de même que la seule orthographie moderne qui n’est pas alphabétique (l’écriture logographique chinoise), nous élargissons le terrain de nos connaissances, mais aussi les champs du possible de nos savoirs. Nos horizons imaginaires s’ouvrent lorsque nous prenons conscience des effets des changements orthographiques, soit la diversité des systèmes et des styles d’écriture, mais aussi les changements de main (de droite à gauche pour la plupart d’entre nous).
- 8 il faut une symétrie, un équilibre et des structures bien proportionnées pour obtenir ne serait-ce (...)
- 9 Les rédacteurs doivent comprendre l’organisation spatiale pour pouvoir écrire des caractères lisibl (...)
23La majorité des recherches en écriture à la main (qui constituent la majorité des recherches en écriture qui s’intéressent aux liens entre la motricité et ses effets cognitifs) sont faites sur les alphabets « de l’Ouest ». Les différences sur le plan de la forme, de la grammaire et de l’orthographie que propose une écriture idéogrammatique sont, elles, souvent oubliées. Pourtant, il y a là un terrain d’études particulièrement intéressant, puisqu’écrire un caractère chinois ressemble au processus de production d’une image : « […] it requires symmetry, equilibrium, and well-proportioned structures for the completion of even a single character8 » (Chang et al., 2009, p. 889). De plus, l’écriture alphabétique est continue et souvent attachée, mais les caractères chinois nécessitent des détournements brusques et de fréquents soulèvements du stylo : « Writers must understand spatial organization to write characters legibly9 » (Lee et al., 2016, p. 2). En attendant que les sciences rattrapent le niveau de la phénoménologie en recherche sur l’écriture, on peut poser un regard réflexif sur les recherches scientifiques qui portent sur l’équilibre du corps humain pour créer une parallèle avec l’équilibre de l’écriture à la main et, ensuite, de notre posture phénoménologique (Paillard, 2016).
24Quel lien tirer de cette posture à une posture phénoménologique ? L’idée que nous sommes toujours en train de nous ajuster, d’osciller, toujours « en processus de rétablissement permanent de l’équilibre » (ibid., p. 1) pourrait par ailleurs indiquer que notre corps n’est jamais en permanence ni en équilibre. Cette possibilité alimente l’idée de la réflexivité telle que Rondeau la décrit : la « toile de fond » qui devient « omniprésente […] en tant que disposition interne, mais aussi en tant que contrepoids à la contrainte sociale » (op. cit., p. 56). L’équilibre physique, tout comme la réflexivité, est un travail constant — le seul aspect permanent d’une posture oscillatoire.
QUAND DIRE C’EST DÉ-FAIRE
PROLOGUE
(voix MÈRE)
- 10 Xiang, as-tu terminé tes devoirs de chinois ? Ta troisième tante arrive bientôt (traduction de l’au (...)
翔 ‚ 中文工課做完了嗎 ? 三姑姐快到 10•
(Pendant que MÈRE parle, XIANG dessine et écrit sur le tableau blanc quadrillé. Elle le fixe, grimace et ses mains deviennent des poings.)
XIANG
Mes mots sont tous croches, ils sont laids, je hais ça !
(Elle écrit encore un autre caractère chinois ou deux, travaillant laborieusement, avant de déchirer la page, de la froisser et de jeter son crayon. Après un moment, elle prend le violon au mur. Et commence à jouer la troisième partita pour violon en mi majeur de Bach : Giga. Après la première section, elle arrête.)
XIANG, monologue
J’ai entendu dire que Bach est le musicien des mathématiciens, car sa musique est comme des équations : symétrique et parallèle.
Tout ce que je sais, c’est que sa musique me permet de pleurer. Toujours les mêmes phrases, les mêmes cadences. C’est l’évolution des intervalles et le glissement de clés. On connaît, grâce aux études en musique classique et en composition, quels intervalles indiquent quelles émotions à l’oreille humaine, bon, l’oreille occidentale. C’est souvent de base religieuse, mais écoutez. C’est la même progression, transposée.
(Elle ferme ses yeux et joue la deuxième section. Les intervalles progressent. La musique est joyeuse, triomphante et triste en même temps.)
C’est de la magie.
25Ce fragment de cette pièce de théâtre (Cheng, 2021) nous permet (nous demande) de vivre trois réalités simultanées : celle d’une communication présentée au 88e Congrès de l’Acfas (2021), celle de l’enfant qui déteste faire ses devoirs en chinois et qui trouve un certain soulagement à pratiquer son violon et la réalité d’un mini-concert de musique classique. La multimodalité démontrée ici est évoquée de façon visuelle dans l’image du cube Necker, une image attribuée en 1832 au cristallographe suisse Louis-Albert Necker de Saussure.
Figure 1. Cube Necker comme image multistable
Source : Seeley et Kozbelt (2008, p. 159).
26Le cube est un dessin de perspective cavalière ambiguë qui peut être interprété de différentes manières simultanément (par exemple, un cube avec l’arête A en avant ou l’arête B en avant qui encourage la perception multistable pour la personne qui l’observe). On peut même aligner les sommets des arêtes A et B pour trouver une troisième perspective de l’image.
Figure 2. Cube Necker d’une autre perspective
Source : Seeley et Kozbelt (2008, p. 159).
- 11 on peut commencer à faire l’expérience d’un certain nombre de phénomènes en reconnaissant les façon (...)
27En tout, il y a plus de 40 perspectives possibles du cube et la perception multistable de cet objet encourage une pratique phénoménologique soutenue qui ouvre à de nouvelles possibilités de sensation : « […] we may begin to develop the experience of any number of phenomena through a recognition of the taken-for-granted ways to attend to them, and therefore open up alternative possibilities11 » (Van der Schyff, 2017, p. 115).
28La musique offre, elle aussi, une dimension intégrale à cette pratique de figuration multistable et nous fournit plusieurs exemples d’une pluralité de perceptions qui comporte plusieurs totalités réelles (le mélange du singulier du premier concept et le pluriel du second est voulu) ; autrement dit, ce sont des réalités qui se contredisent sans trahir leurs vérités primordiales. Prenons pour exemple la polyphonie de la musique classique. La polyphonie peut nous servir de pratique novice pour la perception de réalités multistables, car la musique populaire et la musique classique débordent d’exemples d’harmonies, de contrepoints et de bassi ostinati faciles à reconnaître ou à répéter. Dans ces cas-ci — on peut prendre pour exemple, au besoin, la mélodie, l’harmonie et le contrepoint de la chanson Here Comes the Sun des Beatles —, les motifs non dominants sont inséparables de la mélodie elle-même, et toute personne ayant écouté une chanson ou un morceau absent de l’un de ces éléments d’harmonie, contrepoint ou basso ostinato, remarquera rapidement la différence. Qui plus est, toute personne ayant eu le privilège de fournir l’harmonie, le contrepoint ou le basso ostinato pour une telle chanson ou un tel morceau sera capable de produire cette harmonie, ce contrepoint ou ce basso ostinato, comme mélodie ou comme thème dominant sans avoir besoin de la mélodie ou du thème lui-même.
29Dans ses Recherches philosophiques (op. cit.), Wittgenstein fait référence à une pratique similaire de figures multistables — pourrait-il s’agir de l’un de ses jeux ? Dans le chapitre XI, il l’explique en mots et en images.
Figure 3. Caisse ouverte de Wittgenstein
Source : Wittgenstein (op. cit., chapitre XI).
30La similarité entre l’image que Wittgenstein choisit et le cube Necker est frappante et n’est pas un hasard. La prochaine image à laquelle Wittgenstein fait référence est une image bistable, que Wittgenstein nomme « la tête de canard-lapin ».
Figure 4. Tête canard-lapin
Source : Wittgenstein (op. cit., chapitre XI).
- 12 Au sujet des liens sous-jacents, voir Moi (2017) et Ware (2015).
31Les citations de Wittgenstein apparaissent ici comme des images qui nous rappellent l’entrelacement de texte et d’images. Bien que nous lisions les mots cités et observions les images qui accompagnent ces mots, le tout peut être réduit à ou reconduit vers d’autres interprétations, vers des images citées et des mots observés, par exemple. Si, comme l’affirme Wittgenstein, « nous voyons comme nous interprétons » (ibid., p. 275.), alors poser un autre regard produit une autre interprétation et interpréter autrement change notre regard. Notre héritage, positiviste et postpositiviste, nous murmure des fables sur la réalité et la vérité, qu’elles soient fixes ou stables, ou qu’elles puissent être observées dans leur totalité, soit par les instruments de la perception corporelle (les sciences humaines), soit par les instruments techniques (les sciences pures). La phénoménologie, la posture réflexive et les pensées de Wittgenstein suggèrent autre chose : nos expériences du vécu, loin d’être fixes et relatives, sont aussi variables que réglables selon notre pratique et notre « présence » (being/dasein)12.
32L’imagination se libère et la perspective aussi, devenant une capacité de voir les choses comme elles pourraient être autrement (Greene, 2007), et la réflexivité de cette pratique transforme nos structures corporelles et cognitives :
- 13 La capacité à se percevoir au cours du processus de participation est une qualité essentielle de l’ (...)
The ability to perceive oneself during the process of participation is an essential quality of the aesthetic experience; the observer finds himself in a strange, halfway position: he is involved, and he watches himself being involved […]. This position […] can only come about when existing codes are transcended or invalidated. The resultant restructuring of stored experiences makes the reader aware not only of the experience but also of the means whereby it develops13 (Iser, 1994, p. 134).
33Une pratique phénoménologique ne cherche pas à se débarrasser de la vérité, dans ses considérations métaphysiques et physiques, mais vise un agrandissement des sens, de la perception, de la réalité et, enfin, de la vérité elle-même.
88e Congrès de l’Acfas
www.acfas.ca/node/59798
Communications libres
Section 302 – Création artistique et littéraire
Écrire autrement : Comment et pourquoi
(Décor : Ma chambre pour Acfas.
Caméra positionnée pour donner un angle aussi grand que possible, sans avoir besoin d’acheter un nouvel objectif grand-angle. Rideaux fermés, micro — acheter à la dernière minute au Best Buy, modèle décrit comme idéal pour les vloggeurs — attaché. Arrière-plan soigneusement cultivé depuis les quelques derniers mois, lorsque je me suis rendu compte qu’on ferait les choses de telle manière pendant longtemps. Affiche Métro Montréal bien visible, idem lumière néon marqué PLAY — fait à la main d’une trousse Dollarama. Quelques plantes dans le coin à côté du tapis de yoga. Dactylo et lutrin de fortune au milieu de la scène.
XIANG porte un costume soigneusement choisi pour respecter l’atmosphère d’une conférence universitaire, mais aussi pour permettre de se tourner à l’envers : une salopette et des souliers.)
XIANG, LU À VOIX HAUTE DEBOUT AU PUPITRE :
« Théoriquement, l’équilibre d’un corps humain est possible. Or, une position “physiologique” n’est jamais acquise durablement à cause des mouvements liquidiens et contractions musculaires cardiaques et respiratoires (les fonctions vitales). Ces activités physiologiques induisent des oscillations permanentes. L’équilibration humaine est donc un processus de rétablissement permanent de l’équilibre. » Thierry Paillard, Posture et équilibration humaines (2016).
Je désire invoquer la santé et la complexité de notre système sensori-moteur comme métaphore pour la santé de l’état de nos connaissances, aussi complexe et précaire. Notre posture épistémologique doit être aussi délicatement équilibrée que notre posture physique. Les fonctions vitales de l’apprentissage et de l’acquisition des connaissances causent des mouvements liquidiens, des contractions et fléchissements qui induisent à leur tour des oscillations permanentes.
L’écriture multimodalitaire, telle que je la ferai ici, déstabilise en même temps que d’introduire de nouvelles postures, facilitant une prise de conscience d’équilibre et renseignant sur les articulations de ce que nous tenons pour acquis, de façon volontaire ou non, consciente ou non.
QUAND DIRE C’EST DÉ-FAIRE
PROLOGUE
(voix MÈRE)
- 14 Xiang, as-tu terminé tes devoirs de chinois ? Ta troisième tante arrive bientôt (traduction de l’au (...)
翔 ‚ 中文工課做完了嗎 ? 三姑姐快到14 •
(Pendant que MÈRE parle, XIANG dessine et écrit sur le tableau blanc quadrillé. Elle le fixe, grimace et ses mains deviennent des poings.)
XIANG
Mes mots sont tous croches, ils sont laids, je hais ça !
(Elle écrit encore un autre caractère chinois ou deux, travaillant laborieusement, avant de déchirer la page, de la froisser et de jeter son crayon. Après un moment, elle prend le violon au mur. Et commence à jouer la troisième partita pour violon en mi majeur de Bach. DURÉE : UNE MINUTE. Après la première section, elle arrête.)
XIANG, monologue
J’ai entendu dire que Bach est le musicien des mathématiciens, car sa musique est comme des équations : symétrique et parallèle.
Tout ce que je sais, c’est que sa musique me permet de pleurer. Toujours les mêmes phrases, les mêmes cadences. C’est l’évolution des intervalles et le glissement de clés. On connaît, grâce aux études en musique classique et en composition, quels intervalles indiquent quelles émotions à l’oreille humaine, bon, l’oreille occidentale. C’est souvent de base religieuse, mais écoutez. C’est la même progression, transposée.
(Elle ferme ses yeux et joue la deuxième section. Les intervalles progressent. La musique est joyeuse, triomphante et triste en même temps. DURÉE : 90 SECONDES.)
C’est de la magie.
XIANG, RETOUR VERS LE PUPITRE ET INSTALLATION D’UNE DACTYLOGRAPHE POUR ENSUITE LIRE ENCORE UNE FOIS À VOIX HAUTE EN TAPANT
« Théoriquement, l’équilibre d’un corps humain est possible. Or, une position “physiologique” n’est jamais acquise durablement à cause des mouvements liquidiens et contractions musculaires cardiaques et respiratoires (les fonctions vitales). Ces activités physiologiques induisent des oscillations permanentes. L’équilibration humaine est donc un processus de rétablissement permanent de l’équilibre. »
XIANG, TENTATIVE D’ÉQUILIBRE SUR LE TAPIS DE YOGA
Merci.
(DURÉE : 7 MIN ET 2 S)
34Dans le contexte du 88e Congrès de l’Acfas, tenu en formule 100 % virtuelle pour la première fois en 2021, les circonstances de cette virtualité ont produit, sinon nécessité, de nouvelles possibilités de présentation et d’évaluation, comme pour plusieurs congrès et conférences qui ont eu lieu depuis le début de la pandémie de COVID-19. Participer à un congrès sans (pouvoir) se déplacer, présenter son diaporama en direct ou en version enregistrée et faire du réseautage strictement en mode virtuel ont créé des dialogues qui n’étaient encadrés ni par le temps ni par le lieu, élargissant les moments d’échanges tout en les limitant.
- 15 Le texte de Derrida, « Signature événement contexte », a lancé un débat bien connu entre Derrida et (...)
35Le contexte pandémique nous a également donné la possibilité — qui a toujours été là, cela dit — de transformer et de varier nos présentations selon des modes performatifs, modes déjà connus des conférenciers de la section des études en performance du congrès de la National Communication Association (NCA), entre autres. Les colloques et les communications de cette dernière section présentent souvent des recherches sous forme de poésie, d’auto-ethnographie, de mystory, d’interprétation orale, etc., mais le congrès 2020 de la NCA comportait un changement majeur qui alimentait tout congrès, tout spectacle et toute réunion de façon générale : les spectateurs et les participants se présentaient par visioconférence seulement. Cette transformation a d’ailleurs suscité de vives émotions telles que les larmes de Tami Spry et de Craig Gingrich-Philbrook. Les contributions de Spry et de Gingrich-Philbrook n’ont pas été enregistrées et il reste à voir si leurs communications paraîtront en textes dans des anthologies ou des revues, comme les discours d’Austin (devenus Quand dire c’est faire, 1970), les échanges sur la philosophie analytique en 1958 à Royaumont (devenus les Cahiers de Royaumont no IV, 1962) ou encore les textes présentés par Derrida, Ricœur et autres en 1971 lors de la XVe Conférence du Congrès des sociétés de philosophie de langue française, qui avait pour thème la communication (devenus La communication : actes du XVe Congrès de l’Association des sociétés de philosophie de langue française, 1973)15. Les larmes de Spry et de Gingrich-Philbrook étaient-elles des performances ? Ce serait une insulte de laisser entendre une telle interprétation. Mais leurs larmes étaient-elles performatives ? Ont-elles eu pour effet la manifestation et la réalisation concrètes de leurs autres gestes et de leurs mots, ajoutant alors des dimensions du réel et du vécu à ces réalités vécues ? C’est là l’enchevêtrement (entanglement ou, selon Pickering et Guzik [2008] et Jackson [2013], le mangle) des pratiques performatives : elles ne sont pas seulement des modalités de performance ; elles sont aussi des modalités du possible.
36Les polyrythmies de la musique ouest-africaine, telles que les illustre la figure qui suit, montrent à quoi ressemblent des modalités divergentes et simultanées du possible. Ces rythmes compliqués et complexes demandent non seulement de garder en tête plusieurs rythmes contrastants, mais aussi de s’éloigner de deux principes de musique que la théorie de la musique (classique) tient pour acquis : l’idée des armures et des tonalités (key et pitch) et l’idée de la linéarité.
Figure 5. Polyrythmies de l’Afrique de l’Ouest
Source : Van der Schyff (2017, p. 121).
- 16 Prétendre que la musique (ou le langage) peut absolument tout exprimer, c’est déjà prendre la musiq (...)
37La polyrythmie refuse d’établir un rythme dominant ou, si elle le fait, c’est seulement de façon transitoire. Les rythmes sont en contraste, souvent en conflit (deux accents marqués dans le même temps que trois), mais ils sont tous des parties d’un morceau cohésif. Ce contraste de rythme s’applique également à la musique classique, mais la musique classique (occidentale) a tendance à établir un rythme dominant (ou à provenir de celui-ci) et à le poursuivre. De plus, bien que l’image présente un exemple de ces polyrythmies de manière bidimensionnelle et linéaire, les modes de transmission de la plupart de ces rythmes résistent à la codification traditionnelle de la musique classique et la dépassent. Une fois ces concepts traditionnels détachés, mais non supprimés, de nos notions de la musique, nous pouvons imaginer deux hypothèses : que les expressions de musique soient, parmi d’autres permutations, des actes de langage (utterance, énonciation) qui exercent des influences directes sur le monde dans lequel ces actes circulent ; et que toute expression, de musique et d’autre énonciation, linguistique ou non, peut être un geste performatif. Il en sera question dans la prochaine section : « For us to claim that music (or language) can express anything at all is already for us to catch music in the act of “doing things,” to repeat one last time Austin’s turn of phrase16 » (Chung, op. cit., p. 105).
- 17 les prestations ne sont pas simplement performatives parce qu’elles impliquent des artistes qui int (...)
- 18 non seulement le langage représente ou révèle le monde, mais il a aussi un effet (per)formatif dans (...)
- 19 pour faire pression sur le monde (traduction d’Anglocom).
38La performativité n’est pas seulement une modalité de performance, elle est aussi une modalité du possible : « […] performances are not performative simply because they involve performers who perform pieces on performance stages — they are performative because they perform actions, because they do things to us17 » (ibid., p. 11). Cette définition, volontairement répétitive, nomme les multiples éléments de la performativité dans la variété de ces instanciations théoriques et y ajoute des dimensions transitives et transitoires. Pour Chung, qui trouve dans la musique des qualités performatives, ces actes de discours performatifs le sont en vue de leurs effets : « […] language not only represents or discloses the world, but it also has a (per)formative effect in creating, destroying, transforming, or maintaining aspects of reality18 » (ibid., p. 46). Autrement dit, le langage et les signes peuvent être mobilisés « to apply pressure to the world19 » (ibid., p. 66). Chung fait le lien entre cette pression et l’expression :
- 20 du latin « expressio » : littéralement, l’action de faire sortir en pressant, une projection du con (...)
[…] from the Latin « expressio : » literally, a pressing out, a projection from inner content to outer form […]. For us to claim that music (or language) can express anything at all is already for us to catch music in the act of « doing things, » to repeat one last time Austin’s turn of phrase20 (ibid., p. 105).
39Dans son analyse du geste d’écriture, Flusser arrive à la même conclusion, soit que l’acte de s’exprimer est également essentiel et superflu pour la communication :
Exprimer est un terme relatif. Il signifie : « presser contre » […]. Mais « exprimer » signifie aussi : « presser dedans ». Cette signification est moins évidente dans le geste d’écrire. Mais l’introspection permet de dire que celui qui écrit presse une virtualité cachée en lui à travers de nombreuses couches résistantes (1999, p. 21).
40Exprimer et s’exprimer sont des gestes descriptifs et transitifs simultanés, tout comme écrire, c’est inscrire nos mots et nos sens, c’est répéter l’acte de graver, de pénétrer une surface. Le geste d’écrire est une navigation de dialectique entre « ce que les mots disent et ce que je veux écrire » (ibid., p. 23), et les mots ayant des vibrations, des vies, des rythmes, des harmonies et des mélodies propres à eux, il faut d’abord les écouter pour ensuite en révéler la beauté musicale.
41Flusser estime que l’écriture sert depuis longtemps de manifestation à « la “pensée officielle” de l’Occident », que « l’histoire commence strictement avec l’apparition du geste d’écrire et que l’Occident est devenu la société qui pense par écrit » (ibid., p. 25). Tout cela serait toutefois en train de changer, écrit-il, alors qu’il souligne l’importance croissante d’une présence cybernétique « dont la structure n’est pas celle du geste écrit », mais plutôt des « codes techno-imaginaires », voire « analphabètes » (ibid.). Il propose une pensée postlinéaire et postmoderne de la « techno-image » pour assurer l’évolution de la science et de la technologie vers d’autres modes de discours — plus sophistiqués ? La « techno-image » sort du langage et de la représentation en introduisant la communication hors de l’alphabet : « La science et la technique n’y sont pensables qu’en langue anglaise et dans notre système de quantification. Or voici que le code alphanumérique est en voie d’abandon au profit des codes numériques ou “digitaux” des ordinateurs » (2002, p. 22).
42La méthodologie transversale de l’écriture analphabétique et postlinguistique a pour but de déstabiliser et de dépayser tant le lectorat que l’auteur, mais cela sans perdre le fil de l’argumentation et du raisonnement. Elle vise aussi à trouver des modalités de communication qui retiennent ce fil à travers plusieurs traductions, entre langues et entre manières de s’exprimer, que ce soit de façon verbale, non verbale, musicale, corporelle ou psychomotrice, permettant une communication de connaissances, d’idées, de sons ou d’images, avec des niveaux d’accessibilité variables. Cela dit, une communication dans un tel registre peut se démontrer trop ouverte, lâche ou informe.
43Le geste d’écrire, selon Flusser, est un geste « pauvre, primitif, peu efficace et coûteux » et l’alphabet, un code « limité en répertoire et en structure pour servir aux propos d’une pensée évoluée » :
Il est devenu évident que les problèmes qui se dressent devant nous exigent qu’on pense à l’aide de codes et de gestes beaucoup plus raffinés, exacts et riches […]. [I]l faut penser en vidéo, en programmes et modèles analogiques, en codes multidimensionnels (2002, p. 25).
44Flusser propose ainsi d’éliminer ou de réduire l’enseignement de l’écriture aux écoles primaires, au profit de l’enseignement d’autres modes de codification. Par exemple, poser un regard performatif et analphabétique sur l’écriture nous permet d’accepter ses arguments sans abandonner les possibilités du geste : la performativité et l’analphabétisme encadrent des modes d’expression, de recherche et de savoir qui résistent à la clôture hâtive de nos discussions, en virtuel et en personne, vécues ou imaginées. Dans ces modes, nous mettons en œuvre des capacités sous-développées telles que le maintien précaire de l’équilibre corporel et épistémologique ou la graphologie comme dessin calligraphique et musical. Les demandes qu’imposent ces nouveaux savoirs sur nos muscles cognitifs et corporels et sur le cheminement neuronal des commandes du cerveau aux fléchisseurs et aux extenseurs de nos mains et de nos pieds (pour écrire avec la main gauche plutôt qu’avec la main droite, pour maintenir un équilibre stable parmi des oscillations permanentes, par exemple) « restructurent » non seulement notre réflexivité et notre posture, mais aussi la force de nos gestes, qui ne sont plus sujets aux prises d’un positivisme trop serré et d’une sémiologie alphabétique limitée.
- 21 ce ne sont pas des signes représentant un objet donné. Elles permettent plutôt la « projection » de (...)
45Dans des textes comme « Pourquoi, au fond, les machines à écrire font-elles du bruit ? » (2002) et « Le geste d’écrire » (1999), Flusser propose que les machines à écrire nous remémorent plus authentiquement nos expressions que le stylo, car les machines à écrire frappent (ou frappaient) la surface avec des marteaux, comme un piano, transmettant ainsi l’écriture et l’inscription en même temps. Le fait de presser les touches de la machine nous pousse à faire des choix réfléchis en fonction de « certains critères orthographiques, grammaticaux, sémantiques, informatiques, communicationnels, etc. » (Flusser, 1999, p. 21), qui sont les « manifestations » nécessaires pour faire de l’écriture. Bien que la surface d’un écran ne soit pas touchée par des marteaux physiques et sémiotiques, les claviers de ces machines à écrire se sont malgré tout transposés aux ordinateurs, et ce sont à ces machines, à ces dactylographes et ensuite à ces ordinateurs, que Flusser attribue la production de techno-images. Ces images sont les formes médiatiques du « futur », sont produites par des instruments techniques et ne « représentent » pas des phénomènes dans le monde ; elles créent plutôt de nouveaux modèles et concepts : « […] they are not signs representing a given object. Rather, they enable the “projection” of entirely new models and concepts—they thus “reverse the vectors of meaning21” » (Irrgang, 2020, p. 4).
46Les possibilités d’écrire de façon phénoménologique, calligraphique, artistique, dactylographique, numérique, sans tomber dans le cliché ou la banalité, renvoient à une vision de l’écriture où notre monde est un canevas, où notre corps et notre vie sont des outils d’expression. À chaque moment, nous sommes déjà et toujours en train d’écrire, d’exécuter des actions en même temps que de les énoncer — car énoncer et exécuter sont déjà et toujours le même geste —, et ces gestes exécutés et ces actes énoncés sont aussi importants qu’ils sont superflus.
- 22 présence, écriture, voix, parole, signe, langage, contexte, intention, force, communication, concep (...)
- 23 Plus les intérêts se chevauchent, plus il est probable que les différences seront difficiles à éval (...)
47Toril Moi, en décrivant la querelle entre John Searle et Jacques Derrida sur la performativité, note que celle-ci était remarquable tant pour le caractère aigre de la discussion que pour son aspect de déjà-vu. La « révolution » du langage qu’Austin et Searle pensaient effectuer n’était pour Derrida rien de plus et rien de moins qu’une version du statu quo, car les trois philosophes se posaient les mêmes questions au sujet de nos pratiques de langage : « […] presence, writing, voice, word, sign, language, context, intention, force, communication, concept, performance, signature22 » (Moi, 2017, p. 11). Moi résume : « The closer the overlap in interests, the more likely it is that the differences will be difficult to gauge, and easy to either exaggerate or overlook23 » (ibid., p. 11). Heureusement, des impasses marécageuses comme celles-ci deviennent moins difficiles à franchir et même à vaincre avec la philosophie du langage ordinaire que propose la performativité, une philosophie qui pose un autre regard et une autre interprétation sur la nécessité de la représentation linguistique.
48Selon Moi,
- 24 une fois que la philosophie du langage ordinaire a terminé son analyse, plus aucune raison ne subsi (...)
once ordinary language philosophy has finished its analysis, we no longer have any reason to construct an elaborate theory of how to avoid or get past representation. In other words: When representation loses its status as the definition of « language as such, » it no longer seems urgent to elaborate complex theories to find a way around it, and the theory formation itself loses its allure24 (ibid., p. 14).
49Ou, selon Wittgenstein :
Les aspects des choses les plus importantes pour nous sont cachés du fait de leur simplicité et de leur banalité. (On peut ne pas remarquer quelque chose — parce qu’on l’a toujours sous les yeux.) Les véritables fondements de sa recherche ne frappent pas du tout l’attention d’un homme (op. cit., p. 129).
Nos jeux de langages clairs et simples ne sont pas des études préparatoires pour une réglementation future du langage […] Les jeux de langage se présentent plutôt comme des objets de comparaison, qui doivent éclairer, au moyen de ressemblances et de dissemblances, les conditions qui sont celles de notre langage (ibid., p. 130).
50La phénoménologie, l’écriture impliquée et la réflexivité élaborées dans cette proposition ont également tenté de suggérer des telles comparaisons dans des domaines moins raréfiés ou plus quotidiens, comme notre mobilité physique, nos perceptions visuelles et auditoires, nos habitudes et même notre enfance. L’écriture postlinguistique et une posture analphabétique nous permettent de nous amuser, non seulement dans nos recherches, mais aussi dans l’avancement et le mouvement (postlinéaire) des savoirs scientifiques, et même empiristes. En créant des projections du réel et du possible avec des techno-images à la Flusser et en se sensibilisant à la nature tissée de nos interprétations et de nos textes à la Wittgenstein, on peut apprendre des jeux de langage leurs leçons postlinguistiques : on sort du langage en y embarquant, on traverse en y accédant.