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Essais

Communication et solidarité démocratique

Repenser la stratégie des initiatives solidaires
Éric Dacheux

Résumés

Nos démocraties sont malades mais vivantes. Derrière les mouvements de citoyens médiatiques comme Nuits Debout ou les Gilets jaunes, se cachent d’autres initiatives de la société civile qui expérimentent un autre type de démocratie. De nombreux citoyens s’auto-organisent pour trouver des solutions concrètes aux maux de notre société mal en point. Pour qualifier ces auto-organisations de la société civile, nous emploierons le terme d’initiatives solidaires. Ce texte se décompose en deux parties. La première dressera le cadre théorique de notre réflexion. La seconde indiquera des pistes permettant de combattre l’invisibilité partielle dont sont aujourd’hui victimes les initiatives solidaires.

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Texte intégral

  • 1 Sondage réalisé par Harris interactive en octobre 2021 auprès de 10 320 personnes et présenté dans (...)

1Nos démocraties sont malades. En 2021, un sondage indiquait que 46 % des Français pensaient que la démocratie ne fonctionnait pas bien, voire pas bien du tout, tandis que 61 % estimaient qu’elle était en danger1. Effectivement, le système représentatif professionnalisé connaît, dans l’Union européenne, une crise sans précédent, une méfiance croissante des citoyens à l’égard de leurs élus qui ne cesse de s’amplifier depuis l’instauration du traité de Lisbonne. La crise est si profonde que le philosophe Jacques Rancière n’hésite pas à proclamer ceci :

Nous ne vivons pas dans des démocraties […] nous vivons dans des États de droit oligarchiques, c’est-à-dire dans des États où le pouvoir de l’oligarchie est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles (2005, p. 81).

  • 2 Paradigme qui prolonge les propositions de Burawoy (2013) sur la sociologie publique, c’est-à-dire (...)
  • 3 Dans cette épistémologie chère à Edgar Morin (1994), il est impossible de séparer l’homme du cherch (...)

2Or, cette oligarchie ne parvient pas à résoudre la crise économique et écologique. Pire, elle semble coupée du monde et agit comme si elle était au-dessus des lois qu’elle édictait. La montée des populismes témoigne de ce fossé croissant entre les élites et les citoyens. Fossé que les élites tendent de combler en faisant appel aux techniques du marketing politique et en développant des instances de démocratie participative. Mais le marketing politique est souvent un remède pire que le mal (Bourgne et Cova, 2013), tandis que les dispositifs participatifs sont souvent plus des outils de légitimation de décisions déjà prises que de réels outils de coconstruction de politique publique (Blondiaux, 2008). Cependant, à côté de ces réponses institutionnelles peu performantes, se développent des réponses politiques venues de la société civile. En effet, derrière les mouvements de citoyens médiatiques comme Nuits Debout ou les Gilets jaunes, se cachent des initiatives de la société civile qui expérimentent un autre type de démocratie. En effet, des ONG de solidarité internationale, des associations de lutte contre la pauvreté, des coopératives et des mutuelles se réclamant de l’économie sociale et solidaire expérimentent ce que nous pouvons appeler, à la suite de Dewey (2008/1925), une démocratie radicale (Dacheux et Goujon, 2020), une société où les acteurs, face à un problème, se donnent eux-mêmes les moyens de le résoudre. Qu’il s’agisse de lutter contre les discriminations raciales, d’œuvrer pour l’égalité entre les hommes et les femmes ou de protéger la planète, de nombreux citoyens s’auto-organisent pour trouver des solutions concrètes aux maux de notre société mal en point. Pour qualifier ces auto-organisations de la société civile non inféodées à une religion et indépendantes financièrement de l’État et des entreprises qui ne sont ni de grandes fédérations sportives ni des syndicats internationaux, nous emploierons le terme d’initiatives solidaires (IS). Comment penser une communication démocratique qui soit adaptée à ces organisations démocratiques ? Pour répondre à cette problématique, le présent texte, qui s’inscrit dans le paradigme des sciences publiques2, se décomposera en deux parties. La première, que l’on peut lire comme le bilan de vingt-cinq années de recherche sur la communication politique, dressera le cadre théorique de notre réflexion. La seconde, que l’on peut appréhender comme un programme de recherche-action à développer avec les acteurs, indiquera des pistes permettant de combattre l’invisibilité partielle dont sont aujourd’hui victimes les IS. Cet article, on l’aura compris, ne s’inscrit pas dans la vision (très normative) de la science que propose Nathalie Heinich (2021). Cette dernière affirme que « le rôle du chercheur est de dire le monde tel qu’il est » (ibid., p. 42), alors que ceux qu’elles nomment les « académo militants » se contentent de décrire le monde tel qu’il devrait être. Dans le cadre de l’épistémologie de la complexité3, nous pensons, loin de ce simplisme péjoratif, que la « responsabilité épistémique » (Coutellec, 2015) du chercheur est de proposer à la critique publique des réponses nouvelles aux problèmes actuels du monde (Corcuff. 2012).

Une solidarité démocratique réclame une communication démocratique

3Les IS sont des expérimentations citoyennes, démocratiques et non lucratives qui visent le lien plutôt que le bien (Dacheux et Goujon, op. cit.). Elles sont très diverses puisqu’elles prennent des formes juridiques variées (associations, coopératives, mutuelles, etc.), mais se développent également dans des collectifs informels (mouvements, coordinations, ZAD, etc.). De plus, elles sont traversées par au moins deux grandes lignes de fracture. La première sépare les grandes IS gérant des millions de budget, employant des milliers de personnes et intervenant sur tous les continents (des ONG comme Greenpeace ou MSF), des petites IS, enracinées sur un territoire local, fonctionnant principalement sur le bénévolat avec un budget de quelques centaines d’euros. La seconde ligne de fracture divise les IS qui se réclament de l’économie sociale et solidaire (ESS) comme les coopératives, les mutuelles et certaines associations employeuses de celles qui préfèrent se réclamer d’une thématique politique plus restreinte (les droits de la personne, la solidarité internationale), etc. Reste que, malgré cette diversité, ces IS peuvent toutes être définies comme des organisations regroupant « des citoyens actifs et responsables d’une démocratie vivante » (Henry, 2021, p. 23). En effet, à titre de collectifs autonomes, elles renforcent la démocratie comprise comme auto-nomos, capacité à faire et à défaire les normes qui nous gouvernent (Castoriadis, 1975 ; Gauchet, 2002). Ces IS concilient trois éléments constitutifs : la dénonciation d’un fait social (la montée des inégalités, la disparition de la biodiversité, etc.), la formulation de propositions alternatives (taxation des transactions financières, quota de pêche, etc.) et le développement d’actions concrètes (mise en place d’une zone de gratuité, création de parcs naturels, etc.). De plus, ces IS cherchent à établir une solidarité internationale démocratique (Garlot, 2020). Il convient donc de préciser ce terme (1), avant de définir ce que nous entendons par les termes de communication (2) et de communication politique démocratique (3).

Les initiatives solidaires au service d’une solidarité démocratique

  • 4 En l’occurrence, le Centre national de ressources textuelles et lexicales, solidarité : définition (...)

4Pour bien comprendre la notion de solidarité démocratique, il convient, au préalable, de redevenir aux définitions classiques du terme de solidarité. Selon le dictionnaire4, ce vocable possède deux racines latines. La première, In solidum, signifie « pour le tout ». La seconde, Solidus, est ce qui est solide, massif, compact. Le terme de solidarité se réfère au droit du xvie siècle (In solidum). C’est ce qui « unit les personnes tenues par une obligation solidaire ». La solidarité désigne alors un « lien contracté par des personnes répondant en commun d’une obligation solidaire ». C’est en 1737 que le terme va au-delà du droit pour désigner, de façon plus large, le « rapport de dépendance réciproque entre des personnes ». Ce rapport de dépendance mutuelle peut être interprété de deux manières différentes. La première insiste sur le caractère subi, obligatoire de la solidarité, la « dépendance mutuelle entre les êtres humains, existant à l’état naturel et due au besoin qu’ils ont les uns des autres » (Bergson, 1932, p. 97). De même, pour Élie Faure, la solidarité ne se choisit pas : « […] qu’on le sente ou non, qu’on le veuille ou non, une solidarité universelle unit tous les gestes et toutes les images des hommes, non seulement dans l’espace, mais aussi et surtout dans le temps » (1927, p.13). Ainsi, que nous en ayons conscience ou non, « une solidarité universelle existe du fait de l’appartenance à une même humanité » (Garlot, op. cit., p. 39). Cette vision de la solidarité comme héritage commun a été popularisée par Émile Durkheim (1893). Ce dernier a en effet identifié deux formes de solidarité « héritées » : la solidarité organique, moderne, née de la division du travail, source de cohésion sociale, qui n’emprisonne pas les individus dans une communauté d’appartenance, et la solidarité mécanique, lien social des sociétés traditionnelles qui, au contraire, enferme les individus au sein d’une communauté d’appartenance.

5Cependant, le même dictionnaire souligne qu’il existe une autre appréhension de la solidarité qui insiste, au contraire, sur la dimension volontaire, choisie de la solidarité. Elle peut alors être considérée comme un devoir moral qui « incite les hommes à s’unir, à se porter entraide et assistance réciproque et à coopérer entre eux, en tant que membres d’un même corps social ». Dans cette perspective constructiviste, le dictionnaire historique d’Alain Rey souligne que la solidarité est « une valeur » qui a été théorisée au xixe siècle : « […] elle est devenue dans le vocabulaire sociopolitique un substitut prudent à “égalité” sur le plan économique, d’où “impôt de solidarité” et tous les emplois hypocrites où la solidarité sert de prétexte à l’exercice de l’autorité des classes dirigeantes. »

  • 5 Au début du xixe siècle, pour éviter l’exploitation patronale, de nombreux ouvriers ont créé des as (...)

6La généralisation de l’emploi du terme de solidarité, dans la deuxième moitié du xxe siècle, dénote, selon lui, « un besoin absolu de lien social, en réponse à l’évidence subie des conflits d’égoïsme que le triomphe du libéralisme capitaliste rend inévitable ». C’est dans cette lignée que Philippe Chanial et Jean-Louis Laville identifient deux formes modernes de solidarité « construites », présentes dès le début des mouvements associationnistes européens5, lointains ancêtres des IS : la solidarité philanthropique et la solidarité démocratique. La première repose sur le principe de charité. Elle se caractérise par un engagement volontaire en vue d’aider autrui : « Focalisée sur la “question de l’urgence” et la préservation de la paix sociale, elle se donne pour objet le soulagement des pauvres et leur moralisation par la mise en œuvre d’actions philanthropiques palliatives » (Chanial et Laville, 2002, p. 12). Cette aide bienveillante porte alors

la menace d’un don sans réciprocité, ne permettant comme seul retour qu’une gratitude sans limites et créant une dette qui ne peut jamais être honorée par les bénéficiaires. Les liens de dépendance personnelle qu’elle favorise risquent d’enfermer les donataires dans leur situation d’infériorité (ibid., p. 12).

7C’est pourquoi ces deux sociologues proposent la notion de solidarité démocratique. Celle-ci peut être définie de la manière suivante :

Axée sur l’entraide mutuelle autant que sur l’expression revendicative, elle relève à la fois de l’auto-organisation et du mouvement social. Cette seconde version suppose une égalité de droit entre les personnes qui s’y engagent. Partant de la liberté d’accès à l’espace public pour tous les citoyens, elle s’efforce d’approfondir la démocratie politique par une démocratie économique et sociale (Laville et Cattani, 2008, p. 610).

8La solidarité démocratique se caractérise par une action collective visant l’entraide mutuelle et des revendications communes. L’éthique de la solidarité n’est plus déléguée aux classes dominantes — comme c’est le cas dans la solidarité philanthropique —, mais est l’objet « d’une délibération et d’une négociation collective » (ibid., p. 617). La solidarité démocratique, telle que conceptualisée par Laville, articule deux dimensions : la redistribution — « les normes et prestations établies par l’État pour corriger les inégalités » — et la réciprocité — « le lien volontaire entre citoyens libres et égaux » (Laville, 2010, p. 90). Comme Florine Garlot (op. cit.), nous avons choisi de restreindre le terme de solidarité démocratique à cette seule dimension réciprocitaire, afin de coller au plus près de la réalité des IS qui sont des organisations de citoyens qui permettent à des citoyens de résoudre collectivement (selon le principe un être humain une voix) les problèmes qu’ils rencontrent. Or, dans la vision pragmatique de la démocratie qui est celle de Dewey (op. cit.) et que nous avons faite nôtre, l’adéquation entre la fin et les moyens est essentielle. La revendication d’une solidarité démocratique doit être portée, dans l’espace public, par une communication démocratique. Avant de définir cette dernière, il nous faut préciser ce que nous entendons par communication.

Penser la logique propre de la communication : un lien égalitaire entre altérité radicale et altérité libre

9La communication est une relation humaine qui, pour beaucoup, apparaît ambivalente. D’un côté, dans le sillage de Jürgen Habermas (1987) et de Norbert Wiener (2004/1948), la communication est vue comme un processus social qui favorise des rapports humains harmonieux et la démocratie. La communication permet d’éviter la violence, elle autorise la circulation d’informations qui éclairent les décisions humaines, elle contribue à la compréhension réciproque, elle renforce le débat démocratique. D’un autre côté, pour l’École critique dont les représentants les plus connus dans l’aire francophone sont Armand Mattelart (2008) et Bernard Miège (1989), la communication est vue comme un phénomène social qui vise à manipuler les foules, qui noie les individus sous des torrents de données pas toujours vérifiées, qui met en contact des populations qui n’ont pas les mêmes codes culturels et attise ainsi la peur de l’autre et qui, enfin, s’incarne dans des techniques numériques qui aident les gouvernements autoritaires à contrôler leur population. Certes, cette ambivalence est en partie liée au fait que les publicitaires ont entretenu la confusion entre communication et persuasion, en renommant, dans les années 1990, leurs agences de publicité « agences de communication ». Elle est aussi liée au fait que la frontière entre persuasion et manipulation est souvent poreuse (Cialdini, 2014). Du coup, on tend à confondre sous un même vocable — « la com » — trois processus différents (Dacheux, 2016) : la communication qui est un travail critique de coconstruction de sens, la persuasion qui est un processus intentionnel d’influence visant à faire changer l’attitude ou le comportement d’autrui (y compris dans l’intérêt d’autrui) et la manipulation qui est un processus stratégique développé dans l’intérêt exclusif de l’institution qui l’utilise, dont la finalité est de tromper le public.

Tableau 1. La différence entre communication, persuasion et manipulation

Tableau 1. La différence entre communication, persuasion et manipulation

10Cependant, même si l’on sépare la communication de ce qui relève des techniques marketing persuasives et des pratiques manipulatoires de la propagande, l’ambivalence n’est pas totalement levée. En effet, si la communication se caractérise par le refus de la violence physique et la prise en considération de l’altérité, elle peut, d’une part, donner lieu à des violences verbales (insultes) ou symboliques (brûler un drapeau) et, d’autre part, déboucher sur le rejet de l’autre perçu comme trop différent (Hermès, 2019). De même, si la communication permet de vivre ensemble dans la paix, elle peut être aussi fermeture aux autres, exclusion de ceux qui n’utilisent pas les mêmes modes de communisation que nous (langues, technologies, postures, etc.), appel à la guerre, etc. D’ailleurs, comme le rappelle Patrice Flichy (2004), la plupart des outils modernes de communication, du télégraphe à Internet, sont, à l’origine, des outils conçus par et pour les militaires à des fins guerrières (mieux coordonner les manœuvres, connaître la position de l’adversaire, etc.). Ces outils de communication peuvent aussi se transformer en objet de contrôle. En effet, comme mise en lien, la communication est à la fois émancipatrice (par les autres nous apprenons à devenir meilleurs que nous-mêmes) et liberticide (être liés, c’est aussi avoir des liens qui entravent). Du coup, les caméras permettent non seulement d’accéder au monde, mais aussi de contrôler les déplacements routiers, les téléphones intelligents permettent de joindre l’autre en toute indépendance, mais ils permettent aussi de vous géolocaliser et de savoir qui vous avez appelé, surfer sur le Net permet de découvrir et d’explorer des domaines inaccessibles physiquement, mais donne aussi des informations sur votre vie privée, etc. Dans les pays autoritaires, les outils de communication sont, en réalité, des outils de coercition. Enfin, si la communication est indispensable pour que les animaux grégaires que nous sommes puissent vivre ensemble, si elle participe ainsi à notre bien-être collectif, elle peut aussi, comme le montre l’école de Palo Alto, devenir une relation pathologique qui contribue au mal-être de l’individu. D’ailleurs, les thérapies psychologiques ou psychanalytiques mettent bien en valeur cette ambivalence fondamentale : la communication est à la fois le problème (ce qui cause parfois la souffrance) et la solution (ce qui permet souvent de guérir). Ce qui fait dire à Pierre Livet que « [l]a communication est dans son principe un remède aux maux de notre connaissance et de nos coordinations. Mais elle est aussi le seul remède à ses propres défauts, et on ne peut donc pas espérer qu’elle atteigne une quelconque perfection » (2011, p. 87).

11Les recherches scientifiques permettent de mieux comprendre cette ambivalence de la communication dont rend compte le langage courant. En effet, ces travaux révèlent que la communication est une action qui inclut en partie et se différencie partiellement de processus proches avec lesquels on la confond. Nous allons donner quatre exemples de cette inclusion/différenciation : la persuasion, l’information, l’interaction et la connexion.

12La persuasion ne passe pas uniquement par la communication (O’Keefe, 2002) — l’expérience (tomber de vélo) et la réflexion personnelle (la vie est fragile et courte) peuvent me persuader de changer de comportement (mettre un casque quand je fais du vélo) —, alors qu’à l’inverse la communication vise aussi à partager des émotions, à provoquer le débat, à énoncer un fait, etc. Aucune communication n’est neutre, sans influence sur soi et/ou autrui, mais toutes les communications n’ont pas l’intention de persuader l’autre de changer d’attitude ou de comportement. Voilà qui permet de distinguer persuasion et communication même si, bien sûr, la communication peut servir à persuader ; on parle alors de communication persuasive. La deuxième distinction qu’il convient d’opérer est celle entre information et communication (Wolton, 2009). Cette distinction est faite par plusieurs journalistes pour valoriser leur métier et disqualifier celui des publicitaires. Le problème est que cette distinction journalistique repose sur une illusion, celle de l’objectivité. L’information serait objective et rendrait compte de manière neutre de la réalité, alors que la communication serait subjective et viserait forcément à persuader. Or, nous venons de le voir, communiquer, ce n’est pas forcément persuader. De même qu’informer, ce n’est pas rendre compte de manière objective du réel, mais mettre en forme des données pour en faciliter la compréhension par un public que l’on a identifié (les lecteurs du Figaro sont souvent fort différents de ceux de L’Humanité). Or, s’il existe des faits objectifs (un match de foot s’est déroulé), la mise en forme de ce fait passe par différents filtres, comme les normes journalistiques (faire court et clair), le lectorat visé (marseillais ou stéphanois) et le style du journaliste, si bien que l’information est toujours un point de vue partiel et partial sur la réalité : « Saint-Étienne a écrasé Marseille 3-0 » va titrer le journal La Tribune diffusé dans la Loire ; « Lourde défaite de l’OM » va titrer, de son côté, le journal La Provence distribué dans les Bouches-du-Rhône. Honnêteté (rapporter les faits tels qu’on les a perçus) et objectivité (décrire de manière neutre le réel) sont deux choses différentes que les journalistes font semblant de confondre. Cependant, la confusion entre information et communication est aussi liée à une autre représentation qui n’est plus, cette fois-ci, professionnelle, mais pédagogique. Le schéma « émetteur — canal — récepteur » s’est en effet diffusé partout avec l’idée — que les sciences de l’information et de la communication ne parviennent pas ou peu à invalider — que communiquer, c’est transmettre une information. Or, cette vision transmissive de la communication est contestable (Quéré, 1991 ; Livet, op. cit.). En effet, si dans la plupart des cas, on communique en échangeant des informations, on peut aussi communiquer sans échanger aucune information. On peut, par exemple, partager du temps et de l’espace (être ensemble dans une même pièce non pour échanger, mais pour le simple plaisir de sentir la présence de l’autre) ou parler de la pluie qui tombe. La communication n’est pas seulement compréhensive (volonté de coconstruire une signification), elle est aussi phatique (intention d’être en contact juste pour maintenir la relation), comme le souligne, après d’autres, Daniel Bougnoux (1995). De même, toutes les interactions ne sont pas communicationnelles et toutes les communications ne sont pas interactives (un échange épistolaire par exemple), mais il existe bien, nous le vivons tous, des communications interactives. Pareillement, la connexion est la mise en contact automatique, l’établissement d’une liaison étroite d’éléments techniques séparés, alors que la communication est la recherche de la bonne distance entre des êtres humains. Pourtant (et la crise sanitaire liée à la COVID-19 a permis à chacun d’en faire l’expérience), on peut établir, grâce à des outils numériques, une communication phatique, à distance, permettant de remédier à la non-communication en présentiel. Pour le dire autrement, la communication peut être perçue légitimement comme une interaction humaine, une transmission d’information, une tentative de persuasion ou un outil de connexion pour rester en lien avec les autres, mais elle n’est, en réalité, jamais uniquement l’un de ses quatre processus sociaux. Elle oscille, en permanence, entre ces quatre manières de mettre en lien les humains tout en obéissant à sa propre logique (une mise en lien qui vise la coconstruction de sens entre altérités libres et égales).

Tableau 2. La communication, un processus spécifique mais qui emprunte aux autres processus de mise en lien

Tableau 2. La communication, un processus spécifique mais qui emprunte aux autres processus de mise en lien

13La communication est perçue socialement ambivalente car, d’une part, elle a été phagocytée par l’industrie de la publicité et que, d’autre part, elle recoupe partiellement des processus de mise en relation sociale aussi différents que la persuasion, l’interaction, l’information ou la connexion. Reste que son noyau dur — ce que nous avons appelé sa logique propre — est le partage entre altérité libre et altérité égale. Autrement dit, la communication, comme la démocratie, vise l’élaboration d’un lien social égalitaire qui respecte la liberté et la différence de chacun. Or, contrairement à ce que soutient Habermas (op. cit.), ce lien n’est pas l’intercompréhension parfaite. En effet, des chercheurs francophones qui théorisent l’incommunication soutiennent que la norme est l’incompréhension et non la compréhension. En effet, la difficulté à maîtriser nos émotions et l’inconscient (Lepastier, 2013), la liberté du récepteur (Wolton, op. cit.), l’existence d’a priori différent (Boudon, 1989), la surinformation (Huisman, 1985) ou l’arrogance (Moinet 2012), la multiplicité des canaux de communication et leur polysémie (Robert, 2016) sont, parmi bien d’autres phénomènes, des obstacles majeurs à une compréhension parfaite entre les êtres humaines. L’incompréhension est donc la règle. Mais loin de constituer un rocher de Sisyphe que nous portons à chaque rencontre, nous pensons que cette incompréhension est le moteur même de la communication. C’est dans l’impossibilité d’une compréhension parfaite que nous puisons le désir de comprendre l’autre ! L’incompréhension est le moteur de la communication. C’est parce qu’il existe toujours un écart, un espace de liberté inventive — un agir créatif, dirait Joas (1999) — entre les êtres que nous recherchons cette relation humaine singulière qui nous permet d’accéder à l’autre sans risquer de nous perdre nous-mêmes. En effet, cette tentative de partage avec l’autre est à la fois rassurante (nous sommes certains de partager quelque chose — au moins du temps — et nous restons libres de l’interprétation de nos sens) et incertaine (nous nous heurtons à l’incommunication, l’autre nous échappe). L’incommunication est donc l’une des composantes de la communication, et non l’unique issue possible. L’incommunication n’est donc pas une fatalité, mais une chance : celle de s’ouvrir à l’interprétation de l’autre. Cette chance est aussi un avantage démocratique sur lequel s’appuyer : plutôt que de chercher à persuader l’autre, à limiter sa capacité d’interprétation pour l’amener à nos positions, mieux vaut renforcer sa liberté d’interprétation, accroître son autonomie critique. C’est là le but de la communication politique démocratique…

La communication politique démocratique : l’art de renforcer l’autonomie

14À l’image des ONG de solidarité internationale, les IS ont parfois tendance à se revendiquer apolitiques. Pourtant, nous l’avons vu, ce sont des actrices qui, en renforçant l’auto-organisation des citoyens et en recherchant l’instauration d’une solidarité démocratique, locale, nationale ou internationale, sont pleinement politiques. Les IS ne sont pas forcément partisanes (proches de tel ou tel parti politique), mais elles sont incontestablement en charge des affaires du monde. Ce sont même, nous l’avons dit, les seules à articuler dénonciation et reconstruction (propositions alternatives et expérimentation de ces propositions). Dès lors, si elles doivent continuer à développer des communications opérationnelles sur le terrain, elles doivent aussi, auprès de leurs membres comme dans l’espace public, assumer une communication politique. Or, celle-ci, jusqu’ici, tend à se réduire à un marketing politique, à une fabrique du consentement, alors qu’elle devrait être un processus favorisant le développement d’une culture commune, une délibération conflictuelle. Effectivement, l’importance des campagnes électorales dans nos démocraties libérales tend à réduire la communication politique à la communication électorale et celle-ci au marketing politique. Or, s’il est légitime, pendant les élections, de vouloir faire adhérer les citoyens à ses idées (but du marketing politique), en dehors de ces périodes, la démocratie a besoin d’un processus reliant librement des altérités égales (une communication délibérative). La délibération est, en effet, selon le politologue Bernard Manin, le moyen de dépasser l’un des problèmes récurrents de nos démocraties représentatives en crise : la contradiction ente le principe de décision (la majorité) et le principe de légitimité (l’unanimité). La réponse qu’il propose pour dépasser cette contradiction est la suivante : 

[…] il faut alors modifier radicalement la perspective commune aux théories libérales et aux pensées démocratiques : la source de la légitimité n’est pas la volonté déjà déterminée des individus mais son processus de formation, la délibération […] la décision légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous ; c’est le processus de formation des volontés qui confère sa légitimité au résultat, non les volontés déjà formées (1985, p. 84).

15Loin de cette volonté de développer la participation de tous pour renforcer la démocratie, le marketing politique développe une communication qui

se distingue de tout autre type de communication par son besoin d’efficacité. Ce besoin va pousser le créateur à fabriquer des messages qui orientent vers l’interprétation souhaitée en multipliant les signes formant un chemin le plus évident possible jusqu’à celle-ci. Il en résulte que la rhétorique publicitaire n’est pas une communication osée ou novatrice. Tout au contraire, elle va chercher à recourir au maximum aux symboles avérés, aux idées toutes faites largement répandues dans la population qu’elle vise (Coutant, 2004, p. 4).

  • 6 Au sens de Joas (op. cit.), elle est le fruit de la volonté des protagonistes, mais liée à une situ (...)
  • 7 Avec des terrains divers : communication des associations, communication des organisations de l’éco (...)

16S’appuyant sur une doxa commune, la communication marketing exclut ceux qui ne partagent pas cette doxa, les étrangers. En cherchant à limiter l’interprétation, elle tend à décourager l’esprit critique. Or, c’est celui-ci qui, en démocratie, permet de lutter contre les idées reçues, la fabrication des boucs émissaires si facile en période de crise. De même, la nature intrusive de la communication marketing pose problème dans l’espace public. Elle envahit tout, de l’écran de cinéma au set de table du restaurant, en passant par les murs de la cité. La communication marketing crée un bruit de fond permanent que nous avons appris à zapper. Ainsi, apprenant à ne plus tenir compte des signes qui nous entourent, nous devenons, aussi, de plus en plus sourds à notre environnement, de moins en moins aptes à nous ouvrir à la nouveauté. Pourtant, « [l]’habitude de l’inattention doit être considérée comme le plus grand vice de l’esprit démocratique », rappelle Tocqueville (1835, p. 309). Par ailleurs, la mise en place d’une communication marketing passe par une professionnalisation de la fonction communication dans les organisations qui l’adoptent, y compris les plus grosses IS. Or, cette professionnalisation transforme la communication politique en un savoir professionnel, alors qu’elle est une compétence citoyenne primordiale. Pour le dire autrement, la communication marketing n’empoisonne pas la communication politique, elle asphyxie le citoyen. Persuasive, intrusive, simplificatrice et professionnelle, la communication marketing tend à imposer un modèle où le citoyen n’est plus un sujet critique nourrissant le débat politique, mais une cible validant les idées que les autres ont eues pour lui. La démocratie est forte quand les citoyens participent activement au débat contradictoire dans l’espace public. Or, la généralisation de la communication marketing décourage cette participation en accentuant la fermeture à l’autre et en délégitimant la communication ordinaire. Pourtant, cette communication ordinaire est centrale puisqu’on peut la définir comme une relation humaine intentionnelle6 de partage de sens qui s’inscrit dans une durée (ce n’est pas un processus instantané) et dans un contexte donné entre altérités égales et libres. C’est, comme la démocratie, un processus social qui concilie liberté, égalité et altérité. Dès lors, c’est en renforçant la communication ordinaire que l’on renforce l’idéal démocratique. Dans cette perspective, la communication politique des IS ne doit plus chercher à fabriquer de l’adhésion, mais viser au contraire à augmenter la capacité critique des citoyens. Elle ne doit plus chercher à réduire l’incompréhension (imposer un sens unique), mais s’efforcer de construire une incommunication féconde (faciliter une coconstruction de sens créative). C’est, en tout cas, l’hypothèse que nous tirons de vingt-cinq ans de recherches consacrées à la communication politique7. Comment mettre à l’épreuve du réel cette hypothèse ? Comment favoriser cette communication politique démocratique que nous nommerons, désormais, « communication solidaire » ? C’est l’objet de la seconde partie de ce texte.

Pistes pour une communication solidaire

17Dans une Union européenne où la démocratie représentative, à bout de souffle, est menacée par l’autoritarisme, les IS sont des auto-organisations de la société civile qui contestent la mondialisation actuelle tout en agissant pour construire un monde alternatif. Pour mener à bien cette tâche démocratique précieuse, les plus grandes IS (ONG, mutuelles, etc.), sous l’influence d’une pensée gestionnaire incorporée par la professionnalisation de ses cadres, développent une approche persuasive de la communication qui est de plus en plus coûteuse et, surtout, inadaptée à leur identité. En effet, comme toutes techniques, les outils du marketing ne sont pas neutres. Certes, ils ne sont ni positifs ni négatifs (une publicité peut vanter les mérites du tabac ou inciter à arrêter de fumer), mais ils ne sont pas neutres. Pour deux raisons. D’une part, comme le rappelle Jacques Ellul (1988), toute technique est ambivalente : elle est à la fois positive et négative, elle présente des qualités mais aussi des défauts. Avant d’utiliser une technique de communication, il faut donc penser, à la fois, ces avantages et inconvénients (faire une mailing list pour débattre en dehors des réunions, c’est exclure des débats ceux qui ont des difficultés avec l’informatique, soit 25 % des Français). Mais surtout, elle n’est pas neutre ; si un marteau peut servir à de nombreux autres usages qu’enfoncer un clou (briser une vitre, maintenir une feuille volante, etc.), il ne peut absolument pas servir à scier un chêne. Pire, si l’on s’obstine à scier un chêne avec un marteau, on risque fort de se luxer l’épaule ! C’est le cas des IS qui veulent changer le monde (sortir d’une société de marché) à l’aide d’une technique, le marketing, créée pour le maintenir (résorber la crise de surproduction). C’est également le cas lorsque les IS cherchent à informer les citoyens en multipliant les courriers individualisés, les lettres électroniques ou les courriels aux donateurs. Dans une société sursaturée d’informations, les informations des IS ne font plus sens. Pire, d’une part, elles contribuent à l’acratie (sentiment qu’il faudrait changer le monde, mais impuissance à le faire) et, d’autre part, augmentent la servitude numérique (Poitevin, 2020) en utilisant trop souvent les moyens de diffusion des GAFAM. On ne renforce pas l’autonomie des citoyens avec des algorithmes prévus pour créer plus de dépendances ! Enfin, dernière contradiction entre fins et moyens, les IS cherchent à établir une communication avec les citoyens, c’est-à-dire à construire une relation qui réclame du temps (pour comprendre ce que l’autre a compris de manière différente de nous) et de la distance (trouver l’autre en soi-même et le même en l’autre pour trouver l’équilibre entre humanité partagée et altérité respectée), avec des outils de connexion numérique qui, pourtant, sont faits pour abolir le temps et la distance. La communication politique n’est ni persuasion, ni information, ni connexion, mais une invitation à l’autonomie (appel à la libre interprétation du récepteur). Cette invitation est un moyen de lutter contre l’invisibilité partielle des IS. Elle permet, en effet, de proposer des pistes concrètes à expérimenter (au moyen de la recherche-action), pour, d’une part, faire évoluer la communication interne des IS et, d’autre part, permettre de renouveler la communication externe des IS dans l’espace public.

Comprendre l’invisibilité partielle des initiatives solidaires

18Des émissions comme Carnets de campagne sur France Inter ou des magazines comme Socialter ou Reporterre font que l’invisibilité des IS n’est pas totale. De même, des médias alternatifs comme la revue Silence ou le site socioeco.org tentent de visibiliser l’action des IS. Mais si certaines organisations phares comme Amnesty International, SOS racisme ou Ni putes ni soumises sont connues du grand public, le projet commun qu’elles portent — la solidarité démocratique — reste toujours méconnu. Comment expliquer cette invisibilité partielle ? De trois manières. Tout d’abord, cette invisibilité est construite (Dacheux et Guaaybes, 2021). Comme le souligne Boaventura de Sousa Santos (2015), des mouvements sociaux sont sciemment invisibilisés : l’histoire est écrite par les vainqueurs qui développent un récit effaçant les minorités et les perdants. Nous l’avons dit, les IS sont issues, en Europe, de l’associationnisme ouvrier, mouvement qui a été combattu et défait par la bourgeoisie du Second Empire. De plus, aujourd’hui, nombre d’IS s’opposent à la fois à un régime de vérité qui domine la société (le capitalisme) et à un régime de justification né au xviiie siècle (le libéralisme) qui domine la science économique. Il existe donc un cadrage idéologique du monde qui invisibilise sciemment les alternatives dont elles se réclament : économie sociale et solidaire, décroissance, sobriété heureuse, etc. Ce cadrage idéologique est renforcé par un cadrage médiatique invisibilisant, lui aussi. D’un côté, les principaux médias sont des entreprises appartenant à des groupes capitalistes et contribuent ainsi à renforcer ce cadrage idéologique ; de l’autre, les journalistes ne sont généralement pas formés à la complexité du monde associatif en général et des IS en particulier (Brauman, 2006). De plus, ils sont souvent enfermés dans des découpages professionnels du réel qui évoluent peu (les rubriques « culture », « économie », « politique », etc.) et qui ont pour effet de réduire l’action plurielle des IS à une seule activité et/ou de se centrer sur le domaine d’action en oubliant le message politique de l’association. Ce cadrage médiatique invisibilisant est très puissant à l’échelle nationale et internationale, puisque nous accédons au monde indirectement, par des représentations médiatiques qui sont des constructions sociales d’entreprises obéissant aux logiques économiques dominantes. Il est, en revanche, moins fort à l’échelle locale, où chacun peut faire l’expérience concrète de la pertinence des IS. De plus, l’invisibilité des IS est liée à une inadéquation entre la fin et les moyens. Les IS, nous l’avons vu, sont des collectifs de nature politique, même si elles ont parfois une activité économique importante. En utilisant des outils de communication inadaptés (le marketing, la connexion numérique, etc.), elles s’épuisent à scier un arbre avec un marteau. De plus, l’identité est à la fois la condition, l’enjeu et le résultat de la communication (Lipiansky, 1992). Si la communication des IS prend la même forme que celle des entreprises capitalistes et/ou des institutions publiques, le public ne perçoit plus la différence.

19Cette invisibilité est, enfin, liée à des erreurs stratégiques que l’on pourrait facilement corriger :

  • Parler de la solidarité dans le langage de l’aide. Ce qu’a constaté Garlot (op. cit.) dans une enquête sur les associations françaises de solidarité internationale est généralisable à beaucoup d’IS : sous prétexte de parler simple et de correspondre aux représentations du public, les IS optent pour un vocable relevant de la solidarité philanthropique (aide, don, assistance, etc.), alors qu’elles défendent une solidarité réciprocitaire.

  • Diffuser de l’information dans une société sursaturée d’informations, ce qui crée de la confusion, alors qu’il conviendrait de chercher à coconstruire des connaissances entre IS et citoyens, à l’image du croisement des savoirs expérimentés par ATD Quart monde.

  • Refuser de faire de la politique sous prétexte de neutralité politicienne. Or, si les IS cherchent à éviter l’inféodation à un parti politique, elles doivent accepter leur dimension politique. Si les IS existent, c’est qu’elles cherchent des réponses autonomes et démocratiques à des problèmes politiques complexes : exclusion, augmentation des inégalités, crise écologique, etc.

  • Survaloriser le local pour lutter contre une mondialisation uniformisante, alors qu’il convient de défendre une mondialité pluriverselle (Glissant, 1997). Le territoire local est un lieu formidable pour expérimenter le monde dans sa chair, comprendre par soi-même et échapper aux représentations médiatiques. Cependant, tous les territoires sont liés à une même planète et des enjeux comme la dégradation climatique, la pandémie, la faim dans le monde ne peuvent que se régler à l’échelle internationale.

  • Croire que l’invisibilité médiatique actuelle sera vaincue par la connexion numérique. Partager cette croyance, c’est être victime du « bluff technologique » (Ellul, op. cit.). D’une part, les outils de connexion numérique sont en effet très largement aux mains des GAFAM, ce qui entraîne une contradiction entre les fins (solidaires) et les moyens (capitalistes). D’autre part, et surtout, ces outils favorisent une accélération du temps incompatible avec le recul critique nécessaire pour construire des solutions durables.

20Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle suffit à montrer qu’une partie de la solution du problème de l’invisibilité de l’ESS se trouve entre les mains des IS. En effet, d’autres manières de faire sont possibles…

Instituer une médiation interne conflictuelle

21La communication interne est constitutive des actions collectives, qu’elles deviennent formelles (associations par exemple) ou restent informelles (à l’image des coordinations). Du coup, chaque type d’action collective doit adapter une communication qui correspond à son mode de fonctionnement. C’est déjà ce qu’affirmait Henri Desroche pour les coopératives : « Si la communication devrait avoir pour fin un mode de coopération, la coopération devrait avoir pour moyen un mode, voire un régime de communication » (1986, non paginé). Si l’on élargit ce propos, on pourra considérer que toutes les actions collectives démocratiques doivent être régies par une communication démocratique, y compris, bien sûr, les IS. Dans l’article cité, Desroche distingue deux types de coopératives : celles marquées par l’interconnaissance et les autres. Dans les premières, la communication et la démocratie sont fluides parce qu’il s’agit d’une microsociété dont les membres se connaissent et se reconnaissent, se retrouvent et échangent fréquemment et spontanément, ont chacun une vision importante de l’enjeu collectif, maîtrisent peu à peu leur responsabilité conjointe, décident généralement à l’unanimité et après mûre délibération.

22Or ce type de relations sociales correspond, à peu près, à celles que décrit Habermas (1987) quand il parle de « monde vécu ». Il est donc logique que ces relations débouchent sur un « agir communicationnel » consensuel. D’accord, mais dans les actions collectives (formelles ou non) non caractérisées par l’interconnaissance, comment penser la communication ? Desroche, toujours lui, offre des pistes de réflexion pour peu que l’on élargisse sa réflexion centrée sur les coopératives. Il évoque en effet, pour le deuxième type de coopératives (celles où l’interconnaissance n’est pas la règle), deux dangers et propose une solution. Le premier danger est ce qu’il nomme une « animation-intégration » qui correspond à une communication persuasive descendante visant à inclure chacun dans une culture unique. Ce type de communication est à proscrire, dit Desroche, car il peut déboucher sur des phénomènes comme la restriction de la liberté des récepteurs, la non-écoute des propositions de parties prenantes et la dégradation du climat social (il parle même « d’intimidation »). Le second danger est ce qu’il nomme « l’animation-contestation », c’est-à-dire une revendication permanente des parties prenantes qui défendent chacune leurs intérêts sans prendre en compte l’intérêt collectif. La solution qu’il propose pour éviter ces deux écueils est « l’animation-médiation », que nous préférons nommer « médiation conflictuelle » : favoriser des espaces de confrontation et de concertation où chacun exprime ses positions et écoute celle des autres. Cette médiation conflictuelle est le meilleur moyen de créer de l’intelligence collective. En effet, si les conditions décrites par Desroche pour une communication fluide ne sont pas réunies (et elles le sont rarement), la recherche du consensus risque de paralyser l’action, de se faire par un ralliement au leader ou de résulter d’une autocensure qui freine la créativité collective.

23Concrètement, cette vision agonistique de la communication politique se traduit, à l’interne, par l’entretien d’une médiation conflictuelle. Il ne s’agit plus d’impliquer, de motiver ou de créer une culture commune entre salariés, bénévoles et adhérents, mais de favoriser un espace public interne conflictuel. En effet, ce que dit Rony Brauman à propos d’une organisation solidaire comme MSF est vrai pour toutes les IS : il s’agit d’éviter que le problème auquel on cherche une solution ne devienne

une cause et non plus une réalité vivante, car tout acte qui le compose est susceptible d’être alors jugé à l’aune des fins ultimes et non selon ses mérites propres. Tout mensonge devient une possible étape vers la vérité, tout mal peut être décrit comme un bien à venir (op. cit., p. 257).

  • 8 En 2022, la MGEN, pour pousser à voter ceux qui sont pourtant les éléments décideurs de la mutuelle (...)

24Toute organisation qui critique le monde doit générer, en son sein, une critique de sa critique. Il ne s’agit pas de fabriquer une culture unique d’entreprise à coups de journaux internes ou de séminaires de motivation, mais d’élaborer une culture commune se fondant sur une délibération démocratique faisant émerger des avis critiques. C’est en expérimentant une démocratie interne vivante, en entretenant une coopération conflictuelle entre les membres de l’IS, que l’on peut le mieux mener une coopération conflictuelle avec l’ensemble des acteurs (médias, pouvoirs publics, entreprises, autres IS) et ainsi renforcer la démocratie. Cette médiation conflictuelle doit porter, bien entendu, comme le suggère Brauman, sur l’adéquation fin-moyen de chaque action, ici et maintenant dans un contexte donné, mais elle doit aussi porter sur la posture stratégique de l’IS. Il ne s’agit pas de faire agir les autres (posture coloniale), d’agir pour les autres (posture administrative) ou contre les autres (posture activiste), mais d’agir avec en renforçant les capacités d’agir de chacun (posture solidaire). Pour développer cette médiation conflictuelle, nous proposons aux IS de s’appuyer sur ce que Patrick Viveret (2006) nomme la « construction des désaccords », c’est-à-dire d’opérer une médiation en trois temps : écarter les malentendus et les préjugés, établir (et agir) sur les points d’accord, enrichir les désaccords pour essayer de les dépasser par des solutions innovantes. Cette construction des désaccords peut donc porter sur le projet politique de l’IS et sa stratégie, nous l’avons vu, mais elle peut aussi porter sur le vocabulaire utilisé. En effet, le combat pour les mots est un combat essentiel pour la liberté, car c’est avec les mots que l’on pense, avec les mots que l’on ouvre une nouvelle vision ou au contraire que l’on s’enferme dans une idéologie. Les IS ont-elles raison de parler de concurrents pour désigner d’autres IS avec lesquelles elles doivent travailler sur le terrain ? Est-ce que les adhérents sont des clients, les salariés des collaborateurs, les personnes en difficulté des bénéficiaires ? Faut-il renforcer la gouvernance ou la démocratie ? Les bénévoles sont-ils des ressources monétisables à exploiter ou des forces vives qui ont le pouvoir de décider ? Toutes ces questions doivent être débattues de manière contradictoire au sein des espaces publics autonomes que sont ou que devraient être les IS. Tout part de l’interne ; c’est en expérimentant, en interne, la création d’intelligence collective par la construction de désaccords que l’on pourra, ensuite, diffuser cette médiation conflictuelle dans l’espace public. Pour le dire autrement, il faut revenir à la source démocratique : l’expression des désaccords. La démocratie interne n’est pas un processus qui consiste à inciter, à période régulière, des personnes à voter, alors qu’on les traite, la plupart du temps, en clients ou usagers devant se plier aux normes édicter sans elles8. La démocratie interne, c’est l’organisation permanente d’une intelligence collective par une médiation conflictuelle qui fait vivre une culture commune tout en renforçant l’autonomie de chacun. Le contraire du management et de la connexion numérique !

Une approche agonistique de la communication externe dans l’espace public

  • 9 Le convivialisme est un mouvement international d’intellectuels qui réfléchit aux moyens de « s’opp (...)

25Vivre en démocratie, c’est construire le désaccord. Individuellement, nous n’avons pas les mêmes goûts, les mêmes désirs, les mêmes pratiques et pourtant, nous acceptons de nous conformer à des normes communes pourvu qu’on ait pu en débattre librement. Pouvoir librement dire « non, je ne suis pas d’accord » est l’un des marqueurs de la démocratie (Lefort, 1986). Mieux, le désaccord est le cœur même de la démocratie. En effet, comme le soutien Chantal Mouffe (2002), en se soumettant à Agon (une confrontation soumise à des règles précises à ne pas confondre avec Eiris, joute verbale sans règle), les adversaires politiques ne sont plus des ennemis irréductibles, mais des partenaires qui déclarent leur foi commune dans la solution démocratique. Cette vision de la démocratie qui remet la conflictualité au centre du jeu démocratique est au cœur des propositions comme le convivialisme ou le Pacte du pouvoir de vivre, initiatives dans lesquelles sont présentes de nombreuses IS9. Nous la complétons par l’approche pragmatique de Dewey. Pour ce dernier, la démocratie ne se réduit pas aux libertés négatives, elle est la liberté de faire individuellement et collectivement ses propres expériences :

Si on me demande ce que j’entends par expérience dans ce contexte, je répondrai qu’elle est cette libre interaction des individus avec les conditions environnantes, en particulier avec l’environnement humain, qui aiguise et comble le besoin et le désir en augmentant la connaissance des choses telles qu’elles sont. La connaissance des choses telles qu’elles sont est la seule base solide de la communication et du partage ; toute autre communication signifie la sujétion de certaines personnes à l’opinion d’autres personnes (1995/1939, p. 5).

  • 10 ATD Quart monde.

26Autrement dit, la communication ne doit pas indiquer la voie, mais inviter chacun à faire ses propres expériences, à développer son autonomie, comme l’illustrent les bibliothèques de rue que met en œuvre une IS reconnue10. Or, nous l’avons vu, la persuasion invite à suivre une voie déjà tracée par d’autres, tandis que la connexion technologique renforce, via les algorithmes, la servitude numérique (Poitevin, op. cit.). Dire non, c’est assurer sa responsabilité pour combattre la déresponsabilisation liée à l’acratie. Dès lors, mettre en visibilité son opposition dans l’espace public, c’est à la fois affirmer sa liberté et inviter les citoyens au recul critique. En effet, en critiquant, on invite les autres à nous critiquer, ce qui renforce le débat et nous conduit à une intranquillité féconde poussant à remettre chaque jour l’ouvrage sur le métier : vérifier l’adéquation entre la fin et les moyens, les actes actuels et le projet initial. Dire non, c’est aussi revenir au verbe contre le chiffre, affirmer la sensibilité du langage contre la froideur des nombres (Gros, 2017) et combattre ainsi ce gouvernement par les nombres qui asphyxie la démocratie (Supiot, 2015). Pour toutes ces raisons, il convient donc de faire clairement entendre son désaccord. Dire ce que l’on combat, ce que l’on refuse et pourquoi on le refuse. Il s’agit de refaire de l’espace public un espace critique politique et non favoriser sa lente transformation en un espace commercial où chacun valorise son image de marque. Pour le dire autrement, nous proposons aux IS de sortir du consensus mou censé séduire la masse, sans pour autant entrer dans l’excommunication (le rejet de l’autre considéré comme une altérité tellement radicale qu’on ne peut pas rentrer en communication avec lui). Comment tenir cette ligne de crête ? Comment construire cette délibération qui fabrique une culture commune en rendant visibles à tous les positions et oppositions de chacun ? Nous proposons d’expérimenter, de mener avec des chercheurs associatifs et académiques des recherches-actions à partir des pistes suivantes.

27Affirmer le refus, valoriser l’alternative. Les IS ne sont pas des organisations comme les autres. Un café associatif n’est pas une rhumerie, une monnaie sociale n’est pas une banque, une Amap n’est pas une entreprise de grande distribution. Si une IS existe, c’est que des citoyens n’étaient pas satisfaits de l’existant, qu’ils ont dénoncé un état de fait et proposé une autre manière d’agir. Dès lors, il convient aux IS d’affirmer dans l’espace public leurs valeurs, d’affirmer haut et fort ce à quoi elles tiennent (Dewey, 2011) et de dénoncer, tout aussi haut et fort, ce qu’elles combattent. Dire non, c’est convier à l’esprit critique ; proposer des alternatives, c’est inciter à inventer d’autres solutions. L’intelligence collective naît de la confrontation respectueuse des différences, elle meurt de la soumission aux idées reçues.

28Informer moins, mais construire plus de connaissances. À une époque où les fausses informations circulent plus vite que les vraies, la responsabilité communicationnelle des IS est d’éclairer les citoyens en construisant des connaissances fiables et accessibles à tous. Il ne s’agit pas de diffuser soi-même ces connaissances, mais de se situer en amont de l’information médiatique. En créant des observatoires, en s’appuyant sur des chercheurs et des enquêteurs professionnels, les IS peuvent contribuer à rendre visible, dans l’espace public, ce qui est souvent sciemment invisibilisé : la grande pauvreté, les alternatives à la grande distribution, etc.

29Renoncer à la sensibilisation, mais contribuer à développer le partage du savoir. Nous recevons tous de 500 à 2 000 messages par jour. La surinformation (ou infobésité) ne fait plus sens. Trop d’informations pas vérifiées et/ou décodées trop vites obscurcissent le monde et, in fine, abaissent l’esprit critique. Le savoir lui seul émancipe. Il faut donc, comme le préconise Garlot (op. cit.), renoncer au plaidoyer et à la sensibilisation pour revenir à une éducation populaire dont le credo a été énoncé par Paolo Freire : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent eux-mêmes par l’intermédiaire du monde » (1974, p. 62). Cette éducation populaire peut passer par des méthodes d’apprentissage ludiques, mais ne doit pas transformer le jeu en un outil de propagande. L’utilitarisme qui imprègne le capitaliste ne doit pas gagner tous les secteurs sociaux. Développer la solidarité, c’est aussi préserver des espaces créatifs et récréatifs échappant à toute visée politique autre que le plaisir. Le jeu doit, pour l’émancipation de chacun, rester un espace d’épanouissement, un espace gratuit où exercer librement sa créativité (Winnicott, 1975).

30Utiliser d’autres méthodes que le marketing pour la recherche de fonds. La recherche de fonds des associations est peut-être légitime pour favoriser leur indépendance, mais elle ne devrait plus passer par un marketing qui transforme le don en un marché. Le don n’est pas une marchandise, c’est un lien social fondamental (Mauss, 2021/1925). Pour éviter la marchandisation du don, les ONG devraient cesser de passer par des agences spécialisées pour gérer, à l’interne, l’appel à la générosité du public. Elles pourraient aussi chercher à se rapprocher de la finance solidaire et de la finance participative. Il semble possible, enfin, de mutualiser davantage avec les autres IS (en particulier celles de l’économie sociale et solidaire) qui sont des partenaires et non des concurrents.

31Séparer clairement les registres de communication. Dénoncer une loi injuste, tout en appelant à se mobiliser et en demandant, au passage, de l’argent pour soutenir la cause mobilise trois registres distincts qui se phagocytent l’un l’autre. C’est pourquoi il faut clairement distinguer : une communication politique qui s’adresse à tous les citoyens, une démarche commerciale qui doit s’adresser aux consoma’cteurs et une entreprise de mobilisation qui vise les militants.

32Mettre en cause le partage du sensible, plutôt que d’utiliser l’art pour augmenter ses recettes. La Caisse d’Épargne a lancé, en 2020, des cartes bancaires solidaires au design créé par un street artiste. Pour chaque carte vendue, deux euros étaient reversés à la fondation Abbé Pierre. C’est exactement l’exemple à ne pas suivre : faire de l’art un argument de vente, une marchandise, alors que l’art est un moyen sensible de remettre en cause le régime de visibilité médiatique. Combattre l’invisibilité des IS, c’est, en effet, remettre en cause cette construction sociale que Rancière nomme le partage du sensible :

J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives (2000, p. 10).

  • 11 « Mais l’idée d’un “partage du sensible” implique quelque chose de plus. Un monde “commun” n’est ja (...)

33Or, ce partage du sensible où la multinationale et l’homme blanc musclé sont au centre, alors que l’IS et la femme noire enveloppée sont reléguées à la marge, est le fruit d’une lutte constante11. L’art, qui participe à la construction de l’esthétisme d’une époque, participe du même coup à ce partage du sensible qui met dans la lumière ou repousse dans l’ombre telle ou telle part de la population, tel ou tel type d’organisation. En effet, à l’image du pointillisme, l’art donne à voir autrement, il permet de faire évoluer le regard, de remettre en cause ce régime de visibilité idéologique qui invisibilise en partie l’économie sociale et solidaire. Au bout du compte, notre piste de recherche est la suivante : faire appel à des artistes pour que les sens nourrissent le sens, pour rendre visible ce qui est invisibilisé, et non se servir des acteurs de la culture pour se constituer une image de marque plus attrayante ou pousser à consommer plus.

34S’inscrire dans la durée et inviter à prendre le temps de la réflexion. Il y a urgence à changer de cap, mais l’urgence condamne souvent la réflexion. Réfléchir à des solutions durables et construire une intelligence collective prennent du temps. Dans une époque où tout s’accélère (Rosa, 2010), dans ce présentisme qui dévalorise le passé et survalorise la seconde d’après — ce qui ne permet guère d’envisager un futur radicalement différent (Baschet, 2018) —, il est important que les IS prennent le temps d’une réflexion collective sur un autre rapport au temps. Ralentir comme le propose le mouvement slow, s’inscrire dans la durée comme le préconisent les décroissants, harmoniser les temps sociaux comme l’expérimentent les banques du temps, ce sont toutes des pistes d’action collectives, mais aussi de communication. Il ne s’agit plus d’empiler les événements dans des plans de communication d’une année, mais de réfléchir collectivement à des stratégies, à des outils et à des messages durables qui invitent chacun à se réapproprier la question du temps.

35Développer les recherches en réception. On étouffe la communication et la démocratie quand on les fige dans des règles intangibles. Communication et démocratie sont la recherche, dans un monde complexe qui évolue sans cesse, de relations égalitaires entre des altérités libres qui évoluent elles-mêmes sans cesse. La communication démocratique ne suit pas un plan, ne se conforme pas à un audit. La communication solidaire est une coconstruction incertaine de sens où l’on n’est jamais sûr que la compréhension de l’autre soit compatible avec la sienne. Le seul moyen de s’en assurer est de faire des enquêtes en réception. Viser l’esprit critique est une chose, vérifier que tel est le cas en est une autre, au moins aussi importante. Savoir ce que l’autre comprend est une donnée essentielle pour qui veut rendre visible son autre manière de faire.

36En résumé, penser une communication solidaire, c’est penser la communication des IS loin des chemins du marketing censés conduire à la persuasion et en dehors des réseaux technologiques qui mènent, trop souvent, à la servitude numérique. La visibilité est aussi une question de distinction. En adoptant les normes communicationnelles adoptées par toutes les autres organisations, les IS contribuent, malgré elles, à leur invisibilisation. Il faut donc que les IS insistent sur leurs différences. Or, à l’heure de la RSE (responsabilité sociale des entreprises) et des entreprises de mission, cette différence n’est plus à chercher dans les valeurs sociales défendues publiquement, mais à trouver dans les valeurs politiques effectivement mises en œuvre : la création de l’intelligence selon le principe un être humain une voix. Cette identité démocratique doit être portée, c’est la thèse soutenue dans cet article, par une communication démocratique, c’est-à-dire une communication qui, à l’interne comme à l’externe, vise à renforcer l’autonomie de chacun par la participation aux délibérations collectives. Celles-ci ne sont pas uniquement des échanges d’arguments rationnels, mais des débats contradictoires, passionnés et sensibles, visant la construction des désaccords. Cette vision conflictuelle de la communication démocratique, fruit de vingt-cinq années de travaux sur la communication politique, permet de penser autrement la place du professionnel de la communication (ou du communicant bénévole) : non pas transmettre une culture unique, mais faciliter la libération de l’expression des désaccords démocratiques. Dans cette perspective, la communication n’est plus un plan qu’il suffit de bien penser et d’appliquer (le fameux plan de communication), mais une recherche-action collective sur la manière la plus pertinente de concilier engagement collectif et désaccords démocratiques. Pour ce faire, il faut non seulement favoriser l’appropriation par les IS des méthodes de la recherche en sciences sociales, par exemple en favorisant les recherches participatives (Juan, 2019), mais aussi installer une culture de la réception, donc de l’évaluation. C’est uniquement en conduisant des enquêtes sur les personnes avec lesquelles on communique, en cherchant à comprendre ce qu’elles ont elles-mêmes compris, que l’on peut savoir si les pistes explorées sont ou non pertinentes.

Conclusion

37En même temps que la démocratie représentative s’enfonce dans la crise, des mouvements de citoyens cherchent à prendre une part active à la résolution de problèmes sociaux. Au-delà de leur thématique respective (égalité hommes-femmes, protection de l’environnement, solidarité internationale), ces IS cherchent à instaurer une solidarité démocratique : une entraide réciprocitaire qui favorise l’autonomie. Pour atteindre ce but, les IS devraient renoncer à un cadre gestionnaire qui valorise la persuasion pour adopter une matrice politique qui valorise la délibération. Il s’agit d’expérimenter, au sens de Dewey, de faire de la recherche-action, sur des manières de communiquer qui valorisent l’incommunication. En effet, savoir qu’on ne se comprend pas tout à fait pousse à plus d’écoute et, surtout, fait de l’expression de la différence non l’affirmation d’une individualité irréductible mais, au contraire, la condition d’une participation enrichissante à l’intelligence collective. Nous avons nommé cette approche délibérative de la communication des IS « la communication solidaire ». Celle-ci est une construction théorique qui doit s’expérimenter dans des recherches-actions de terrain. Ces recherches-actions ont une double portée : démocratique et collective. Démocratique, puisque le but de la communication solidaire est de convier les citoyens à développer leur sens critique en prenant part à un débat public qui dépasse les frontières cloisonnées des communautés numériques. Collective, puisque l’effet souhaité de la communication solidaire est de renforcer l’identité des IS (la solidarité démocratique). In fine, la communication solidaire repose sur l’idée pragmatique d’une nécessaire adéquation entre la fin (renforcer la démocratie) et les moyens (respecter l’autonomie critique). La communication solidaire propose d’expérimenter une nouvelle façon de créer du commun : une médiation conflictuelle qui ne cherche pas un consentement plébiscitaire, mais vise une délibération agonistique. Un programme de recherche qui ne pourra pas être mis en place sans les IS.

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Notes

1 Sondage réalisé par Harris interactive en octobre 2021 auprès de 10 320 personnes et présenté dans Challenges n°722.

2 Paradigme qui prolonge les propositions de Burawoy (2013) sur la sociologie publique, c’est-à-dire l’idée qu’à côté de sciences sociales critiques, académiques et vouées à l’expertise, il convient de développer des sciences sociales qui, rejetant dos à dos le scientisme et la neutralité axiologique, interviennent dans l’espace académique pour nourrir les débats dans l’espace public.

3 Dans cette épistémologie chère à Edgar Morin (1994), il est impossible de séparer l’homme du chercheur, le savant du politique, c’est, au contraire, l’appartenance sociale et sa sensibilité politique qui lui permettent de comprendre le social dans lequel il est immergé à condition, bien sûr, de mettre en œuvre les outils théoriques lui permettant une distanciation réflexive (Corcuff, 2012).

4 En l’occurrence, le Centre national de ressources textuelles et lexicales, solidarité : définition de solidarité, http://www.cnrtl.fr/definition/solidarité, consulté le 27 avril 2017

5 Au début du xixe siècle, pour éviter l’exploitation patronale, de nombreux ouvriers ont créé des associations de production, d’entraide, de défense de droits, etc. « L’associationnisme peut être abordé comme le projet de démocratisation de la société mené à partir d’actions collectives, libres et volontaires, ayant pour but la lutte pour l’égalité. Très souvent, l’associationnisme a été appréhendé en tant qu’effervescence collective, dont la Commune de Paris, la République Catalane ou la Révolte Hongroise sont des manifestations emblématiques. Mais l’associationnisme n’est pas que surgissement vite oublié, il est aussi porteur d’une volonté d’inscription dans la durée par la construction d’institutions à orientation économique, pour reprendre la terminologie wébérienne » (Laville, 2010, p. 295).

6 Au sens de Joas (op. cit.), elle est le fruit de la volonté des protagonistes, mais liée à une situation donnée et mettant en œuvre la corporéité (et non uniquement la rationalité) ; elle échappe largement à la maîtrise des acteurs.

7 Avec des terrains divers : communication des associations, communication des organisations de l’économie sociale et solidaire, communication publique de l’Union européenne, etc.

8 En 2022, la MGEN, pour pousser à voter ceux qui sont pourtant les éléments décideurs de la mutuelle, ses adhérents, promet de donner un euro par vote à une association ! Quand on en vient à récompenser le vote, c’est que la démocratie interne est bien malade, non ?

9 Le convivialisme est un mouvement international d’intellectuels qui réfléchit aux moyens de « s’opposer sans se massacrer ». Le Pacte du pouvoir de vivre est une alliance de la société civile regroupant des syndicats et des IS. L. Berger, président de la CFDT à l’initiative de cette alliance, affirme : « Nous vivons dans une société d’opinions et d’intérêts divergents, dans laquelle celui qui ne pense pas comme vous est facilement perçu comme un ennemi. Il est temps de réinstaurer un cadre démocratique apaisé » (Union Sociale, 352, p. 27).

10 ATD Quart monde.

11 « Mais l’idée d’un “partage du sensible” implique quelque chose de plus. Un monde “commun” n’est jamais simplement l’ethos, le séjour commun, qui résulte de la sédimentation d’un certain nombre d’actes entrelacés. Il est toujours une distribution polémique des manières d’être et des “occupations dans un espace des possibles” » (Rancière, 2000, p. 66-67).

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Titre Tableau 1. La différence entre communication, persuasion et manipulation
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Titre Tableau 2. La communication, un processus spécifique mais qui emprunte aux autres processus de mise en lien
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Pour citer cet article

Référence électronique

Éric Dacheux, « Communication et solidarité démocratique »Communication [En ligne], Vol. 39/2 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/15850 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.15850

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Auteur

Éric Dacheux

Éric Dacheux est professeur en sciences de l’information et de la communication, Université Clermont Auvergne. Fondateur du laboratoire « Communication et solidarité » (EA4647), responsable de l’axe Communication, innovation sociale et ESS de l’EA4647. Courriel : Eric.dacheux@uca.fr

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