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Écrire

Une méthode de recherche
Laurel Richardson, Elizabeth Adams St. Pierre, Karelle Arsenault et Karine Bellerive

Résumés

Comment donc les autrices et auteurs en sciences sociales perçoivent-elles et ils l’écriture aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’écriture peut faire de plus que tenter de représenter ou de refléter quelque chose dans le monde, qu’une chercheuse ou un chercheur a « découvert » à l’issue d’une recherche empirique traditionnelle ? L’écriture peut aussi constituer le lieu de la recherche, que la recherche survient dans la pensée qu’éveille l’écriture au fil des phrases qui s’enchaînent, les unes à la suite des autres — lentement, laborieusement, ou de manière précipitée alors que les mots se bousculent sur la page. L’écriture comme méthode, l’écriture comme mode de pensée, est expérimentale et créative. La personne qui écrit se perd et est emportée par l’écriture, dans l’écriture ; elle devient avec le texte qui s’écoule dans l’à-venir vers ce que nous sommes encore incapables de penser et d’être

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Texte intégral

  • 1 Ce texte est une traduction du chapitre « Writing: A Method of Inquiry » de Laurel Richardson et El (...)

Comment donc les autrices et auteurs en sciences sociales perçoivent l’écriture aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’écriture peut faire de plus que tenter de représenter ou de refléter quelque chose dans le monde, qu’une chercheuse ou un chercheur a « découvert » à l’issue d’une recherche empirique traditionnelle ? Le présent essai montre que l’écriture peut aussi constituer le lieu de la recherche, que la recherche survient dans la pensée qu’éveille l’écriture au fil des phrases qui s’enchaînent, les unes à la suite des autres — lentement, laborieusement, ou de manière précipitée alors que les mots se bousculent sur la page. L’écriture comme méthode, l’écriture comme mode de pensée, est expérimentale et créative. La personne qui écrit se perd et est emportée par l’écriture, dans l’écriture ; elle devient avec le texte qui s’écoule dans l’à-venir vers ce que nous sommes encore incapables de penser et d’être. Nous encourageons les lectrices et lecteurs à écrire pour interroger et imaginer le xxie siècle en devenir. Nous sommes particulièrement heureuses que notre travail1 ait été traduit en français et remercions Karelle Arsenault et Karine Bellerive de lui avoir permis de toucher de nouveaux publics.

Laurel Richardson et Elizabeth Adams St. Pierre, mars 2022

  • 2 NDT. Laurel RICHARDSON (1994), « Writing: A Method of Inquiry », dans Norman K. DENZIN et Yvonna S. (...)

1Au cours de la dernière décennie, le milieu de l’ethnographie s’est déployé à un point que nous n’aurions pu imaginer au moment d’écrire ce chapitre pour la première édition de ce recueil2. Dans une variété de disciplines (médecine, droit, éducation, sciences humaines et sociales), des chercheuses et chercheurs qualitatifs ont depuis découvert que l’écriture comme méthode de recherche s’avère une démarche féconde pour en apprendre sur elles-mêmes et eux-mêmes ainsi que sur leurs sujets de recherche. La littérature est vaste et variée.

2À la lumière de ces développements, la nouvelle version de ce chapitre est divisée en trois parties. Dans la première partie, Laurel Richardson présente (a) les contextes historique et contemporain de l’écriture scientifique, (b) le genre de l’ethnographie analytique et créative ainsi que (c) la direction qu’a prise sa pratique au cours de la dernière décennie, notamment avec les « récits d’écriture » et les collaborations qui traversent la division sciences humaines/sciences sociales. Dans la deuxième partie, Elizabeth St. Pierre analyse la manière dont l’écriture en tant que méthode de recherche s’inscrit dans le développement d’une éthique de soi engagée dans l’action sociale et la réforme sociale. Dans la troisième partie, Richardson offre aux chercheuses et chercheurs qualitatifs quelques pratiques et exercices d’écriture.

3Tout comme ce chapitre reflète nos propres processus et préférences, nous espérons que vos écritures s’engageront dans ce même parcours. Plus nombreuses seront les voix différentes qui obtiennent une reconnaissance au sein de la communauté qualitative, plus forte — et plus intéressante — sera la communauté.

Partie 1 : écriture qualitative (Laurel Richardson)

4Il y a 10 ans, dans la première édition de ce recueil (The SAGE Handbook of Qualitative Research), j’ai avoué avoir été, pendant des années, assommée d’ennui par bon nombre d’études qualitatives prétendument exemplaires. J’ai abandonné un nombre incalculable de textes à moitié lus, à moitié balayés du regard. Je commandais un nouvel ouvrage avec fébrilité — le sujet m’intéressait, je voulais lire l’autrice, l’auteur —, pour finalement en trouver son texte soporifique. Lorsque j’ai brisé l’omerta, révélant à des collègues et à des étudiantes et étudiants être agacée par la plupart des écrits qualitatifs, j’ai découvert une communauté de personnes qui partageaient ce mécontentement. Ces dernières affirmaient l’une après l’autre trouver la majorité des écrits qualitatifs insipides — oui, insipides.

5Nous avions là un sérieux problème : les sujets étudiés étaient fascinants et essentiels à la recherche, mais les ouvrages qualitatifs n’étaient pas suffisamment lus. Contrairement aux travaux quantitatifs, qui peuvent s’incarner dans des résumés et des tableaux, les travaux qualitatifs, eux, ne font sens que dans leur texte tout entier. À l’instar de l’écrit littéraire, que l’on ne peut réduire à sa quatrième de couverture, le sens de la recherche qualitative ne peut s’exprimer par son seul résumé. Elle doit être lue, et non seulement parcourue rapidement ; son sens se révèle au fil de la lecture. Il me semblait au mieux insensé, au pire narcissique et totalement égocentrique, de passer des mois, voire des années, à réaliser une recherche dont le rendu ne serait à la fin lu de personne et ne servirait à rien sinon à promouvoir la carrière de celle ou celui qui l’aurait écrit. Était-il possible de produire des écrits qui à la fois seraient indispensables et sauraient faire la différence ? Je me suis accrochée à cette idée de l’écriture comme méthode de recherche.

6On m’a enseigné, comme à vous sans doute, à n’écrire que lorsque je savais quoi dire ; autrement dit, à n’écrire que lorsque les grandes lignes de mon texte étaient esquissées et ordonnées. Mais je n’aimais pas écrire ainsi. Je me sentais coincée et indifférente. Songeant aux règles d’écriture que l’on m’avait enseignées, j’ai réalisé qu’elles se rattachaient à la mécanique scientiste et à la recherche quantitative. Elles étaient en fait et en elles-mêmes le résultat d’une invention sociohistorique pensée par nos prédécesseurs du xixe siècle. Imposer ces règles aux chercheuses et chercheurs en recherche qualitative a entraîné un lot de problèmes : ces méthodes ont miné le processus créatif et dynamique de l’écriture ; elles ont amoindri la confiance des jeunes chercheuses et chercheurs qualitatifs, car leur expérience de la recherche était incompatible avec le modèle d’écriture prôné ; et elles ont contribué à produire une flottille d’écrits qualitatifs tout simplement inintéressants parce qu’écrits à travers la voix homogénéisée de la « science ».

7Les chercheuses et chercheurs qualitatifs soulignent fréquemment l’importance que revêtent les aptitudes et les compétences individuelles de la personne qui fait la recherche. Ce ne sont pas le sondage, le questionnaire ou l’enregistrement qui sont « instruments », mais la chercheuse ou le chercheur. Plus cette personne est habile, meilleures sont les chances que la recherche soit de grande qualité.

8On invite les étudiantes et étudiants à faire preuve d’ouverture : à observer, à écouter, à interroger et à participer. Par le passé, on ne leur enseignait toutefois pas à nourrir leur écriture. Au cours de la dernière décennie, plutôt que de taire leurs voix singulières, les autrices et auteurs qualitatifs ont néanmoins affiné leurs compétences rédactionnelles. Apprendre à écrire autrement ne nuit pas plus à nos aptitudes à écrire de manière traditionnelle que l’apprentissage d’une langue seconde diminue notre capacité à nous exprimer dans notre langue maternelle. En fait, c’est ainsi que plusieurs formes d’écriture qualitative ont pu émerger.

Écriture en contexte

9Le langage est une force constitutive qui engendre une vision particulière de la réalité et du soi. Produire des « choses » implique et génère toujours de la valeur : quoi produire, comment nommer ce qui est produit et comment définir la relation entre les productions et celles et ceux qui les auront produites. Écrire ne fait pas exception. Aucune mise en scène textuelle n’est innocente, y compris celle-ci. Les styles d’écriture ne sont ni fixes ni neutres, mais reflètent plutôt le mouvement des écoles de pensée et des paradigmes dominants au fil du temps. L’écriture en sciences sociales, comme toute forme d’écriture d’ailleurs, relève d’une construction sociohistorique et, par conséquent, est appelée à se transformer.

  • 3 Citation originale : « taste, aesthetics, ethics, humanity, and morality ».

10Depuis le xviie siècle, le monde de l’écriture a été divisé en deux types : littéraire et scientifique. La littérature, dès le xviie siècle, a été associée à la fiction, à la rhétorique et à la subjectivité, tandis que la science a été rattachée aux faits, au « langage clair » [plain language] et à l’objectivité (Clifford et Marcus, 1986, p. 5). Au xviiie siècle, le terme science sociale était introduit par le marquis de Condorcet. Ce dernier soutenait que la « connaissance de la vérité » [knowledge of the truth] serait « simple » et l’erreur « presque impossible » si l’on utilisait un langage précis pour parler des enjeux moraux et sociaux (cité dans Levine, 1985, p. 6). La littérature et la science se sont dès lors érigées en deux domaines distincts au xixe siècle. La littérature s’est alignée sur l’« art » et la « culture » ; elle contenait les valeurs « du goût, de l’esthétique, de l’éthique, de l’humanité et de la moralité »3 (Clifford et Marcus, op. cit., p. 6) de même que le droit au langage métaphorique et polysémique. La science, elle, s’est vu attribuer la croyance selon laquelle ses mots étaient objectifs, précis, sans ambiguïté, décontextualisés et littéraux.

  • 4 NDT. Mot-valise formé des mots anglais fact et fiction, difficilement traduisible en français.
  • 5 Citation originale : « There is no longer any such things as fiction or nonfiction, there is only n (...)

11Avec le XXe siècle, les rapports entre l’écriture en sciences sociales et l’écriture littéraire ont gagné en complexité. Les présumées démarcations strictes entre les « faits » et la « fiction » de même qu’entre la « vérité » et l’« imaginé » se sont estompées. Cette situation a créé un vif débat sur l’écriture destinée au public, soit, ici, celle du journalisme. Des rédactrices et rédacteurs ont commencé à brouiller en toute connaissance de cause les frontières entre faits et fiction en se mettant délibérément au cœur de leurs récits. Cette tendance a été qualifiée par Thomas Wolf de « nouveau journalisme » (pour une discussion approfondie sur le nouveau journalisme, voir Denzin, 1997, chap. 5). À partir des années 1970, des « croisements » entre des formes d’écriture ont donné naissance à de nouvelles désignations de genres relevant de l’oxymore : « non-fiction créative », « faction4 », « fiction ethnographique », « roman non fictionnel » et « fiction vraie ». Dans les années 1980, le romancier E. L. Doctorow affirmait ceci : « Il n’existe plus rien de tel que la fiction ou la non-fiction, seulement des récits »5 (cité dans Fishkin, 1985, p. 7).

12En dépit du brouillage actuel des genres, et en dépit du fait que toute écriture est narrative selon notre compréhension contemporaine, une différence majeure perdure selon moi entre l’écriture fictionnelle et l’écriture scientifique. Il ne s’agit pas de savoir si le texte est une fiction ou une non-fiction ; la distinction renvoie plutôt à ce dont se réclame l’autrice ou l’auteur.

13Déclarer que son travail est une fiction s’inscrit dans une démarche rhétorique différente de celle qui consiste à déclarer qu’il relève des sciences sociales. Les deux genres attirent des publics différents et ont des effets différents sur les publics et le politique — et sur la façon dont il faut évaluer les « prétentions à la vérité » d’une personne. Ces différences ne devraient être ni négligées ni minimisées.

14Nous avons la chance, aujourd’hui, d’œuvrer dans un environnement postmoderne, une époque où coexistent une multitude de façons de connaître et de raconter. Le cœur du postmodernisme repose sur le doute face à toute méthode ou théorie, tout discours ou genre, toute tradition ou nouveauté qui se revendiquent de la « vérité » de manière universelle et unanime, ou qui estiment produire des connaissances qui seules peuvent faire autorité. Le postmodernisme soupçonne que toute prétention de « vérité » cache et sert des intérêts particuliers dans des luttes locales, culturelles et politiques. Mais il ne rejette pas pour autant et à tout coup les méthodes traditionnelles pour « connaître » et « raconter » sous prétexte qu’elles seraient fausses ou archaïques. Plutôt, ces standards méthodologiques pourront être remis en question et de nouvelles méthodes, être introduites, puis à leur tour critiquées.

15Dans le contexte de doute caractéristique du postmodernisme, toutes les méthodes, sans distinction, sont remises en question. Aucune méthode ne possède de statut privilégié. Une posture postmoderne nous permet de connaître « quelque chose » sans prétendre tout connaître. Un savoir partiel, local et historique demeure un savoir. D’une certaine manière, « connaître » est alors plus facile, car le postmodernisme reconnaît les limites du caractère situé de la personne qui connaît. Les autrices et auteurs en recherche qualitative sont pour ainsi dire tirés d’affaire. Elles et ils n’ont pas à jouer à Dieu, à écrire tels des narratrices et narrateurs omniscients et désincarnés prétendant posséder un savoir intemporel et universel. Elles et ils peuvent renoncer au métanarratif discutable de l’objectivité scientifique tout en ayant amplement à dire en tant que locutrices et locuteurs situés, leurs subjectivités étant engagées à connaître/à raconter le monde tel qu’elles et ils le perçoivent.

16Le poststructuralisme est une forme de la pensée postmoderne que j’estime particulièrement utile (pour l’emploi de cette perspective dans un contexte de recherche, voir Davies, 1999). Il met en rapport le langage, la subjectivité, l’organisation sociale et le pouvoir. L’élément-clé, ici, est le langage. Le langage ne « reflète » pas la réalité sociale, mais produit du sens et crée la réalité sociale. Par des moyens qui ne sont ni réductibles ni mutuellement exclusifs, différents langages et différents discours à l’intérieur d’une même langue structurent le monde et lui donnent du sens. Le langage, c’est la façon dont l’organisation sociale et le pouvoir sont définis et contestés et le lieu où le sentiment identitaire d’une personne — sa subjectivité — se construit. Comprendre le langage comme un ensemble de discours concurrents — comme diverses façons de faire sens et d’organiser le monde — fait du langage un lieu d’exploration et d’affrontements.

17Le langage ne découle pas de notre individualité ; plutôt, il permet à notre subjectivité de se construire de manière spécifique sur les plans historique et local. Ce que signifie pour nous une chose dépend des discours auxquels nous avons accès. Par exemple, la façon dont une femme battue par son conjoint en fait l’expérience variera selon la nature des discours sur la « normalité du mariage », le « droit du mari » ou la « femme battue » dans lesquels elle baigne. Si une femme perçoit la violence masculine comme étant normale ou comme relevant des droits du conjoint, il est peu probable qu’elle se considère comme une victime de violence conjugale, une marque de pouvoir pourtant illégitime qui ne devrait être tolérée. De la même manière, si un homme est exposé au discours des « sévices sexuels subis durant l’enfance », il pourrait se rappeler les expériences traumatiques qu’il a vécues en les catégorisant autrement. L’expérience et la mémoire sont par conséquent ouvertes à des interprétations contradictoires gouvernées par des intérêts sociaux et les discours dominants. L’individu est à la fois le lieu et le sujet de ces luttes discursives et de ces discours qui s’opposent dans de nombreux domaines. Sa subjectivité est changeante et contradictoire : elle n’est ni stable, ni fixée, ni rigide.

18Le poststructuralisme, dès lors, pointe vers la cocréation continue du soi et des sciences sociales ; tous deux se comprennent l’un à travers l’autre. Se connaître soi-même et connaître un sujet, cela renvoie à des savoirs imbriqués, partiels, historiques et locaux. Le poststructuralisme, par conséquent, nous permet de nous interroger sur notre méthode — voire nous y invite ou nous y incite — et d’explorer de nouvelles façons de connaître. Plus spécifiquement, il suggère deux idées fondamentales pour les autrices et auteurs en recherche qualitative.

19Premièrement, il nous commande d’adopter une posture réflexive, de prendre conscience que nous écrivons à partir de lieux spécifiques, à des moments donnés. Deuxièmement, il nous délie de l’obligation d’écrire un seul et unique texte dans lequel tout devrait être dit, à l’intention de toutes et tous. En nourrissant la singularité de nos voix, nous nous libérons de l’emprise sévère qu’a l’« écriture scientifique » sur notre conscience et de l’arrogance qu’elle déploie sur notre psyché. L’écriture est validée comme méthode de production du savoir.

Ethnographie CAP

  • 6 NDT. L’expression originale en anglais est « CAP [creative analytical processes] ethnographies ». N (...)

20À la suite des critiques postmodernes — y compris celles du poststructuralisme, du féminisme, du mouvement queer et de la critical race theory — des pratiques d’écriture qualitative traditionnelles, les sacro-saintes conventions d’écriture en sciences sociales ont été contestées. Le genre ethnographique s’est élargi, transformé et complexifié grâce aux différents formats de textes adoptés par les chercheuses et chercheurs qui souhaitaient joindre un plus large public. Ces ethnographies ont en commun d’avoir été réalisées selon des pratiques analytiques créatives. Je les appelle les « ethnographies CAP [processus analytiques créatifs]6 ». Cette étiquette peut inclure de nouveaux, de futurs et même d’anciens travaux, du moment où l’autrice ou l’auteur se dégage des normes d’écriture traditionnelles en sciences sociales. Les ethnographies CAP ne sont ni des formes alternatives ni des formes expérimentales ; elles constituent, d’elles-mêmes et en elles-mêmes, des représentations du social valides et souhaitables. Dans un avenir rapproché, ces ethnographies pourraient d’ailleurs très bien devenir les représentations à privilégier en raison de l’engagement qu’elles suscitent et parce qu’elles ouvrent la porte à des façons de penser le social qui, pour l’instant, nous échappent.

21L’ethnographie CAP donne lieu à des pratiques à la fois analytiques et créatives. Toutes croyances selon lesquelles l’« analyse » et la « créativité » ne peuvent être que contradictoires et incompatibles sont dépassées. Elles sont condamnées à l’extinction. Voyez l’évolution, la prolifération et la diversité des « espèces » ethnographiques : autoethnographie, fiction, poésie, théâtre, théâtre des lectrices/lecteurs, récits d’écriture, aphorismes, textes stratifiés, conversations, lettres, textes polyvocaux, comédies, satires, allégories, textes visuels, hypertextes, expositions muséales, découvertes chorégraphiées, performances, pour ne nommer que certaines des catégories discutées dans ce recueil [The SAGE Handbook of Qualitative Research, 2005]. Ces nouvelles « espèces » d’écriture qualitative s’adaptent au monde politique/social dans lequel nous vivons : un monde fait d’incertitudes. Avec leurs nombreuses possibilités de présentation et de publication, les ethnographies CAP annoncent un changement de paradigme (Ellis et Bochner, 1996).

22Au sein des ethnographies CAP, le processus d’écriture et le produit de l’écriture sont intimement liés ; ils sont tous deux favorisés. Le produit ne peut être séparé ni de la personne productrice, ni du mode de production, ni de la méthode de connaissance. Puisque les ethnographies traditionnelles aussi bien que les ethnographies CAP sont réalisées en étant habitées par le « doute » propre au postmodernisme, les lectrices et lecteurs (et les relectrices et relecteurs) souhaitent savoir et ont le droit de savoir selon quels principes les chercheuses et chercheurs prétendent posséder les connaissances qu’elles et ils possèdent. Quelle posture adoptent les autrices et auteurs en tant que personnes « connaissant » et « racontant » ? Ces questions posent des enjeux, tous entrelacés, d’un côté, de représentation et, de l’autre, de subjectivité, d’autorité, d’authorship, de réflexivité et de processus.

23Le postmodernisme soutient que notre écriture est toujours partielle, locale et située, et que notre voix est toujours présente, peu importe les efforts que nous déployons pour la supprimer — du moins en partie, car nous réprimons forcément une part de nous-mêmes en écrivant. Partir de ce principe libère notre écriture, nous permet de convoquer une variété de formes — de dire et de redire. « Comprendre comme il faut » est impossible ; on peut seulement « comprendre » les contours et les nuances de différentes manières. En faisant appel à des pratiques analytiques créatives, les ethnographes acquièrent des connaissances sur des objets comme sur eux-mêmes qui seraient autrement demeurées insaisissables et inimaginables si elles et ils n’avaient fait appel qu’à des processus analytiques, des métaphores et des formes d’écriture traditionnelles.

24La recherche traditionnelle valorise la « triangulation ». (Pour une discussion sur la méthode de triangulation, voir Denzin, 1978. Pour une mise en pratique de cette méthode, voir Statham, Richardson et Cook, 1991.) La chercheuse ou le chercheur qui fait appel à la triangulation utilise pour ce faire différentes méthodes (entrevues, données de recensement, documents, etc.) afin de valider ses résultats. Ces méthodes, cependant, reposent sur les mêmes présupposés, dont celui qu’il existerait un « point fixe » ou un « objet » pouvant être triangulé. Avec les ethnographies CAP, les chercheuses et chercheurs s’inspirent des genres littéraires, artistiques et scientifiques, transgressant par ailleurs souvent les codes de ces genres. Procédant de ce qui me paraît être une déconstruction postmoderne de la triangulation, le texte CAP reconnaît que le monde ne peut simplement être appréhendé de « trois côtés ». Nous ne triangulons pas, nous cristallisons.

25Je suggère qu’en matière de « validité », l’imaginaire central des textes postmodernes ne repose pas sur le triangle — un objet rigide, fixé et bidimensionnel —, mais sur le cristal. Le cristal combine symétrie et matière avec une infinité de formes, de substances, de multidimensionnalités, d’angles et d’approches. Les cristaux se développent, se transforment, sont altérés, mais ne sont pas amorphes. Ces prismes reflètent des externalités et se réfractent en eux, ce qui crée un jeu de couleurs, de modèles et d’assemblages qui se déploient dans plusieurs directions. Ce que nous voyons dépend de notre inclinaison ; il ne s’agit donc pas de triangulation, mais de cristallisation. Avec les textes CAP, nous passons de la géométrie plane à la théorie de la lumière, où la lumière est à la fois ondulations et particules.

26Travels With Ernest: Crossing the Literary/Sociological Divide (Richardson et Lockridge, 2004) est un exemple récent de pratiques de cristallisation. Cet ouvrage repose sur une carte de voyages (par exemple, la Russie, l’Irlande, Beyrouth, Copenhague, Sedona, la plage de Saint-Pétersbourg) que j’ai réalisés avec mon mari, Ernest Lockridge, romancier et professeur d’anglais. Nous avons tous deux fait l’expérience des mêmes lieux, mais les avons réfractés à travers nos propres regard professionnel, genre, sensibilités, expériences de vie ou désirs émotionnels et spirituels. Après avoir chacun et de manière indépendante rédigé un compte rendu narratif de nos voyages — un essai personnel —, nous avons échangé et lu nos écrits, puis entamé une vaste conversation (enregistrée et transcrite) sur les lignes disciplinaires qui traversent l’écriture, l’éthique, la notion d’authorship, la collaboration, le témoignage, les faits/la fiction, les publics et les relations, de même que le croisement entre l’observation et l’imagination. Les périples de voyage, ainsi, sont physiques, émotionnels et intellectuels.

27Le processus collaboratif modélisé dans Travels with Ernest fait honneur au caractère distinct de chacune de nos voix, explore les limites de l’observation et de l’imagination, du témoignage et de la (re)mise en récit, de la mémoire et de la remémoration, et atteste de la valeur de la cristallisation. Je demeure une sociologue ; il demeure un romancier. Aucun de nous deux n’abandonne sa vision fondamentale du monde. À travers notre processus collaboratif, nous avons cependant découvert maintes choses à propos de nous (notre relation, nos rapports avec nos familles, notre travail et notre écriture) que nous n’aurions pu découvrir autrement. Par exemple, nous avons compris que nous souhaitions que le dernier pan de notre ouvrage fasse rupture avec le format d’écriture du livre, que nous voulions explorer d’autres possibilités. De notre conversation — et de ses multiples interruptions —, nous avons élaboré un scénario de film campé dans notre Grande cuisine américaine. Nous aimions particulièrement que la méthode collaborative déployée dans notre texte soit ouverte à toutes et à tous. Il s’agissait d’une écriture stratégique qui permettait de transgresser les hiérarchies établies entre la chercheuse ou le chercheur et ce qui fait l’objet de la recherche, entre l’étudiante ou l’étudiant et la personne qui lui enseigne.

28La cristallisation, sans perdre sa structure, permet de déconstruire notre conception traditionnelle de la « validité ». Elle nous permet de réfléchir à l’absence de vérité unique et de comprendre comment les textes se valident entre eux. La cristallisation nous apporte une compréhension profonde, complexe et tout à fait partielle de notre objet d’étude. Nos connaissances s’élargissent, mais, paradoxalement, nous doutons du même coup de ces connaissances, car nous savons qu’il y a encore et toujours davantage à connaître.

Évaluer les ethnographies CAP

29Parce que les fondements épistémologiques de l’ethnographie CAP se distinguent de ceux des sciences sociales traditionnelles, le dispositif conceptuel par lequel les ethnographies CAP peuvent être évaluées varie. Bien que nous soyons libres de présenter nos textes sous diverses formes afin de joindre des publics variés, des contraintes liées à la réflexivité surviennent dès lors que sont faites des revendications d’authorship, d’autorité, de vérité, de validité et de fiabilité. La réflexivité nous fait prendre conscience d’une partie des vues politiques/idéologiques complexes qui se dissimulent sous notre écriture. Avoir la liberté de jouer avec la forme textuelle ne garantit pas un meilleur produit. Les occasions d’écrire des textes qui en valent vraiment la peine — des livres et des articles qui sont de « bonnes lectures » — sont multiples et stimulantes, mais exigeantes. Il s’agit là d’un travail plus difficile, qui offre des garanties limitées. Bref, nous avons encore beaucoup à faire.

30L’un des principaux enjeux est celui des critères d’évaluation. Comment juger de la valeur d’un travail ethnographique, qu’il soit nouveau ou traditionnel ? Les ethnographes de bonne volonté seront préoccupées et préoccupés par la façon dont le travail de leurs étudiantes et étudiants sera évalué si elles et ils optent pour une ethnographie CAP. Je n’ai aucune réponse définitive à leur fournir pour apaiser leurs esprits, mais j’ai néanmoins quelques idées et préférences.

31Je conçois le projet ethnographique comme humainement situé, toujours filtré par le regard humain et les perceptions humaines, et portant les limites comme les forces des sentiments humains. La superstructure scientifique s’inscrit toujours au fondement des activités, des croyances et des conceptions des humains. Je souligne à grands traits que l’ethnographie se construit au travers des pratiques de recherche. Celles-ci sont engagées dans la poursuite d’un entendement plus vaste. La science propose diverses pratiques : la littérature, les arts créatifs, le travail de mémoire (Davies et al., 1997), l’introspection (Ellis, 1991) et le dialogue (Ellis, 2004). Les chercheuses et chercheurs peuvent ainsi choisir parmi plusieurs pratiques de recherche et ne devraient pas être assujettis aux habitudes de pensée des autres.

32Je crois qu’il importe d’apprécier toute ethnographie CAP en fonction des plus hauts standards ; la simple nouveauté ne suffit pas. Voici quatre des critères que j’utilise pour évaluer des articles ou des monographies soumis pour publication en sciences sociales :

  1. Contribution significative. Ce texte contribue-t-il à notre compréhension de la vie sociale ? Est-ce que l’autrice ou l’auteur fait la démonstration d’une perspective scientifique sociale profondément ancrée (voire intégrée) ? Ce texte paraît-il « vrai » — est-il un compte rendu crédible d’un « réel » culturel, social, individuel ou qui relève du sens commun ? (Pour des suggestions permettant de répondre à ce critère, voir la partie 3.)

  2. Mérite esthétique. Les standards ne sont pas réduits ; un autre standard est ajouté. Ce texte est-il réussi sur le plan esthétique ? L’utilisation de pratiques analytiques créatives génère-t-elle un texte ouvert et incite-t-elle à l’interprétation ? Le texte est-il artistique, satisfaisant, complexe et captivant ?

  3. Réflexivité. En quoi la subjectivité de l’autrice ou de l’auteur a-t-elle été productrice et produit du texte écrit ? Est-ce que l’autrice ou l’auteur est conscient de sa posture et est-ce qu’elle ou il se dévoile suffisamment pour que la lectrice ou le lecteur puisse saisir la valeur des points de vue formulés ? L’autrice ou l’auteur se tient-elle ou il responsable des normes de connaissance et de transmission des connaissances des personnes au cœur de son étude ?

  4. Portée. Ce texte me touche-t-il sur les plans émotionnel et intellectuel ? Génère-t-il de nouvelles questions ? Me stimule-t-il à écrire ? M’encourage-t-il à explorer de nouvelles pratiques de recherche ou à me mettre en action ?

33Voici quatre de mes critères. La science est une lunette, les arts créatifs en sont une autre. Notre perception du monde gagne en profondeur lorsque nous utilisons les deux. Je veux regarder au travers de ces deux lunettes pour saisir une « forme d’art des sciences sociales » : une forme de représentation radicalement interprétative.

  • 7 NDT. Le terme race, tel qu’il est utilisé par l’autrice dans le texte original, est appréhendé au s (...)

34Ce désir n’est pas seulement le mien. J’ai constaté que plusieurs étudiantes et étudiants issus de divers milieux sociaux ou de cultures marginalisées sont également attirés par cette vision du monde social à deux lunettes. Plusieurs trouvent l’ethnographie CAP attirante et se joignent à la communauté qualitative. Plus cela se produit, plus nous en tirons toutes et tous profit. Les implications de race7 et de genre sont mises en évidence non pas pour être « politiquement correctes », mais parce que ces questions sont des axes à partir desquels les mondes symboliques et actuels ont été construits. Les personnes issues des groupes non dominants le savent et peuvent s’assurer que cette connaissance est respectée (cf. Margolis et Romero, 1998). L’effacement des frontières des sciences humaines et sociales serait accueilli favorablement non pas parce qu’il répondrait à une « tendance », mais parce qu’il s’accorderait au sens de la vie et au style d’apprentissage de bon nombre de personnes. Cette nouvelle communauté qualitative, à travers sa posture théorique, ses pratiques analytiques et ses membres aux origines diversifiées, pourrait dépasser les cadres du milieu universitaire et nous en apprendre davantage sur les injustices sociales et les façons d’y remédier. Parmi les chercheuses et chercheurs qualitatifs, qui ne se sentirait pas enrichi par l’appartenance à une communauté aussi invitante et diversifiée ? L’écriture prend de nouvelles formes, se centre sur l’autrice, l’auteur, devient moins lassante et plus humble. Ce sont là des occasions à saisir. Certaines personnes accordent même à leur travail un caractère spirituel.

Récits d’écriture et récits personnels

35La vie ethnographique ne peut être séparée du soi. Ce que nous sommes et ce que nous pouvons être — ce que nous pouvons étudier, notre façon d’écrire sur ce que nous étudions — sont liés à la manière qu’a un régime de connaissances de se discipliner et de discipliner ses membres, de même qu’aux méthodes que ce régime emploie pour faire autorité tant sur l’objet de recherche que sur ses membres.

36Nous avons hérité de règles ethnographiques arbitraires, réductrices, excluantes, déformantes et aliénantes. Notre tâche est de définir des pratiques concrètes qui nous permettront de faire de nous des sujets éthiques, engagés dans une ethnographie éthique inspirante pour la lecture et l’écriture.

  • 8 En français dans le texte.

37Certaines de ces pratiques comportent : de travailler avec des schémas théoriques (par exemple, la sociologie de la connaissance, le féminisme, la critical race theory, le constructivisme, le poststructuralisme) qui remettent en question les motifs de l’autorité ; d’écrire sur des sujets qui importent sur le plan tant personnel que collectif ; de faire l’expérience de la jouissance8 ; d’explorer simultanément différentes formes d’écriture et de publics ; de se situer dans de multiples discours et communautés ; de développer un regard critique ; de trouver des façons d’écrire, de présenter, d’enseigner moins hiérarchiques et moins univoques ; de révéler les secrets institutionnels ; d’utiliser des postures d’autorité pour accroître la diversité aussi bien dans le corps professoral universitaire que dans les publications scientifiques ; de s’engager dans l’autoréflexivité ; de céder à la synchronicité ; de se demander ce que l’on veut ; de faire face à ce vers quoi notre écriture nous mènera sur les plans émotionnel ou spirituel ; et d’honorer le caractère incarné et situé de son travail.

38Cette dernière pratique — honorer le lieu du soi — nous encourage à construire ce que je nomme des « récits d’écriture » [writing stories]. Il s’agit de récits qui positionnent notre écriture au sein de notre vie en prenant en considération, par exemple, les contraintes disciplinaires, les débats universitaires, les politiques départementales, les mouvements sociaux, les structures collectives, nos intérêts de recherche, nos liens familiaux et notre histoire personnelle. Ils permettent à la réflexivité critique de l’écriture du soi dans différents contextes de s’inscrire au sein d’une pratique analytique d’écriture indispensable. Ils soulèvent de nouvelles questions concernant le soi et le sujet à l’étude ; ils nous rappellent que notre travail est incarné, contextuel et rhizomatique ; et ils démystifient le processus de recherche et d’écriture et aident les autres à en faire autant. Grâce à ces histoires, des parties auparavant inaccessibles de notre soi peuvent émerger, des blessures peuvent se guérir, notre sens du soi peut s’affiner, notre identité même peut se transformer.

39Dans Fields of Play: Constructing an Academic Life (Richardson, 1997), j’ai largement utilisé les récits d’écriture pour contextualiser mes dix années de travail sociologique, créant ainsi un texte plus conforme à la compréhension poststructuraliste du caractère situé de la connaissance. En organisant mes articles et mes essais de manière chronologique, selon l’ordre dans lequel ils avaient été écrits, je les ai classés en deux piles : « à conserver » et « à rejeter ». Lorsque j’ai relu mon premier texte conservé, une allocution présidentielle pour la North Central Sociological Association, je me suis rappelé avoir été traitée avec condescendance, avoir été marginalisée et punie par le doyen et le directeur de mon département pour ce discours. Imprégnée de ce souvenir, j’ai réalisé un récit d’écriture sur le décalage qui existe entre ma vie départementale et ma réputation au sein de ma discipline. Écrire cette histoire n’a pas été chose facile sur le plan émotionnel. J’ai été de nouveau habitée par des expériences terribles, mais leur mise en récit m’a libérée de la colère et de la douleur qui leur étaient associées. Plusieurs universitaires ayant par la suite lu ce texte y ont reconnu des expériences similaires — leurs histoires jamais racontées.

40J’ai repassé dans l’ordre la pile des « à conserver », relisant et mettant ensuite sur papier le récit de cette expérience de relecture : les différentes facettes, les différents contextes. Pour certains récits, j’ai dû retourner à mes journaux de bord et à mes documents ; la plupart du temps, ce n’était toutefois pas nécessaire. Certaines histoires étaient douloureuses et m’ont pris un temps fou à rédiger, mais leur écriture a desserré l’emprise ombrageuse qu’elles avaient sur moi. D’autres, encore, ont été heureuses et m’ont rappelé la chance que j’avais d’avoir des amies et amis, des collègues et une famille.

41Les récits d’écriture nous sensibilisent aux conséquences potentielles de l’ensemble de nos écrits, car ils nous ramènent à l’éthique de la représentation. Les récits d’écriture ne portent pas sur des personnes ou des cultures « là-bas » — des sujets (ou des objets) ethnographiques ; plutôt, ils portent sur nous : nos espaces de travail, nos disciplines, nos amitiés et notre famille. Que pouvons-nous dire et avec quelles conséquences ? Les récits d’écriture sont risqués et peuvent être bouleversants, ils nous « rapprochent » de la représentation ethnographique et la rendent « personnelle ».

42Chaque récit d’écriture offre l’occasion à son autrice ou à son auteur de prendre une décision éthique située et pragmatique concernant la publication ou non de son récit et le lieu de publication. En général, je ne vois aucun problème éthique à publier des récits qui reflètent les abus de pouvoir ; je considère les dommages causés par celles et ceux qui abusent comme bien plus grands que les désagréments que pourraient leur apporter mes récits. Par opposition, l’idée de publier des récits impliquant les membres de ma famille immédiate est pour moi plus contraignante. Je vérifie le contenu de mes récits avec eux. Dans le cas de membres de ma famille éloignée, je modifie leurs prénoms et les caractéristiques qui permettent de les reconnaître. Je garde aussi pour moi certains de mes écrits plus récents qui pourraient nuire sérieusement à la « paix familiale » et les mets de côté, espérant qu’un jour je trouverai une façon de les rendre publics.

  • 9 En français dans le texte.

43Dans une section de Fields of Play (Richardson, 1997), je raconte deux récits entremêlés d’« écriture illégitime ». L’un de ces récits est une représentation poétique de mon entrevue avec Louisa May, une mère non mariée. L’autre est le récit de cette recherche : comment j’ai écrit ce poème, sa diffusion, sa réception et les conséquences qu’il a eues sur moi. Il existe une multitude d’illégitimités dans ces récits : un enfant conçu hors mariage ; la représentation poétique de « résultats » de recherche ; une voix féminine en sciences sociales ; une recherche ethnographique sur des ethnographes et une représentation théâtrale de cette recherche ; la présence émotionnelle de la personne qui écrit ; et un travail effréné de jouissance9.

44J’ai d’abord pensé que l’histoire de cette recherche était complète, pas forcément l’unique version possible, mais une qui, du moins, reflétait raisonnablement, honnêtement et sincèrement ce que mes expériences de recherche avaient été. Je le crois toujours. Cela étant dit, j’ai dû le reconnaître avec le temps, les expériences biographiques personnelles qui m’avaient amenée à écrire cette histoire manquaient toujours.

45J’ai éventuellement compris que l’idée d’« illégitimité » avait eu une forte emprise sur moi. Dans mon journal de recherche, j’écrivais ainsi : « Ma carrière en sciences sociales pourrait être perçue comme une longue aventure dans l’illégitimité. » Je me suis demandé pour quelle raison j’étais attirée par l’écriture de « textes illégitimes », y compris le texte de ma vie universitaire. Quel est donc ce combat que j’entretiens avec le monde universitaire — à la fois en faire partie et m’y opposer ? En quoi mon histoire ressemble-t-elle aux histoires de celles et ceux qui ont du mal à se comprendre, qui luttent pour retrouver leur soi supprimé, pour agir éthiquement, et en quoi s’en distingue-t-elle ?

46Réfractant l’« illégitimité » au moyen d’allusions, d’aperçus et de regards plus vastes, j’en suis venue à écrire un essai personnel, « Vespers », le dernier de Fields of Play (Richardson, 1997). Avec « Vespers », j’ai situé ma vie universitaire dans des expériences et des souvenirs d’enfance, j’ai approfondi ma connaissance de moi-même, et le texte a trouvé un écho chez d’autres personnes issues du milieu universitaire. « Vespers » a également produit sa propre réfraction : il m’a donné le désir, la force et une connaissance de moi-même suffisante pour me permettre d’entreprendre la mise en récit d’autres souvenirs et expériences ; il m’a donné une agentivité renouvelée et m’a permis de me reconstruire, pour le meilleur et pour le pire.

47Les récits d’écriture et les récits personnels deviennent sans cesse davantage la façon par laquelle je fais sens du monde, par laquelle les expériences biographiques qui sont les miennes s’insèrent dans un contexte sociohistorique plus large. En utilisant l’écriture comme méthode de découverte, conjointement à ma relecture féministe de la pensée deleuzienne, je suis passée de « Comment écrire dans le contexte de la crise de la représentation ? », ma première question d’écriture, à « Comment documenter le devenir ? ».

48Comme les flèches de Zénon, je n’atteindrai jamais une destination (une destinée ?). Contrairement à Zénon, toutefois, plutôt que de me concentrer sur l’arrivée d’un parcours qui n’a pas de fin, je porte mon attention sur les manières dont les flèches sont construites, sur leur position dans le carquois et sur la position — décalage et repositionnement — du carquois dans le monde. Je conçois les promesses des idéologies progressistes et des expériences personnelles comme des ruines à excaver, comme des plis à déplier, comme des chemins traversant le miasme universitaire. Je suis convaincue que, dans le récit (ou les récits) du devenir, nous avons de bonnes chances de déconstruire l’idéologie universitaire sous-jacente — celle qui prétend qu’être quelque chose (par exemple, une professeure qui a du succès, un théoricien ingénieux, un maître académicien, une féministe covergirl) vaut mieux que de devenir. Pour moi, à présent, découvrir les imbrications complexes entre classe, race, genre, éducation, religion et autres diversités, lesquelles ont façonné la sociologue que je suis devenue, est une façon pratique de détourner les mondes (universitaire et autres) dans lesquels je vis. Aucun de nous ne sait qu’elle sera son ultime destination, mais nous toutes et tous pouvons reconnaître les facteurs qui auront une influence déterminante sur nos vies, facteurs que nous pouvons choisir d’affronter, d’embrasser ou d’ignorer.

49Je ne sais pas comment les autres documenteront leur devenir, mais j’ai choisi des structures qui s’accordent à mon caractère, à mes orientations théoriques et à ma vie d’autrice. Je « grandis » en réfractant ma vie à travers des lentilles sociologiques, m’associant pleinement à la « sociologie » de C. Wright Mills, au croisement du biographique et de l’historique. Je découvre que mes préoccupations de justice sociale, informée par l’appartenance ethnique, la classe, le genre et l’ethnicité, prennent leur origine dans des expériences d’enfance. Ces expériences ont consolidé mes écrits à venir. Comment puis-je donner de la portée à mon écriture ? Comment puis-je écrire de façon à accélérer le développement d’un projet démocratique de justice sociale ?

50Je n’ai pas de réponses accrocheuses et simples à ces questions. Je sais que lorsque je me plonge dans mon écriture, tant ma compassion envers les autres que mes actions pour les soutenir gagnent en force. Mon écriture me porte vers un espace indépendant où je perçois avec plus de clarté les interrelations entre et parmi les personnes dans le monde. Peut-être que d’autres autrices et auteurs vivent des expériences similaires. Peut-être que réfléchir profondément et écrire sur la vie d’autrui nous a menés, ou nous mènera, à poser des gestes qui permettront de réduire les iniquités entre les personnes ainsi que la violence.

Partie 2 : l’écriture comme méthode de recherche nomade (Elizabeth Adams St. Pierre)

  • 10 NDT. Pour les expressions et les citations provenant d’ouvrages traduits du français vers l’anglais (...)

51Il n’est pas innocent que mon écriture sur l’écriture comme méthode de recherche dans ce texte double apparaisse après celle de Laurel Richardson : il s’agit d’une trajectoire, d’une « ligne de fuite10 » (Deleuze et Parnet, 1977, p. 125), qui découle du travail de Richardson. Je me propose ici d’effectuer une cartographie de ce qui peut arriver lorsque l’on prend au sérieux son invitation à penser l’écriture en tant que méthode de recherche qualitative. J’ai lu une toute première ébauche du chapitre intitulé « Writing: A method of discovery » en 1992, dans un cours de sociologie : Richardson y enseignait la recherche et l’écriture postmodernes. Des années auparavant, j’avais pour ma part été formée, dans le cadre d’une majeure en anglais, à envisager l’écriture comme le traçage de la pensée déjà pensée, comme le reflet transparent du connu et du réel — l’écriture comme représentation, comme répétition. J’adopte encore cette approche pour certains publics et à certaines fins, mais, désormais, j’emploie principalement l’écriture pour ébranler le connu et le réel — l’écriture comme simulation (Baudrillard, 1988/1981), comme « répétition subversive » [subversive repetition] (Butler, 1990, p. 32).

52Pensant ensemble Richardson et Deleuze, j’ai nommé mon travail dans le milieu universitaire « recherche nomade » (St. Pierre, 1997a, 1997c) [nomadic inquiry]. Une grande partie de ce travail s’accomplit dans l’écriture. Pour moi, l’écriture, c’est la pensée ; l’écriture, c’est l’analyse, ce qui en fait une méthode de découverte à la fois complexe et séduisante. Nombre de chercheuses et chercheurs en sciences humaines le savent depuis longtemps, mais c’est Richardson qui a introduit cette conception dans la recherche qualitative en sciences sociales. De fait, elle a contribué à déconstruire la méthode : plaçant ce concept ordinaire de la recherche qualitative sous rature (Spivak, 1974, p. xiv), elle l’a ouvert à différents sens.

53Le concept doit certainement être troublé. Il y a deux décennies, Barthes écrivait ceci : « la Méthode devient une Loi », mais la « volonté de méthode [est] finalement stérile : tout est passé dans la méthode ; il ne reste rien à l’écriture » (1984, p. 392). Il faut donc, disait-il, « à un certain moment se retourner contre la méthode, ou du moins la traiter sans privilège fondateur, comme l’une des voix du pluriel » (ibid., p. 393). En d’autres termes, nous devons interroger les limites que nous avons imposées au concept de méthode, sans quoi nous limiterons ses potentialités dans la production du savoir.

  • 11 Citation originale : « resources of the old language, the language we already possess and which pos (...)

54Il s’agit là de l’une des leçons du postmodernisme : les fondements sont contingents (Butler, 1992). En effet, tous les concepts qui définissent la recherche qualitative interprétative traditionnelle, y compris la méthode, sont contingents. Les postmodernes en ont d’ailleurs déconstruit plusieurs, dont les données (St. Pierre, 1997b), la validité (Lather, 1993 ; Scheurich, 1993), l’interview (Scheurich, 1995), le terrain (St. Pierre, 1997c), l’expérience (Scott, 1991), la voix (Finke, 1993 ; Jackson, 2003 ; Lather, 2000), la réflexivité (Pillow, 2003), le récit (Nespor et Barylske, 1991) et même l’ethnographie (Britzman,1995 ; Visweswaran, 1994). Cela ne signifie pas que les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes rejettent ces concepts en particulier ni d’autres concepts qui ont été définis de façon spécifique par le paradigme interprétativiste. Ils observent plutôt leurs effets sur les personnes et sur la production du savoir, au cours de décennies de recherche, et ils les réinscrivent de différentes manières qui, bien sûr, doivent elles aussi être interrogées. Les chercheuses et chercheurs postmodernes ne rejettent pas non plus nécessairement les mots en eux-mêmes ; ils continuent d’utiliser, par exemple, les mots méthode et données. Comme le soulignait Spivak, nous devons travailler avec les « ressources du langage, c’est-à-dire le langage que nous possédons déjà et qui nous possède. Inventer un nouveau mot, c’est courir le risque d’oublier le problème ou de croire qu’il est résolu11 » (op. cit., p. xv). Nous utilisons donc de vieux concepts, mais nous leur demandons d’effectuer un travail différent. Il est intéressant de noter que c’est précisément l’incapacité du langage à fermer le sens du concept qui incite les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes à critiquer la cohérence présumée de la structure de la recherche qualitative interprétative traditionnelle. Pour certaines et certains d’entre nous, la reconnaissance que cette structure est (et a toujours été) contingente est, certainement, une bonne nouvelle.

Langage et sens

  • 12 Citation originale : « word and thing or thought never in fact become one ».

55Richardson s’intéresse au travail du langage dans la première partie de ce texte. En ce qui me concerne, je décris ici plus en détail la relation ténue entre langage et sens afin de poser les assises de la discussion que je propose ensuite concernant la postinterprétation dans un monde postinterprétatif. Nous savons qu’un vaste travail de déconstruction a été réalisé dans les sciences sociales depuis le « tournant linguistique » (Rorty, 1964), le « tournant postmoderne » (Hassan, 1987), la « crise de la légitimation » (Habermas, 1975/1973) et la « crise de la représentation » (Marcus et Fischer, 1986), chacun reposant sur une « conscience d’un langage qui ne s’oublie pas lui-même » (Barthes, op. cit., p. 393) ou, comme le souligne Trinh, une conscience qui comprend le « langage comme langage » (1989, p. 17). Il y a déjà plus de 40 ans, Foucault écrivait que « le langage n’est pas ce qu’il est parce qu’il a un sens » (1966, p. 36), alors que Derrida théorisait la différance, montrant ainsi que le sens ne peut être fixé dans le langage, qu’il est constamment différé. Comme l’expliquait Spivak, « un mot et une chose, ou une pensée, ne deviennent jamais un dans les faits12 » (op. cit., p. xvi) ; par conséquent, le langage ne peut être employé en tant que médium transparent qui reflète, « représente » et contient le monde.

  • 13 Citation originale : « the interpretive sciences [that] proceed from the assumption that there is a (...)
  • 14 Citation originale : « the thing itself always escapes ».

56L’idée selon laquelle le sens n’est pas une « propriété transportable » [portable property] (ibid., p. 1vii), c’est-à-dire que le langage ne peut simplement transporter le sens d’une personne à l’autre, ébranle la proposition de Husserl pour qui il existerait un niveau de sens prélinguistique (un sens pur, un pur signifié), sens que le langage pourrait exprimer. En cela, les démarches postmodernes diffèrent « des sciences interprétatives, qui procèdent de l’hypothèse selon laquelle il existe une vérité profonde, à la fois connue et cachée, le travail de l’interprétation consistant à apporter cette vérité au discours13 » (Dreyfus et Rabinow, 1982, p. 180). Elles ébranlent aussi la croyance en l’idée que la communication rationnelle et exempte d’interférence (Habermas, 1984/1981, 1987/1981) — sorte de dialogue transparent pouvant mener au consensus — est possible, même souhaitable, alors que le consensus gomme souvent la différence. En outre, la déclaration de Derrida (tel que le cite Spivak) qui affirme que « la chose elle-même s’échappe toujours14 » (op. cit., p. 1xix) jette un doute radical sur (et certains pourraient même dire qu’elle « rend impertinente ») l’hypothèse herméneutique selon laquelle nous pouvons, dans les faits, répondre à la question ontologique « Qu’est-ce que… ? », question qui fonde de nombreux travaux d’interprétation.

  • 15 Citation originale : « brut fact or simple reality ».
  • 16 Citation originale : « human inabity to tolerate undescribed chaos ».
  • 17 Citation originale : « condemned to meaning ».
  • 18 Citation originale tirée de la préface de Gayatri Chakravorty Spivak dans Of grammatology (1974) : (...)

57Les postmodernes, après le tournant linguistique, ont soutenu que l’interprétation n’est pas la découverte du sens, mais plutôt l’« introduction du sens » [introduction of meaning] (Spivak, op. cit., p. xxiii) dans le monde. S’il en est ainsi, nous ne pouvons plus appréhender les mots comme s’ils étaient profondément et essentiellement signifiants ni considérer comme « faits bruts ou simples réalités15 » (Scott, 1991, p. 26) les expériences qu’ils tentent de représenter. Dans ce cas, l’interprétant doit assumer le fardeau de la fabrication du sens, qui n’est plus une activité d’expression neutre relayant simplement le mot au monde. Foucault écrivait par ailleurs que « l’interprétation n’éclaire pas une matière à interpréter, qui s’offrirait à elle passivement ; elle ne peut que s’emparer, et violemment, d’une interprétation déjà là, qu’elle doit renverser, retourner, fracasser à coups de marteau » (1994/1967, p. 571). Cependant, malgré les dangers de la rage herméneutique pour la découverte du sens, nous interprétons sans cesse, peut-être en raison de notre « incapacité humaine à tolérer le chaos16 » (Spivak, op. cit., p. xxiii). À cet égard, Foucault (tel que le citent Dreyfus et Rabinow) disait que nous sommes « condamnés au sens17 » (op. cit., p. 88). Mais Derrida proposait une autre vision du sens : il affirmait que « se risquer à ne-rien-vouloir-dire, c’est entrer dans le jeu, et d’abord dans le jeu de la différance qui fait qu’aucun mot, aucun concept, aucun énoncé majeur ne [vient] résumer et commander […] [les] différences » (1972, p. 23-24). Il appelait ce travail de déconstruction l’écriture sous rature : il s’agit d’« abandonner chaque concept au moment même où j’ai besoin de l’utiliser18 » (1967, p. xviii). Pour la recherche qualitative, le fait d’imaginer l’écriture comme un abandon de sens, même si le sens prolifère, plutôt que comme une recherche et un confinement du sens, comporte des implications à la fois convaincantes et profondes.

  • 19 Citation originale : « How do meanings change? How have some meanings emerged as normative and othe (...)
  • 20  Citation originale : « How does discourse function? Where is it to be found? How does it get produ (...)

58De toute évidence, les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes ne peuvent plus considérer la recherche simplement comme un travail d’interprétation du sens permettant de concevoir, de comprendre et d’élucider dans son entièreté un phénomène. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, cela ne signifie pas qu’ils rejettent le sens, mais plutôt qu’ils remettent le sens à sa place. Ils se détournent de questions telles que « Qu’est-ce que ceci ou cela signifie ? » pour se concentrer sur des questions comme celles posées par Scott : « Comment les sens changent-ils ? Comment certains sens se sont-ils avérés normatifs, alors que d’autres ont été éclipsés ou sont disparus ? Qu’est-ce que ces processus révèlent sur la façon dont le pouvoir est constitué et fonctionne ?19 » (1988, p. 35). Bové offre des questions supplémentaires, et je suggère que nous puissions substituer n’importe quel objet de savoir (le mariage, la subjectivité, l’appartenance ethnique, par exemple) au mot discours dans ce qui suit : « Comment fonctionne le discours ? Où se trouve-t-il ? Comment est-il produit et régulé ? Quels sont ses effets sociaux ? Comment existe-t-il ?20 » (1990, p. 54).

  • 21 Dans le texte, citation tirée de Racevskis (1987).
  • 22 Citation originale : « producing different knowledge and producing knowledge differently ».

59Puisque Richardson et moi aimons particulièrement écrire, nous nous sommes posé toutes ces questions sur l’écriture, et nous en avons posé une autre, que nous estimons provocante : qu’est-ce que l’écriture peut faire d’autre que signifier ? Deleuze et Guattari nous orientent lorsqu’ils affirment qu’« écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir » (1980, p. 11). En ce sens, l’écriture devient un « terrain de jeu » (Richardson, 1997) dans lequel nous pouvons desserrer l’emprise du sens reçu, qui limite notre travail et nos vies, et étudier « dans quelle mesure l’exercice de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu’elle pense silencieusement pour lui permettre de penser autrement21 » (Foucault, 1984a, p. 15). Le tournant linguistique et la critique postmoderne de l’interprétativisme ouvrent le concept d’écriture et nous permettent de l’utiliser comme méthode de recherche, une condition de possibilité permettant de « produire des connaissances différentes et de produire des connaissances différemment22 » (St. Pierre, 1997b, p. 175).

Écrire sous rature : une politique et une éthique de la difficulté

60Alors, quel pourrait être le travail de l’écriture en tant que méthode dans la recherche qualitative postmoderne ? À quoi pourrait ressembler l’écriture sous rature, et comment, à son tour, une telle écriture pourrait-elle réécrire la recherche elle-même ? Mes propres expériences à cet égard ont émergé d’un projet de recherche qualitative postmoderne à long terme, qui reposait sur des entretiens avec 36 femmes blanches âgées du Sud, habitant dans ma ville natale, et sur une ethnographie de la petite communauté rurale dans laquelle elles vivent (St. Pierre, 1995). Je tiens à rappeler que cette recherche n’était pas conçue pour accomplir un travail d’interprétation, c’est-à-dire pour répondre aux questions « Qui sont ces femmes ? » et « Que sont-elles ? ». Je n’ai jamais présumé que j’arriverais à connaître ou à comprendre ces femmes — à découvrir leur voix authentique et leur nature essentielle, puis à les représenter par une description riche et détaillée. Je me suis plutôt donné comme double tâche : (1) d’utiliser le postmodernisme pour étudier la subjectivité en mobilisant l’analyse éthique de Foucault (1984a, 1984b), le souci de soi, c’est-à-dire pour explorer les « arts de l’existence » ou les « pratiques de soi » que ces femmes ont utilisés au cours de leur longue vie dans la construction de leur subjectivité ; et (2) d’utiliser le postmodernisme pour interroger la méthodologie traditionnelle de recherche qualitative, laquelle est à mon sens généralement à la fois positiviste et interprétative.

61Aussi, puisque je me considère moi-même comme une écrivaine — merci à Richardson (il aura fallu une sociologue pour apprendre à écrire à une professeure d’anglais) —, j’ai choisi dès le départ d’utiliser l’écriture comme méthode de recherche dans ces deux sens, au moins : (1) je considérerais l’écriture comme une méthode de collecte de données au même titre que, par exemple, les entretiens et l’observation ; et (2) je considérerais l’écriture comme une méthode d’analyse des données au même titre que, par exemple, les activités traditionnelles — et que je considère comme structurelles (et positivistes) — d’induction analytique, de comparaison constante, de codage, de tri et de catégorisation des données, etc. Il semble clair, désormais, que la cohérence du concept de méthode, appréhendé dans une perspective positiviste et/ou interprétativiste, est rompue, le concept étant investi de ces sens multiples. En somme, les efforts pour maintenir son unité pourraient demeurer vains. (En effet, j’espère que d’autres suivront mon exemple et imagineront de nouvelles utilisations de l’écriture comme méthode de recherche.) Je souligne par ailleurs que les deux méthodes évoquées ci-dessus ne sont pas distinctes. Faire une telle distinction reviendrait à demeurer dans les limites de la structure de la recherche qualitative traditionnelle, qui sépare souvent la collecte des données de leur analyse. Néanmoins, je maintiens temporairement cette distinction par souci de clarté.

62Dans ma recherche, j’ai utilisé l’écriture comme méthode de collecte de données en rassemblant, c’est-à-dire en recueillant — dans l’écriture —, toutes sortes de données que je n’avais jamais vues dans les manuels d’interprétation qualitative, dont certaines que j’ai nommées données de rêve, données sensuelles, données émotionnelles, données d’interprétation située [response data] (St. Pierre, 1997b) et données de mémoire (St. Pierre, 1995). Ces données peuvent inclure, par exemple, un rêve agaçant à propos d’une entrevue insatisfaisante ; l’angle oblique du soleil du Sud vers lequel mon corps s’est tourné avec bonheur ; mon chagrin lorsque j’ai lu la notice nécrologique de l’une de mes participantes ; le commentaire troublant de ma mère qui me reprochait d’avoir fait une erreur ; et des « souvenirs du futur » très réels (Deleuze, 2004/1986, p. 114), d’une époque tristement privée de ces femmes et d’autres femmes de leur génération. Ces données ne figuraient ni dans mes transcriptions d’entretiens ni dans mes notes de terrain, là où les données sont censées se trouver : en effet, comment peut-on « textualiser » tout ce que l’on pense et ressent au cours d’une recherche ? Mais elles étaient toujours déjà dans mon esprit et dans mon corps, et elles sont apparues de manière à la fois inattendue et appropriée dans mes écrits — des données fugitives, passagères, excessives et hors catégorie. Ce que je veux dire, ici, c’est que ces données auraient pu m’échapper complètement si je n’avais pas écrit ; elles n’ont été recueillies qu’à travers l’écriture.

63J’ai utilisé l’écriture comme méthode d’analyse des données en ce sens que je l’ai utilisée pour penser ; j’ai écrit pour entrer dans des espaces particuliers, des espaces auxquels je n’aurais pu accéder si j’avais trié les données avec un programme informatique ou par induction analytique. Il s’agit d’un travail rhizomatique (Deleuze et Guattari, op. cit.) dans lequel j’ai établi des connexions accidentelles et fortuites que je ne pouvais ni prévoir ni contrôler. Ainsi, je n’ai pas limité l’analyse aux pratiques traditionnelles de codage des données, puis de tri en catégories que j’aurais ensuite regroupées en thèmes, lesquels seraient devenus des titres de section dans un plan qui aurait organisé et régi mon écriture avant même l’écriture. La réflexion s’est déployée dans l’écriture. À mesure que j’écrivais, je voyais apparaître et se succéder des mots sur l’écran de l’ordinateur — des idées, des théories — auxquels je n’avais pas pensé avant de les écrire. Il m’est arrivé d’écrire quelque chose de si formidable que j’en ai été surprise. Je doute qu’une telle pensée aurait pu émerger par la seule réflexion.

64Et c’est en abordant l’écriture de cette manière que l’on brise la distinction, dans la recherche qualitative traditionnelle, entre la collecte et l’analyse des données : c’est là un nouvel assaut contre la structure. Les deux se produisent simultanément. Au fur et à mesure que les données sont collectées dans l’écriture — lorsque la chercheuse pense à/écrit à propos de : l’idée de sa professeure de latin selon laquelle nous devrions nous épanouir dans l’adversité ; un châle en vison drapé élégamment sur des épaules droites et vieillissantes ; le goût sucré et salé de minuscules biscuits au jambon de pays ; toutes les autres choses de sa vie qui semblent sans rapport avec son projet de recherche, mais qui s’y libèrent totalement —, elle produit des transitions étranges et merveilleuses d’un mot à l’autre, d’une phrase à l’autre, de la pensée à l’impensé. La collecte et l’analyse des données sont indissociables lorsque l’écriture est une méthode de recherche. Et les concepts positivistes tels que les pistes de vérification et la saturation des données deviennent absurdes, et non pertinents, dans le cadre d’une recherche qualitative postmoderne où l’écriture est un terrain de jeu où tout peut arriver — et finit par arriver.

65Il y a beaucoup de questions auxquelles il faut réfléchir, alors que la recherche qualitative traditionnelle se défait — dans ce cas-ci, alors que l’écriture déconstruit le concept de méthode, faisant proliférer son sens et faisant dès lors s’effondrer la structure qui reposait sur son unité. Mais comment « écrire » après le tournant linguistique ? Les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes ont été courageux et inventifs à cet égard. Richardson a identifié et décrit cette écriture à la fois comme une « écriture expérimentale » (Richardson, 1994) et comme une « ethnographie CAP » (Richardson, 2000). Bien sûr, il n’y a pas de modèle pour ce travail, puisque chaque chercheuse, chaque chercheur et chaque recherche requièrent une écriture singulière. Je peux malgré tout raconter brièvement une petite histoire d’écriture à propos de mes propres aventures avec la postreprésentation.

66Comme je l’ai mentionné ci-dessus, dans ma recherche sur les femmes âgées de ma ville natale, j’ai entrepris d’étudier la subjectivité et la recherche qualitative au moyen d’analyses poststructuralistes. Ma tâche consistait à déconstruire la structure présumée unifiée de la femme autonome, consciente et cultivée, qui serait livrée à la lectrice ou au lecteur par une description riche et dense, de même que la structure présumée rationnelle et cohérente de la recherche qualitative traditionnelle, qui garantirait une connaissance véritable des femmes. N’ayant jamais lu de manuel qualitatif postmoderne, j’ai d’abord essayé de faire entrer de force — sans succès — la méthodologie postmoderne dans la grille de la recherche qualitative interprétative/positiviste. Lorsque l’inadéquation est devenue apparente, puis absurde, j’ai commencé à déconstruire cette structure pour faire de la place à la différence.

  • 23 NDT. Il est ici question d’une réplique du thriller américain The Marathon Man dans lequel Laurence (...)
  • 24 Citation originale : « old promise of representation ».

67Au même moment, j’ai commencé à ressentir une réticence littéraire à l’idée de « décrire » ou de représenter mes participantes et d’encourager ainsi une certaine forme d’identification sentimentale. Après tout, c’était la subjectivité, et non les femmes elles-mêmes, qui constituait l’objet de ma recherche. Je suis devenue méfiante envers l’hypothèse « pas-si-innocente » de l’interprétativisme selon laquelle les femmes devaient être forées et exploitées pour le savoir (« Qui sont-elles ? Qu’est-ce que cela signifie ? ») et, par là, représentées. Cela ne semblait pas être le type de relation éthique que ces femmes, qui m’avaient enseigné comment être une femme, exigeaient de moi. Je me souviens ici d’un commentaire d’Anthony Lane, critique de films pour le New Yorker, qui disait qu’au lieu de se demander si le film de David Lynch Mulholland Drive a un sens (« Qu’est-ce que cela signifie ? »), les spectatrices et spectateurs devraient se demander ce que Laurence Olivier a un jour demandé à Dustin Hoffman : « Est-ce sans risque ? »23 (Lane, 2001). Dans la recherche interprétative, nous postulons que la représentation est possible, même si elle est risquée. Nous nous y risquons donc, formulant néanmoins de nombreux avertissements anxieux. Dans la recherche postmoderne, nous pensons que la représentation n’est pas possible et que toute démarche en ce sens est risquée. C’est pourquoi nous déplaçons donc entièrement l’attention ; en ce qui me concerne, je la déplace des femmes vers la subjectivité. Nous nous méfions de plus en plus de la « vieille promesse de la représentation24 » (Britzman, op. cit., p. 234) et, avec Pillow (op. cit.), nous remettons en question une science dont le but est la représentation.

  • 25 Citation originale : « runs to meet the reader ».

68Dans mon propre travail, j’ai développé une certaine incompétence et une sous-performance d’écrivaine : je suis incapable d’écrire un texte qui « se précipite à la rencontre [de la lectrice et] du lecteur25 » (Sommer, 1994, p. 530), un texte réconfortant (Lather et Smithies, 1997) qui satisfait à la prétention interprétative de connaître les femmes. Plutôt que d’être pour moi une « impasse épistémologique » (Sommer, ibid., p. 532) (les femmes comme objets que l’on pourrait connaître), les femmes sont une ligne de fuite qui m’amène ailleurs (les femmes comme provocatrices). Il ne s’agit pas de nier l’importance de ces femmes ni de prétendre qu’elles ne figurent pas dans mes textes, puisqu’elles sont partout. Mais je fais un geste vers elles de manière oblique dans mes écrits en relatant, par exemple, l’une de nos conversations malaisantes qui s’est transformée en une confusion splendide et productive sur la subjectivité ou en racontant comment elles ont insisté pour que je me questionne sur ce qu’elles envisagent comme un paradoxe de la méthodologie. Et quand une personne me demande de lui raconter une histoire sur ces femmes, je lui en raconte une captivante, et si elle m’en demande une autre, je lui dis : « Va rencontrer tes propres femmes âgées et parle avec elles. Elles ont des histoires à raconter, et ces histoires changeront ta vie ».

69Néanmoins, j’aspire à écrire sur ces femmes plus âgées qui meurent, meurent et meurent… et je le ferai un jour, malgré mes craintes, mais seulement après avoir affronté cette question postreprésentationnelle : qu’est-ce que l’écriture peut faire d’autre que signifier ? Cette écriture impliquera une politique et une éthique de la difficulté qui, d’une part, ne peuvent être accomplies que si j’écris, mais qui, d’autre part, ne peuvent être accomplies sur la base de tout ce que je sais déjà sur l’écriture. Il n’y a pas de règle pour l’écriture postreprésentationnelle ; il n’existe aucune autorité vers laquelle se tourner pour obtenir du réconfort.

  • 26 Citation originale : « I do not know, but I do know that we cannot go back to where we were ».

70Qu’est-ce que le postmodernisme a fait à la recherche qualitative ? Je suis d’accord avec la réponse de Richardson à cette question : « Je ne sais pas, mais je sais que nous ne pouvons pas retourner là où nous étions26 » (1994, p. 524). Ou, comme l’ont dit Deleuze et Parnet, peut-être comprendrons-nous que « rien n’a changé, et pourtant tout a changé » (op. cit., p. 154). Je reviens aux critères que Richardson a établis pour évaluer des textes ethnographiques postmodernes. L’écriture que j’évoque ici — l’écriture sous rature — apporte-t-elle une contribution substantielle ; a-t-elle une valeur esthétique ; démontre-t-elle une réflexivité ; quelle portée a-t-elle ; peut-elle refléter l’expérience vécue ? Je crois que c’est possible. Mais plus important encore, l’écriture comme méthode de recherche nous porte « à travers nos seuils, vers une destination inconnue, pas prévisible, pas préexistante » (Deleuze et Parnet, ibid., p. 152), peut-être même vers la promesse spectaculaire de ce que Derrida appelait la « démocratie à venir » (1993, p. 143), une promesse que ceux qui travaillent pour la justice sociale ne peuvent ignorer. Je pense souvent à cette démocratie, puisqu’elle offre la possibilité d’établir des relations différentes — des relations plus généreuses que celles que je connais, des relations fertiles dans lesquelles les gens s’épanouissent.

  • 27 NDT. Considérant que les versions anglaise et française de l’ouvrage ne correspondent pas, nous avo (...)
  • 28 NDT. Considérant que les versions anglaise et française de l’ouvrage ne correspondent pas, nous avo (...)

71Le paradoxe, cependant, est que cette démocratie ne se « présentera jamais sous la forme d’une pleine présence27 » (Derrida, 1993, p. 65), mais qu’elle exige que nous nous préparions à son arrivée. Derrida affirmait qu’elle repose sur l’idée qu’il faut offrir « l’hospitalité absolue » à une « altérité qui ne peut être anticipée28 » (ibid., p. 65) et à laquelle nous ne demandons rien en retour. Ainsi, la mise en place de la déconstruction dans la démocratie à venir est ancrée dans nos relations avec l’autre. En recherche qualitative postmoderne, les possibilités de rencontres justes et éthiques avec l’altérité se produisent non seulement dans le champ de l’activité humaine, mais aussi dans le champ du texte, dans notre écriture. Dans ces espaces qui se chevauchent, nous nous préparons à une démocratie qui n’a pas de modèle, à une justice postjuridique qui est toujours contingente, qui dépend toujours de l’affaire en cours et qui doit être effacée dès lors qu’elle est produite. Se complaire dans l’idée d’une justice et d’une vérité transcendantales, d’un sens profond qui, pensons-nous, nous sauvera, relève peut-être d’un manque de courage, celui dont nous avons besoin pour penser et vivre au-delà de nos fictions nécessaires.

  • 29 Citation originale : « what happens when we cannot apply the rules ».
  • 30 Citation originale : « that is not the moment of security or of cognitive certainty. Quite the cont (...)
  • 31 Citation originale : « no grounds, no alibis, no elsewhere to which we might refer the instance of (...)

72L’éthique sous la déconstruction est donc sans fondement ; elle est « ce qui se passe quand nous ne pouvons pas appliquer les règles29 » (Keenan, 1997, p. 1). Cette éthique de la difficulté s’articule autour d’une responsabilité complexe envers l’autre, « qui n’est pas un moment de sécurité ni de certitude cognitive. Bien au contraire : la seule responsabilité digne de ce nom procède du retrait des règles ou des connaissances sur lesquelles nous aimerions compter pour prendre nos décisions à notre place30 » (ibid.). L’événement éthique se produit lorsque nous n’avons plus « aucun motif, aucun alibi, aucun ailleurs auquel nous pourrions renvoyer l’instance de nos décisions31 » (ibid.). En ce sens, nous serons toujours non préparés à être « éthiques ». Plus encore, la suppression des fondements et du sens originel, qui n’étaient déjà que des fictions, laisse simplement tout tel quel, c’est-à-dire sans ces marqueurs de certitude sur lesquels nous comptions pour demeurer intacts face à notre responsabilité textuelle. Dès lors, comment continuer ? Comment poursuivre notre travail et notre vie ?

73Deleuze soutenait que les événements de notre vie — et dans cet essai, je pense précisément à toutes ces relations à l’autre que permet la recherche qualitative — nous encouragent à être leur égal en nous incitant nous-mêmes à exceller, à être le plus parfait possible. « Ou bien la morale n’a aucun sens, ou bien c’est cela qu’elle veut dire, elle n’a rien d’autre à dire : ne pas être indigne de ce qui nous arrive » (1969, p. 174). L’événement nous appelle donc à être dignes à l’instant même de la décision, quand ce qui arrive est tout ce qui existe — alors que le sens arrivera toujours trop tard pour nous sauver. Au bord de l’abîme, nous marchons sans réserve vers l’autre. C’est la déconstruction à son meilleur et, je crois, la condition de la démocratie à venir de Derrida. Cette démocratie appelle une « croyance dans le monde » (Deleuze, 1990, p. 239) renouvelée qui, je l’espère, permettra des relations moins appauvries que celles que nous avons imaginées et vécues jusqu’ici. Comme je l’ai dit ci-dessus, la déconstruction s’accomplit déjà par le travail des chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes dans tous les domaines où ils travaillent.

74En ce qui me concerne, je lutte tous les jours pour demeurer digne des femmes âgées de ma ville natale, qui continuent à m’enseigner l’éthique. Vous avez peut-être l’impression que je n’écris pas à leur sujet dans cet essai, mais je vous assure qu’elles vous parlent dans chaque mot que vous lisez. Ruminer et écrire à propos de ce désir de les voir présentes dans ce texte et dans d’autres textes que je pourrai écrire, de ce désir de sens, accapare une grande partie de mon énergie. Mais je fais confiance à l’écriture et je sais qu’un matin, je me réveillerai et j’écrirai à propos de ces femmes d’une manière que je ne peux encore imaginer. J’espère que vous ferez de même, que vous utiliserez l’écriture comme une méthode de recherche pour entrer dans votre propre impossibilité, là où tout peut arriver — et où tout arrivera !

Partie 3 : pratiques d’écriture (Laurel Richardson)

  • 32 Citation originale : « Writing, the creative effort, should come first — at least for some part of (...)

Écrire, l’effort créatif, devrait primer — au moins pour certains pans de ton quotidien. C’est une merveilleuse bénédiction si tu y fais appel. Tu deviendras plus heureux, éclairé, vivant, passionné, joyeux, et plus généreux envers les autres. Même ta santé s’améliora. Les rhumes disparaîtront et toute autre affection de découragement et d’ennui32 (Ueland, 1987/1938).

75Dans ce qui suit, je propose quelques façons d’utiliser l’écriture comme méthode pour « connaître ». J’ai retenu des exercices qui ont été utiles aux étudiantes et étudiants parce qu’ils permettent de démystifier l’écriture, qu’ils nourrissent la voix de la chercheuse ou du chercheur et servent le processus de découverte de soi, du monde et des enjeux de justice sociale. J’aimerais aussi pouvoir affirmer avec certitude que ces exercices nous gardent en bonne santé.

Métaphore

76Les vieilles métaphores usées, bien que faciles et plaisantes à utiliser, deviennent avec le temps lourdes et indigestes. Plus rigide vous devenez, moins flexible vous êtes. Vos idées en viennent à être ignorées. Si votre écriture est clichée, vous n’irez pas « au-delà de votre imagination » (Aïe ! Le cliché qui pointe vers le cliché !) et vous lasserez les gens.

  1. Dans l’écriture scientifique traditionnelle en sciences sociales, la métaphore de la théorie est le « bâtiment » (par exemple, une structure, une fondation, une construction, une déconstruction, un cadre, une grandeur) (voir l’excellent livre de Lakoff et Johnson, 1980). Envisagez une autre métaphore, par exemple la « théorie comme tapisserie », la « théorie comme maladie », la « théorie comme récit » ou la « théorie comme action sociale ». Rédigez un paragraphe sur la « théorie » en utilisant votre métaphore. Faire appel à cette métaphore inusitée pour théoriser vous fait-il voir et sentir différemment ? Voulez-vous que votre théorie s’insère autrement dans le monde social ? Voulez-vous que votre théorie affecte le monde ?

  2. Prenez l’un de vos articles et soulignez les métaphores et les images utilisées. Qu’affirmez-vous au travers de ces métaphores que vous n’aviez pas réalisé affirmer ? Qu’êtes-vous en train de réinscrire ? Souhaitez-vous le faire ? Pouvez-vous trouver d’autres métaphores qui modifieraient votre façon de voir (percevoir) le matériel et votre rapport à ce matériel ? Vos métaphores composées font-elles état de votre propre confusion ou du fait que les sciences sociales font abstraction de certaines idées ? En quoi vos métaphores à la fois réinscrivent les iniquités sociales et leur résistent ?

Formats d’écriture

  1. Choisissez un article de périodique qui exemplifie les principales conventions d’écriture de votre discipline. Comment l’argumentaire est-il présenté ? Qui en est le public présumé ? Comment l’article reproduit-il une idéologie ? De quelle façon la personne positionne-t-elle son autorité par rapport au matériel ? Où se trouve l’autrice ou l’auteur ? Où vous trouvez-vous dans cet article ? Qui sont les sujets et les objets à l’étude ?

  2. Choisissez un écrit que vous avez rédigé dans le cadre d’un cours ou pour une publication et que vous jugez particulièrement réussi. De quelle façon avez-vous suivi les normes propres à votre discipline ? Aviez-vous conscience de le faire ? Quelles parties du texte a louangées la personne qui a évalué votre travail ? Avez-vous éludé certaines parties plus difficiles en étant vague, en utilisant un jargon, en faisant appel à une autorité, aux normes d’écriture scientifique et/ou en ayant recours à d’autres tactiques rhétoriques ? Quelles voix avez-vous exclues ? À qui s’adresse votre texte ?

77Où se situent les sujets dans votre travail ou votre article ? Et vous ? Comment vous sentez-vous par rapport à votre travail ou à votre article à présent ? Comment vous sentez-vous par rapport au processus de construction de cet écrit ?

Pratiques d’écriture créative et analytique

  1. Joignez-vous à un groupe d’écriture ou lancez-en un. Il pourrait s’agir d’un groupe de soutien à l’écriture, d’un groupe d’écriture créative, d’un groupe de poésie, d’un groupe de dissertations, d’un groupe de mémoires, quelque chose du genre (sur l’écriture de dissertations et d’articles, voir Becker, 1986 ; Fox, 1985 ; Richardson, 1990 ; Wolcott, 1990).

  2. Travaillez à un guide d’écriture créative (pour quelques excellents guides, voir Goldberg, 1986 ; Hills, 1987 ; Metzger, 1992 ; Ueland, op. cit.).

  3. Inscrivez-vous à un cours ou à un atelier d’écriture créative. Ces expériences sont bénéfiques tant pour des chercheuses et chercheurs qui débutent que pour celles et ceux qui ont de l’expérience.

  4. Voyez l’utilisation des cahiers de notes de terrain comme une occasion d’enrichir votre vocabulaire d’écriture, vos habitudes de raisonnement et votre capacité de porter attention à vos perceptions, et voyez-le comme un rempart contre l’implacable voix de la science. N’y a-t-il pas meilleur moyen que le processus de recherche pour développer le sens de soi — sa voix ?! Quel meilleur espace que vos cahiers de notes pour expérimenter différents points de vue — regarder le monde selon la perspective d’autrui ! Tenez un journal. Écrivez des récits d’écriture, c’est-à-dire des récits de recherche.

    • 33 « English classes » dans le texte.

    Écrivez une autobiographie d’écriture. Il s’agirait du récit de la façon dont vous avez appris à écrire, des dictats des cours de français33 (les phrases-thèmes, les grandes lignes, les essais de cinq paragraphes ?), des dictats de professeures et professeurs en sciences sociales, de comment et d’où vous écrivez à présent, de vos « besoins d’écriture » idiosyncrasiques, de vos sentiments par rapport à l’écriture et au processus d’écriture et/ou de votre résistance à l’écriture « impartiale ». (Il s’agit d’un exercice utilisé par Arthur Bochner.)

  5. Si vous souhaitez faire des expériences avec l’écriture évocatrice, une bonne façon de commencer est de transformer vos cahiers de notes en pièces de théâtre. Voyez quelles règles ethnographiques vous utilisez (par exemple, rester fidèle aux paroles des personnes participantes, à l’ordre des tours de parole et des événements) et quelles règles littéraires vous convoquez (par exemple, limiter le temps de parole des intervenantes et intervenants, laisser l’« intrigue » progresser, développer le personnage à travers les actions). Écrire des pièces de théâtre accentue les considérations éthiques. Si vous avez des doutes, voyez la différence entre une écriture « typique » d’un événement ethnographique et une écriture théâtrale de ce même événement, dans laquelle vous et vos hôtes tenez des rôles joués devant public. À qui appartiennent les mots exprimés ? Comment cette reconnaissance est-elle attribuée ? Que faire si des personnes n’aiment pas la façon dont elles sont personnifiées ? Des normes de courtoisie sont-elles violées ? Rédigez des essais à la fois avec une version orale et une version écrite de votre pièce.

  6. Faites l’expérience de l’écriture en transformant une entrevue en profondeur en une représentation poétique. Tentez d’utiliser les mots, les rythmes, les façons de parler, les respirations, les pauses, la syntaxe et la diction de la personne interviewée. Où vous situez-vous dans le poème ? Que savez-vous de la personne interviewée et de vous que vous ne connaissiez pas avant d’écrire ce poème ? Quels procédés poétiques avez-vous sacrifiés au nom de la science ?

  7. Écrivez un « texte stratifié » [layered-text] (voir Lather et Smithies, op. cit. ; Ronai, 1995). Le texte stratifié est une stratégie permettant de vous insérer dans le texte tout en insérant celui-ci dans les différentes littératures et traditions des sciences sociales. Voici une possibilité : d’abord, rédigez un court récit de soi à propos d’un événement particulièrement significatif pour vous ; prenez du recul et regardez le récit selon votre perspective disciplinaire ; ajoutez ensuite à votre récit (début, sections intermédiaires, fin, peu importe) des affirmations analytiques ou des références en utilisant une police de caractère différente, une mise en forme différente, en divisant la page ou en balisant le texte autrement. Les couches peuvent être multiples, avec plusieurs façons de souligner les niveaux théoriques, les théories, les intervenantes et intervenants, ainsi de suite. (Il s’agit d’un exercice utilisé par Carolyn Ellis.)

  8. Utilisez une autre stratégie d’écriture pour développer une nouvelle forme d’ethnographie destinée à des publications en sciences sociales. Produisez un texte « transparent » dans lequel la littérature, la théorie et les méthodes précédentes sont insérées de manière significative sur le plan textuel plutôt qu’organisées dans des sections distinctes (pour un très bon exemple, voir Bochner, 1997). Essayez le texte « sandwich », dans lequel les thèmes traditionnels des sciences sociales renvoient au « pain blanc » qui entoure la « garniture » (Ellis et Bochner, op. cit.), ou un « épilogue » expliquant le travail théorique et analytique du texte créatif (voir Eisner, cité dans Saks, 1996).

  9. Considérez le cadre d’un terrain. Considérez les différentes positions que vous occupez ou avez occupées dans cet espace, par exemple dans un magasin où vous seriez vendeuse ou vendeur, cliente ou client, gérante ou gérant, féministe, capitaliste, parent ou enfant. Écrivez d’abord à propos du cadre (ou à propos d’un événement se déroulant dans ce cadre) à partir de différentes postures. Qu’est-ce que ces différentes postures vous permettent de savoir ? Ensuite, laissez les points de vue dialoguer entre eux. Qu’est-ce que ces dialogues vous permettent de découvrir ? Que découvrez-vous à travers ces dialogues ? Qu’apprenez-vous concernant les iniquités sociales ?

  10. Écrivez vos « données » de trois manières différentes, par exemple un compte rendu narratif, une représentation poétique et un scénario de théâtre des lectrices/lecteurs. Que comprenez-vous de chacun des rendus que vous ne compreniez pas des autres ? Comment les différents rendus s’enrichissent-ils mutuellement ?

  11. Rédigez un récit de soi selon votre point de vue (par exemple, quelque chose qui s’est produit dans votre famille ou dans un séminaire). Puis, interrogez une autre participante ou un autre participant (par exemple, un membre de votre famille ou du séminaire) et faites-lui raconter sa version de l’événement. Imaginez-vous comme faisant partie de l’histoire de la participante ou du participant de la même manière qu’elle ou il fait partie de votre histoire. Comment réécrivez-vous votre récit selon le point de vue de cette personne ? (Cet exercice est utilisé par Ellis.)

  12. L’écriture collaborative nous permet de voir au-delà de notre conception naturaliste du style et de l’attitude. C’est un exercice que j’ai utilisé dans mon enseignement, mais il serait tout aussi à propos pour un groupe d’écriture. Chaque membre met d’abord en mots un événement de sa vie. Par exemple, ce pourrait être un récit féministe, un récit de réussite, un récit de quête, un récit culturel, un récit de socialisation professionnelle, un conte réaliste, un récit de confessions ou un récit de discriminations. Des copies des récits sont distribuées aux membres du groupe. Le groupe est ensuite divisé en plus petits groupes (je préfère des groupes de trois). Chaque petit groupe propose une nouvelle histoire, soit l’histoire collective de ses membres. La collaboration peut prendre diverses formes : drame, poésie, fiction, récit de soi, textes réalistes, etc. Les collaborations sont partagées avec l’ensemble du groupe. Enfin, chaque membre met sur papier ce qu’elle ou il a ressenti par rapport à la collaboration et à ce qui est advenu de son récit personnel — et de sa vie — durant ce processus.

  13. Prenez un pan de votre vie en dehors de ou précédant votre expérience dans le milieu de l’enseignement et de la recherche qui vous a particulièrement marqué. Utilisez cette résonance comme une métaphore à partir de laquelle travailler pour comprendre et présenter votre recherche. Les étudiantes et étudiants ont créé d’excellents rapports de recherche et se sont accrochés à des figures inattendues (par exemple, la chorégraphie, les principes de l’arrangement floral, la composition picturale, les diffusions sportives). Ces résonances cultivent une vie plus intégrée.

  14. Il existe différentes formes d’écriture pour différents publics et différentes occasions. Faites l’expérience d’écrire sur un même objet de recherche pour un lectorat universitaire, un lectorat de professionnelles et professionnels, pour la presse populaire, pour des législatrices et législateurs, pour le milieu de la recherche, ainsi de suite (Richardson, 1990). C’est un exercice fort pertinent pour les étudiantes et étudiants de cycles supérieurs qui pourraient vouloir faire partager de manière conviviale leurs résultats de recherche avec leurs collèges.

  15. Mettez en récit l’écriture (Richardson, 1997). Ces histoires renvoient à des comptes rendus réflexifs de ce qui vous a amené à écrire ce que vous avez écrit. Les récits d’écriture peuvent porter sur des règles disciplinaires, des événements départementaux, des réseaux d’amitié, des liens collégiaux, familiaux et/ou des expériences biographiques personnelles. Ces récits d’écriture permettent de situer votre travail dans divers contextes, rattachant cette tâche solitaire et en apparence séparée du reste aux aléas de votre vie et de votre personne. Mettre en récit ces histoires nous rappelle le processus constant de cocréation qui s’opère entre nous-même et les sciences sociales.

  • 34 Citation originale : « Willing is doing something you know already – here is no imaginative underst (...)

Être disposé à, c’est faire quelque chose que l’on connaît déjà — il n’existe aucune nouvelle compréhension imaginative dans cet acte. En ce moment, votre esprit devient affreusement stérile et désertique à force d’être aussi rapide, vif et efficace à réaliser une chose après l’autre, au point où vous ne prenez plus le temps de laisser vos idées survenir, se développer et rayonner doucement34 (Ueland, op. cit.).

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Notes

1 Ce texte est une traduction du chapitre « Writing: A Method of Inquiry » de Laurel Richardson et Elizabeth A. St. Pierre (2005), publié dans la 3e édition du SAGE Handbook of Qualitative Research, dirigé par Norman K. Denzin et Yvonna S. Lincoln aux éditions Sage Publications, p. 959-977.

2 NDT. Laurel RICHARDSON (1994), « Writing: A Method of Inquiry », dans Norman K. DENZIN et Yvonna S. LINCOLN (dir.), Handbook of Qualitative Research, Thousand Oaks, Sage Publications, p. 516-529.

3 Citation originale : « taste, aesthetics, ethics, humanity, and morality ».

4 NDT. Mot-valise formé des mots anglais fact et fiction, difficilement traduisible en français.

5 Citation originale : « There is no longer any such things as fiction or nonfiction, there is only narrative ».

6 NDT. L’expression originale en anglais est « CAP [creative analytical processes] ethnographies ». Nous avons préféré ne pas traduire l’acronyme CAP par PAC en raison de la connotation de l’acronyme en anglais. Laurel Richardson explique cette connotation dans la note 1 de la version originale du texte : l’acronyme CAP fait écho au « cap » du mot latin pour tête, soit caput. Parce que la tête est à la fois esprit et corps, son emploi métaphorique nous permet de décomposer la dualité esprit/corps. Les produits, bien que médiés à travers le corps, ne peuvent se manifester sans le travail de l’esprit. De plus, « cap », tant comme nom (produit) que comme verbe (traiter), renvoie à de multiples associations et significations communes et idiomatiques, certaines réfractant l’espièglerie du genre : un chapeau rond ou un chapeau spécial indiquant une occupation ou une association à un groupe particulier, le sommet d’un bâtiment ou la tête d’un champignon, une petite charge explosive, n’importe quel format de papier, mettre la touche finale à quelque chose, se trouver au-dessus de quelque chose, se surpasser ou se dépasser. Ensuite, il y a les autres mots qu’évoque la racine latine, tels que capillaire et capital(isme), qui contextualisent le travail et le rendent plus humble.

7 NDT. Le terme race, tel qu’il est utilisé par l’autrice dans le texte original, est appréhendé au sens sociologique, donc en tant que construction idéologique à partir de laquelle les individus et les groupes sont classifiés et hiérarchisés les uns par rapport aux autres, en fonction d’une différence. Nous tenons à remercier, pour son expertise, Khaoula Zoghlami, qui nous a fourni des références et qui nous a guidées dans l’écriture de cette note. Les lectrices et lecteurs qui souhaitent approfondir la réflexion sur la notion de race comme « catégorie d’analyse » peuvent consulter, entre autres : « Le retour de la race » d’Étienne Balibar (2007), publié dans la revue Mouvements ; Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de la nature de Colette Guillaumin (1992) ; Identités et cultures 2 : politiques des différences de Stuart Hall (2019) ; Race de Sarah Mazouz (2020) ; « “Race” et colonialité du pouvoir » d’Anibal Quijano (2007), publié dans la revue Mouvements.

8 En français dans le texte.

9 En français dans le texte.

10 NDT. Pour les expressions et les citations provenant d’ouvrages traduits du français vers l’anglais, nous renvoyons aux textes originaux en français. La bibliographie originale a été ajustée en conséquence.

11 Citation originale : « resources of the old language, the language we already possess and which possesses us. To make a new word is to run the risk of forgetting the problem or believing it solved ».

12 Citation originale : « word and thing or thought never in fact become one ».

13 Citation originale : « the interpretive sciences [that] proceed from the assumption that there is a deep truth which is both known and hidden. It is the job of interpretation to bring this truth to discourse ».

14 Citation originale : « the thing itself always escapes ».

15 Citation originale : « brut fact or simple reality ».

16 Citation originale : « human inabity to tolerate undescribed chaos ».

17 Citation originale : « condemned to meaning ».

18 Citation originale tirée de la préface de Gayatri Chakravorty Spivak dans Of grammatology (1974) : « letting go each concept at the very moment that I needed to use it ».

19 Citation originale : « How do meanings change? How have some meanings emerged as normative and others been eclipsed or disappeared? What do these processes reveal about how power is constituted and operates? »

20  Citation originale : « How does discourse function? Where is it to be found? How does it get produced and regulated? What are its social effects? How does it exist? »

21 Dans le texte, citation tirée de Racevskis (1987).

22 Citation originale : « producing different knowledge and producing knowledge differently ».

23 NDT. Il est ici question d’une réplique du thriller américain The Marathon Man dans lequel Laurence Olivier et Dustin Hoffman tiennent la vedette.

24 Citation originale : « old promise of representation ».

25 Citation originale : « runs to meet the reader ».

26 Citation originale : « I do not know, but I do know that we cannot go back to where we were ».

27 NDT. Considérant que les versions anglaise et française de l’ouvrage ne correspondent pas, nous avons traduit les citations. Citation originale : « present itself in the form of full presence ».

28 NDT. Considérant que les versions anglaise et française de l’ouvrage ne correspondent pas, nous avons traduit les citations. Citations originales : « hospitality without reserve » ; « alterity that cannot be anticipated ».

29 Citation originale : « what happens when we cannot apply the rules ».

30 Citation originale : « that is not the moment of security or of cognitive certainty. Quite the contrary: the only responsibility worthy of the name comes with the withdrawal of rules or the knowledge on which we might rely to make our decisions for us ».

31 Citation originale : « no grounds, no alibis, no elsewhere to which we might refer the instance of our decisions ».

32 Citation originale : « Writing, the creative effort, should come first — at least for some part of everyday of your life. It is a wonderful blessing if you will use it. You will become happier, more enlightened, alive, impassioned, light-hearted, and generous to everybody else. Even your health will improve. Colds will disappear and all the other ailments of discouragement and boredom ».

33 « English classes » dans le texte.

34 Citation originale : « Willing is doing something you know already – here is no imaginative understanding in it. And presently your soul gets frightfully sterile and dry because you are so quick, snappy, and efficient about doing one thing after another that you have no time for your own ideas to come in and develop and gently shine. »

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurel Richardson, Elizabeth Adams St. Pierre, Karelle Arsenault et Karine Bellerive, « Écrire »Communication [En ligne], vol. 39/1 | 2022, mis en ligne le 06 juillet 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/15395 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.15395

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Auteurs

Laurel Richardson

Laurel Richardson est professeure émérite, Département de sociologie, The Ohio State University. Courriel : richardson.9@osu.edu

Elizabeth Adams St. Pierre

Elizabeth Adams St. Pierre est professeure, Mary Frances Early College of Education, University of Georgia. Courriel : stpierre@uga.edu

Karelle Arsenault

Karelle Arsenault est docteure en sciences de la communication, Faculté de communication, Université du Québec à Montréal. Courriel : arsenault.karelle@uqam.ca

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Karine Bellerive

Karine Bellerive est chercheuse postdoctorale, École de travail social, Université du Québec à Montréal, et chargée de cours, Département de communication, Université de Sherbrooke. Courriel : Karine.Bellerive@USherbrooke.ca

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