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Lectures

Bernard MIÈGE (2020), La numérisation en cours de la société. Points de repères et enjeux

Grenoble, Presses universitaires de Grenoble
Gilles Pronovost
Référence(s) :

Bernard MIÈGE (2020), La numérisation en cours de la société. Points de repères et enjeux, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble

Texte intégral

1L’entreprise est presque démesurée. L’auteur de La société conquise par la communication (2 tomes), auquel il a ajouté un troisième titre en 2007 qui aborde déjà la question du numérique et dans lequel il s’attachait à analyser l’emprise croissante des processus de communication dans la restructuration des sociétés contemporaines, puis de l’ouvrage La pensée communicationnelle, dans lequel il analysait cette fois les fondements épistémologiques des sciences de la communication, le voilà qu’il s’attache maintenant à dégager les grands enjeux du « numérique », dont il prend bien soin d’évacuer le discours purement techniciste sous-jacent et les dérives qu’il qualifie de « néomédiatiques » qui l’accompagnent.

2Évoquant à plusieurs reprises « toute la consistance d’un mythe contemporain » (p. 20), qu’est le « récit valorisant et rarement discuté » (p. 33) du numérique, Bernard Miège tente de dégager les ressorts de la fascination qu’il évoque, dont une littérature pseudoscientifique se fait le porte-parole (Rifkin est cité…). Au premier chapitre, il suggère divers paradigmes technicistes qui le sous-tendent.

3Rédigé régulièrement à la première personne pour bien marquer qu’il s’agit d’une réflexion personnelle dont on peut certes discuter les contours souvent rapidement dessinés, l’ouvrage adopte un ton résolument incisif, qui accompagne des réflexions et des analyses exigeantes pouvant nourrir même ceux qui le critiqueront. Proposant « une analyse reposant sur les méthodologies des sciences humaines et sociales […] [en se] gardant autant que possible des jugements prédictifs ou prospectifs » (p. 36), l’auteur débute par une discussion sur la notion d’innovation et de ses diverses configurations, tant techniques que sociales et culturelles, qu’il préfère au terme qu’il juge peu judicieux de « révolution ». Il rappelle au passage la polysémie du concept, sur le plan tant des significations que des dispositifs techniques et des filières industrielles qu’il recouvre. Il propose de dégager au moins deux « formes » principales de telles innovations en cours, soit l’intermédiation et la médiation. Dans le premier cas, le terme renvoie tout particulièrement aux diverses plateformes surtout de nature sociotechnique assurant le relais entre la diffusion et la consommation, dont les géants du Net sont la figure emblématique ; dans le second cas, il s’agit soit de médiations des actions « info-communicationnelles » (avec les dérives qu’elles entraînent, comme le cyberharcèlement ou les fausses nouvelles), soit de médiatisations organisées (par exemple les forums de discussion).

4Tout cela, bien entendu, ne va pas sans conséquences fondamentales, sans doute irréversibles (l’ouvrage n’emploie pas ce terme). Fidèle à sa discipline, Miège s’attache à deux enjeux essentiellement liés au « renouvellement en profondeur de l’information » (p. 71), à savoir le renouvellement du processus de production et de consommation de l’information (chapitre 4) ainsi que celui des transformations dans les pratiques culturelles et informationnelles (chapitre 5). Accroissement et traitement des données personnelles, enjeux des big data, opacité des algorithmes… Miège rappelle que toute réflexion sur ces enjeux doit s’appuyer sur des recherches empiriques, échapper aux raccourcis faciles et s’écarter des annonces de lendemains qui chantent (ou pas). Pour ce qui est des mutations des pratiques culturelles et informationnelles, après une discussion sur la notion de pratiques, largement débattue chez les chercheurs du domaine de la culture (et déjà quelque peu obsolète), l’auteur fait un bilan de quelques données crédibles mais parcellaires (notamment celles portant sur les réseaux sociaux), puis se fait fort de rappeler que les inégalités sociales et la « fracture numérique » ne sont nullement en train de se résorber ; « la connaissance sur les disparités et les inégalités sociales des usages des outils numériques […] doit clairement devenir une orientation affirmée des travaux de recherche », écrit-il (p. 103). Le chapitre sur ce thème se conclut en évoquant les travaux de Bernard Lahire, qui ont semblé le séduire, pour proposer que l’approche de « l’acteur pluriel » est pertinente pour décoder quelque peu la diversité des « logiques d’action » à l’œuvre dans l’appropriation des pratiques liées au numérique : individualisation, certes, mais aussi porosité des frontières entre la vie professionnelle et la vie privée, pratiques éducatives en mutation, formes nouvelles de mobilisation sociale, etc.

5Dans la ligne droite de ses travaux antérieurs, la conclusion qu’en dégage Miège (chapitre 6) souligne que les industries numériques « sont devenues le vecteur principal de l’emprise du capital à travers le monde […] avec la mansuétude des gouvernements et même l’assentiment obligé ou aveugle des peuples » (p. 107). Les Big Five (Amazon, Apple, Facebook, Google, Microsoft) sont passés au crible, et l’auteur rappelle que de nombreux États ont commencé à tenter d’en réguler les activités, y compris les pays émergents, notamment par diverses formes de censure (dont en Chine) ou d’autocensure. Bref, ces géants ne peuvent se résumer à leurs fonctions de diffusion, mais composent maintenant avec les pouvoirs politiques ainsi qu’avec les inquiétudes grandissantes quant aux conséquences de leur hégémonie, notamment sur les libertés publiques. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de lire un plaidoyer pour un renforcement des contrôles sociaux et politiques, déjà à l’œuvre dans de nombreux pays occidentaux.

6Six chapitres, six « regards » est-il ajouté, qui ont la prétention « d’envisager pour l’essentiel de ce qui est présentement au cœur de l’ancrage social du numérique » (p. 126). Certes pas pour tenter de qualifier par quelques qualificatifs faciles et réducteurs le type de société contemporaine qui émergerait de cette numérisation en cours (société de l’information, capitalisme communicationnel, etc.). Malgré tout, Miège termine son ouvrage en rappelant que l’une des caractéristiques marquantes d’un tel ancrage est bien l’instrumentalisation du social et un renforcement des contrôles sociaux.

7Comme à son habitude, Miège nous livre un ouvrage clair, mesuré, cherchant à s’attacher aux enjeux et tendances sur le temps long des changements sociaux et historiques en cours, vus sous l’angle du numérique. Il faut y ajouter le ton critique qui est le sien, nuancé, la perspective communicationnelle, assumée.

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Bibliographie

Bernard MIÈGE (1996 et 1997), La société conquise par la communication, 2 tomes, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble

Bernard MIÈGE (2013/2005), La pensée communicationnelle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Pronovost, « Bernard MIÈGE (2020), La numérisation en cours de la société. Points de repères et enjeux »Communication [En ligne], vol. 39/1 | 2022, mis en ligne le 06 juillet 2022, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/15000 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.15000

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Auteur

Gilles Pronovost

Gilles Pronovost est professeur émérite à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Courriel : gilles.pronovos@uqtr.ca

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