« Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! » (Paul Valéry)
1Non comme des faits qui se cumuleraient ou se neutraliseraient, nos expériences entrent en tension, font résonner une chose avec une autre, révèlent des écarts ou des distances. Le temps de la recherche est un temps « à déployer » (Ost, 1997), où pratiques et corpus évoluent selon des temporalités variées qui s’entrecroisent. Articles, interviews, exercices réflexifs, poétiques et leurs mises en partage constituent un ensemble indissociable témoignant des manières de conduire une recherche, de concevoir ses méthodes et de l’écrire dans un esprit constructiviste, vital, projeté au-delà du présent. La pratique de l’écriture constitue une manière accessible, régulière, équilibrante et roborative d’avancer en un sens heuristique, voire de s’affranchir des cadres de référence pour penser, écrire et vivre différemment.
2Quand forme, fond, objet et méthode entrent en fusion, ils révèlent des effets de congruence entre éléments qu’on aurait crus inconciliables. L’écriture en recherche favorise cette rencontre, dès lors qu’elle tend à des transformations dans la création, la formation, une stratégie de recherche. Réflexive et propulsive, elle se fait recherche de ventilation par un art poétique inspiré de la résistance et de l’engagement. Les dimensions esthétiques, voire lyriques de l’existence peuvent alors rencontrer avec bonheur les rigueurs industrieuses et instrumentales du travail concret d’analyse des corpus et peut-être ainsi nous entraîner dans un nouvel élan.
3Le texte d’Hannah Arendt La brèche entre le passé et le futur (1972) introduisait le séminaire que je proposais aux étudiants de Port-au-Prince en janvier 2012 (anniversaire du séisme de 2010) sur les thèmes de l’enfance et de la refondation par l’écriture et le récit. Dans ce texte, la philosophe réfléchit aux problèmes de transmission, aux rapports entre enfance et âge adulte et à l’empêchement que connaît la modernité à s’autoriser d’un récit porteur de sens pour les générations à venir. Si deux forces antagonistes s’exercent sur l’homme, nous dit-elle (le passé pousse vers le futur, le futur exerce une pression qui tend vers le passé), et si cette brisure est le lieu d’un conflit, Arendt identifie la possibilité d’une diagonale rendant la quête du sens et de la problématisation encore possible. À la différence des autres forces, illimitées quant à leur origine et butant au lieu même du sujet, la diagonale de l’action, de l’engagement et de la liberté du sujet s’ancre dans le présent en tension et est illimitée quant à son devenir. Quand l’environnement et le présent immédiats semblent clos sur eux-mêmes, ratatinés, frileux, cette brèche peut devenir matière à réflexion, point de départ.
4C’est ainsi que je conçois le travail. Il s’agit de repenser le politique et le professionnel, dans sa propre langue, avec sa propre voix. C’est une tâche qui incombe à chaque génération nouvelle, c’est un travail infini — non un métier impossible. Ma démarche se propose de répondre à l’affadissement inéluctable auquel sont soumises les activités humaines, de chercher à retrouver un équilibre et à garantir les transmissions intergénérationnelles, par l’optimalisation des chances d’intellection et du pouvoir d’agir des acteurs. Tragédie, poïésis, création (y compris de soi) sont quelques-uns des repères avec lesquels j’essaie d’aborder les questions de développement, d’accompagnement et de changement en les situant dans un horizon vaste de références favorable à la réflexion, tout en les considérant dans les contextes socioprofessionnels spécifiques où elles ont émergé.
5Apprendre à hériter, à relever ce défi, c’est être en capacité de problématiser le présent. C’est un pari qui concerne le rapport entre apprenant et éduquant, qui concerne aussi l’université, ses missions, sa place sociale. Quelle vision de soi, de l’autre, de ses besoins ? Quelle compréhension de l’institution dans laquelle j’exerce mon métier ? Quel rapport aux normes, aux codes, aux valeurs puis-je ou dois-je construire pour me mouvoir dans ce milieu ? Comment mon activité de recherche permet-elle de me, de nous, transformer ? En quoi les repères fournis par la tradition de pensée sont-ils valables pour aborder les problèmes du présent ? L’idée du conflit est inhérente à ma réflexion ; je l’aborde notamment dans une perspective psychosociale d’orientation des conduites selon laquelle le conflit intérieur et le conflit extérieur, souvent indémêlables, s’inscrivent et évoluent dans le temps. De mon point de vue, il s’agit de les vivre et de les penser comme des tensions psychodynamiques entre des polarités qui dialoguent. La mise en mots d’une expérience de vie dans sa continuité, ses ruptures, ses bifurcations, dans ces événements qui l’ont marquée, parfois mise à mal, provoquée (le life designing décrit par Savickas et al., 2010) vise à comprendre et à intégrer nos milieux d’exercice en tant que champs stratégiques, réflexifs, traversés de forces et de contraintes. L’écriture permet de reconstruire et de mettre au jour une dynamique métaréflexive sur plusieurs années et une mise en tension de l’âge adulte avec ce qui l’a fait grandir. Elle permet de surcroît une tentative d’énonciation et d’individuation du féminin, à la fois comme un principe agissant et comme connaissance élaborée.
6Ce texte répond donc à la volonté d’accompagner réflexivement mon travail de recherche dans l’environnement socio-institutionnel et d’articuler des considérations a priori disjointes. Il vise à expliciter mon écriture comme recherche de transformations symboliques sur le plan tant individuel que socioculturel et politique. Il propose de reconsidérer certaines de mes expériences et, par le travail d’écriture, de les voir prendre forme et se révéler peut-être plus puissantes, mobiles, fluctuantes, pleines de potentiels pour des développements encore à venir. Il s’appuie sur des expérimentations plurielles et interconnectées et se déroule en trois phases : l’écriture de recherche en formation de formateurs et l’analyse institutionnelle (« l’écriture pour instituer ») ; la recherche d’une écriture favorable au développement et à l’encapacitation des filles et des femmes ainsi que l’écriture poétique en tant que travail d’interprétation (« l’écriture pour résonner ») ; l’analyse et la mise en œuvre de médiations et d’entraînement de jeunes gens en formation (« l’écriture pour témoigner »).
- 1 La création en France en 1990 des instituts universitaires de formation des maîtres (Iufm) devait p (...)
7L’institut universitaire de formation des maîtres1 où j’ai occupé mon premier poste d’enseignant-chercheur accordait à la transformation des pratiques professionnelles une importance capitale et donnait aux formateurs-chercheurs une responsabilité spécifique en tant que moteurs de transformation institutionnelle et professionnelle. Ce fut l’occasion de développer une diversité d’actions mêlant analyse de pratiques, élaboration théorique, coconstruction, expérimentation, bilan. Cela m’a conduit à étudier la pratique en tant qu’agir professionnel, les rapports entre action/réflexion/décision se révélant infiniment complexes mais aussi cruciaux dans un secteur (l’éducation, l’enseignement) où le principe de l’alternance fonde l’entrée dans le métier et structure profondément l’expérience formative, celle des formateurs comme celle des formés. Informer et orienter au mieux le pilotage des formations par les résultats d’une activité de recherche et former les formateurs sont les axes qui ont organisé mon action. Les travaux répondaient à la nécessité de (re)considérer avec prudence et méthode les soubassements théoriques d’un secteur qui se professionnalisait et s’universitarisait, à la nécessité de saisir les enjeux stratégiques et scientifiques d’un certain nombre d’usages, celui de « praticien réflexif » par exemple. Les champs de savoirs autour de la psychologie du travail, de la sociologie de l’éducation et de la formation ou de l’analyse organisationnelle m’ont permis d’avancer dans cette voie (Bouissou, 2020). Il s’agissait aussi de réexaminer des types de compétences sociocognitives et d’opérations mentales, notamment autour de l’écriture réflexive dont nombre d’auteurs avaient montré qu’elles conditionnent la réussite scolaire et la maîtrise professionnelle des enseignants (Baillat et al., 2001).
8Mais que peut l’écriture de recherche pour la dynamique d’ensemble d’un établissement et sa structuration ? Qu’apporte-t-elle à un programme de formation (la formation par la recherche étant considérée comme le nec plus ultra des modalités de formation, mais comment objectiver sa plus-value ?). Nous cherchions à nous inspirer des modèles de formation venus d’autres secteurs, par exemple du côté des ingénieurs (Lemaître, 2003) ou du praticien réflexif étudié par Donald Schön (1983) ; celui-ci se fondait notamment sur l’observation du fonctionnement sociocognitif des architectes ou des urbanistes qui ont à saisir des problèmes complexes par une capacité d’analyse et d’action rapide intégrant intuitions, hypothèses, observations, synthèses. Ces éléments relèvent à la fois du fonctionnement interne des acteurs, de leur cognition et de la manière de s’associer à eux pour susciter une orientation ajustée de leur conduite et par là une transformation du réel. En d’autres termes, quel est le potentiel d’une démarche de recherche en tant que mode d’incitation au mouvement et à la transformation des acteurs (y compris de soi) ?
- 2 Des missions à l’égalité entre les genres ont progressivement été mises en place à partir de 2000 d (...)
9C’est dans ce contexte que m’a été confiée la mise en œuvre d’une mission à l’égalité entre les genres2. Si l’initiative, soulignons-le, s’enracinait dans un cadre institutionnel, elle s’est progressivement renforcée au sein d’un groupe de formation par la recherche que j’animais. La mission a donc suscité une réflexion collective et inter-métiers (formateurs professionnels, chercheurs, partenaires académiques, conseillers rectoraux, acteurs du monde socioéconomique) à propos de l’émergence d’une didactique du genre (à l’école et au-delà). Nous avons créé un espace de réflexion pluri-métiers, fondé sur le partage et la confiance en vue de construire des interventions adaptées aux contraintes des plans de formation et répondant aux besoins que nous définissions grâce à nos analyses (Bouissou, 2020). Mes efforts visaient à intégrer une dimension critique à la pensée et à l’action, sans qu’elle obère un esprit constructif ou un rapport loyal et tonique aux prescriptions ou recommandations, sans qu’elle déresponsabilise ou dévitalise les acteurs mais qu’au contraire elle sauvegarde et relance le pouvoir d’agir de celles et ceux qui travaillent (Follett, 1924).
10C’est donc un travail de débroussaillage de la question du genre que j’ai cherché à amorcer auprès de mes collègues en les y associant, avant qu’elle ne fasse l’objet dans la sphère publique française de débats très houleux lors de la Loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe en 2013 et de l’introduction des études de genre à l’école (Guionnet, 2018). On peut en effet souligner l’intérêt d’observer la manière dont toute une communauté professionnelle, à l’orée du xxie siècle, abordait la question du genre et des différences sexuées en éducation, la problématisait et s’en emparait dans le cadre des pratiques et des référentiels de formation. Pour ma part, j’ai voulu ancrer la question sur le terrain de la réflexion et de l’accompagnement en m’aidant des bases conceptuelles et méthodologiques offertes par la psychosociologie, afin qu’elle résonne au mieux avec des enjeux professionnels, c’est-à-dire autant avec les questionnements authentiques et une curiosité bienveillante du côté des enseignants qu’avec leurs réserves et leurs scrupules à accorder de l’intérêt à une problématique possiblement clivante et déstabilisante (Bouissou, 2020).
- 3 Quatre axes étaient programmés dans ce texte (l’égalité entre les sexes dans les parcours scolaires (...)
11L’entreprise autour du genre a conduit à une lecture interprétative la plus ouverte possible de la Convention3 ainsi qu’à l’étude des besoins (analyse des représentations et des pratiques : observations, enquête qualitative et quantitative auprès d’enseignants-stagiaires) et à la conception de formations exportables et adaptables. Nous identifions des enjeux proprement intellectuels et scientifiques concernant les problématiques de genre, tout en maintenant l’ambition de mettre en œuvre des modes de travail, d’encadrement, d’émancipation et d’individuation des acteurs ; ceux-ci n’étaient pas des sujets à informer, mais des acteurs à accompagner vers la maturité et l’autonomie.
12La perspective était celle d’un féminisme situé, comme on le dit d’une cognition située, c’est-à-dire intégré comme une composante stratégique et structurante d’un projet émancipateur (Irigaray, 1990 ; Muraro, 2004 ; Cisne et Gurgel, 2015). Nous n’attendions pas des cadres institutionnels qu’ils changent ; c’était à nous, formatrices et formateurs, d’opérer cette médiation, de jouer notre partie hic et nunc, là où nous étions, comme n’importe quel acteur enseignant, conseiller, encadrant à qui on s’adressait (Desprets et Stengers, 2011). Nous visions une transformation sociale par l’implication dans la médiation et la transmission, et par une activité de générativité au sens donné par Erikson (1982) ; c’est-à-dire qu’un enjeu majeur de développement au mitan de la vie réside dans la capacité à se soucier des générations futures. Par opposition à la stagnation, la générativité « est une forme d’amour élargi à la progéniture, aux descendants au sens large, bref à la suite du monde ; elle mène à la sollicitude » (Houde, 2020, p. 16). Dans les pas d’Arendt, nous cherchions à inventer un regard, à « commencer » et non à reprendre à notre compte des représentations figées, contraignantes, limitantes.
La vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover (Arendt, 1983, p. 323).
13Lire et partager l’analyse des rapports sociaux de domination entre les genres a constitué un axe essentiel du travail : déconstruire, discerner, clarifier, partager, imaginer d’autres manières de se conduire. Des éléments mis en lumière par l’étude en milieu familial des compétences différenciées entre pères et mères et par l’observation de séquences de classe (Buissou, 2020) ont confirmé la manière infra-consciente dont les normes de genre traversent et structurent les espaces (physiques et psychiques) et opèrent leur marquage à l’insu des sujets, à l’insu même des observateurs les plus éclairés. La question des inégalités entre les genres ou les sexes peut en effet fonctionner comme un piège et renforcer ce qu’elle veut dénoncer ; si les filles et les femmes subissent une situation qui les maintient en état d’infériorité, de minorité, d’infantilisme, elles peuvent construire un destin cohérent avec ces déterminations… Pour avancer en évitant le piège, notre vigilance s’est entraînée à décoder, déchiffrer, sortir des tautologies et renforcer notre détermination à l’expression et à l’accomplissement d’une encapacitation dont nous serions partie prenante. Il s’agissait bien d’avoir accès à une pensée des rapports de force en cherchant à les transformer en « rapport de flux », c’est-à-dire transformer l’idée de blocs (catégories, binarités, statuts) qui s’affrontent et se renforcent par leurs chocs en une vision fluide de procès qui traversent, lient, relient, font avancer (Simondon, 1989 ; 2012). Par l’action et l’implication, nous visions l’entraînement, la transformation et le devenir des individus.
14Considérant que la question du genre n’est ni première dans une hiérarchie de causes à traiter ni la seule cause qui doit retenir l’attention, nous la situions résolument dans un paysage plus vaste. C’est bien l’insertion et le déploiement de la femme et de la fille dans le monde social qui étaient visés, et c’est dans le monde social que nous travaillions, appelées à œuvrer pour cette cause, au milieu des autres, dans un « agenda transversal » complexe et pluriel (Collin, 1986 ; Carmena, 2016 ; Bouissou, 2017 ; Naves, 2020).
15L’idée fut de développer une vision optimalisante : lire les textes en tant que cadres signifiants en menant différents types de lecture ; on s’attachait à l’intentio lectoris, l’intentio auctoris, l’intentio operis (Ost, 2012) : le lecteur, l’auteur et le texte ont chacun leur voix propre que l’analyse peut permettre de discerner, démontrant ainsi la polyphonie inhérente à tout texte. Il s’agissait de saisir à la fois les intentions portées par une politique publique et celles que forgeraient les acteurs-interprètes que nous accompagnions.
16Ainsi, nous préservions l’espace de nos subjectivités en leur donnant un cadre où l’écriture se faisait tour à tour objet d’étude et pratique personnelle, réflexive et constructive. L’effort consistait à anticiper la perfection du texte pour que celui-ci sorte effectivement des effets aussi bénéfiques qu’inattendus (Ost, 2012). L’application de la Convention devait précisément permettre une transformation en matière de formation, d’orientation et d’encapacitation des filles et des femmes dans l’institution scolaire. Ainsi mon implication dans la mission provoquait ma propre encapacitation, me rendant plus solidaire, m’incorporant dans le projet.
17Mes méthodes ont évolué en même temps que le travail de problématisation du genre et d’observation des pratiques qui m’environnaient, conduisant à un changement de regard. Ma recherche s’est renouvelée au contact de disciplines artistiques, rejoignant par là un intérêt ancien pour l’écriture en tant que mode d’altération ou de revitalisation des cadres symboliques à partir duquel est pensé le réel.
18Parce que l’institution scolaire ne peut être le seul terrain/corpus à privilégier pour mener une recherche ouverte et surtout productrice de déplacements et d’idées nouvelles en matière de transmission et d’accompagnement aux mutations sociales, et parce que nombre de travaux véhiculent une conception trop étroite et figée des destins individuels pour permettre un engagement authentique dans le changement social, j’ai orienté ma recherche vers des phénomènes moins visibles et moins connus, par exemple la transmission père-fille ; j’ai porté mon intérêt vers les conditions de prise de parole en tant qu’acte civique de responsabilité et de reconnaissance et vers les manières de promouvoir, par l’écoute et le dialogue, la symbolisation sur le plan individuel en même temps que, sur un plan plus général, l’évolution des systèmes symboliques et des schèmes d’interprétation.
19La recherche s’est donc progressivement articulée à des enjeux de mutation des espaces symboliques dans lesquels se meuvent les sujets (on le verra, en particulier des jeunes filles), visant plus concrètement un assouplissement des grilles de lecture du monde et un enrichissement des manières de penser et de réfléchir.
- 4 À côté des deux œuvres majeures de Simondon (1989 ; 2012), on trouve nombre de commentaires et prol (...)
20C’est donc l’implication entière du chercheur qui se révèle encore comme élément déterminant de la connaissance produite : une individuation de la connaissance passant par une individuation du sujet qui la produit, selon les mots du philosophe Simondon4 ; ou, pour le dire autrement, intégrant dynamiquement la souffrance, la jouissance et l’étude (Fraisse, 2011). Il semble que produire une méthodologie (éthique) de l’écoute peut avoir des effets sur l’ensemble des protagonistes d’une relation (« la parole est à moitié à celui qui l’écoute », disait Montaigne, 1965, s.p.) et sur les écosystèmes dans lesquels les observateurs/chercheurs sont eux-mêmes des éléments agissants.
- 5 Entre 1968 et 1982, le département de la Seine-Saint-Denis (reconnu comme post-industriel, cosmopol (...)
21Exerçant désormais dans une université périphérique au nord de Paris, je cherche à dynamiser une recherche qui intègre une réflexion sur divers aspects du métier (enseignement, transformation des pratiques pédagogiques, valorisation des connaissances dans la société civile, encadrement) en quête de corpus ouvrant à un renouvellement des méthodes, tout en m’enracinant dans le terrain sociopolitique spécifique du nord-francilien5. En ce sens, j’ai souhaité m’intéresser aux circulations, trajectoires et conflictualités liées à la Méditerranée et, à l’échelle individuelle, à ce qui nous détermine et se transporte comme un bagage. J’ai donc intégré à ma réflexion la question du rapport au passé et à l’histoire française (notamment celle des colonisations des siècles précédents ; Cherki, 2013), présent dans l’inconscient collectif mais peu travaillé, peu mis à distance et qui a des conséquences sur les enfants (nos étudiants). Si l’on considère notamment avec les travaux sur la post-mémoire (Estay Stange, 2017) que certaines expériences humaines échappent encore à l’analyse et à une symbolisation partagée, parce que trop cruelles et encore inconcevables, la recherche peut aider à aller vers cette élaboration manquante et revenir vers ce passé encore mutique.
22Le sujet, pris en étau entre les deux forces du passé et de l’avenir, peut trouver à se dégager de la brèche par l’action (la prise de parole et le récit étant une manière d’agir), s’il est un tant soit peu encouragé dans cette voie.
23Dans cet esprit, le rapport à l’enfance en tant qu’expérience herméneutique peut s’avérer utile. À l’enfance est associée l’idée d’éveil, d’exil (Benjamin, 2000) et de primordial. L’enfance s’élabore d’autant mieux qu’on la quitte et qu’elle devient non plus un moment vécu, planté dans un temps, clos derrière soi, mais l’incubation d’un rêve (Villeneuve, 2000). La recherche sur le développement, si elle s’appuie sur l’énergie et la vitalité de l’enfant, retrouve ses racines et suit un cours différent : dessaisie des grilles symboliques qui peut-être la recouvraient ou l’enfouissaient, elle fait une meilleure place à l’inconnu, à l’indéterminé, à l’étrangeté et à l’altérité (Buber, 1959 ; Ricœur, 1990). De plus, dégagés d’une vision linéaire et univoque du développement comme invite à le faire le philosophe Agamben (1978), nous pouvons nous représenter l’enfance comme devant soi grâce au langage qui vient la re-présenter. Ce nouvel enjeu appelle un autre cadre référentiel où l’imaginaire a sa place et force à sortir du champ obscur du déterminisme. C’est aussi retrouver ou reconstruire un rapport au politique, dans lequel le récit est fondateur pour celui qui prend parole et qui ainsi « apparaît », autrement que par des réifications objectivantes et des exhibitions sociales (Collin, 1986).
24Le reportage radiophonique et la création théâtrale auxquels je vais m’intéresser créent un espace vital intergénérationnel invitant à partager une communauté de sorts, à s’exercer soi-même en tant qu’auditeur, chercheur, à se rendre attentif à ce qui s’énonce en termes de potentiel (chez autrui, chez soi). Autrement dit, il s’agit d’entrer en résonance avec des formes de création et de diffusion qui visent à désamorcer les assignations délétères et apprennent à en détecter les signes avant-coureurs. Se situant désormais à hauteur des jeunes filles, l’écriture s’efforce d’orienter autrement le cours des choses pour n’être pas tellement gouvernée (Foucault, 1990). Il s’agit de développer un intérêt pour les situations individuelles, leurs vulnérabilités et leurs ressources, et de chercher à récolter leur expression là où elle émerge.
- 6 J’ai récolté ces éléments au cours de focus groups avec des étudiants, puis en consultant le site d (...)
25Si ma perspective psychosociale constitue l’axe majeur de ma recherche, elle s’enrichit aussi de l’apport de la psychologie historico-culturelle fondée par le psychologue Meyerson (1948 ; 1987) pour laquelle l’humain s’extériorise dans les œuvres (c’est en elles qu’il se découvre le plus authentique) et en est le produit. « On doit reconnaître que l’homme est au-dedans de lui-même le lieu d’une histoire. La tâche du psychologue est d’en reconstituer le cours » (Vernant, 1989, p. 306-307). À partir des œuvres, je cherche donc à remonter aux processus psychologiques afin de comprendre le fonctionnement humain sur le plan relationnel et individuel. Je collecte et étudie les récits en tant qu’œuvres, c’est-à-dire tout à la fois mobiles et produits de l’activité humaine (individuelle et collective). Je les étudie en déplaçant mon point de vue : depuis l’intention de l’auteur ou des auteurs que je cherche à saisir, vers la dynamique interne propre au texte (entretien radio, spectacle sur scène), en passant par l’intention interprétative du récepteur, c’est-à-dire l’interprétation des auditeurs ou spectateurs dont j’ai pu récolter les propos6 ainsi que mes propres insights à l’issue de l’émission et du spectacle qui furent à la base des premières hypothèses de travail.
26Je poursuis une « herméneutique du développement psychosocial individuel et collectif » à travers des récits inscrits dans des espaces-temps particuliers et dans lesquels le travail d’écriture se fait à la fois témoignage, symbolisation et construction subjective (ces opérations psychiques étant particulièrement stimulées et étayées si elles sont accompagnées par un adulte engagé dans la médiation, la coconstruction, la transformation). « Ce qui différencie en effet l’homme des autres espèces animales c’est que son activité, physique et spirituelle, est orientée vers l’édification d’un monde d’intermédiaires, de médiateurs » (Vernant, 1989, p. 306). Cette herméneutique du développement vise à s’associer à un mouvement qui traverse sans s’y limiter le cadre universitaire. Il s’agit de coconstruire des clés de compréhension du monde et des moyens d’y agir, tout en travaillant sur des corpus d’œuvres (théâtre, littérature, poésie) auprès d’inspirations, de compétences et de métiers engagés vers la mutation des cadres culturels (Cukierman et al., 2018). L’expérience réflexive aide à s’appréhender soi-même en tant que partie prenante d’un mouvement qui ne démarre ni ne s’arrêtera avec nous et à se situer dans une trame intergénérationnelle ; c’est un voyage au long cours, une lente maturation, une nouvelle conversion.
27L’articulation entre volonté et amitié (philia) vis-à-vis de soi-même est le corollaire de la construction éthique et du gouvernement de soi (Foucault, 2008). L’enjeu sera d’entraîner les étudiants (on le verra plus loin), en trouvant une manière de les associer à un travail d’analyse et de compréhension propre aux sciences humaines et sociales, de les inscrire dans des situations-problèmes concrètes et porteuses d’énergie constructive, sans négliger la conflictualité inhérente à ces « questions socialement vives », mais au contraire en en démontrant les enjeux sociaux et épistémiques. Ces situations sont personnelles (situations et trajectoires familiales, relations de voisinage, socialités, scolarité et projection dans l’avenir) ou plus sociales (représentations des banlieues dans les médias, image de la France) que les jeunes filles partagent ou critiquent ; Bouissou, 2020).
- 7 Le reportage réalisé par Mohand et Confavreux (2006) a été diffusé dans l’émission Terrains sensibl (...)
- 8 F(l)ammes est l’œuvre d’Ahmed Madani, homme de théâtre, chef de troupe et animateur d’ateliers d’éc (...)
28Le reportage radiophonique Ma cité mon cocon, jeunes filles entre elles et entre soi7 et la pièce de théâtre F(l)ammes8 sont présentés par leurs auteurs comme des tentatives de dépassement des stigmatisations sociales appuyées sur un questionnement empathique et un travail d’expression collective. Ils s’affirment comme témoignages, au-delà des stéréotypes les plus courants ; les jeunes filles, par leur conversation joyeuse, témoignent de la manière dont elles construisent leur identité et leurs attachements en s’identifiant à leurs parents, voisins, frères… et en témoignant d’une double recherche de fidélité et de liberté. Ces deux corpus reposent sur l’idée (intentio auctoris) que les crises, difficultés, crispations, rationalisations sont inhérentes au développement et somme toute communes à tout un chacun. Ils cherchent à limiter les risques de stigmatisation en orientant l’attention sur ce qui optimise le développement des personnes plutôt que sur ce qui les freine ou les enferme. Ils s’inscrivent dans une démarche d’investigation qui privilégie des questions ouvertes et veut élargir les modes de réception et d’interprétation de l’altérité, en faisant confiance aux auditeurs/spectateurs. Il s’agit donc de chercher à développer une compréhension optimalisante et créative (intentio lectoris) par une forme de renversement de la pensée ou de conversion épistémique, voire une sortie de « l’état de minorité », pour reprendre les termes de Foucault (2001a ; voir également Butler, 2005).
29D’une certaine manière, le reportage Ma cité mon cocon, jeunes filles entre elles et entre soi contient l’idée que les contraintes sont nécessaires à la possibilité de choisir et à la créativité. S’y développent la thématique de l’identité — changement et permanence —, la force des premiers attachements, le désir d’en partir, la richesse de l’amitié et du jeu/je qu’elle rend possible. Il peut fonctionner/fictionner comme un corpus inaugural, non seulement pour l’écoute des mots de ces filles, mais aussi pour l’étude des possibles contenus dans leur voix et pour former l’oreille à entendre des potentiels, plus que des limites. Question de réception, d’hospitalité, de travail et de chemin de l’auditeur en parallèle à celui de ces filles. Celui que l’on cherche à aider, à transformer, c’est d’abord soi-même. « C’est une vocation naturelle de communiquer et de dire ce qu’on pense. Or, la communicabilité́ suppose très clairement une communauté́ d’hommes à qui s’adresser, qui écoutent et qu’on peut écouter » (Arendt, 1991, p. 68).
30À quel combat je me livre ? À quel combat se livrent les filles dont j’écoute les voix ? Peut-être s’agit-il de fonder et de reconnaître une communauté de parole. Un chœur nous est donné, on peut s’y insérer, le prolonger et le faire entendre au-delà des ondes où les imaginaires du développement, de l’expansion, de la prolifération et de la dissémination se déploient.
- 9 C’est-à-dire en cherchant à se situer ailleurs que dans des joutes médiatiques ou polémiques. « Fou (...)
31L’intérêt de l’écoute radiophonique tient à ce que l’auditeur n’existe pas davantage (anonyme, nombreux, insaisissable dans sa réalité concrète) que l’émetteur qui se cherche et qui cherche ses mots et c’est là que réside le potentiel de devenir : se mettant en demeure d’avoir à penser avec celui qui parle, l’auditeur fait un chemin. Il s’agit donc d’accueillir les voix de filles ; un dire-vrai cherche à se faire entendre, à travers les relations de ces filles avec leurs pairs, leurs pères, grâce au pacte parrésiastique9 entre le journaliste, les interviewées, l’auditeur.
- 10 La symbolisation peut concrètement se faire comprendre à travers la « fonction alpha » qui est son (...)
32J’explore une sagacité et une solidarité que les ondes aident à capter. Au-delà de l’élucidation des rapports de ces filles avec leurs pairs, leurs pères, les autres et pour les entendre positivement, il faut considérer qu’elles sont déjà sorties de la minorité, et du coup soi-même aussi, auditeur-chercheur. Renversant le mode de réception de leur histoire, on se met au diapason et en disposition d’écouter une capacité déjà active à comprendre les errements des uns et les douleurs des autres, les traduire, les « relever », au sens de capacité de transformation, voire de transgression. Se forme la sensation selon laquelle des dispositions à l’émancipation, à la fois fraîches et souterraines, caractérisent ces voix de filles. Une forme d’intelligence sensible, pratique, plurielle, collective, relationnelle et non dogmatique présage d’une capacité à se situer dans des rapports de flux plus que dans des rapports de force — voire à pouvoir transformer ceux-ci en ceux-là. On comprend que l’émancipation n’est pas la liberté ni l’absence de contraintes, mais plutôt la possibilité de revenir et de dénouer des liens trop serrés, une chance pour une sortie du ban, une volte-face. On entend des intelligences au travail, « irrespectueuses mises en crise de l’ordre conceptuel » (Borrell, 1993, p. 224). On saisit l’émergence d’une quête de détermination des filles et des femmes en décalant l’écoute des récits, en sortant des formalismes ou des réflexes assignatifs, en rendant disponible notre capacité de métabolisation et de symbolisation10, l’orientant ainsi vers l’interprétation de « signaux faibles ».
33En tant qu’observatrice, auditrice et chercheuse, je tente d’extraire le féminin d’ornières délétères, faisant l’hypothèse et le pari qu’un atout de la position d’outsider réside dans sa capacité à capter des inconscients collectifs (Gauthier, 2012) : cette capacité peut les révéler, les réfracter et retourner le stigmate, le destin, en performant une mobilité, une plasticité. L’écoute doit permettre de débusquer l’inconscient, le refoulé, le négligé ou tout autre processus qui fait de l’ombre aux forces vives et les empêche de grandir. L’auditeur est un protagoniste actif, un interprète diffuseur et, pour reprendre la métaphore de Didi-Huberman (2009), un « organisateur du pessimisme » prêt à se déplacer pour saisir l’onde du changement, résister aux lumières crues, telle une luciole en quête de sens. La notion d’écart avancée par le philosophe François Jullien (2012) offre une manière de comprendre où résident les espaces de transformation, de métamorphose de l’usage du monde et de soi : la symbolisation du monde requiert et permet le détachement. Solidarité et distance s’invitent donc en échos. L’événement est avènement des contraires dans leur simultanéité.
34Pour approfondir ces sujets, je m’exerce à l’écriture poétique (Bouissou, 2010). Le texte va multiplier les entrées et les intellections possibles, redéfinir les rapports entre les sujets/objets étudiés et la position du chercheur/observateur, jusque dans sa fonction citoyenne d’analyseur et de pourvoyeur de sens. La contrainte (thème imposé sur la ville) se révélera propre à condenser l’attention et à trouver une voie/voix qui fera écho à l’intuition fondamentale et aux insights dont je prendrai ainsi conscience. Bien qu’elle vienne après bien des étapes, l’écriture poétique aura la force d’un recommencement et d’un déclencheur, en se situant au ras des mots et de la vie ordinaire, dans une sorte de poétique industrieuse (ou une sociologie poétique) associant concepts savants et prosaïsme du sens commun.
35Le texte fait en effet résonner les imaginaires entre espace citadin et espace psychique dans lesquels s’orchestrent des alternances, des dualités, des polarités. L’imaginaire du déplacement est fort, avec un jeu sur les transports (amoureux, amicaux, « en commun ») qui font lien. Une diversité d’échelles et d’espaces, sud-nord, visuel-sonore, sensibles-conceptuels, mais aussi culturels, architecturaux, géopolitiques, se font saisir par un même geste dans une vision ouverte du milieu, dissolvant les frontières et les binarités (abstrait-concret, féminin-masculin, universel-singulier, psychologie-sociologie). S’invitent la thématique de la Méditerranée et de l’exil, qui renforce le questionnement sur les circulations et les héritages, ainsi que la notion d’ethnoscape développée par Appadurai (2015) : paysage intérieur et partagé avec d’autres, que l’exilé transporte là où il va et qui condense les rapports entre subjectif et objectif (l’exilé est celui qui fait l’épreuve personnelle ou familiale de l’exil et en intègre psychodynamiquement la mémoire dans son travail subjectif).
36L’exercice défragmente en problématisant et en reliant un ensemble de points de butée, d’expériences, de concepts mêlés d’intuitions, en donnant forme à ces choses qu’on sent processuelles et profondes (elles seront progressivement circonscrites, stabilisées, articulées au sein d’un programme de travail). L’épreuve de la pensée et de la connaissance se reconnecte à l’imagination (Agamben,1978 ; Brandner-Liard, 2004 ; Fleury, 2015) et aux insights : intérieurs, ils n’en sont pas moins collectifs et surgissent d’une enfance de l’humain.
37La Mètis, intelligence ingénieuse et stratège (Détienne et Vernant, 1974), se révèle être un complément judicieux à la rationalité parfois sèche du chercheur, pour sortir des déterminismes unilatéraux et faire un peu de hors-piste. Une autre figure inspiratrice est celle de Sherlock Holmes et de son génie pragmatique (Metais-Chastanier, 2021). Sans rompre le flot de l’action, mais en remontant la chaîne causale des phénomènes ou des événements par des hypothèses audacieuses, le détective-chercheur cherche l’origine des mystères. Construisant un paysage et une trame narrative, il déambule, saute, dégringole parfois, se redresse… Des épreuves il fait surgir sa sagacité, son génie abductif, son agilité entre logique et goût des hypothèses risquées. L’intuition est centrale comme l’audace narrative. Ainsi « les hommes ne naissent pas hommes, ils se façonnent tels voire, plus littéralement et plus littérairement, ils se “fictionnent tels” » (Basbous, 2005, p. 131-132), dans la joie et le plaisir de faire et défaire les trames.
38L’idée est de suivre une métaphore ultra signifiante et propulsive pour être en capacité d’entraîner une activité (articulée) de recherche et d’enseignement qui résonne avec mon environnement, notamment avec des étudiants qui se destinent à des activités d’éducation. « Les générations futures dépendront de l’aptitude de chaque individu à faire passer chez ses enfants un peu de l’enthousiasme vital qu’il aura sauvé des conflits de son enfance » (Erikson, 1959, p. 200).
39Je crée, à l’instar de filles qui elles-mêmes créent et se créent… Cette mise en abyme par l’écriture projette le chercheur dans une situation où lui-même se met à l’épreuve et partage une activité avec les sujets qu’il étudie et progressivement y associera les étudiants ; il se prépare peut-être à l’expérience du dialogue « à distance ». Une certaine idée du milieu ambiant émerge, se construit, résonne ; un champ magnétique vibre, l’énergie circule dans un chant choral.
40Le texte poétique fut le lieu de rencontre de ma propre situation de femme en recherche d’intellection avec celle de ces filles : le retournement du regard vers le travail de l’intériorité fait penser que la minorité est une chance quand le devenir fait son œuvre, quand un soi advient, espace intérieur qui échappe à la superficialité des contrôles et des conventions (« les lumières crues » des pouvoirs-savoirs, selon Didi-Huberman). L’exercice a peut-être conduit à transgresser, à subvertir des allants de soi. Il a créé ses propres formes, ses propres normes, vers de nouvelles circulations (une sorte de don-contre-don) : les filles que j’étudie génèrent une énergie neuve pour assumer une place, mener sa vie, s’intéresser positivement aux autres et à soi, intégrer les possibles dans ses actions ou ses projets.
41Le travail a donc produit un renversement de la pensée, inaugurant une poïésis enracinée et une programmatique de travail pour retrouver un mode d’analyse critique, une capacité de traduction pour continuer le chemin dans une attitude d’ouverture à la parole, pour se donner des raisons d’assurer un rôle dans la transmission au sens plein du terme d’ouverture au changement. Pour se donner les moyens d’étudier et de transcrire non pas des voix solitaires mais un background commun, dans le double sens de fond et d’arrière-plan, de ressources et d’itinéraire (individuel/collectif). Désormais, je poursuivrai l’étude des voix des filles sans les banaliser complaisamment ni banalement les victimiser, préférant l’observation et l’écoute d’un réel ordinaire, souple et mouvant, à l’interventionnisme du chercheur et aux constructions formelles et maîtrisées des corpus.
42Être en capacité d’orchestrer (notamment par l’écriture) une polyphonie est un acte d’accomplissement démocratique par l’attention à la pluralité humaine d’un point de vue non seulement quantitatif mais également qualitatif, c’est-à-dire en tenant compte de la pluralité au niveau le plus intime, en prenant conscience du « fantôme d’autrui » niché au fond de soi (Wallon, 1959), c’est-à-dire avec la part d’étrangeté ou de mémoire oubliée qui loge en chacun.
43Le fait d’étudier des œuvres, des prises de position, des idées et des créativités permet de me re-saisir en tant que professionnelle, remettant en question mes choix de recherche et de formation, renvoyée à des enjeux que le cours ordinaire de la vie professionnelle fait parfois négliger. Chaque nouvelle étape d’écriture a offert des espaces élargis de travail, en dialogue, en synergie, et permis de construire un rapport à l’environnement, aux textes et aux œuvres.
44D’une certaine façon, il s’agit de réinventer un langage, c’est-à-dire de savoir faire parler notre expérience, de la pousser en dehors d’elle-même : comment je me développe, vais me développer encore à l’avenir, que puis-je faire pour agir encore en direction des autres et dans un milieu ou des milieux potentiellement transformables ? Et qu’est-ce qui, dans nos expériences, vaut pour le commun ?
45Ainsi se prolonge la réflexion et se relance un cycle grâce à l’inspiration trouvée auprès d’un travail d’écriture et de mise en scène de la situation des jeunes gens issus de trajectoires d’émigration et de leur devenir en France, sur le sol, dans l’esprit, dans le commun français, de surcroît géographiquement et sociologiquement proches de mes étudiants (Madani, 2017).
46J’ai d’abord analysé la pièce de théâtre F(l)ammes où dix récits s’enchevêtrent, tissent des liens et mettent en dialogue l’histoire individuelle et familiale de jeunes femmes et l’histoire transnationale des migrations. Les actrices interrogent les héritages et les identités. Recrutées et engagées dans le processus d’écriture de plateau qui caractérise le théâtre documentaire de la Compagnie Madani, elles apprennent à se raconter au-delà de leur cercle. Que puis-je faire de mon héritage ? Que m’est-il permis d’espérer dans ce monde où je suis sans cesse reconduite à mon origine ethnique ? Dans le prolongement des travaux précédents, j’ai été sensible aux récits contrastés, colorés, traversés d’une intelligence sensible des mouvements et semés de contradictions qui traversent subtilement les thématiques du natal, de l’universel et de l’intime. C’est par ce qu’elles expriment de ces questions que l’on peut approcher leur construction subjective, toujours située vis-à-vis des espaces où elles se meuvent (lieux de vie ordinaires) ou qui les habitent (représentations). La mise en récit de soi et de sa trajectoire inscrite dans un espace et une temporalité ainsi que la dimension dialogique et chorale de l’exercice favorisent l’émergence et le partage d’une appréhension du monde en mouvement, où mobilités géographiques, intergénérationnelles, culturelles et cognitives se potentialisent. Sur scène, la polyphonie fait comprendre qu’une trajectoire est faite de diversité, de contradictions, de pluralité et de circulations. Chaque élément est partie prenante d’un système, d’un réseau d’influences ; comprendre une situation revient à l’aborder sous l’angle de sa configuration d’ensemble, sa pluralité, son mouvement, sa capacité à se transformer, à « devenir ».
- 11 Incandescences (Madani, 2021) est le troisième volet de l’aventure théâtrale Face à leur destin, en (...)
- 12 Dans ce sens, on peut consulter le travail du chanteur-conférencier D’ de Kabal (2019 ; 2020), init (...)
47Un autre volet du travail réside dans l’approche comparative de cette pièce avec un autre opus du même auteur, Illuminations (Madani, 2017). Les deux œuvres (une troisième reste à étudier et montrera l’évolution du travail de l’auteur11) témoignent d’une mise en perspective de la manière dont l’histoire s’écrit, selon que le micro/stylo est donné à des filles ou à des garçons : les garçons apparaissent porteurs d’un héritage-fardeau, une histoire longue faite de plusieurs strates d’événements marquant successivement trois générations du même sceau colonisateur et entravant sans doute leur accomplissement personnel (trouver une place et s’accomplir en tant qu’hommes libres), quand les filles, mutantes, montrent une voie, font résonner une ode à l’espérance, à la joie de vivre, à la capacité des femmes/filles d’entreprendre la construction d’un nouveau monde et peut-être un authentique travail de « relève » au sens d’individuation et de reconnexion avec la vis comica : le rire qui « permet la restauration de l’assise, celle de l’autofondation individuelle » (Fleury, 2015, p. 47). La mise au jour du contraste genré ne vise pas à enfermer les uns et les autres dans un rôle, une situation, mais à rebours à réfléchir aux récits qu’ils ont inspirés et écrits comme autant d’espaces de créativité, de construction et de projection de possibles subjectifs… En d’autres termes, les garçons incarnés dans la pièce ne sont pas (encore) investis d’une puissance d’encapacitation, d’élaboration individuelle des trajectoires familiales et personnelles. C’est sans doute à venir12.
48Un point clé de la réflexion concerne la position de l’adulte constructeur de sens, interprète, organisateur d’une relation au monde ; en un mot, médiateur. Si j’ai jusqu’à présent particulièrement étudié le travail opéré avec les jeunes filles13, c’est pour en saisir la dynamique interne : ainsi l’engagement dans l’animation d’ateliers d’écriture théâtrale vise la prise de parole et le partage, favorise une mise en tension entre histoire personnelle et sociale et cherche l’adhésion et l’identification cathartique du public. La coécriture des textes instaurée par Madani (qui se définit comme « auteur en scène ») permet que chaque texte soit fidèle à sa protagoniste pour qu’elle puisse à la fois s’y reconnaître singulièrement et comprendre que l’écriture la dépasse, saisissant ainsi la dimension plus générale et partageable de son expérience (ce qui la lie aux autres). L’écriture des récits à laquelle chacune participe est à la fois ce qui permet de faire résonner les espaces de représentation et l’espace de l’intellection, l’intimité et l’universel. La mise à distance de l’ordinaire lui permet de construire son histoire tout en intervenant sur le plan socioculturel plus général, en faisant vivre, en nourrissant et en orientant une histoire nationale. Au contraire d’une stigmatisation et d’une assignation, le projet fait entrer dans l’Histoire. Il produit des porosités, des circulations entre mémoires et héritages, révèle ce que chacune avait en soi sans en mesurer l’existence et que le travail d’écriture, d’échange, de partage a aidé à mettre au jour, à symboliser, à exprimer. On comprend dès lors que l’acte de création est indissociable de l’acte de transmission. Ce que nous faisons à notre échelle s’inscrit dans une vision plus large. Cela nous donne un devoir, une autorité aussi et nous convie à une réciproque intéressante entre jeunes gens sur scène et étudiants. Le travail de la troupe Madani sur l’expression d’une parole singulière illustre remarquablement l’encapacitation (prise de risque, élan) que suscitent certaines rencontres, lesquelles deviennent des médiations inspirantes dans un cadre de formation et de réflexion vocationnelle (telle qu’elle existera dans mes enseignements). Cela renforce l’idée d’étudier le développement humain en tant que phénomène complexe, à la fois inconscient et maîtrisé, en articulant mon propre travail à celui d’acteurs engagés dans l’interprétation créative et la production des ressources culturelles. Il s’agit de s’associer à d’autres, en saisissant la dimension transversale des enjeux sans se figer dans un surplomb, en poursuivant une veille attentive des ondes et des réseaux et en se rendant attentif aux propagations : de ce qui diffuse depuis un studio d’enregistrement vers l’auditeur libre d’entendre et de penser… De ce qui diffuse d’une salle de spectacle à la conception d’un programme et d’un espace de cours…
49La recherche sur le développement de ces jeunes gens s’accompagne en outre d’une réflexion sur la vie de l’institution, sa banalisation, la réification du travail, l’engloutissement de ses forces dans les pièges d’une raison instrumentale à laquelle nul n’échappe tout à fait (y compris l’université). Des enjeux de transmission exigent cependant de retrouver une profondeur de champ, car les tropismes identitaires sont nombreux si l’on n’élargit pas la focale. L’espace-temps de l’étude et de l’écriture se révèle propre à creuser une question : quel projet pour ceux qu’on forme ? Question intempestive, fondatrice, résonnant du fond des âges, elle conduit à porter un regard critique sur les conséquences de visions figées, autarciques. Le devoir d’encapacitation oblige à sortir des ambiances structurées par des usages routiniers, à s’écarter des positions égotiques ou claniques et à trouver des méthodes astucieuses pour éviter les pièges. En suivant Reverzy (2001) inspirée des travaux psychanalytiques, il s’agit d’agir en philobate, c’est-à-dire en individu qui s’éloigne de sa zone de confort pour explorer de nouvelles questions, conquérant sa propre transformation par le chemin qu’il parcourt en direction de l’objet qui lui-même se déplace et nous attire dans sa trace… C’est aussi ce qu’évoque Macherey (2005) à propos de l’exercice de problématisation, geste intempestif qui se renouvelle au gré des nouveaux problèmes posés par l’existence : un art, qui consiste à « extraire l’or du fumier », dont l’écriture est à la fois la substance et le viatique ; car elle anime le mouvement, nous relie, crée l’espace intérieur/extérieur de la connaissance. Elle nous entraîne comme un art de vivre et de travailler en lien et en profondeur. « Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant » (Foucault, 2001b, p. 860-861).
50J’ai donc cherché à intégrer ces réflexions dans le travail de conception et d’animation d’un cours de licence où le travail de l’intériorité va devenir l’objectif pédagogique pour les étudiantes et étudiants en formation initiale à qui j’enseigne, à l’image des jeunes actrices dont j’analyse le travail. On peut en effet chercher à étudier l’identité au sens psychosocial du terme : non comme un signe d’appartenance mais comme un processus ; non pas fixée ad vitam aeternam mais vécue, mouvante, perfectible, jamais définitivement accomplie. En étudiant le travail du metteur en scène et de sa troupe, je propose une certaine vision du travail de l’adulte : celui qui fidèlement et créativement réinvente l’enfance si bien qu’il ne s’agit pas tant de rester soi que de le devenir en se réappropriant la parole, en construisant un récit au présent qui intègre le passé dans une sorte d’écologie de la vie intérieure. L’objectif du cours est d’analyser un effet cathartique et de comprendre de l’intérieur comment se jouent des phénomènes de transaction sociale (identification, influence, reconnaissance).
51Le cours développe trois axes (analyse d’une œuvre, mise en évidence des compétences de médiation, développement d’une réflexivité créative) ; il est construit à l’aide d’une plateforme numérique qui garantit un espace d’étude à chacun (contrôle continu et annotations personnalisées hebdomadaires). En y associant les étudiants individuellement et collectivement, la plateforme devient le cœur battant du dispositif, chambre d’échos d’autres scènes (la scène théâtrale, les ateliers d’écriture, les récits incarnés) entrant en résonance. Des tensions psychodynamiques (collectif/individuel, extériorité/intériorité) devraient favoriser, c’est mon hypothèse, l’implication et la réflexivité des apprenants. Je cherche à concentrer l’attention sur la dimension sociopsychologique des phénomènes à l’œuvre entre acteurs, metteur en scène, spectateurs, étudiants. Je cherche à faire de la plateforme numérique un support de scénarisation du cours, tout en promouvant une compréhension de la transformation et des processus développementaux par l’écriture. En d’autres termes, il s’agit d’être dans la proximité (bien qu’à distance) pour associer les étudiants, provoquer si possible une identification ainsi qu’une analyse (des étudiants face à leurs pairs, sur scène), inciter une réflexion apprenante sur l’identité, la médiation, la connaissance de soi, l’orientation ; sans perdre de vue l’indispensable ancrage dans le réel par l’explication des enjeux et du contrat pédagogique, par l’assertivité des consignes et du cadre de travail, par une communication écrite en direction des étudiants au moyen de la plateforme qui soit la plus stable, la plus claire et la plus fiable possible.
52Le projet va se renforcer, se tendre encore davantage par le contexte de pandémie qui place au premier plan un certain nombre de défis et de tensions : distance/proximité, présence/absence, intériorité/sociabilité, solitude/partage. Il s’agit de les aborder sur les divers plans géographique, socioculturel, cognitif, subjectif, tous inhérents aux processus d’apprenance et de développement (Paquelin et Crosse, 2021).
53Pour garder le cap au gré de déplacements géographiques et épistémiques, je me suis efforcée de changer l’écriture. C’est ce dont ce texte cherche à témoigner. J’espère avoir montré en quoi l’écriture peut se faire support d’un itinéraire professionnel scientifique et éthique, avoir des effets heuristiques en résonance avec des enjeux épistémologiques et politiques ; non pas au sens de ce qui s’exhibe, aveugle ou écrase, mais au sens de ce qui apparaît et prend forme dans la précarité et la vulnérabilité.
54L’un des enjeux était de sortir d’un champ saturé de déterminismes et de stigmates pour écrire à hauteur de jeunes filles et femmes, pour en appeler à un autre cadre référentiel où l’imaginaire a sa place et pour rendre possibles des diffusions et des partages. L’enquête et le reportage radiophoniques comme la création théâtrale se révèlent ainsi des espaces vitaux intergénérationnels invitant à partager une communauté de sorts, la quête d’un devenir et la possibilité de s’exercer soi-même, en tant qu’auditeur et chercheur attentif à ce qui s’exprime. Ici, le féminin passe par l’enfance ; l’un et l’autre se donnent à entendre et deviennent objets ou, mieux encore, mobiles de recherche.
55J’ai souhaité mettre en évidence des enjeux de formation et d’encapacitation à plusieurs niveaux, notamment en se maintenant, tout au long d’un parcours professionnel, en tant que protagoniste apprenant, c’est-à-dire qui cherche à percevoir, à sentir, à trouver au besoin de nouvelles esthétiques, en intégrant plus d’imagination dans sa façon de problématiser, d’apprendre, de partager, de diffuser.
56Ainsi, l’itinéraire professionnel retracé ici témoigne me semble-t-il d’une activité de recherche proactive partagée avec d’autres, en vue de la transformation de l’action, y compris un usage de soi chevillé à l’ardent désir d’agir. Si je tente de revenir encore sur ce parcours pour l’évoquer en quelques mots, je rappellerai que le point de départ s’est sans doute trouvé dans la volonté, partagée au sein d’un groupe de formation par la recherche, de déclencher une encapacitation depuis notre propre place de formatrices, de développer une vision de soi et une conduite ouvertes, délaissant les partages sectoriels et des positions claniques.
57Aujourd’hui, j’y vois une sorte de métabolisation de la question sociopolitique des inégalités sociogenrées ou sexuées, une sorte de conversion radicale (par la racine), en positionnement éthique et professionnel engagé, créatif, en dialogue et potentiellement diffusable au-delà de notre cercle coutumier. J’y vois encore la recherche d’une transformation passant par des représentations rafraîchies de l’institution : celle-ci est une fonction qui requiert de nous un acte fondateur pour autrui (au sens premier d’établir, d’élever), dont nous pouvons nous faire l’instrument. Si nous incarnons des intentions, si nous performons l’institution, c’est tout un ensemble de rapports qui changent : on perçoit dès lors les problématiques (le développement, l’encapacitation, la sortie de la minorité) comme au travail, des objets non possédés mais plutôt désirés, devant soi, qui font avancer, qui (se, nous) transforment.