1On attend des chercheurs et des chercheuses qu’ils et elles fassent de la recherche, publient et enseignent dans des environnements qui sont maintenant entièrement passés au numérique. Qu’il soit question de télécharger un article d’une base de données, d’en écrire un ou de sauvegarder une copie de ses dossiers dans le nuage, le plus gros du temps consacré au travail se passe devant un écran. En temps de pandémie, ce temps s’accroît. À peu près toutes les activités professionnelles — et plusieurs qui sont personnelles — exigent ce face-à-face avec l’écran d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone. Cette panoplie d’outils de communication est devenue incontournable et il est impossible de participer à la société sans elle.
2Dès lors, quels sont les effets pour une chercheuse qui se trouve soudainement incapable de les utiliser ? Que se passe-t-il quand regarder un écran devient synonyme de douleurs physiques aiguës ? Que se passe-t-il quand la complexe interaction entre les muscles optiques, le système vestibulaire et l’incontournable instrument de travail engendre une douleur telle que la réalisation des tâches les plus anodines devient impossible ? C’est cette expérience que je vais relater ici en rendant publique cette épreuve qui continue à bouleverser ma vie chaque jour et qui a fait de moi une personne en situation de handicap invisible, souffrant de manière chronique de migraine vestibulaire.
- 1 Suppose a priori une représentation de soi qui agit comme scénario idéal servant à revaloriser sa p (...)
3L’une des conséquences les plus importantes de cette situation est une fracture qui se crée entre les personnes qui sont en état de participer à la société et les autres, les laissés pour compte qui vivent avec un handicap. Ces derniers vivent dans un monde parallèle. Alors que la numérisation de la société s’est généralisée (George, 2019) et qu’il semble bien qu’il n’y ait pour moi d’autre option que de me dénumériser pour me protéger, je me trouve devant une impasse. Est-il néanmoins possible pour moi de continuer à agir comme chercheuse ? Comment ? Que signifierait faire de la recherche autrement, en mettant le numérique au service du vivant et non l’inverse ? C’est l’objet du présent article qui relate le processus expérientiel d’une chercheuse en situation de handicap dans sa quête de découverte, qu’elle présente sous une forme performative, narrative et intimiste. Par le biais d’une auto-ethnographie dessinée, je fais un récit qui lève le voile sur le handicap tel qu’il est vécu de l’intérieur. Un tel geste a son importance alors que l’autobiographie des auteurs et autrices souffrant de handicap provient typiquement d’une position marginalisée, créer un récit à partir de l’expérience même : « involves self-representation by definition and thus offers the best-case scenario for revaluation of that condition »1 (Couser, 2013, p. 458). En choisissant d’occuper la position de sujet, j’offre une voix et un discours différents — du discours médical — qui sont susceptibles d’agir sur les représentations habituelles de ce qu’est cette condition en les remettant en question. Cette volonté est une forme de réponse aux représentations du handicap que le milieu universitaire me renvoie. Comme « [l]e handicap ne peut être envisagé en dehors de l’univers social qui le produit ; il n’existe pas à l’extérieur des structures où il est placé et des significations qui lui sont données » (Oliver, dans Boucher, 2003, p. 147), il y a fort à faire pour faire évoluer les choses. C’est donc un geste éthique et politique que je pose ici, à partir d’une posture dite émancipatoire des disability studies (Boucher, 2003).
- 2 Trois, quatre, et parfois cinq fois par mois, je passe la journée au lit, affligée par la migraine, (...)
Three, four, sometimes five times a month, I spend the day in bed with a migraine headache, insensible to the world around me. Almost every day of every month, between these attacks, I feel the sudden irrational irritation and the flush of blood into the cerebral arteries which tell me that migraine is on its way, and I take certain drugs to avert its arrival. If I did not take the drugs, I would be able to function perhaps one day in four. The physiological error called migraine is, in brief, central to the given of my life2.
- 3 Quand elle survient, la migraine s’accompagne de frissons, de transpiration, de nausée, créant une (...)
The actual headache, when it comes, brings with it chills, sweating, nausea, a debility that seems to stretch the very limits of endurance. That no one dies of migraine seems, to someone deep into an attack, an ambiguous blessing3 (Didion, 1968, p. 170).
Dessin 1. Quand la chambre bouge
- 4 Andrew Charles, M.D., décrit la migraine vestibulaire comme étant « des crises présentant des sympt (...)
4On identifie la migraine dès l’époque romaine, au iie siècle, quand le médecin philosophe Claudius Galien crée le terme d’hemicrania (Foxhall, 2019), une douleur qui affecte la moitié de la tête. Les termes vont changer au fil du temps, mais les symptômes demeurent. L’OMS décrit la migraine comme suit : elle apparaît le plus souvent à la puberté et touche surtout les personnes de 35 à 45 ans ; elle est deux fois plus fréquente chez les femmes que chez les hommes en raison des influences hormonales ; elle est déclenchée par l’activation d’un mécanisme dans les profondeurs du cerveau qui provoque la libération de substances inflammatoires, ce qui engendre la douleur, autour des nerfs et des vaisseaux sanguins de la tête ; elle est récurrente, sévit souvent toute la vie et se caractérise par des crises. Les crises présentent les caractéristiques suivantes : céphalée qui peut être d’intensité modérée à sévère, avec une douleur unilatérale et/ou pulsatile ; aggravée par les activités physiques habituelles ; peut durer de quelques heures à deux ou trois jours ; la fréquence se situe entre une fois par an et une fois par semaine. Ajoutons qu’il existe sept types de migraine, selon Migraine Québec : on distingue d’abord la migraine sans aura et la migraine avec aura. Parmi les migraines avec aura, on compte la migraine sans céphalée, la migraine du tronc cérébral, la migraine hémiplégique et la migraine rétinienne. Finalement, il y a la migraine chronique. À cela, on peut ajouter la migraine vestibulaire, qui affecte le centre de l’équilibre du corps4. La migraine frapperait 14 % de la population mondiale à un moment ou à un autre de sa vie (Ramage-Morin et Gilmour, 2014) ; ce serait aussi la troisième maladie en importance dans le monde. Bien que la migraine se classe au deuxième rang des causes d’invalidité les plus répandues dans le monde (Steiner et al., 2018 ; Vos et al., 2017) et qu’elle arrive au premier rang des maladies neurologiques causant ces incapacités (Vos et al., 2012), elle reste largement méconnue, malgré les répercussions humaines, sociales et économiques qu’elle entraîne. Au Canada, elle touche trois millions de personnes (Ramage-Morin et Gilmour, op. cit.).
Dessin 2. Ma tête va exploser
5La migraine est sous-diagnostiquée et insuffisamment traitée. En effet, plus de 50 % des personnes qui en sont atteintes ne reçoivent pas de diagnostic (MRF, 2019). Contrairement à plusieurs autres maladies qui bénéficient de campagnes de sensibilisation, la migraine est souvent confondue, à la fois par les personnes non diagnostiquées et par leurs proches, avec le mal de tête passager ou encore elle fait l’objet de dénigrement par les proches de la personne qui en souffre : « Prends deux Tylenol, ça va aller » ou encore : « Tu as encore mal à la tête ?! » En d’autres termes, les personnes migraineuses ne sont généralement pas perçues comme vivant une situation de handicap malgré leur situation, et force est de constater que la sensibilisation à cette réalité reste à faire. Pourtant, l’OMS (2016) place la migraine dans la liste des dix maladies les plus invalidantes au monde. À cause des multiples manifestations de la migraine pendant les crises et sur une base chronique, et en raison de l’incompréhension de la part de leur environnement familial ou professionnel, les personnes migraineuses souffrent souvent d’isolement, de dépression (Ramage-Morin et Gilmour, op. cit. ; Fuller-Thomson et Hodgins, 2019) et d’anxiété, ce qui réduit ou rend inexistants les liens sociaux (OMS, op. cit.). La prévalence de tentatives de suicide est également trois fois plus élevée chez les migraineux que chez les non-migraineux (Fuller-Thomson et Hodgins, op. cit.). Leur perception d’eux-mêmes se réduit progressivement à n’être que leur maladie. Leur identité peut s’en trouver gravement touchée. En effet, par la combinaison de facteurs internes comme l’éclosion de migraines soudaines et de facteurs environnementaux comme de simples bruits ou odeurs (Fougeyrollas et al., 1998), les personnes migraineuses se retrouvent potentiellement forcées à s’isoler pour tenter de composer avec la douleur. Elles se retrouvent ainsi socialement exclues (OMS, op. cit.), dépressives, anxieuses et parfois suicidaires, car « [l’]irruption de la douleur, et son installation dans la durée, marque une rupture biographique, une cassure d’existence entre l’avant et l’après, une radicale redéfinition de soi. L’unité de soi est fragmentée. L’individu a le sentiment de n’être plus que la créature de sa douleur » (Le Breton, 2016, p. 129). Cela dit, leur situation peut être amenée à s’améliorer, au moins momentanément, entre autres par l’exploration réflexive de leur condition et de leur souffrance grâce à la création artistique. De même, elles peuvent par-là partager leur expérience avec d’autres, ce qui renforce leur sentiment d’appartenance à une communauté de pratique créative (Henare, Hocking et Smythe, 2003).
Dessin 3. Les édifices tombent sur moi
Dessin 4. Bienvenue dans ma quête
6L’expression artistique offre donc la possibilité de s’exprimer par le sensible, à travers une symbolique et une esthétique propres à chacun. Les personnes vivant avec un handicap trouvent ainsi l’occasion d’explorer l’expérience de leur condition et de la raconter, pour elles-mêmes et pour les autres. Cette forme d’art qualifié d’art handicapé ou disability arts (ou encore crip arts) regroupe les pratiques artistiques des artistes et non-artistes en situation de handicap qui traduisent leur expérience dans leur création (Sandahl, 2018). Non seulement leurs pratiques créatives permettent l’expression personnelle de leur condition selon leur vécu, mais elles présentent aussi une capacité de mettre en mouvement un processus de refonte identitaire de la personne en situation de handicap, allant de la perception d’avoir une identité réduite à n’être que souffrance à celle de devenir une personne créative au moyen de diverses formes d’expression. L’image de soi se transforme, la personne ne peut plus être réduite à la seule étiquette de handicapée (Loser, 2017, p. 5). L’expression créative médiée par l’art possède donc la capacité de transformer la vision qu’une personne a d’elle-même, ce qui contribue au processus de redéfinition de soi (Henare, Hocking et Smythe, op. cit.).
Dessin 5. Toujours devant l’écran
Dessin 6. Tout passe par le numérique
7L’expression artistique propose par ailleurs aux personnes en situation de handicap une intégration à la communauté par la visibilité associée à la pratique artistique ainsi que par l’exposition des œuvres qu’elles réalisent, susceptibles de révéler la force et la réalité de leur art et de leur expérience (Sandahl, op. cit.). En effet, l’exposition d’une œuvre offre la possibilité de sensibiliser le public à la condition des personnes en situation de handicap en donnant à voir leur univers symbolique. Cette sensibilisation devient en soi une forme de médiation des connaissances et une occasion de faire évoluer les représentations en permettant de mettre en relation les créateurs, ici les personnes migraineuses, et ceux qui entrent en contact avec leurs créations.
Dessin 7. Je suis exclue
Dessin 8. Que vais-je devenir ?
8Selon la définition du handicap d’après la classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (OMS, 2022), les personnes migraineuses sont en situation de handicap. Leur réalité les réduit à ne se percevoir qu’à travers la maladie. Sachant que la création artistique leur est bénéfique, se pose alors la question des contextes de création les plus propices au bien-être. La littérature indique que par l’intermédiaire d’ateliers qui tiennent compte de la subtilité des facteurs qui peuvent déclencher une migraine (Vick et al., 2009), les personnes souffrantes peuvent évoluer dans l’exploration d’elles-mêmes, de leur intériorité et de leur douleur, tout en ayant la possibilité de socialiser par la présence d’autres personnes. Ce processus de création artistique comporte un volet de diffusion des œuvres, qui assure la sensibilisation d’un plus large public. C’est une démarche qui me correspond.
Dessin 9. Que pourrais-je faire ?
9C’est donc à partir de ce croisement entre l’activité artistique, le handicap, le bien-être et la recherche que se dessine pour moi le territoire dans lequel je découvre peu à peu des pratiques de recherche qui me sont accessibles et qui ne sont pas uniquement basées sur le numérique. À cette fin, dans une démarche exploratoire faite de l’expression créative du vécu, j’ai choisi de relever ce défi, de manière réflexive, visuelle et performative pour me permettre de savoir et de montrer si — et comment — je pourrais mener et écrire la recherche autrement.
Dessin 11. Mais revenons en arrière
As-tu essayé les filtres qu’on place devant son écran ? Oui
As-tu des lunettes qui filtrent la lumière bleue ? Oui
As-tu pensé à fermer ton rideau pour éviter la lumière de la fenêtre sur l’écran ? Oui
As-tu essayé les écrans qui sont faits pour les yeux sensibles ? Oui
As-tu… ? Oui, oui, OUI ! J’ai tout fait. Je suis à l’affût de tout ce qui se développe dans ce domaine depuis 2012… Un jour, j’ai même acheté un écran noir/gris pâle sans rétroéclairage (qui fonctionnait tellement mal qu’il affichait tout le parcours de la souris… Ça faisait des fantômes sur l’écran, je n’y voyais plus rien)…
As-tu… ? Non. Je suis fatiguée. Je voudrais fermer les yeux. Dormir. Sans la douleur.
Dessin 12. Petits calculs accablants
10La venue du tournant réflexif a entraîné un déplacement des objets de recherche et de leurs modalités d’étude vers une volonté de compréhension de l’agir professionnel à partir du vécu des praticiens. Jusque-là, l’épistémologie dominante, d’origine positiviste, favorisait le modèle de l’expert, basé sur la rationalité technique où l’on concevait que les problèmes pratiques pouvaient être résolus par l’emploi de techniques de résolution de problème, à partir d’un savoir scientifique spécialisé (Schön, 1998). Or, dans de nombreux cas, l’incertitude, la complexité des situations, les conflits de valeurs, la portée sociale des problèmes, leur singularité ou leur instabilité rendent un tel modèle inapplicable, car c’est plutôt le fait de « savoir nommer et reconstruire un problème [qui] crée les conditions pour exercer sa compétence technique » (ibid., p. 205). Ces constats ébranlent les tenants de la rationalité technique qui y perdent leurs repères. L’idée de mobiliser la réflexivité appelle une épistémologie différente, celle de l’agir professionnel, qui place le praticien au cœur de sa propre expérience, source des savoirs à partir desquels il mène sa réflexion. Il s’agit ici de réfléchir dans l’action alors qu’elle se déroule, ainsi que sur cette action, de manière rétrospective et prospective, pour en dégager du sens (Schön, 1983). Cette démarche interprétative s’effectue par divers moyens réflexifs d’ordre narratif qui visent la mise à distance de sa propre action. Pour Clandinin et Connelly (1996), les éléments constitutifs de la méthode narrative sont avant tout l’expérience, le temps, le savoir d’expérience ainsi que la réflexion et la délibération qui, conjugués, permettent de produire un récit, celui-ci étant toujours une tentative, une vraisemblance plutôt qu’une certitude.
Dessin 13. Les crocs de la douleur
11La réflexion dans l’action prend diverses formes souvent improvisées, qui doivent s’adapter aux fluctuations et ambiguïtés de ce qui se déroule alors que la personne observe et participe entièrement à ce mouvement génératif (Ingold, 2010). Pour sa part, la réflexion sur l’action suppose une série d’étapes qui visent la description de l’action, son analyse et sa modélisation. Considérant que les chercheurs sont aussi des praticiens — de la recherche —, adopter une posture réflexive pour tenter de cerner leur réalité concrète et d’agir sur elle, le cas échéant, apparaît comme pleinement pertinent.
Dessin 14. Enseigner en crise vestibulaire
12Le dessin renvoie à un continuum de procédés qui vont du dessin à main levée à la calligraphie, en passant par l’esquisse, sans réelle démarcation (Ingold, 2013), alors que le dessin se distinguerait de la peinture de façon marquée. Celle-ci est en général l’aboutissement d’un projet mené à partir d’une démarche abductive, qui procède par essais et erreurs, à travers lesquels l’auteur ou l’autrice arrive, en couvrant ses traces, à produire une œuvre issue d’une intention. Le dessin, à l’encontre de la peinture, défierait cette logique. Pour imager celle-ci, Ingold (2013) invoque la formule de Paul Klee, pour qui la pratique du dessin consistait à emmener la ligne en promenade, alors que la personne qui dessine ne se mettrait pas en route avec une idée préconçue comme elle le ferait en peignant, là où la ligne est pressée, car elle est en déplacement pour affaires, elle veut atteindre sa cible. Dans le dessin, il s’agirait, pour Ingold (2010), de suivre les forces et le flot matériel qui donnent lieu à l’émergence de la forme. La personne qui dessine devient avec le dessin, la pratique est transformatrice, alors que la ligne dessinée ne relie pas des points prédéterminés au fil d’une séquence, mais s’élance plutôt à partir de la pointe en laissant une trace derrière elle. Suivre ne serait pas une question d’itération, mais plutôt d’itinérance (Deleuze et Guattari, 2004, dans Ingold, 2010). Les personnes qui dessinent seraient des itinérantes dont le travail est consubstantiel aux trajectoires de leur vie, car ce serait dans ce mouvement vers l’avant que loge la créativité de leur pratique. Une histoire dont le récit est dessiné est dès lors toujours en mouvement (Ingold, 2013).
Dessin 15. Le chapeau de l’espoir
Dessin 16. Trouver le AUSSI de la recherche
13Le texte, quant à lui, peut être manuscrit ou produit par ordinateur et prendre la forme d’un fichier Word ou PDF, par exemple. Reprenant l’idée de la promenade, la ligne manuscrite pourrait être vue comme progressant en même temps que le récit (Ingold, 2013), par sa fluidité, ses élans changeants, sa faible structure contraignante. Elle est vivante. Pour sa part, la ligne faite avec nos outils bureautiques, sous contrôle, standardisée, nette et froide, ne vibre pas. Non, la ligne numérique ne part pas se promener et n’a aucune personnalité. « [Il] y a plus de mouvement dans une seule trace d’écriture manuscrite que dans une page entière de texte imprimé » (Ingold, 2013, p. 124). Alors que l’opposition entre texte imprimé et texte manuscrit est très forte, la ligne dessinée et celle de l’écriture manuscrite sont les mêmes. Dans ce cas, « [c]’est la même sorte de ligne qui écrit et dessine » (Gray, 1971, p. 1, dans Ingold, 2013, p. 168). Ainsi, l’écriture manuscrite et le dessin, tous deux partis en promenade, font faire des découvertes à la personne qui tresse les mots et les images et au fil du récit, ils agissent donc comme méthode de recherche (Richardson et St. Pierre, 2005).
Dessin 17. Comment aborder le AUSSI
Dessin 18. Un AUSSI enchevêtré
14De manière panoramique, qui tient compte des propositions de définitions de la performativité d’Austin aux critiques de Bourdieu, est performatif le langage qui dépasse l’état du constat pour aller dans l’action (Saillant, 2014). Le langage est ici à comprendre de manière située, avec ses contextes d’énonciation et de réception, y compris les conditions qui précèdent l’énonciation telles que les rapports de pouvoir. Plus simplement, il s’agit du pouvoir d’agir en parlant.
Dessin 19. Le AUSSI rhizomatique
15Selon Saillant (id.), du point de vue des performance studies, qui élargissent l’idée de langage aux multiples formes d’expression, que la situation de performance soit artistique ou non, on considérera comme performative une forme d’expression performée qui accomplit plus que ce qu’elle est. Martin (2015) enrichit la définition en soulignant que le geste performatif est une manifestation émergente de l’expérience immédiate qui se produit avant même que la pensée n’intervienne, comme phénomène d’avant le surgissement de la pensée. Le geste performatif n’agit pas par une énonciation qui vise une transmission, mais bien par évocation, comme c’est le cas dans l’expression artistique.
Dessin 20. Brouillard mental
16Écrire la recherche autrement impose un volet de l’ordre du procédé lié au questionnement initial : comment cela transforme-t-il ce que peut être la recherche et comment faire pour y parvenir ? C’est à partir d’une posture de recherche postmoderne, postqualitative, sans méthodologie autre que celle du procédé émergent, qui découvre ce qu’il est en cherchant et en écrivant (St. Pierre, 2018 ; 2021), le tout produisant différemment un savoir différent, celui qui cherche à advenir.
Dessin 21. (Se) chercher
17Cette posture onto-épistémologique invite à une écoute intuitive, sensible, réflexive et attentive à ce qui émerge en soi au fil de l’expérience et dans son environnement.
Dessin 22. Le 13 mars 2020
- 5 Les Triptan sont des médicaments conçus pour couper les crises de migraine. Ils ne sont pas nécessa (...)
18Je n’en peux plus. À passer toute la journée de l’ordinateur au lit et retour, je vais y laisser ma peau. Passer de cours en classe à des cours en ligne, je veux bien, faire toutes les réunions sur Zoom ou Teams, d’accord, et en plus, il y a aussi à écrire des articles, etc., mais pour moi, ça se compte en nombre de crises que je vais me taper, en nombre de Triptan5 que je vais devoir avaler. En douleur, écrasée au fond du lit, dans le noir, perdue dans une brume mentale incolore, léthargique, alors que je dois absolument sortir promener ma chienne. Je n’y arriverai jamais.
Dessin 23. Marcher, marcher
19Ainsi, au fil du temps, des jours de confinement, des promenades d’hiver sans bonnet (pour laisser le froid agir sur la douleur migraineuse), des nuits douloureuses, j’ai capté sensations, réflexions, intuitions, images et émotions qui ont constitué la source première de mon exploration réflexive non linéaire. J’ai accumulé ces sources dans le but de rapporter mon expérience sous une forme créative, à la fois visuelle et textuelle, réalisée à partir de pratiques basées sur l’art et d’une auto-ethnographie évocative.
Dessin 24. La migraine en pandémie
20Depuis une quinzaine d’années, les pratiques de recherche basées sur l’art (art-based practices) prennent une importance grandissante en recherche qualitative en ouvrant les possibilités de faire de la recherche différemment (Leavy, 2015 ; Knowles et Cole, 2008). Les ABP sont avant tout des formes d’expression artistique (poésie, peinture, collage, etc.) qui sont mobilisés en tant que moyens méthodologiques pouvant être utilisés à travers les disciplines, potentiellement dans toutes les phases du travail de recherche, de la problématisation à la génération des données, leur collecte, l’analyse, l’interprétation et la présentation des résultats (Leavy, 2009).
Dessin 25. La moitié qui hurle
- 6 Les chercheurs qui utilisent ce type de données doivent être à l’écoute de leurs propres ressentis (...)
21Les ABP offrent ainsi un grand potentiel de solutions aux chercheurs pour mener l’une ou l’autre des phases de la recherche. Particulièrement bien adaptées à la complexité des situations humaines et sociales à l’étude, elles permettent de bricoler, repenser, recréer ce que peut être la recherche en fonction du contexte. Il s’agit toutefois de pouvoir conserver le cap décrit par Leavy : « Researchers using this kind of data must be in tune to their emotional, carnal, psychological and intellectual indicators. These kinds of internal signals are vital to building authentic and trustworthy knowledge when using A-B practices »6 (2015, p. 65).
Dessin 26. Présentation des données
Dessin 27. Émergence
22Avec une pratique artistique personnelle en arts visuels comme moyen d’expression premier, j’ai adopté une posture autobiographique, auto-ethnographique, où l’écriture a pris la forme d’une auto-ethnographie postmoderne (Tyler, 1986), c’est-à-dire évocative7, non représentationnelle, fragmentaire, basée sur le dessin accompagné d’une narration en texte script et cursif, le tout formant un récit illustré qui s’apparente à la forme des romans graphiques, sans pour autant être aussi développé qu’un véritable roman graphique. Je me suis également inspirée de la pratique de la graphic medicine8 où les auteurs et autrices créent des récits de l’intérieur, en lien avec leur maladie, généralement sous forme de bande dessinée. Je n’ai pas tout de suite trouvé de communauté de migraineux ayant une pratique visuelle, mais j’ai fini par repérer une archive en ligne nommée Migraine Art9 ainsi qu’une publication du même titre (Podoll et Robinson, 2008) qui m’a bouleversée. J’ai immédiatement senti que nous étions de la même famille, nous possédions des racines communes. Tant d’images existaient déjà, tant d’expériences de souffrance avaient été illustrées par des centaines et des centaines de migraineux. Ces images sont les traces laissées par mes sœurs et mes frères de douleur.
Dessin 28. Semaine typique
Dessin 29. Je m’effondre 1
- 10 Par des voies plus sincères, engagées et évocatrices, avec le désir de faire un travail ayant le po (...)
23Le texte ethnographique évocatif atteint son but non pas en le révélant, mais en le rendant possible, sous diverses formes performées, non pas par l’abstraction, mais par des moyens concrets (Tyler, op. cit.) où le recours aux procédés esthétiques restaure une harmonie aux effets thérapeutiques (id.). Procéder par autobiographie narrative, en racontant mon histoire, permet de mettre en lumière le lien étroit entre la chercheuse et la recherche, en déplaçant l’attention du général au particulier, au singulier, en insufflant de l’humanité : « […] in a more truthful, engaged and resonant ways, and a desire to do work that has the potential to increase connectivity and reflection »10 (Leavy, 2015, p. 41). Par ailleurs, une histoire racontée de manière accessible à un plus large public que celui de la seule communauté scientifique permet une plus grande sensibilisation aux réalités de cette forme de handicap. En passant par le récit de l’intime, je cherche à joindre et à toucher mon milieu professionnel, contribuant ainsi, je l’espère, à susciter le questionnement et le dialogue. Je ne suis pas la seule à avoir fait l’expérience des céphalées, des yeux secs et douloureux, des maux de cou et de dos qui se transforment au fil des années en condition bien plus préoccupante. Si l’on s’y arrête un tant soit peu, on peut saisir que nos environnements de travail sont des petites bombes à retardement qui explosent silencieusement dans nos têtes, dans nos corps, sous les néons des salles de classe, dans les locaux sans fenêtres souvent assez mal aérés, face aux écrans rétroéclairés aux millions de couleurs toujours plus intenses. Une bribe de conversation me revient en mémoire…
Je n’y arrive plus, malgré toute la rééducation faite avec vous, mes yeux n’arrivent plus à regarder un écran sans que la douleur transperce mon crâne en moins de deux minutes
Vous savez, dans ma pratique d’optométrie, je vois de plus en plus de gens qui m’arrivent avec des symptômes qui s’apparentent aux commotions cérébrales, pourtant, ça n’en est pas
Les écrans sont en cause ?
Oui
Dessin 30. Je m’effondre 2
Dessin 31. Lave cérébrale
24Le genre du roman graphique, issu de celui de la bande dessinée, a donc servi d’inspiration. François Olislaeger, artiste de bande dessinée, m’est apparu offrir une piste inspirante, par sa démarche de recherche par le dessin, à travers laquelle il vise à « retrouver le geste qui traduit les vibrations plutôt que de tenter de faire de la représentation » (France Culture, 2020). Il cherche également à étendre « le domaine de la bulle », éclatant le phylactère au point où le personnage sort même du livre, dans une recherche d’expression qui transgresse les frontières du neuvième art.
Dessin 32. Culpabilité grandissante
- 11 Voir la section « Problématique ».
25La logique narrative que j’ai adoptée a d’abord guidé la création d’une histoire initiale (Mahy, 2019), sous la forme d’un premier chapitre de récit graphique qui met en scène mon personnage. L’impasse dans laquelle elle se trouve11 se révèle, elle cherche de nouveaux repères et explore ce que la recherche pourrait aussi être à la lumière de son expérience du handicap. Le propos porte sur la présentation du quotidien et la quête de pistes de solution, soutenu par un schéma narratif où les questions de temporalité sont à la fois précises et flottantes, tout comme les lieux, alors que l’action et le personnage central sont clairement identifiés.
Dessin 33. Sombrer
- 12 Cette tablette ne comporte pas les fonctionnalités de la plupart des tablettes sur le marché, celle (...)
26Du point de vue de la réalisation du récit, j’ai adopté un mode d’expression visuelle en deux dimensions, principalement à travers le dessin et le texte manuscrit réalisé sur une tablette ReMarkable12 sans rétroéclairage que j’ai utilisée comme carnet de croquis. J’ai laissé le geste créateur être mû par l’écoute des sensations dans l’instant, entièrement attentive au moment présent (Kabat-Zinn, 2014 et 2015), en suivant la promenade des lignes (Ingold, 2013) qui donnaient naissance à l’illustration. Celle-ci se faisait plutôt que je ne la faisais, ce qui suppose de laisser advenir ce qui émerge, en évitant de devenir soi-même l’obstacle à l’apparition de l’œuvre (Mäkelä et al., 2014).
- 13 Le travail de recherche post-qualitative ne consiste pas à trouver, décrire, interpréter et représe (...)
- 14 Au sens que lui donne Hartmut Rosa, pour qui une vie réussie est celle qui est menée avec une relat (...)
27Si le propre de la recherche post-qualitative est d’être chaque fois nouvelle, une chose est claire : « The work of post-qualitative inquiry is not to find, describe, interpret, and represent what is but “to bring into being that which does not yet exist” »13 (Deleuze, 1968/1994, p. 147, dans St. Pierre, 2019, p. 9). Cette prise de position implique que le produit d’une telle recherche soit la création de quelque chose qui n’existait pas auparavant. Il revient aux personnes qui découvrent cette chose de se l’approprier pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle représenterait comparativement à un ensemble de recherches menées à partir d’onto-épistémologies différentes. Dans ce cas-ci, il s’agit plutôt de recevoir la chose créée pour ce qu’elle est, sans nécessairement la cautionner, ou encore refuser de la recevoir, ce qui révélera la posture de la personne qui signifie le refus. Aux yeux de cette dernière, une recherche post-qualitative ne sera pas nécessairement considérée comme de la recherche. Qu’en est-il de la nature et de la forme de ce qui est créé, en recherche post-qualitative ? Il m’apparaît que l’ouverture à la nouveauté que la posture défend invite à accueillir une multiplicité de types d’œuvres, le champ des possibles dépendant de ce qui surgit, fait vibrer et entre en résonance14 avec la personne qui souhaite mener la recherche. Créations artistiques, formes performatives, déconstruites, non linéaires, rhizomatiques, les possibilités sont vastes.
Dessin 34. Prototyper
28Dans le cas présent, pour orienter la réception de l’œuvre et ainsi aider un tant soit peu le lecteur ou la lectrice, j’invite à considérer les différents types de texte qui composent l’article. D’une part, le récit graphique contient les éléments narratifs (texte manuscrit et illustrations associées), dont certains portent sur des thèmes différents, y compris le commentaire. Également dans le récit, des illustrations d’un autre ordre s’ajoutent, qui révèlent leurs propres évocations, en opérant des cassures dans le déroulement. De plus, les titres de chacune des illustrations ajoutent également leur propre éclairage. D’autre part, le texte imprimé (rédigé à l’ordinateur) que vous lisez à l’instant expose sous une forme imposée par le genre littéraire de l’article scientifique la démarche de création de la chercheuse. Finalement, les titres des différentes sections de l’article apportent un commentaire en écho à la posture de recherche.
29Comment évaluer une auto-ethnographie postmoderne évocative ? À partir de repères épistémologiques qui remettent en question le savoir, selon Fortin et Houssa (2012). Si les considérations de réception, d’efficacité sémiotique ou de jugement esthétique restent pertinentes, elles doivent l’être autrement, c’est-à-dire qu’afin de rester cohérentes par rapport aux caractéristiques de ce type de recherche, elles doivent être adaptées sur le plan onto-épistémologique et ce qui en découle. Cela suppose des critères de validité propres à cette posture de recherche réflexive, dessinée et performative. De même, il ne s’agit pas de porter un jugement critique qui serait campé dans un paradigme postpositiviste resté moderne — et non postmoderne —, les deux étant incommensurables. Il s’agira plutôt de poser un regard appréciatif15 sur le texte. Compte tenu des éléments conceptuels qui éclairent le récit (réflexivité, dessin et écriture manuscrite, performativité), on pourrait opter pour une appréciation à partir de questions comme les suivantes :
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la contribution substantielle — est-ce que le texte contribue à approfondir notre compréhension du phénomène ?
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le mérite esthétique — est-ce que le texte est bien ciselé artistiquement tout en étant satisfaisant et complexe ? Évite-t-il d’être ennuyant ?
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la réflexivité — comment les auteurs ont-ils été amenés à écrire ce texte ?
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l’impact — comment ce texte est-il susceptible de toucher le lectorat ?
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l’expression d’une réalité — est-ce qu’un sens du « réel », individuel ou collectif, est exprimé de façon crédible à travers ce texte ?
30Ces questions, reprises et adaptées de Fortin, Cyr, Tremblay et Trudelle (2008), visent à fournir une orientation à l’appréciation. Elles pourraient être formulées différemment, mais les caractéristiques (numérotées a à e) couvrent un large spectre. Ici également, le concept de résonance de Rosa pourrait être une source de question au sujet de la recherche : cette œuvre résonne-t-elle pour/avec/en moi, est-elle source de vie, me fait-elle du bien ?
Dessin 35. L’arrivée du printemps
- 16 La recherche postqualitative suppose que nous œuvrions à faire advenir une subtile et presque inint (...)
31Écrire la recherche autrement suppose une belle audace dans le contexte actuel des exigences des institutions universitaires alors qu’elle est encore marginale, mais « [p]ost qualitative inquiry asks that we push toward the intensive, barely intelligible variation in living that shocks us and asks us to be worthy of it »16 (St. Pierre, 2018, p. 607). Il est temps d’irriguer le champ de la recherche, trop souvent asséché par le processus même qui la produit. Adopter une posture qui donne de la vie à nos pratiques permet, par écho, d’entrer en résonance avec soi-même et avec le monde. C’est un projet inspirant.
Dessin 36. V pour Vertigineuse