- 1 Terme issu des écrits de Goffman (1991).
- 2 Dans le travail réalisé par les quatre auteurs, les deux tiers du corpus ont nécessité un repérage (...)
1Si la notion de sujet d’actualité paraît familière, la quantité de publications et de recherches qui lui sont consacrées est assez limitée, alors même qu’elle se trouve au centre du fonctionnement des médias de masse. Tout se passe comme si les notions voisines d’événements médiatiques, d’agendas médiatiques (agenda setting, agenda building), de cadres médiatiques (media frame) avaient davantage suscité l’intérêt des spécialistes de l’information et de la communication. En même temps, le statut des sujets d’actualité reste particulièrement flou et deux questions restent sans réponses : celle relative à leur identité et celle qui concerne leur repérage et leur analyse. Ainsi les recherches sur la diversité des informations diffusées sur le Web ont-elles eu à surmonter ces difficultés. À titre d’exemple, Marty, Rebillard, Pouchot et Lafouge ont défini le sujet d’actualité de la sorte : « […] un sujet d’actualité est ici entendu comme un fait, une expérience passée au prisme d’un cadrage médiatique primaire, en amont du cadrage secondaire choisi pour le traiter » (2012, p. 40). Cette définition révèle les difficultés à circonscrire la notion de sujet d’actualité, malgré sa simplicité apparente. Ramenée au concept de cadre primaire1, elle ne rend pas totalement limpide sa compréhension et complique considérablement son repérage effectif dans un corpus2.
2Dans un travail préalable réalisé avec Tourya Guaaybess (Bourgne et Guaaybess, 2019), nous avions tenté de repérer les principaux sujets d’actualité traités par deux chaînes de télévision (TF1 et France 2) et quatre quotidiens français (Le Monde, Le Figaro, Libération et La Croix) sur la période s’étalant du 14 novembre au 14 décembre 2015. Nous avions défini le sujet d’actualité comme une « catégorie de récits médiatiques objectivés par un processus de nomination (issu d’une dénomination) dans l’espace public ». Conjointement, pour repérer ces sujets, nous avions utilisé les mots-clés utilisés par les chaînes de télévision pour faciliter l’indexation de leurs vidéos en repérant les sujets d’actualité « étiquetés », c’est-à-dire « nommés ».
3Le présent article s’efforcera de répondre aux difficultés éprouvées dans ce précédent travail en tentant d’apaiser ce léger « malaise » que nous avions éprouvé en nous focalisant sur une notion difficile à appréhender. Par cet écrit, nous souhaitons proposer une ontologie des sujets d’actualité, c’est-à-dire réfléchir à leur identité et à leur existence même. Nous procéderons à ce travail en nous appuyant sur les concepts d’actualité, d’événement médiatique et de signe. Nous analyserons ensuite les caractéristiques propres des sujets d’actualité dans un corpus.
4La première partie de cet écrit s’intéressera au sens à donner à la notion de sujet d’actualité en tant qu’élément abstrait et essentiel, et ce, à partir de trois cadres théoriques. La deuxième se focalisera sur le sens à donner aux « sujets d’actualité » en tant qu’éléments singuliers, concrets et existentiels d’une base des discours médiatiques accessibles aux chercheurs.
5Les notions d’actualité, d’événement médiatique et de signe mettent l’accent successivement sur un présent sans cesse renouvelé, sur un rapport avec « ce qui se passe/ce qui advient » et sur la création de sens à travers un processus de sémiotisation. Elles serviront de fondements à l’analyse de l’identité théorique proposée dans cette première partie.
6Dans un texte de 1986, Pierre Bourdieu, en référence à Walter Benjamin, définit l’actualité comme « ce qui se donne à comprendre de façon immédiate, sans passer par une analyse des événements du passé […] ; ce qui est actuel […], opérant, agissant, intéressant » (1986, p. 2). Cette définition met l’accent sur l’immédiateté et le caractère opérant de l’actualité.
7Le premier point, l’immédiateté, engendre une actualité des médias liée à l’urgence (Moirand, 2018), une chasse aux nouvelles (Lagneau, 2002) et un travail de routinisation de l’inattendu par les agences de presse (Tuchman, 2016) qui passe par une catégorisation des news en fonction de leur nécessité à être prises en charge rapidement.
8Le caractère opérant de l’actualité se justifie par le fait qu’elle nous « arrache à nous-mêmes » et nous « confronte à un extérieur », la création d’une histoire commune qui passe par une narration (Dumouchel et Polelard, 2018).
9Ce récit commun est composé autour d’un « ensemble d’occurrences que l’on considère comme les plus importantes du moment, que le langage commun nomme l’Actualité et qui alimente un agenda […] renouvelé chaque jour » (Demers et Le Cam, 2007, p. 40).
- 3 Un ensemble d’éléments en interaction.
10Nous partageons la thèse de Niklas Luhmann selon laquelle les médias doivent être appréhendés comme un système3. Selon le sociologue allemand,
les médias de masse diffusent l’information de façon si large qu’il faut supposer dès l’instant suivant qu’elle est connue de tous. Le caractère public des informations diffusées rend impossible un fonctionnement totalement autonome des acteurs du monde médiatique. Ainsi, les sujets traités par chaque chaîne de télévision, chaque station de radio, chaque titre de la presse quotidienne, chaque blog […], ne peuvent pas leur être totalement propres (2012, p. 33).
11Cette idée rejoint celle de circulation circulaire de l’information qui désigne, pour Rebillard, « le fait que les journalistes s’inspirent des productions de leurs pairs pour fixer leurs propres choix éditoriaux » (2006, p. 60). Elle rejoint également l’une des conclusions du travail de Cagé, Hervé et Viaud (2017) selon laquelle il faut en moyenne trois heures pour qu’un acteur médiatique couvre un événement déjà traité. Elle est en adéquation avec la mise en évidence des similarités des informations diffusées en ligne (Marty, Rebillard, Pouchot, Lafouge, op. cit.).
12Dans cette logique, l’ensemble des discours médiatiques tend à s’organiser autour de sujets dont l’existence tient au phénomène d’écho des médias de masse, au même titre que le personnage de Francis Rissin dans le roman éponyme de Martin Mongin (2021) tient son existence des redondances entretenues par le monde médiatique autour de ce signifiant.
13Ainsi, vu par les médias, le monde (le réel) peut être appréhendé à un instant donné comme une série d’agrégations de productions, comme le montre le schéma suivant (figure 1).
Schéma 1. Représentation des actualités du monde appréhendées comme un ensemble d’agrégations de productions médiatiques
14Dans un état d’esprit similaire, Cagé, Hervé et Viaud (op. cit.) ont regroupé, à l’aide d’un algorithme, les productions médiatiques qui partagent un ensemble de mots fortement similaires, et ce, sur la base du titre, du chapeau et du corps du texte, ancrés temporellement par une date de parution.
15De la même façon, l’outil logiciel Europe Media Monitor (EMM) analyse automatiquement plus de 300 000 dépêches par jour rédigées en 70 langues différentes. Toutes les 10 minutes, le programme recueille les nouveaux articles et les regroupe en clusters, ensemble d’écrits jugés sémantiquement similaires. Le travail se fait à partir d’un processus d’indexation automatique qui fonctionne autour du thésaurus de termes Eurovoc, disponible dans toutes les langues de l’Union européenne (Steinberger, Pouliquen, Hagman, 2002).
16Chacune de ces agrégations est articulée autour d’un sujet que nous nommons sujet d’actualité.
17La notion d’événement médiatique est particulièrement ambiguë. Cette propriété n’a rien de surprenant dans la mesure où la notion d’événement est complexe. Claude Romano (2021) a consacré l’intégralité de son volumineux (et difficile) ouvrage à ce sujet. Il a pu montrer que l’événement est à la fois un fait qui se produit dans le monde qu’il ne remet pas en cause — l’événement comme constituant d’un monde — et un événement qui advient à quelqu’un dont il bouleverse l’existence, reconfigurant son passé, qui lui apparaît, dès lors sous un jour nouveau en ouvrant la perspective de possibles inattendus — l’événement comme instaurateur de monde.
18À cette complexité s’ajoute le fait que l’événement dit médiatique ne concerne pas un individu, mais un collectif. Jocelyne Arquembourg (2011) a consacré quelques pages de son essai à la justification de la notion d’advenant collectif. Elle évoque le problème de l’existence d’événements publics créateurs de monde et révélateurs de ce type d’advenants. Sur ce point, pour les événements rendus publics par les médias de masse, sa pensée nous semble en contradiction avec celle de Romano qui écrit : « […] les mass médias ne parlent pour personne en particulier, l’événement qu’ils véhiculent est sans destinataire : le destinataire ne peut être ici, en tout état de cause, qu’un ensemble impersonnel, une masse amorphe et indistincte : l’opinion publique » (op. cit., p. 293).
19Si les médias ne parlent à personne en particulier, ils ne peuvent faire émerger des advenants collectifs. Ils contribuent néanmoins à favoriser la création d’un monde commun qui peut être en rupture avec un passé immédiat.
20Arnaud Mercier fait remarquer, à juste titre, la double signification du libellé « événement médiatique » :
-
comme rupture qui amène une recherche d’intelligibilité face aux difficultés d’interprétation ;
-
comme fait remarquable, inédit, insolite qui mérite un traitement spécial (par les médias).
21Cet auteur s’oppose à Pierre Nora — pour qui « les mass médias ont fait de l’histoire une agression et rendu l’événement monstrueux » (1972, p. 164) — en considérant la médiatisation comme caractéristique de la modernité, mais pas forcément de l’événement lui-même. Dans cette mouvance, « l’événement existe et les médias le rendent éventuellement public, lui donnent un écho démultiplié » (Mercier, 2006, p. 24).
22À toutes ces ambiguïtés s’ajoute le décalage entre le monde commun véhiculé par les médias et le vécu en direct de la réalité du monde. Robert Musil, dans son roman monumental L’homme sans qualités, parvient à nous faire comprendre la situation de ces spectateurs élargis des événements du monde que constituent les publics des médias de masse en affirmant : « On a toujours plus de chances d’apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d’autres termes, c’est dans l’abstrait que se passe de nos jours l’essentiel, et il ne reste plus à la réalité que l’accessoire » (2004, p. 109). Ce que souligne Musil, c’est le vécu indirect des événements mondains par les acteurs de la société moderne. Ce sont en effet les écrits, les images et les sons diffusés en masse qui forment un monde parallèle et construit et qui tissent une couverture médiatique, avec une esthétique capable de créer des ressentis pour de larges publics.
23Dans un ouvrage sur le concept du 11 septembre, Giovanna Borradori, qui s’est entretenu longuement avec Jünger Habermas après les événements de 2001, souligne bien l’écart abyssal mis en exergue par le philosophe allemand entre le vécu d’un événement majeur à la première et à la troisième personne (Derrida et Habermas, 2003).
- 4 Sur la notion d’intertextualité, voir Kristeva (1969) et Genette (1982). Sur la notion d’intermédia (...)
24Ce décalage s’explique à la fois par le caractère indicible (in-montrable) de certains vécus à la première personne et par l’épaisseur (la matérialité) des discours médiatiques qui ne peuvent être appréhendés ni comme une réalité, ni comme une langue, ni comme la réunion des deux (Saint Ouen, 1984). C’est peut-être cette difficulté qui explique la réception du livre d’Eliseo Verón (1981) qui traite de la couverture médiatique de l’accident de Three Mile Island et qui aurait peut-être dû préférer le titre Construire le discours médiatique à celui de Construire l’événement. Comme l’écrit Marie Veniard (2013), il faut s’efforcer de ne pas confondre construction médiatique et construction de la réalité. Cette construction par les médias se présente comme un réseau discursif (Saint Ouen, op. cit.) qui en constitue la matière. C’est sa densité qui donne naissance à l’événement médiatique tel que nous l’appréhendons. À la fois collectifs, partagés et communs, ces événements prennent la forme de discours qui ne peuvent exister en dehors d’un contexte d’intertextualité ou d’intermédialité4. Cette position « inter-sectionnelle » se justifie par la masse de discours qui se répondent et qui forment un ensemble de connaissances dont l’existence pose le problème de son recensement encyclopédique (Doutreix, 2020).
25Dans le rapport entre sujet d’actualité et événement médiatique, nous nous intéressons moins aux relations entre événement et événement médiatique qu’à la matérialité de celui-ci. L’événement médiatique peut se concevoir comme « une entité complexe, composée d’une multitude de faits, mais existant pourtant dans l’espace social comme une entité synthétique intégrée à la vie d’une communauté à laquelle on peut référer par le langage » (Veniard, op. cit., p. 15).
26Dans la même veine que les spécialistes des sciences du langage, nous étudierons les événements médiatiques à l’aune des discours qui les produisent et qu’ils produisent (ou des moments discursifs qui les font apparaître et qu’ils font apparaître) (Moirand, 2007a). Partant, nous ferons nôtre l’analyse de Laura Calabrese, selon laquelle « on peut considérer comme un événement médiatique celui qui surgit ou est (re)mis en circulation par le média, c’est-à-dire celui qui trouve une place dans son dispositif discursif » (2013, p. 123).
- 5 pendant un battage médiatique, la couverture de l’actualité semble mener une vie propre, poussée pr (...)
27Dans certains cas, cette pratique peut donner lieu à un phénomène d’emballement (Mercier, op. cit.) ou de battage médiatique. Dans leur article, Vasterman, Yzermans et Dirzwager ont d’ailleurs mis en évidence l’effet d’une forme de tropisme médiatique sur le bien-être des populations en décrivant le processus : « During a media hype, news coverage seems to lead a life of its own, pushed forward mainly by self-reinforcing processes within the news production itself5 » (2005, p. 111). À l’heure de la pandémie de COVID-19, leur travail est particulièrement intéressant. Dans la mouvance de Calabrese (op. cit.), nous considérerons l’événement médiatique comme situé dans le temps et dans l’espace, et ce, même s’il n’est pas possible de cerner la date à laquelle il prend fin.
28Conjointement, nous accepterons l’idée selon laquelle l’événement médiatique peut inscrire un problème au sein de l’espace public (ou d’un espace public). Il fait naître un problème public qui possède un désignant sans posséder de repères spatio-temporels.
29Vu de cette manière, il est aisé de considérer tous les événements médiatiques comme des sujets d’actualité capables d’agréger des productions médiatiques sur un laps de temps donné. Il est par contre plus difficile de traiter la question inverse : tous les sujets d’actualité sont-ils des événements médiatiques ?
30Si nous considérons les sujets d’actualité comme des agrégations de productions médiatiques sur un laps de temps donné, il paraît possible de trouver des regroupements dont la logique est difficile à définir dans le temps et dans l’espace (comme tous les événements médiatiques). La figure suivante résume les relations d’inclusion entre les notions de sujet d’actualité et d’événement médiatique.
Schéma 2. Relations d’emboîtement entre les sujets d’actualités, les événements médiatiques et les événements médiatiques soumis à un battage
31Toutefois, tel que nous l’appréhendons, l’événement médiatique n’est pas facile à dissocier du sujet d’actualité. L’événement médiatique n’est pas toujours imprévisible. Il n’est pas forcément spectaculaire et peut être attendu, provoqué, ritualisé… Il suffit qu’il provoque une masse de discours suffisante à partir d’un élément déclencheur repéré dans le temps et dans l’espace. Dès lors, le territoire des événements médiatiques (tels que nous les percevons) tend à se confondre avec celui des sujets d’actualité. Dans la suite de ce texte, nous utiliserons indifféremment les expressions « sujet d’actualité » et « événement médiatique ».
32Assumant une fonction symbolique, le signe, par son aspect signifiant, renvoie à une chose extérieure à lui-même. Par cette opération, il prend un sens pour son émetteur et son récepteur. Le signe est donc un intermédiaire entre nous et le monde. Son univers peut être vu comme un voile qui possède une certaine consistance servant de support à l’imaginaire (Godelier, 2015).
33La logique des signes est celle de la segmentation et du regroupement : « […] sémiotiser, c’est d’abord segmenter et regrouper. En un seul mot : discriminer » (Groupe Mu, 2015, p. 79).
34La compréhension des signes est donc liée à celle des processus de catégorisation. Elle pose ensuite la question de l’organisation propre à la catégorie, son véritable principe moteur.
35Appliqué aux sujets d’actualité, ces éléments font émerger trois questions que nous traiterons successivement :
-
comment les sujets d’actualité agrègent-il le monde qu’ils sont censés refléter à un instant t ?
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comment chaque sujet d’actualité s’organise-t-il comme signe ou ensemble de signes ?
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comment les sujets d’actualité actuels ou passés peuvent-ils s’organiser entre eux dans un processus sémiotique ?
36Les sujets d’actualité forment des agrégations de productions médiatiques. À ce titre, ils peuvent être considérés comme des catégories, des ensembles formés par des discours rassemblés par un même sujet. Ils dépendent donc d’un processus de catégorisation avec sa logique propre.
- 6 la catégorisation est une opération mentale par laquelle le cerveau classifie des objets ou des évé (...)
37Comme l’affirment avec insistance les sciences cognitives, ce processus se trouve au cœur de la structuration de notre univers mental. Dans l’introduction d’un volumineux ouvrage collectif consacré à ce thème, Cohen et Lefebvre écrivent : « Categorisation is the mental operation by witch the brain classifies objects and events. This operation is the basis for the construction of our knowledge of the world6 » (2005, p. 2). Les travaux d’Eleanor Rosch (1973, 1975) et de ses continuateurs font partie de cette mouvance. Ils introduisent une idée, qui entre en conflit avec celle d’Aristote (2008), basée sur l’affirmation d’un partage des propriétés des éléments d’une même catégorie. Pour Rosch, il est possible de trouver des exemplaires d’un ensemble qui ne partage qu’une partie de ses caractéristiques. Par exemple, l’autruche fait partie de la famille des oiseaux sans posséder la qualité de « savoir voler ». Sur cette base, la psychologue étatsunienne a introduit le concept de prototype, considéré comme le meilleur exemplaire de la catégorie, pour posséder la quasi-totalité des propriétés de l’entité qui le subsume et qui, de ce fait, est plus facilement reconnu et mémorisé. Ces travaux ont été largement repris par la sémantique lexicale organisée autour du prototype (Kleiber, 1990).
38Conjointement, la notion de catégorie induit celle d’emboîtement avec des ensembles compris eux-mêmes dans d’autres ensembles. Les notions d’hyperonyme et d’hyponyme en linguistique reposent sur cette hiérarchisation des catégories.
39Palmer (2006) a montré l’utilisation d’un langage hypertextuel capable d’encoder l’ensemble du contenu informationnel traité quotidiennement par les grandes agences transnationales de l’information. Il existe un standard mondial dicté par l’IPTC7 — un organisme qui regroupe plusieurs grosses agences (dont Reuters fait partie, tout comme l’AFP) — qui permet d’annoter, en les classant, toutes les dépêches. Le système comprend trois niveaux imbriqués. À son niveau le plus général, 17 thématiques sont proposées :
-
art et culture ;
-
crime, loi et justice ;
-
désastre et accident ;
-
économie, affaires et finance ;
-
éducation ;
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environnement ;
-
santé ;
-
intérêts humains ;
-
emploi ;
-
style de vie et loisir ;
-
politique ;
-
religion et croyance ;
-
sciences et technologie ;
-
société ;
-
sport ;
-
conflit, guerre et paix ;
-
météo.
40Dans la catégorie « Art et culture », on retrouve par exemple une rubrique « Mode » qui comprend elle-même la famille « Joaillerie ».
41Ainsi, toutes les informations qui forment l’actualité et qui circulent dans le monde entier sont encodées dès leur origine dans une ou plusieurs catégories (plusieurs « étiquettes » peuvent être apposées sur un même document). On comprend dès lors la dernière phrase de l’article de Palmer : « “Nommer” la violence du monde, c’est aussi la “classer”, ce qui a son tour peut susciter de la colère » (ibid., p. 55).
42Tous ces éléments montrent la puissance du concept de catégorisation. Il a un intérêt majeur pour comprendre le sens que nous donnons aux choses. Dans l’univers des événements médiatiques, un meurtre collectif n’est pas perçu de la même manière s’il est classé dans la catégorie des attaques terroristes ou s’il est classé dans celle des meurtres en série. Les controverses d’étiquetage évoquées par Marc Angenot (2014) peuvent se comprendre comme des conflits sur l’affectation à une catégorie dont un acteur rejette une ou plusieurs propriétés.
43Dans son ouvrage, Bernard Lamizet met l’accent sur la très forte dépendance des médias de masse aux catégories et aux typologies qu’ils mettent en exergue. Il affirme que « les médias se pensent comme des thésaurus d’événements intégrant des faits hétérogènes ». Selon lui, « un média n’est pas autre chose qu’un dictionnaire de l’actualité » (2006, p. 255).
44Le système d’encodage de l’IPTC — sans constituer un thésaurus universel des thèmes traités par les médias de masse — illustre, par le principe de regroupement qu’il induit, le fonctionnement systémique des médias cher à Luhmann. Il restreint le champ des possibles, comme l’affirme le sociologue allemand : « […] toute information a besoin de catégorisations qui circonscrivent les champs de possibilité » (op. cit., p. 29). Pour Luhmann, il existe un phénomène de récursivité qui s’appuie sur un monde connu — découpé en thèmes et catégories — pour réclamer de nouvelles informations. Il peut ainsi énoncer : « […] c’est surtout la récursivité publique du traitement des thèmes, la présupposition du déjà connu et du besoin d’une information ultérieure qui est un produit typique de la communication mass-médiatique » (ibid., p. 22).
45De fait, les sujets d’actualité, en tant que catégorie, suscitent des informations nouvelles qui les concernent. Dans cette veine, nous pouvons nous interroger sur la capacité des classes comme celles qui sont énoncées par l’IPTC à générer des discours médiatiques qui leur correspondent.
46Chaque sujet d’actualité regroupe un ensemble de discours et d’images. À l’intérieur de cet ensemble, certains mots sont plus signifiants que d’autres. Les médias et notamment la presse doivent désigner ce qui constitue le sujet traité. Il existe un certain nombre de travaux sur ce processus de nomination (Moirand, 2007a, 2007b ; Calabrese, op. cit.).
- 8 Cas du substantif tsunami qui a permis de qualifier les événements de 2004.
47Les désignants de sujet peuvent être des dates, des « héméronymes » (Calabrese Steimberg, 2010), qui représentent le ressenti d’un événement qui s’est déroulé à ce moment-là. Ils peuvent être des lieux, des toponymes, comme l’indiquent les tristes événements de Carpentras et ses profanations. Ils peuvent être des noms propres liés à des entités nommées qui entretiennent des liens avec les vécus provoqués par des faits réels relatés par la couverture médiatique (Amoco Cadiz, Charlie Hebdo, Bataclan…). Ils peuvent prendre la forme de noms propres liés à la nomination d’événements naturels ou humains (Katrina, Cop21…) médiatisés. Enfin, ils peuvent être des noms communs que les discours médiatiques agrégés autour d’un sujet d’actualité transforment en noms propres par antonomase (Calabrese, op. cit.)8.
48Au sein du processus de nomination, il existe des phénomènes de condensation qui s’intègrent dans un principe d’économie propre au langage journalistique en réduisant au maximum le nombre de termes signifiants de l’événement médiatique. Au-delà du processus de nomination, certains mots présents dans les discours médiatiques semblent plus saillants que d’autres. Ce concept de saillance a été repris par la linguistique du champ de la perception visuelle qui se focalise sur le contraste d’une figure sur un fond (Landagrin, 2004). Elle dirige l’attention sur l’un des éléments du discours sur ce qui est propre à un moment discursif (Moirand, 2007a) ou à une énonciation. Cette mise en saillance est largement dépendante des émotions liées au sujet traité.
49Si les émotions ont globalement une image négative dans les travaux en sciences de l’information et de la communication, c’est essentiellement le blocage réflexif lié à une surexploitation des affects dans le discours qui en est la cause. L’exemple du traitement de l’affaire Dutroux (Garcin-Marrou, 2004) est une bonne illustration de ce phénomène.
50Il n’en reste pas moins que les travaux récents en neurosciences ont montré le rôle crucial des émotions dans la cognition, donnant par là une supériorité à la pensée de Spinoza sur celle de Descartes (Damasio, 2006).
51Selon Julien Bernard (2015), les travaux dominants reconnaissent à la fois le rôle primordial des processus neurologiques qui associent l’état du corps à des éléments extérieurs à son environnement (l’une des approches de l’émotion selon Damasio) et la socialisation des émotions qui limite l’expression de certaines ou au contraire la favorise.
52En tant que signes, les mots jouent un rôle essentiel dans la transformation d’une émotion individuelle en une émotion collective. Ce sont eux qui l’expriment, la montrent ou l’étayent par un processus de sémiotisation (Micheli, 2015). C’est ce processus qui contribue à encapsuler l’affect dans les mots utilisés. Certains auteurs (Pattabhiraman, 1993) parlent de vividness (vivacité/éclat) pour décrire la capacité d’une entité du discours à évoquer des représentations émotives et affectives.
53Ainsi, au sein de l’espace discursif d’un sujet d’actualité, certains mots, certaines expressions nominales ont-ils la capacité d’inscrire et de réactiver un ensemble d’émotions liées à l’expérience d’un événement médiatique antérieur.
54Tout semble donc montrer qu’au travers le processus de nomination des événements ou celui de la transmission des émotions par les mots, certains éléments des discours médiatiques regroupés autour d’un sujet d’actualité sont plus saillants que d’autres et peuvent être considérés comme des représentants de ce sujet.
55Lamizet est l’un des seuls chercheurs qui appréhendent l’événement à partir d’une sémiotique idoine. Il introduit l’idée d’interévénementialité, selon laquelle un événement peut donner sens à un autre événement.
56Il différencie :
-
l’événement réel comme celui qui est vécu par le témoin direct, l’acteur et la victime et qui concerne un petit nombre de personnes ;
-
l’événement symbolique qui possède une certaine consistance et qui « s’offre à l’interprétation des sujets de la communication, ou simplement à leur opinion » (op. cit., p. 33) ;
-
l’événement imaginaire qui cultive « les fantasmes, les angoisses imaginaires, les rêves, dont on peut être porteur, et qui renvoient finalement à l’histoire personnelle de chacun » (ibid., p. 35).
57L’ouvrage qu’il consacre aux événements médiatiques — riche — met en exergue :
-
une sémiotique de l’écho et de la mémoire pour laquelle un événement peut devenir signifiant pour un autre événement ;
-
une grammaire de l’événement « qui rend l’événement lisible » et qui met l’accent sur la vocation des médias : « unifier dans le discours sur l’événement, la diversité des formes et des circonstances qui structurent l’actualité de l’espace social » (ibid., p. 255).
58Cette sémiotique correspond parfaitement à la pensée de Charles Sanders Peirce (1978), qui appréhende le monde des signes à travers une articulation de ces derniers en sémiosis. Elle évoque le sujet passionnant de la mémoire des mots (et de l’organisation de la mémoire par les mots).
59Les écrits de Mikhaïl Bakhtine (1963-1970) ont su montrer que les mots que nous utilisons sont tous chargés d’une épaisseur historique et sociale.
60Comme l’affirme Calabrese, « le discours d’information a besoin du passé pour interpréter le présent » (op. cit., p. 225). Les productions médiatiques convoquent une mémoire propre à l’interdiscours, cette spécificité justifiant l’appellation de « mémoire interdiscursive » proposée par Moirand (2007a, p. 129).
61Si l’on accepte cette hypothèse liée à l’existence de cette forme de mémoire, les sujets d’actualité doivent y trouver une place. Si leur existence est souvent déterminée par des événements qui surviennent dans le monde, leur couverture par les médias — leur transformation en signes — nécessite un travail de tissage qui les lie à d’autres faits déjà couverts ou traités simultanément. Ce tramage doit être analysé au travers les connexions entre les termes mis en exergue au sein de chaque agrégat de productions médiatiques formant un sujet d’actualité. Si la naissance de sujets est liée au processus de catégorisation et qu’il existe un processus qui désigne certains noms ou propositions nominales comme représentants (comme signifiants) de l’espace discursif de l’événement médiatique, il paraît possible d’examiner les liens entre ces éléments saillants. Ces connexions traduisent le fait que les sujets d’actualité n’arrivent pas sur un territoire vierge. Ils doivent se frayer un chemin dans une jungle constituée des sujets traités antérieurement ou simultanément.
62Il nous revient maintenant de mettre à l’épreuve l’ensemble du cadre que nous avons construit dans cette première partie à partir de données empiriques.
63Nous aborderons dans cette deuxième partie la question difficile de la détection et de l’analyse des sujets d’actualité.
64Avant de l’aborder, il nous faut donner les quatre caractéristiques du sujet d’actualité tel que nous l’avons fait apparaître :
-
il agrège un ensemble de productions médiatiques autour d’une similarité de contenu ;
-
cette agrégation permet la création d’un espace discursif (espace interdiscursif) propre qui possède une matérialité ;
-
chaque agrégat met en saillance des noms ou des propositions nominales pouvant être appréhendés comme des signes (ou des représentants) ;
-
les représentants (ou les signifiants) des sujets peuvent s’organiser en réseaux pouvant être considérés comme des cartes permettant de visualiser une mémoire interdiscursive liée à un sujet d’actualité traité ou à un ensemble de sujets.
65Dans le travail empirique que nous détaillerons dans cette deuxième partie, nous mettrons à l’épreuve ce cadre en nous attachant à :
-
traiter la question du repérage des sujets d’actualité et de leurs constituants saillants ;
-
analyser les relations entre les représentants d’un ou plusieurs sujets d’actualité.
66Lorsque l’on s’intéresse au flux d’informations diffusées en continu sous forme de dépêches, le repérage de concentrations d’écrits autour de sujets ne pose pas de problèmes particuliers. Les algorithmes parviennent à s’acquitter de cette tâche en renouvelant cette opération très fréquemment. Ainsi l’European Media Monitor fournit-il ces informations toutes les 10 minutes, comme le montre la capture d’écran réalisée le 5 mars à 17 h.
Capture d’écran 1. Principaux sujets d’actualité repérés par l’European Media Monitor à partir des dépêches de presse le 5 mars à 17 h
67Un grand nombre de travaux utilisent le repérage des sujets par les algorithmes (ce qui pose le problème du seuil à partir duquel les programmes considèrent qu’il y a un événement). Il reste néanmoins à analyser plus en détail le sens à donner à ce repérage pour le valider dans une approche scientifique. Ce travail est long et coûteux en énergie.
68Pour faciliter cette tâche, il convient de réfléchir à la nature et à la diversité des sujets possibles.
69Les sujets d’actualité, sur une période donnée, portent sur les constituants insignes du monde, c’est-à-dire ceux présents dans le discours des médias. Ils favorisent une catégorisation du monde qui nous entoure par les mots utilisés qui peuvent être :
-
des personnes : sportifs, hommes politiques, hommes d’affaires, artistes, scientifiques, etc. ;
-
des événements conçus et programmés : événements politiques, culturels, scientifiques, etc. ;
-
des villes, des monuments ou des lieux ;
-
des entreprises ou de marques ;
-
des œuvres artistiques : films, livres, albums, etc. ;
-
des événements médiatiques imprévisibles — non programmés — et caractérisés par leur nature (accident, épidémie, explosion, incendie, crime, attentat, catastrophe naturelle, agression, etc.), la nature du lieu dans lequel ils se produisent (usine, immeuble, quartier, etc.), l’identité des personnes concernées et le lieu dans lequel ils se produisent (pays, localisation, etc.) ;
-
des « affaires » ou des scandales, c’est-à-dire des faits suscitant une réprobation et une indignation. Ils concernent des faits de corruption, d’abus sexuel, de manque d’éthique, etc. Leur périmètre est généralement circonscrit par le nom de la personne ou de l’entreprise qui fait l’objet de l’opprobre public ;
-
des thèmes issus de décisions politiques donnant lieu à une législation spécifique, des décisions économiques, etc., qui contribuent à faire advenir des nouvelles entités collectives dans l’espace public (par exemple, le passe sanitaire et la vaccination contre la COVID) ;
-
des faits économiques et sociétaux dont l’existence même dépend de concepts — chômage, inflation, PIB, pauvreté, bien-être, pouvoir d’achat, mais aussi les taux de contamination, taux d’incidence, etc. — et de statistiques mesurant l’importance de ce phénomène ;
-
des sujets et des faits issus de la publication de rapports ou d’études dans des domaines scientifiques, sociétaux, économiques ou environnementaux.
- 9 Cette notion est utilisée en analyse propositionnelle du discours pour désigner les éléments d’un d (...)
70Chacun des éléments de cette liste non exhaustive constitue un agrégateur potentiel de productions médiatiques articulées autour d’un sujet d’actualité. Nous nommerons dans la suite cet exposé Référent Noyau9 d’Actualité (R.N.A. par la suite) ces noms (propres ou communs) ou ces groupes nominaux qui organisent un ensemble de Productions Médiatiques (P.M. par la suite) qui les utilisent. Le processus de repérage des R.N.A. dépend de la nature du sujet d’actualité qui peut être aussi bien un événement spectaculaire qu’un sujet de société ou toute autre thématique jugée suffisamment intéressante pour justifier un ensemble de productions médiatiques qui lui sont consacrées.
71Lorsque des productions médiatiques s’agrègent autour de personnes, de villes, de lieux, de monuments, d’entreprises, de marques, d’œuvres d’art, d’événements programmés, les R.N.A. sont des noms propres. Ainsi, au cours de la période sur laquelle porte une investigation, la présence d’un substantif singulier au sein du discours médiatique suffit pour attester de son rattachement au sujet d’actualité qui lui correspond. La seule difficulté concerne le cas où le nom propre concerne une chose à laquelle plusieurs faits médiatiques peuvent être associés Il serait ainsi difficile, en France10 et pour l’année 2022, de circonscrire un sujet d’actualité au moyen de la présence du signifiant « Emmanuel Macron ».
72Pour les événements imprévisibles, de nombreux travaux en sciences du langage se sont penchés sur le processus de nomination qui les concerne. Ainsi, les « mots événements » (Moirand, 2007b) correspondent à leurs signifiants. En dehors de ces processus, certains événements sont associés à une date (11 septembre), à un lieu (Tchernobyl) ou à toute autre entité qui les concerne : identité des personnes concernées (victimes, auteurs, etc.), nature de l’événement (accident, incendie, etc.). La coprésence de ces R.N.A. dans les discours médiatiques sur une période suffit à attester d’une couverture médiatique de ce sujet.
- 11 Sauf si ce nom est concerné par d’autres faits médiatisés.
73Le cas des affaires et des procès est relativement simple à traiter dans la mesure où l’opprobre public est toujours dirigé vers une personne (physique ou morale) qui, à ce titre, possède son nom propre. Sur une période, comme pour les événements qui concernent une personne, la présence de ce substantif dans les discours médiatiques atteste du traitement du sujet d’actualité11. Par exemple, tous les discours médiatiques publiés à la fin du mois de juillet 2021 et qui comprennent le nom « Rachida Dati » concernent « l’affaire Rachida Dati ».
74Pour les sujets liés aux conséquences des décisions politiques, la logique communicationnelle des hommes politiques conduit généralement à maîtriser le processus de nomination qui concerne leur propre discours, largement diffusé par les médias. Des noms de lois, de décrets, de dispositifs, etc., voient ainsi le jour dans l’espace public. Ceux-ci alimentent un discours médiatique qui les traite en tant que sujet. Dès la mi-juillet 2021, le « passe sanitaire » a contribué à faire émerger, en France, un nouveau sujet d’actualité robuste.
75Le cas des rapports et des études est également assez simple dans la mesure où ceux-ci justifient des discours médiatiques qui donnent explicitement l’auteur de ces écrits, le nom des commanditaires et le sujet. Ces éléments peuvent servir de mots-clés pour circonscrire les productions médiatiques sur une période qui traite de ce sujet. Par exemple, la présence d’« OMS » et de « cigarette électronique » dans un article ou dans un reportage suffit à les rattacher au sujet lié à la diffusion du rapport dans l’espace public en juillet 2021.
76Le cas le plus difficile concerne les faits abstraits qui sont liés à leurs concepts et à des statistiques qui leur donnent une certaine consistance. Il nous semble néanmoins possible de remédier à cette difficulté en considérant les sujets d’actualité de ce type comme un ensemble de discours médiatiques mentionnant explicitement à la fois le nom du concept (chômage, inflation, taux d’incidence, etc.) et la qualification de l’évolution des statistiques qui concernent ce phénomène (hausse, baisse, stagnation). Par exemple, la médiatisation de la baisse du chômage au cours du deuxième semestre 2021 se traduit par une production médiatique qui comprend à la fois « baisse » et « chômage » dans les discours liés à ce sujet.
77Une fois connus les R.N.A. d’un sujet d’actualité, il convient de travailler sur les espaces discursifs formés autour d’eux.
78À cette fin, trois notions nous paraissent importantes :
-
la capacité de ces R.N.A. à agréger un nombre important de P.M. ;
-
la capacité de chaque R.N.A. à être présent dans la masse de discours médiatiques regroupés autour d’autres R.N.A. circonscrits par le sujet d’actualité ;
-
l’indépendance de chaque R.N.A., c’est-à-dire sa capacité à générer des discours qui n’intègrent pas d’autres R.N.A.
79Nous considérerons que les deux premières notions concernent la prégnance de R.N.A. :
-
la prégnance par le nombre de P.M. qu’il parvient à agréger, que nous nommerons prégnance agrégative ;
-
la prégnance par sa capacité à se frayer une place dans les P.M. agrégées autour d’autres R.N.A., nommée prégnance inter R.N.A.
80Conjointement, il s’agit de trouver une méthode pour construire une carte capable de représenter les relations entre plusieurs R.N.A.
81La première difficulté à laquelle l’analyste fait face réside dans l’accès à une masse de productions médiatiques au sein de laquelle va être extrait un certain nombre de discours qui contiennent un R.N.A. Sauf erreur de notre part, il ne paraît pas possible de travailler ici sans l’aide des bases de données et des moteurs de recherche qu’elles proposent.
82Ce constat montre une première limite au travail d’analyse, dans la mesure où ces moteurs constituent autant de « boîtes noires » qui mettent en question le statut scientifique des recherches qui s’appuient sur leur utilisation.
83Si l’on met de côté cette réserve, il reste à nous questionner sur ce que permet ce travail sur les grandes bases de données qui permettent d’avoir accès à une masse importante de P.M. Compte tenu du fonctionnement des moteurs, les recherches doivent reposer uniquement sur des mots ou des expressions considérés comme saillants pour le sujet d’actualité étudié. Cette saillance nécessite également un repérage clair de la période sur laquelle le travail doit être effectué. Par exemple, pour le sujet qui le concerne, le R.N.A. « Charlie Hebdo » n’a pas la même saillance au sein des productions médiatiques du mois de février 2015 ou dans celles du mois de novembre de la même année.
84Pour montrer ce qu’il est possible d’envisager autour de ces R.N.A., nous avons choisi de travailler sur la base Europresse, qui permet de repérer les productions médiatiques en fonction de la présence (ou de l’absence) de termes qui peuvent être combinés par les opérateurs logiques « et ; ou ». La base permet également de rechercher un R.N.A. précis en tenant compte de sa formulation exacte.
85Nous avons choisi de travailler autour de trois sujets d’actualité différents afin de mettre en évidence les apports et les limites de notre approche pour de futures recherches :
-
deux sujets qui semblent prédisposés à devenir des « événements monstres » au sens donné à ce terme par Nora (op. cit.) et qui provoquent un battage médiatique intense : la COVID et la guerre en Ukraine ;
-
un ensemble de sujets qui concernent les trois principaux accidents nucléaires qui permettront d’évaluer la capacité des R.N.A. à tisser des liens temporels.
86Le sujet d’actualité « COVID » a été analysé de deux façons différentes :
-
dans le contexte des débats virulents en France durant l’été 2021 sur la question du passe sanitaire et de la vaccination en nous intéressant aux productions médiatiques diffusées entre le 7 juillet et le 7 août 2021 et en choisissant quatre R.N.A. : « COVID », « Vaccination », « Passe sanitaire » et « Test » ;
-
dans le contexte des classifications des dépêches de l’IPTC qui concernent les sujets de santé12 en nous intéressant aux productions médiatiques diffusées entre le 25 février 2020 et le 25 février 2022 et en choisissant dix R.N.A. : « COVID », « Pandémie », « Épidémie », « Médicaments », « Vaccins », « Hôpitaux et cliniques », « Maladie », « Maladies contagieuses », « Maladies virales » et « Recherche médicale ».
87Le sujet « Guerre en Ukraine » a été analysé à partir des P.M. diffusées entre le 21 février et le 3 mars 2022 à partir de six R.N.A. : « Ukraine », « Russie », « Kiev », « Moscou », « Zelensky » et « Poutine ».
88Le sujet lié aux accidents nucléaires a été analysé à partir de toutes les P.M. archivées par Europresse à partir de trois R.N.A. : « Three Mile Island », « Tchernobyl » et « Fukushima ». Les trois constituent des toponymes des trois accidents nucléaires majeurs survenus en 1979, 1986 et 2011.
89Nous détaillerons la méthode que nous avons utilisée dans le premier travail qui concerne les R.N.A. du sujet « COVID » couvert au cours de l’été 2021.
90Sur la période qui s’étale du 7 juillet au 7 août 2021, pour la production émanant de six quotidiens français (hors site Web) (Le Monde, Les Échos, Le Figaro, La Croix, Le Parisien et Libération), le tableau 1 montre le nombre d’articles qui contiennent chacun des R.N.A.
Tableau 1. Nombre de P.M. contenant les quatre R.N.A. liés à la COVID et publiées par Les Échos, Le Monde, Libération, La Croix, Le Parisien et Le Figaro entre le 7 juillet et le 7 août 2021
Sur cette période, 13 054 articles ont été publiés.
91L’indicateur de prégnance agrégative que nous avons retenu correspond à la quantité d’articles qui contiennent le R.N.A. sur la base du nombre total d’articles publiés.
92Pour des raisons de simplicité, nous travaillons sur des pourcentages en arrondissant les chiffres.
Tableau 2. Indicateurs de prégnance agrégative pour les quatre R.N.A. liés à la COVID dans les P.M. publiées par Les Échos, Le Monde, Libération, La Croix, Le Parisien et Le Figaro entre le 7 juillet et le 7 août 2021
Le dernier indicateur signifie que 3 % des articles publiés sur la période comprennent le R.N.A. « Test ».
93Sur une période plus longue, en prenant en compte les P.M. diffusées par Le Monde (Web et journal), Libération (Web et journal), Le Parisien (Web et journal), Le Figaro (Web et journal), La Croix (Web et journal), Les Échos et L’Humanité ainsi que les dix R.N.A. retenus, on obtient les indicateurs suivants.
Tableau 3. Indicateurs de prégnance agrégative pour les dix R.N.A. liés à la COVID dans les P.M. diffusées entre le 25 février 2020 et le 25 février 2022
94Le travail sur la guerre d’Ukraine qui intègre toutes les P.M. archivées par Europresse pour la période qui s’étale du 21 février au 3 mars 2022 dévoile les indicateurs suivants.
Tableau 4. Indicateurs de prégnance agrégative pour les six R.N.A. liés à la guerre en Ukraine dans les P.M. diffusées entre le 21 février 2022 et le 3 mars 2022 sur toutes les sources Europresse
95L’analyse des trois R.N.A. liés aux trois accidents nucléaires majeurs à partir des P.M. archivées par Europresse et liées à Libération (Web et journal), au Monde (Web et Journal), au Parisien (Web et journal), au Figaro (Web et journal), à La Croix (Web et journal), aux Échos et à L’Humanité montre les résultats suivants (tableau 5).
Tableau 5. Indicateurs de prégnance agrégative pour les trois R.N.A. liés aux accidents nucléaires
96Sans surprise, le R.N.A. « Ukraine » est celui qui obtient le score de prégnance agrégative le plus fort. Le chiffre est impressionnant puisque 42 % des P.M. de la période intègrent ce R.N.A. Le choc émotionnel provoqué par l’attaque du territoire ukrainien par la Russie explique la taille de cette fenêtre sur le monde, et ce, au détriment des autres. Ce phénomène explique le silence total des médias français (dont les P.M. sont archivées par Europresse) sur l’effondrement d’un immeuble à Abidjan dans la nuit du 6 au 7 mars 2022. L’algorithme European Media Monitor avait pourtant repéré cet incident comme un événement à partir du flot de dépêches. Ce fait tend à montrer à nouveau les écarts entre les sujets d’actualité et les événements dans le monde, y compris lorsque ceux-ci sont couverts par des agences de presse.
97Nous notons également la différence entre la prégnance agrégative du R.N.A. « COVID » sur la période courte de juillet 2021 et sur celle plus longue des deux années de pandémie. Tout semble montrer que l’apparition de débats autour des mesures sanitaires contribue à diminuer la proportion de P.M. qui utilisent le R.N.A. « COVID ».
98Les faibles scores des R.N.A. liés aux trois accidents nucléaires s’expliquent par la taille du corpus de P.M. qui sert de référence pour calculer les indicateurs. Il reste néanmoins que la prégnance agrégative quasiment nulle du R.N.A. « Three Mile Island » signale peut-être la capacité de certains événements à être effacés de la mémoire interdiscursive par des événements ultérieurs dont la gravité est plus importante. Nous notons cependant le score quasiment identique du R.N.A. « Tchernobyl » et de celui de « Fukushima », malgré la récence et la gravité de l’accident nucléaire sur le territoire japonais. Ces résultats s’expliquent peut-être par la transformation du terme « Tchernobyl » en un nom commun par antonomase (Calabrese, op. cit.).
99L’analyse des relations entre les R.N.A. doit permettre de calculer :
-
le score de prégnance inter R.N.A. (capacité de celui-ci à se trouver présent dans les P.M. générées autour d’autres R.N.A.) ;
-
le score d’indépendance de chaque R.N.A. (capacité à générer des P.M. qui n’intègrent pas les autres R.N.A. de l’analyse).
100Conjointement, il est nécessaire d’établir une représentation des relations entre les R.N.A. pour être en mesure de mener une analyse.
101Il nous faut maintenant détailler la méthode que nous avons utilisée pour réaliser ce travail. À cette fin, pour des raisons de simplicité, nous appuierons notre propos sur les R.N.A. liés au sujet d’actualité « COVID » traité durant le mois de juillet 2021.
102La première étape consiste à recenser le nombre de P.M. qui intègrent simultanément deux R.N.A. à partir de la base Europresse.
103Le schéma suivant permet de comprendre ce recensement à partir de l’exemple des deux R.N.A. « COVID » et « Vaccination » (figure 4).
Schéma 3. Exemple de recensement de P.M. qui intègrent simultanément deux R.N.A. (« COVID » et « Vaccination »)
104À partir de ce recensement, nous avons pu créer une matrice (symétrique autour de la diagonale) qui récapitule le nombre d’articles qui contiennent à la fois les combinaisons des quatre R.N.A. choisis.
Tableau 6. Effectifs des P.M. qui comprennent deux R.N.A.
105Partant, nous avons calculé, par ligne, la proportion d’articles qui comprennent deux R.N.A. par rapport au nombre de productions organisées autour du R.N.A. de la ligne. À titre d’exemple, les 583 articles qui intègrent à la fois les R.N.A. « COVID » et « Vaccination » représentent 29,94 % des productions organisées autour du R.N.A. « COVID ». Ces calculs sont résumés par le tableau suivant.
Tableau 7. Proportion des P.M. comprenant deux R.N.A. par rapport au nombre de P.M. générées par le R.N.A. de la ligne
106Pour calculer le score de prégnance inter R.N.A. et le score d’indépendance de chaque R.N.A., nous avons utilisé cette matrice.
107La somme des différentes proportions sur chaque ligne nous donne un score inversement proportionnel à l’indépendance du R.N.A. Il suffit dès lors de raisonner par rapport au maximum possible (lié au nombre de combinaisons possibles pour chaque R.N.A.) pour calculer un indicateur proportionnel à l’indépendance du R.N.A. Par exemple, la somme des proportions qui concernent le R.N.A. « COVID » est égale à 0,63 pour un maximum possible de 3. Le score d’indépendance est donc égal à 2,36 (3-0,63). Pour rendre comparables tous les scores d’indépendance, nous avons divisé ce score par le maximum possible en transformant cette proportion en pourcentage. Tous les indicateurs ont été arrondis.
108Le score d’indépendance du R.N.A. « COVID » est égal à 79, soit : ((3-0,63)/3)*100. Il s’interprète de la façon suivante : en moyenne, sur 100 P.M. organisées autour du R.N.A. « COVID », 79 n’intègrent pas les autres R.N.A. de l’analyse.
109Pour calculer les scores de prégnance inter R.N.A., nous avons additionné les proportions au sein de chaque colonne. Le score obtenu est un indicateur de la capacité du R.N.A. à se trouver associé aux P.M. articulées autour des autres. Afin de rendre ces indicateurs comparables, nous avons choisi comme indicateur final la proportion, en pourcentage, du calcul précédent par rapport au maximum possible.
110Le score de prégnance inter R.N.A. « COVID » est égal à 55, soit : ((0,648 + 0,519 + 0,487)/3)*100. Il s’interprète de la façon suivante : en moyenne, sur 100 P.M. organisées autour des trois R.N.A. autres que « COVID », 55 d’entre elles intègrent ce R.N.A.
111Cette méthode fait apparaître les scores suivants.
Tableau 8. Scores de prégnance inter R.N.A. et scores d’indépendance des R.N.A. liés à la COVID dans les P.M. publiées par Les Échos, Le Monde, Libération, La Croix, Le Parisien et Le Figaro entre le 7 juillet et le 7 août 2021
112Pour permettre la représentation des relations entre les R.N.A., nous avons transformé la matrice des proportions des P.M. comprenant deux R.N.A. pour la rendre binaire en fonction d’un seuil. Le choix de celui-ci est difficile, car il peut revêtir un caractère arbitraire. Pour les représentations suivantes, nous avons choisi de prendre pour norme la valeur qui permet d’extraire les 20 % des proportions les plus hautes. Ainsi, pour les quatre R.N.A., nous avons choisi un seuil de 55 %. Avec ce seuil, nous obtenons la matrice suivante.
Tableau 9. Matrice dichotomique des proportions des P.M. comprenant à la fois deux R.N.A. par rapport au nombre de P.M. générées par le R.N.A. de la ligne — seuil de 55 %
113Grâce au logiciel Ucinet et à son outil de visualisation de graphes, il est possible d’obtenir la représentation suivante.
Graphe 1. Les relations entre les quatre R.N.A. liés au sujet « COVID » durant le mois de juillet 2021 — seuil de 55 %
114Nous représenterons en rouge les R.N.A. « prégnants » (dans le graphe précédent « COVID »). Ces R.N.A. se trouvent souvent intégrés dans les P.M. de ceux qui se trouvent liés avec lui (« Vaccination » dans le graphe précédent).
115Nous représenterons en bleu les R.N.A. « dominés ». Leur présence dans les P.M. s’accompagne de celle des R.N.A. liés à lui. Dans le graphe présent, le seuil choisi (55 %) rend invisible le fait que 51 % des P.M. organisées autour du R.N.A. « Test » comprennent également « COVID ». Cette invisibilité du lien entre les deux R.N.A. met l’accent sur la prudence avec laquelle les graphes doivent être interprétés.
116Nous représenterons en rose les R.N.A. dans une position intermédiaire.
117À l’aide cette méthode, nous pouvons traiter les dix R.N.A. du sujet « COVID » au sein des P.M. diffusées entre le 25 février 2020 et le 25 février 2022 par Libération (Web et journal), Le Monde (Web et Journal), Le Parisien (Web et journal), Le Figaro (Web et journal), La Croix (Web et journal), Les Échos et L’Humanité (tableau 10 et figure 6)
Tableau 10. Scores de prégnance inter R.N.A. et scores d’indépendance des R.N.A. liés à la COVID dans les P.M. diffusées entre le 25 février 2020 et le 25 février 2022
Graphe 2. Les relations entre les dix R.N.A. liés au sujet « COVID » durant la période du 25 février 2020 et le 25 février 2022 — seuil de 30 %
118Le graphe met en évidence :
-
deux R.N.A. prégnants dépendants l’un de l’autre : « COVID » et « Pandémie » ;
-
quatre R.N.A. dominés : « Médicament », « Recherche médicale », « Maladie virale » et « Maladie contagieuse » ;
-
deux R.N.A. plutôt prégnants : « Épidémie » et « Hôpitaux et cliniques » ;
-
deux R.N.A. plutôt dominés ; « Vaccin » et « Maladie ».
119Cette répartition est assez conforme au score de prégnance inter R.N.A.
120Lorsque l’on étudie le sujet « COVID » sur un temps court au sein duquel existent des R.N.A. qui suscitent un débat public, le R.N.A. central perd de sa prégnance.
121Lorsque le même sujet est appréhendé sur un temps long avec des R.N.A. moins enclins à s’associer à un débat public focalisé sur des sujets de controverse, le R.N.A. central voit sa prégnance augmenter.
122Pour les deux analyses, des phénomènes de dépendances réciproques apparaissent.
123Dans le cas du sujet « COVID » sur un temps court, le R.N.A. « Vaccination » entretient des liens de dépendance avec le R.N.A. « Passe sanitaire »
124Pour le même sujet traité avec un plus grand nombre de R.N.A. sur un temps long apparaît la dépendance croisée entre le R.N.A. « COVID » et celui de « Pandémie »
125Ces « binômes » de R.N.A. illustrent une organisation croisée des P.M. autour d’eux. Cette organisation est particulièrement conforme à l’impression que nous laisse ce que nous avons vécu depuis deux ans et à la teneur des échanges politiques qui se sont déroulés au cours de l’été 2021 avec le développement en France d’un mouvement Anti Pass et Anti Vax.
126En ce qui a trait aux événements qui concernent l’Ukraine, sur une période relativement courte, le travail autour de six R.N.A. donne les résultats suivants
Tableau 11. Scores de prégnance inter R.N.A. et scores d’indépendance des R.N.A. liés à la guerre en Ukraine dans les P.M. diffusées entre le 21 février 2022 et le 3 mars 2022 sur toutes les sources Europresse
Graphe 3. Les relations entre les six R.N.A. liés à la guerre en Ukraine dans les P.M. diffusées entre le 21 février 2022 et le 3 mars 2022 sur toutes les sources Europresse — seuil de 47 %
127Sans surprise, le R.N.A. « Ukraine » est le seul R.N.A. prégnant, avec un score de prégnance inter R.N.A. très élevé (75).
128Les R.N.A. « Zelensky » et « Kiev » sont dans une situation de domination par rapport au R.N.A. central.
129Le R.N.A. « Moscou » est placé dans une situation de triple domination, à la fois envers les R.N.A. « Ukraine », « Russie » et « Poutine », montrant par là la position de cet actant dans les P.M. étudiées.
130Si le R.N.A. « Russie » est placé sous la dépendance du R.N.A. central, il possède néanmoins une certaine prégnance par rapport à « Moscou » et à « Poutine »
131La situation du R.N.A. « Poutine » nous semble conforme à l’image laissée par les P.M. Ce R.N.A. est fortement dépendant des R.N.A. « Ukraine » et « Russie » (plus de 70 % des P.M. qui mentionnent « Poutine » mentionnent l’Ukraine ou la Russie).
- 13 Sur l’ensemble des archives Europresse publiées par Libération (Web et journal), Le Monde (Web et J (...)
132Le dernier travail concerne les trois principaux accidents nucléaires du xxe et du xxie siècle13.
133Les calculs des deux indicateurs sur les trois R.N.A. choisis révèlent les résultats suivants.
Tableau 12. Scores de prégnance inter R.N.A. et scores d’indépendance des R.N.A. liés aux trois principaux accidents nucléaires
134Le graphe des relations entre ces R.N.A. prend la forme suivante.
Graphe 4. Les relations entre les trois R.N.A. liés aux accidents nucléaires — seuil de 44 %
135Le R.N.A. « Three Mile Island » est dans une situation de domination. Sa prégnance relativement faible s’accompagne d’une dépendance forte envers les R.N.A. « Tchernobyl » et « Fukushima ». Cette représentation montre à la fois la référence relativement rare à l’incident de la centrale américaine de 1979 dans les P.M. et le caractère saillant des deux R.N.A. « Tchernobyl » et « Fukushima », qui constituent les deux signifiants majeurs des accidents nucléaires. Nous notons également l’absence de lien de dépendance du R.N.A. « Tchernobyl » envers celui qui concerne la centrale japonaise.
136S’il paraît nécessaire d’approfondir les analyses des trois sujets d’actualité choisis, l’espace de cet article ne l’autorise pas. Cet écrit, déjà volumineux, s’efforce simplement de montrer les possibilités offertes par la méthodologie développée plus avant.
137Globalement, les développements précédents montrent l’existence d’un phénomène de subsomption — dans son sens marxiste — lié à une forme de conditionnement. En effet, l’existence de certains R.N.A. semble être conditionnée par la présence de R.N.A. particulièrement prégnants. Cela ne signifie pas pour autant que le référent désigné par le R.N.A. est placé dans une situation de dépendance. Par exemple, alors que nous avons montré que le R.N.A. « Poutine » est conditionné par la présence du R.N.A. « Ukraine », la situation est tout autre en ce qui a trait au dirigeant de la Russie.
138Dans cet article, nous avons caractérisé la notion de sujet d’actualité en nous appuyant conjointement sur trois univers théoriques :
-
celui des actualités et des nouvelles, avec sa logique d’agrégation ;
-
celui des événements médiatiques et sa capacité propre à transformer ce qui se passe dans le monde en un espace discursif possédant sa propre matérialité ;
-
celui des signes, avec leurs capacités à segmenter le monde en catégories, à trouver pour chacune d’entre elles des constituants signifiants et saillants qui peuvent s’organiser en réseaux sémiotiques.
139À partir des R.N.A., véritables signifiants du sujet traité par les médias, nous avons proposé une méthode pour analyser leur prégnance et leur indépendance ainsi que pour construire des représentations de leurs relations dans un corpus de productions médiatiques. Cette méthodologie permet de faire apparaître un phénomène de subsomption entre les R.N.A., certains se trouvant conditionnés à la présence d’autres signifiants dominants, et ce, pour pouvoir exister dans l’espace discursif du sujet traité.
140L’ensemble de ce travail permet de faire émerger un thème d’investigation qui a été délaissé par les sciences de l’information et de la communication, malgré sa visibilité. Les sujets d’actualité ont peu été pensés et investigués en dehors de l’analyse de leur nombre et de leur diversité (Marty, Rebillard, Pouchot, Lafouge, op. cit.).
141Très logiquement, cet écrit souffre de nombreuses lacunes et limites. La première concerne la réflexion théorique que nous avons proposée. L’examen de l’identité théorique du sujet d’actualité en référence à celle d’actualités, d’événements médiatiques et de signes mériterait un grand nombre d’approfondissements. Un travail spécifique sur le rôle des émotions dans l’émergence de sujets d’actualité et de R.N.A. paraît nécessaire. L’identité théorique des sujets d’actualité mériterait également une réflexion s’appuyant sur les cadrages médiatiques.
142Sur le plan empirique, les limites sont également nombreuses. Elles concernent l’accès au corpus avec une dépendance à de vastes bases de données avec leur logique et leur fonctionnement pas toujours transparents pour le chercheur. Les limites ont également un lien avec le choix et la formulation des R.N.A. associés à une période temporelle déterminée. Sur ce point, il reste très difficile de justifier ces choix. Elles concernent en dernier lieu le sens à donner aux indicateurs et aux cartes que nous avons montrés dans cet article.
143Il n’en reste pas moins l’intérêt de mettre en débat ces questionnements pour susciter de futurs travaux.
144Il reste beaucoup à faire pour démêler les nœuds de l’écheveau des discours médiatiques regroupés en sujets.