1Pour cause de pandémie mondiale, ce livre m’est arrivé de façon décalée, peu avant le conflit déclenché par la Russie avec l’Ukraine à la fin du mois de février 2022. Cet écart dans la réception donne une portée particulière à plusieurs des pages du livre consacrées à la situation dans ce pays en 2014, certaines avec cartes. Le seul fait que dans les premières semaines de cette guerre une différence s’installe dans la manière de dénommer la capitale ukrainienne parmi les représentants de la presse occidentale les mieux établis — Kiev ou Kyiv comme lutte pour le toponyme légitime, selon une formule du sociolinguiste Henri Boyer repérée par l’auteur — participe d’un des enjeux heuristiques centraux soulevés par ce livre issu d’une habilitation à diriger des recherches. À savoir « que le territoire se différencie de l’espace en tant qu’il est, en premier lieu peut-être, de l’espace investi par le langage. Cela quand bien même l’affirmation identitaire dont est dépositaire le mot qui désigne le territoire peut refléter la dimension conflictuelle de l’acte de nommer » (p. 297, c’est l’auteur qui souligne).
2Le territoire, comme notion sinon comme concept, est malaisé à définir, pour lui-même mais aussi en raison des contextes sociopolitiques où il se trouve investi d’une tonalité particulière. Certaines disciplines scientifiques, avec au premier rang la géographie, peuvent également se trouver prises, au gré des époques, dans des routines d’usage situées vis-à-vis d’un terme qu’elles s’efforcent d’objectiver sans toujours y parvenir, en raison le plus souvent de la saisie par son biais d’une catégorie extérieure insuffisamment mise à distance (à l’instar en France de l’approche fonctionnaliste, à portée rationalisatrice, fortement dépendante de l’État et de sa logique d’aménagement, qui aura inspiré nombre de travaux, comme l’indique bien l’auteur en première moitié de propos). Ce processus d’unification sous-tendue par l’idée d’un territoire national s’est doublé d’une vision institutionnelle tant normative que stratégique à partir des premières lois de décentralisation, avec des préoccupations économistes et gestionnaires dès lors que les territoires — le pluriel devient de mise — se déclinent selon une logique de développement (durable au premier chef, mais aussi culturel ou encore « créatif »).
3Ce livre en deux grandes parties, à l’écriture fluide, est doté de près de 30 pages de références bibliographiques, dont plusieurs en langue anglaise permettant d’aller puiser bien au-delà de la tradition sociologique de Chicago première et deuxième périodes également passée en revue, par l’entremise de Robert Park et Ulf Hannerz en particulier, même si sous l’angle inédit de l’impensé de ces deux auteurs quant à l’espace (sans doute peut-on regretter l’absence dans cette version remaniée d’un texte de 2016 d’un ouvrage collectif du laboratoire lyonnais Elico qui y aurait à mon sens trouvé toute sa place puisque précisément intitulé Territoires. Enquête communicationnelle [Bonaccorsi et Cordonnier, 2018]). Ponctué de conclusions intermédiaires bienvenues, il est en outre agrémenté d’encadrés et de reproductions de pages de journaux de tous types (même si le « local » prédomine), véritables « îlots » dans la lecture, venant par exemple diversifier l’étude d’un objet antérieurement abordé par l’intéressé (le traitement de la ville de Roubaix, dans le nord de la France, par des dispositifs informationnels où se joue un véritable « travail territorial », expression notionnelle par ailleurs déjà utilisée dans un dossier de la revue Études de communication codirigé en 2011 [no 37] avec Jacques Noyer et revisitée ici, au gré des images et autres imaginaires) ou révéler l’enjeu d’une « redénomination départementale », mais encore pointer l’absence de Michel de Certeau dans certains travaux de géographie humaine, voire appréhender les « défis de la recherche transnationale et transculturelle » avec le sociologue anglais Kevin Robins.
4Bruno Raoul n’est pas le premier à interroger le territoire à l’aune de son champ disciplinaire. Pour ne prendre qu’un exemple contemporain, il suffit de se référer à l’historien médiéviste français Florian Mazel (2016) il y a quelques années, depuis un tout autre positionnement épistémologique :
Le mot est aujourd’hui galvaudé à force de manipulations et d’usages divers. Les administrations de l’État et les collectivités locales, les agences de communication et les services touristiques, les différentes disciplines savantes, de la sociologie à la géographie en passant par l’historiographie (le fameux « territoire de l’historien »), s’en sont emparés au point de le doter d’une polysémie peu propice a priori à en préserver l’intérêt heuristique dans le champ des sciences sociales (p. 21-22).
5Faute de s’en séparer comme certains chercheurs le préconisent pourtant, cet auteur en appelle donc à une définition « précise et sobre », qu’il puise dans une référence également présente dans le livre de Raoul, tout en ne manquant pas d’anticiper la critique d’étroitesse qu’un tel choix pourrait susciter :
Il n’y a de territoire que lorsqu’un pouvoir institutionnel entreprend de définir — c’est-à-dire de doter de limites tenues pour telles, même si les conditions matérielles peuvent les rendre en pratique approximatives — et d’organiser pour le maîtriser, notamment en le subdivisant et en le parcourant, l’espace où il entend exercer sa domination. Cette définition correspond à l’un des huit sens du terme territoire distingués récemment par le géographe Jacques Lévy [2003], sans doute l’un des sens qui nous est le plus familier.
6Raoul pourrait faire sienne la remarque initiale en ce que le troisième chapitre de la première partie de son livre est consacré à faire une critique des points aveugles propres aux marketing et management territoriaux, sur fond de métropolisation, tel celui de la déconnection de bien des productions communicationnelles « de proximité » d’avec les populations in situ pourtant premières concernées, sous prétexte de concurrence mondialisée entre grandes villes. Il ne manquerait sans doute pas non plus de conforter la prévention présente dans le propos liminaire de l’historien médiéviste. En effet, le socle définitionnel est dans la perspective de Raoul davantage élargi et sans cesse interrogé au gré des champs disciplinaires convoqués (des sciences de gestion à la sociologie), qu’il convient selon l’auteur de considérer avec « vigilance épistémologique » — un point de vue prégnant de la première partie du livre — dès lors que la notion de territoire se trouve de plus en plus découplée de sa signification anthropologique, culturelle et phénoménologique. Ce à quoi l’auteur se propose de remédier avec la communication au cœur dans la deuxième partie, intitulée « Appréhender le territoire dans son assise communicationnelle et son fondement discursif ». Plus encore, son approche emprunte à un parti pris présent tout au long des pages, à savoir que la spatialité, on l’a vu, n’est pas toujours véritablement appréhendée par les sciences humaines et sociales. Il ne s’agit cependant pas de lui associer un caractère « figé », mais de montrer combien tout imaginaire territorial n’éclot pas, pour ainsi dire, de manière « hors-sol », mais s’inscrit dans un cadre spatial délimité, même si parfois de façon floue. Au-delà, on sent combien la question est d’autant plus sensible pour Raoul qu’il existe entre sciences de l’information et de la communication et géographie — humaine, voire « humaniste » plus particulièrement — des passerelles à consolider encore (une position que je fais mienne également). Concernant les premières et parlant depuis elles, le présent livre entend donc s’emparer des « catégories » (les guillemets sont de l’auteur) au fondement du territoire — à savoir l’espace, la territorialité (et sa « puissance instituante »), la communauté et le lieu — au contact de dispositifs de médiat(isat)ion variés qui ne peuvent que gagner à être analysés depuis ces variantes d’une notion générique elle-même protéiforme et dont il revient à chaque type de recherche engagé d’en préciser les contours d’appréciation, sinon le périmètre d’application. En somme, « faire ressortir non pas seulement le rapport communication/territoire, mais aussi toute la dimension communicationnelle du territoire » (p. 186).