1Nous traiterons de l’actualité dans l’Angleterre au début du XVIIe siècle, période pendant laquelle les news furent une thématique aussi bien des premiers « journaux », les corantos, que des pièces de théâtre, notamment de celles qui se préoccupent des nouvellistes et du commerce des nouvelles. Il sera question de « nouvelles fabriquées », non pas de fake news. Aujourd’hui, la formule breaking news est devenue banale ; il y a quatre siècles, l’orthographe même du mot news paraissait encore floue.
- 1 Nous écrirons news et ses composites en anglais plutôt que « nouvelles », etc., sauf exception.
2Au tournant du XVIIe siècle, les corantos, gazettas et autres feuilles d’information imprimées apparurent en Europe. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, certes, les nouvelles manuscrites (news-letters) demeuraient plus nombreuses que les nouvelles imprimées ; on les tenait pour plus exactes et fiables et moins censurées que les nouvelles imprimées1.
3Nous proposons donc d’explorer les corantos de Londres des années 1620, emmenés par le dramaturge Ben Jonson qui satirisait l’appétit croissant pour des nouvelles bien curieusement fabriquées. Notre focale porte sur les nouvelles de l’étranger et leur provenance, notamment parce que la parution des corantos à Londres se produisit presque au même moment que les débuts de la guerre de Trente Ans (1618-1648).
- 2 Voir le travail remarquable des chercheurs européens réunis par Joad Raymond et Noah Moxham (2016).
4Le vocabulaire des news a pris forme vers la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe, en langue anglaise tout comme dans d’autres langues européennes, à l’exception de l’italien où le processus avait débuté plus tôt, avec les avvisi2. La langue anglaise disposait alors de plusieurs mots, anciens et nouveaux, pour désigner les news : mercuries, coranto(e)s, gazettes, tidings. Le mot news lui-même se propageait depuis les années 1560 et se conjuguait au singulier dès 1566.
- 3 Dont le texte est perdu.
5Vers 1600, news s’écrivait souvent newes. L’essai humoristique Newes From Any Whence (1614), de sir Thomas Overbury, homme très en vue de la cour du souverain Jacques Ier, emploie tantôt news, tantôt newes. Le meurtre de ce poète, lors d’un scandale où des rumeurs circulaient, laissant entendre que le roi fut impliqué, suscita une pièce du dramaturge John Ford, Sir Thomas Overbury’s Ghost, Containing the History of His Life and Untimely Death (1615)3. La presse naissante, balbutiante, ne pouvait en parler, tant étaient nombreux les contrôles empêchant de traiter de l’actualité « politique » du royaume. Les nouvelles irriguant le domaine public se multipliaient pourtant. À Oxford, Robert Burton (1621) écrivit :
- 4 Chaque jour, j’entends parler de nouvelles nouvelles, ainsi que des bruits ordinaires de guerre, pe (...)
I hear new news every day, and those ordinary rumours of war, plagues, firs, inundations, thefts, murders, massacres, meteors, comets, spectrums, prodigies, apparitions, of towns taken, cities besieged, in France, Germany, Turkey, Persia, Poland, &c….New books every day, pamphlets, currantoes, stories…4
6À Londres, le théâtre commercial, lui, débuta en 1576, lorsque James Burbage fit construire dans la banlieue de Shoreditch une salle destinée exclusivement au théâtre ; d’autres salles suivirent. On a estimé qu’entre les années 1560 et 1642, environ 2 500 personnes allèrent au théâtre une fois par semaine alors que la population londonienne aurait été de 200 000 à 350 000. Selon Stephen Wittek (2015), une culture commerciale des nouvelles se développa plus lentement, dès les années 1590, avec les pamphlets bon marché portant sur les catastrophes naturelles, les naissances étranges, les meurtres sensationnels. À en croire le registre de la Corporation des Libraires (Stationers), un quart des publications inscrites entre 1591 et 1610 traita de tels sujets.
7Des pièces de théâtre traitaient des sujets d’actualité. Thématique délicate à cette époque de la reine Élisabeth Ire (1558-1603) et de Jacques Ier (1603-1625), alors que la presse débutante ne pouvait traiter de sujets « politiques » du royaume. Jacques interdit de le faire, ne voulant pas que « le peuple » (the vulgar) en soit informé. Ainsi, lorsque les premières publications périodiques les corantos — initialement importées des Pays-Bas — se multipliaient à Londres, au tournant des années 1619-1620, elles ne traitaient que de l’actualité du continent européen, où commença la guerre de Trente Ans (1618-48).
- 5 ce n’est jamais bon d’apporter de mauvaises nouvelles (traduction de l’auteur)
- 6 Quelles nouvelles ?… Quelles nouvelles sur le Rialto ?… et Quelles nouvelles par les marchands (tra (...)
8Shakespeare, mort en 1616, évoqua souvent « les nouvelles » et « les messagers » dans ses pièces ; la thématique « ne tuez pas le messager », « ne le tenez pas responsable du message qu’il apporte », est au centre de l’acte II de la scène V d’Antoine et Cléopâtre (rédigée en 1606-08) : « it is never good to bring bad news5 ». Dans Le marchand de Venise (1596-97), « What news?... What news on the Rialto? » (acte I, scène ii) et « What news among the merchants » (11I, i)6 sont presque des refrains. Shakespeare décéda avant l’éclosion des corantos.
9Bien d’autres dramaturges en vue traitèrent de sujets d’actualité au début du XVIIe siècle, et l’un d’entre eux, Ben Jonson (1572-1637), évoqua plusieurs fois, sur le mode satirique, le commerce des nouvelles et ses nouvellistes, sujet qui nous intéresse plus spécifiquement ici. Rappelons d’abord que Shakespeare employa les drames contemporains de l’histoire anglaise susceptibles d’avoir des connotations modernes et que d’autres dramaturges de son époque en faisaient de même.
10La pièce satirique A Game at Chess (1624) de Thomas Middleton eut un succès considérable au théâtre Globe avant d’être interdite à la suite des protestations de l’ambassadeur d’Espagne, Gondomar, tant elle comportait des allusions évidentes aux rapports anglo-espagnols troubles et à l’échec des négociations pour un mariage entre Charles, le fils de Jacques Ier, et la fille du roi d’Espagne ; plusieurs personnages — royaux et autres — figurent de manière transparente dans la pièce, tel Gondomar sous la forme du « cavalier noir ».
11Dramaturge et pamphlétaire, Thomas Dekker rédigea un texte, The Wonderfull Yeare. Wherein Is Shewed the Picture of London, Lying Sicke of the Plague (1603), peu après la mort d’Élisabeth et le sacre de Jacques, et ce, dans une capitale décimée par la peste ; son texte comporte des éléments de reportage. Dekker eut des rapports complexes avec Jonson : tantôt ils collaboraient, tantôt ils se disputaient. Or, ce sont les textes de Jonson — pièces, masques et poèmes — qui nous ont intéressés pour leur traitement du commerce des nouvelles.
- 7 Ce que d’autres nomment jeu vous le désignez d’œuvre (traduction de l’auteur).
12Tenu pour le plus grand dramaturge de son époque après Shakespeare, rival qu’il admirait, Ben Jonson campe son intrigue dès 1606 dans Volpone, à Venise, considérée ensuite comme « la ville la plus importante pour la transmission des nouvelles au 16e siècle et venant jusqu’après Amsterdam au 17e s. » (Muggli, 1992, p. 324). Pour Jonson, de 1606 à 1626, railler les news et les news-writers était un thème récurrent : sa pièce The Staple of News (1626) en est le développement le plus abouti. Relevons également que Jonson s’avère un dramaturge soucieux de consigner ses textes sous forme de publications imprimées, ce qu’il fera pour son œuvre (1616) et pour celle de Shakespeare dont il soutiendra la publication (1623 ; édition folio). Si Jonson lui-même s’amuse de la nature transitoire des news, d’autres s’amusent de son sérieux en faisant publier ses textes : « what others call a play you call a worke7 ». À l’époque, en effet, on pourfend les prétentions de ceux qui érigent en livres les ballades et les pièces. William Bodley, qui donnera son nom à la principale bibliothèque de l’Université d’Oxford, ne souhaita pas que l’on conserve les textes de pièces, « choses éphémères ». Bien des corantos connurent un sort analogue.
13Afin de considérer ensemble les premiers corantos dans les années 1620 à Londres, les news-writers qui s’y réfèrent ainsi que The Staple of News qui les satirise, on procédera ainsi : rappeler les premiers titres des news à Londres et le milieu des newsmen, imprimeurs, éditeurs et libraires, pour ensuite prendre des news-items (une nouvelle individuelle) évoqués par des newsmen — dont Joseph Mead (1586 –1639) qui se qualifie de novellante et Thomas Gainsford (1566-1624) qui est le plus connu — et par Jonson.
- 8 De l’Université de Florence, et que je remercie pour nos échanges.
- 9 Dont une traduction française, Courant d’Italie et d’Allemagne, paraît en 1620.
- 10 Ils relèvent que même si des termes du lexique portent une empreinte anglaise, plusieurs autres tel (...)
14Grâce au chercheur Nicholas Brownlees8, qui a exploré les lettres d’information dans les archives d’État de Florence, il a été possible de comprendre comment une nouvelle concernant un incident survenu dans le port de Venise fut traduite et transcrite dans le Courante uyt Italien, Duytslandt, &c, hebdomadaire in-folio, considéré le premier coranto néerlandais, édité par Caspar van Hilten (1583-circa 1623) à Amsterdam, dès le 14 juin 16189. De là, un groupe de chercheurs (Arblaster et al.)10 estime que la nouvelle parvint à Londres et fut traduite et imprimée probablement par Nathaniel Butter, Nicholas Bourne ou Thomas Archer (Raymond et Moxham, 2016).
- 11 Les nouvelles depuis l’Italie ne sont pas encore arrivées (traduction de l’auteur).
15Amsterdam et Londres émergeaient après Strasbourg — ville libre du Saint-Empire germanique, protestante — et plusieurs villes allemandes, ainsi que Bâle en Suisse, comme centres où s’imprimaient les premiers périodiques-news. Et l’organisation des news-items rappelait celle des feuilles manuscrites italiennes, les avvisi. D’emblée, le brassage de personnes et des news marquait la presse périodique imprimée naissante, tout comme l’impératif commercial — les news, produits marchands — malgré des logiques de contrôle politique et religieux. Toutefois, ce qui passe pour le premier coranto à Londres — dû à Pieter van den Keere, un Hollandais qui s’y était établi — le 2 décembre 1620 affiche un titre-aveu bien honnête : « The new tydings out of Italie are not yet com11 ». Aujourd’hui, on tient ce titre pour le premier coranto de langue anglaise connu. Le chercheur David Randall estime que les quatre récits au contenu contradictoire qui y figurent, provenant de Cologne et concernant la bataille de la montagne Blanche, près de Prague, sont bien représentatifs des premiers corantos.
16Au départ, jusqu’en octobre 1621, ces corantos ne comportaient qu’une seule feuille ; puis, début 1622, primait le format, plus habituel, quarto des pamphlets. Aucune page n’excédait 15 x 18 centimètres, et la plupart de ces imprimés entre 1622 et 1624 comportait 24 pages, dont 22 de texte. Comme chaque page totalisait environ 250 mots, ces corantos avaient environ trois fois la longueur de ceux de 1620-1621, qui comportaient des pages d’environ 200 mots. Cette longueur supplémentaire avait une incidence sur le style des textes : initialement, les news-items en anglais étaient de simples traductions des textes dans d’autres langues.
- 12 traduits honnêtement du néerlandais (Traduction de l’auteur).
17En 1620, van Hilten et son fils firent traduire leur titre en français et en anglais. Par ailleurs, cartographes, graveurs et imprimeurs néerlandais voyaient leurs initiatives reprises à Londres par des Anglais, tel le trio précité, Butter en premier. Imprimeur et éditeur de King Lear de Shakespeare en 1608, celui-ci, membre de la Guilde des libraires (Stationers Company), irrita parfois les autorités et, comme Archer qui diffusait des corantos sans brevet, fut brièvement emprisonné. Le roi Jacques Ier aurait demandé que les Néerlandais cessent d’exporter les corantos. Cela expliquerait-il qu’un brevet fut accordé à un certain N.B. pour imprimer et vendre des corantos « Honestly translated from the Dutch »12 ? N.B. serait-il Nathaniel Butter ou le libraire Nicholas Bourne ?
18Toujours est-il qu’à condition qu’ils ne publient pas de nouvelles de l’intérieur, touchant au royaume, Bourne et Butter acquièrent un monopole pour éditer un titre hebdomadaire de news. « Monopole » ou privilège — collectif, assurément — qu’élucida probablement l’analyste du Staple, D. F. Mckenzie (1988). Il suggère que le syndicat (que Jonson appelle Office) qui existait en octobre 1622, mois à partir duquel les corantos sont numérotés, réunit le journaliste Gainsford (qui possède 50 % des parts) et six libraires-éditeurs (Archer, Bourne, Butter, Downes, Newbury et Sheffard).
Tableau 1. Les personnages de la pièce Staple of News et leur double
Légende
Cymbal : « la moitié des parts » (traduction de l’auteur).
Les astérisques désignent les « correspondants » du journal et leur assignation
- 13 Mon cher Monsieur Ambler (promeneur), maître-nouvelliste des « Poules », fournit votre chapon, et l (...)
- 14 Dans la pièce, peut-être écrite par John Webster (c.1580-c.1632) et John Fletcher (1579-1625), The (...)
19De nombreuses sources renseignent sur le news-writer Thomas Gainsford (1566-1624) que Jonson (1623) traite, ailleurs, de « capitaine pamphlet ». Dès le début des années 1620, il aurait été le principal rédacteur des corantos (parfois appelés newsbooks) de Nathaniel Butter. En 1621, il obtint le brevet pour imprimer et vendre des corantos, sous réserve qu’ils soient honnêtement traduits depuis le néerlandais. Le militaire et grand voyageur à travers l’Europe qu’il avait été affectionnait les nouvelles depuis Constantinople. M. Eccles (1982) estime que Jonson s’y réfère par une allusion dans son masque Neptune’s Triumph (1623-24). On y lit comment chaque semaine, un mari lit les corantos à sa femme : « Grave Mr Ambler, Newes-master of “Poules”, supplies your Capon; and growne Captaine Buz (his Emissary) underwrites for Turky »13. Auteur prolifique, Gainsford fut emprisonné pour des pamphlets engagés lors des disputes politico-religieuses de la guerre de Trente Ans. Éditer des corantos ne l’obligeait pas à faire signer de son propre nom. Il semble que Butter, qui avait déjà publié des titres news, confia à Gainsford la rédaction de corantos publiés originellement en néerlandais. Gainsford édita pour Butter environ cinq titres news entre 1620 et 1624, la plupart traduits depuis cette langue — mais également depuis l’allemand, le latin, le français, l’espagnol et l’italien. Certains comportaient aussi des news extraits de lettres envoyées depuis l’étranger14. Dans un poème publié en 1625, il défend les newsmen qui corrigent l’ignorance des gens (rectifie their ignorance). Brownlees démontre que Gainsford, entre l’automne 1622 et sa mort en août 1624, introduisait un rapport d’intimité avec ses lecteurs, par l’emploi d’un ton oral.
20Ainsi les registres de style des corantos ne se limitaient pas aux seuls textes manuscrit et imprimé. À leurs débuts, vers 1620, les news des corantos en anglais relevaient plutôt de ce qui s’appellerait bien plus tard, aux États-Unis du xixe siècle, du hard news — l’énoncé factuel conçu comme réponse aux questions ; qui (ou quoi) a fait ou dit quoi à qui, quand, où et, éventuellement, comment et pourquoi ? Ces questions de base reprenaient ainsi la rhétorique des circonstances, enseignée à Rome au ier siècle : Quis, quid, quando, ubi, quibus auxiliis, cur.
- 15 Ernst von Mansfeld (c. 1580-1626), Allemand, quoique catholique, qui commandait les forces protesta (...)
- 16 Jean t’Serclaes, comte de Tilly (1559-1632), commandant des armées de la Ligue catholique et du Sai (...)
21Brownlees cite une adresse aux lecteurs, extraite de A Continuation of More Newes From the Palatinate, du 13 juin 1622, où figure une assurance que ceux-ci recevront chaque semaine des récits news exacts, sans biais, fondés sur des choix à partir de sources fiables, racontés sous une forme continue-continue tant par la régularité de la périodicité que par la manière de les réciter. L’adresse insiste sur le soin apporté à la vérification des sources dont elle dispose, exemplifiant son propos par son récit d’une escarmouche entre les chefs militaires Mansfield15 et Tilly16 :
- 17 Sachant que tout homme souhaite avoir des nouvelles, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, […] nous (...)
knowing all men desirous of newes, be it either good or bad. […] wee write a continuation, that you may see by the proceedings, that there is a good dependency between the relations, herein we propose to keepe nere to the Lawes of Historie to guesse at the reasons of the actions by the most apparant presumptions, and to set downe the true names and distances of places, and times, that you may perceiue, that there is probability in the seueral Atchieuements17.
Gainsford organise ses matériaux, joue le secrétaire de rédaction :
- 18 je commence avec Naples, parce que, aussi bien que je puisse le faire, je répartis les provinces te (...)
I begin with Naples, because as neere as I can I will come orderly forward wth the Prouinces as they lye, and in regard the seueral letters beare not one date, I haue thought good to Muster the Newes, which belongs to the same place, as t were into one Armie and so you shall receiue the occurrences all together (A True Relation of the Affaires of Europe, 4 octobre 1622)18.
Gainsford modifia le style rédactionnel. Citant une phrase de 45 mots attribuée à Gainsford et qui débute par « Gentle Reader » (cher lecteur), Brownlees note que les mots « I, my, you, wee, our… » (moi, mien, vous, nous, notre) abondent. Gainsford précise même :
- 19 Nos prochaines Relations (car c’est ainsi que je qualifie les news que je transcris) pour les disti (...)
our next Relations (for so I stile the newes which I write) to distinguish them from other which (as it seemeth haue not taken the paines), had the meanes, or been willing to beare the charges which wee vndergoe to get good newes and intelligences. Reader, I cannot let thee haue the Letters of Truce for want of Roome, untill next weeke19.
En somme, Gainsford ne se contente pas des news factuels mais développe, selon Brownlees, le récit narratif continu et un avis aux lecteurs. Brownlees relève chez Gainsford des exemples de ces deux derniers genres.
22L’oralité de la pièce The Staple ferait-elle écho ainsi à l’oralité du texte d’un coranto ? Gainsford facilite-t-il la compréhension de ses lecteurs, leur apprenant les noms de villes et contrées lointaines où se déroule la guerre de Trente Ans, dont l’enjeu est le conflit catholique-protestant ? Et n’affirme-t-on pas que Jonson se soucie plus des lecteurs de ses textes et de ses pièces, notamment de leur postérité, que de ceux qui l’écoutent ? Les lettrés l’intéressent plus que les analphabètes dans une société où l’on estime que ceux-ci constituent environ 70 % de la population (qui, elle, était de l’ordre de 4 millions, dont 200 000 à Londres).
- 20 Je ne veux pas que les nouvelles soient imprimées, car une fois imprimées, elles cessent d’être des (...)
23« I would have no news printed, for when they are printed they leave to be news. While they are written, though they be false, they remain news still. »20 Cette remarque de Cymbal est-elle une simple boutade ou renvoie-t-elle à la tension opposant nouvelles écrites aux nouvelles imprimées ? On ajoutera que bien des nouvelles donnaient lieu à des ballades chantées ; il y eut même la comptine News cames from North, East, West and South (date d’origine incertaine).
- 21 nouvelle la plus étrange que je n’aie jamais reçue (traduction de l’auteur).
24Dès 1619-1620, Jonson cible les news imprimés. Son masque News From the New World Discovered In the Moon, présenté devant la cour de Jacques Ier le 7 janvier 1620, s’amuse avec leurs dires extravagants, mais surtout de l’invention récente, le télescope, grâce auquel Galileo Galilei découvrit la surface de la Lune, ce « monde nouveau », la « the strangest news I ever heard »21, déclare un Anglais à Venise en 1610, Henry Wooton.
25On a estimé que près d’un quart des titres qui figuraient dans le registre des Stationers de 1591 à 1594 concernait l’actualité et que quelque 450 publications news parurent en Angleterre entre 1590 et 1610. Joseph Mead, news-writer, emploie dans les années 1620 la phrase forraine occurents (nouvelles de l’étranger).
- 22 Shakespeare l’emploie dans ce sens.
- 23 suite au prochain numéro (traduction de l’auteur).
- 24 Les courantes publient souvent les mensonges courants (traduction de l’auteur).
26Coranto — signifiante courante : une danse22 — n’entre en anglais qu’avec ces titres depuis le néerlandais : il ne figure pas dans le dictionnaire de John Florio, Queen Anna’s New World of Words (1611). Historien de la littérature, Marcus Levitt remarque qu’au tournant des années 1619-1620, le mot coranto recouvre aussi bien des occasionnels que des publications sérielles — avec la logique « to be continued »23. Pour sa part, l’historien Ian Atherton relève que selon l’OED, entre 1581 et 1612, sept substantifs dérivés de news entrent dans la langue anglaise, auxquels s’ajoutent adviso et intelligencer. Le peu de crédit accordé aux news des corantos ressort d’un jeu de mots (1626) : « currantes many tymes publish currant lies24 ».
27Et les news-writers se qualifient diversement : à Cambridge, le professeur Joseph Mead (1586-1639) se traite de novellante, appellation employée en italien dans les années 1590. Avant de poursuivre avec les échanges news de la pièce de 1626 de Jonson, évoquons Mead qui, recueillant et re-expédiant des news, traita d’événements qui figurent dans The Staple.
28Mead, savant réputé, se distinguait de bien des news-writers. Gentilhomme, il écrivit à un autre gentilhomme, sir Martin Stuteville (1569-1631), relatant des news dans les corantos, les doutes que certains lui inspiraient et des news obtenus d’autres sources. Entre 1621 et 1631, il expédiait sa propre news-letter à Stuteville presque chaque semaine. De religion puritaine, il s’intéressait vivement aux news de la guerre de Trente Ans, comme bien d’autres news-writers. Recensant une dizaine de news-writers de l’époque, Randall identifie des nobles bien modestes et des gentilshommes, parfois « sur le déclin » (2008), tel Gainsford.
- 25 n’importe quoi pour de la bonne copie, maintenant, qu’elle soit vraie ou fausse (traduction de l’au (...)
- 26 pour éclairer la postérité de la vérité des choses (traduction de l’auteur)
29Retrouvons Jonson. Dans News From the New World apparaissent des personnages que reprend plus tard The Staple : un Printer of Newes qui donnera « I'll give anything for a good copy now, be it true or false, so't be news »25, un chroniqueur qui remplit son livre de commérages politiques « to give light to posterity in the truth of things »26, et un Fabricant (Factor) de Newes qui gagne sa croûte en envoyant des news-letters en province. Ces personnages tendent à transformer l’écriture en produit commercial. En les pourfendant, Jonson souhaitait éduquer le public de même qu’il tenait ses propres pièces pour une œuvre. Après avoir perdu certains de ses textes et sa bibliothèque lors d’un incendie en 1623, il revint à la critique de l’industrie naissante de la presse périodique. The Staple of News (1626) tisse donc deux intrigues ; acte I, scènes iv et v et acte III, scènes ii et iii sont les principaux passages consacrés à la fabrique des news. On notera aussi les personnages de commères, Mirth, Tattle, Expectation et Censure (Gaieté joyeuse, Moucharde, Attente, Blâme), qui interviennent périodiquement pour sermonner les autres protagonistes.
30Cymbal est le Master (Maître) de l’Office, le bureau du Staple. Il emploie cinq personnes — emissaries et autres. Les emissaries, qui recueillent le produit, sont affectés à des lieux de Londres, centres de bavardages et des news : qu’il s’agisse de l’aile centrale de la cathédrale St. Paul, du palais de Westminster (le Parlement), de la cour (du roi) ou de la Bourse (the Royal Exchange).
- 27 clients, hommes et femmes (traduction de l’auteur)
- 28 Choses (comme les vérités) bien imitées (traduction de l’auteur).
31Dans The Staple, il est bien question de certaines nouvelles ou de racontars de l’Angleterre elle-même et de la demande de « customers, male and female »27 prêts à payer sans faire attention que le news soit vrai ou non. Cymbal et Fitton disent pouvoir livrer des nouvelles authentifiées et apocryphes — des nouvelles douteuses, telles celles de barbiers et celles des factions — des réformés, des protestants, de la papauté. Pourfendant satiriquement la vogue des nouvelles, la crédulité du public, son abus par ceux qui l’exploitent, Jonson achève la pièce en faisant sauter the Staple, tout en notant que les news, comme le théâtre, créent une image de la réalité : « things (like truths) well fain’d28 ». Le prologue à la cour précise ceci :
- 29 quoique notre titre s’appelle News, on se permet de ne vous en donner aucune, mais de vous montrer (...)
although our Title, Sir, be News;
We yet adventure here to tell You none;
But shew You Common Follies, and so known,
That though they are not Truths, th' innocent Muse
Hath made so like, as Phant'sie could them state,
Or Poetry, without Scandal, imitate29
- 30 Maître cuisinier et poète à paquets (traduction de l’auteur).
- 31 traîner une hallebarde sous Tilly (traduction de l’auteur).
32À propos de notre examen des foreign news, surtout des nouvelles militaires, à savoir les événements, batailles et personnages de la guerre de Trente Ans, nous l’effectuerons en juxtaposant leur traitement dans The Staple et les remarques de Mead à leur propos dans les news-letters qu’il rédige. Dans The Staple, le personnage Lickfinger (lèche-doigt), qualifié de « master-cook and parcel-poet30 », demande tour à tour des nouvelles de « Bethlem Gabor » et du « Duke of Bavier » (acte III, scène ii, ll. 285, 294). Il s’agit de deux des personnages marquants des débuts de la guerre de Trente Ans, chacun dirigeant des camps adverses : Bethlen Gabor (1580-1629), prince de la Transylvanie, brièvement roi élu de la Hongrie, chef calviniste combattant les forces catholiques de Maximilian I (1573-1651) et le duc de Bavière (1597-1623), conquérant des régions du Palatinat pendant la guerre. Les échanges entre les personnages de cette même scène II de l’acte III du Staple portent aussi sur les militaires Tilly et Spaniola. Tilly était célébré en tant que maréchal qui, pour le compte de Maximilian, dirigeait les forces catholiques victorieuses face aux soldats protestants lors de la bataille de la montagne Blanche, près de Prague en 1620. Dans la pièce, le newsman Thomas, lisant des news arrivés de Rome, prononce des propos farfelus : il raconte que le roi d’Espagne a été choisi comme pape et, le 13 février, également comme empereur (du Saint-Empire germanique) ; l’empereur précédent démissionna pour « And trails a Pike now, under Tilly »31 (acte III, scène ii, ll. 21-24).
33Ambroglio Spinola (1569-1630), le général espagnol, livrait combat depuis le début des années 1600. Pendant la guerre de Trente Ans, lorsque la trêve avec la Hollande prit fin en 1621, il mena une campagne victorieuse dans le Palatinat rhénan. Spinola entreprit un siège contre Breda ; la prise de cette ville après de longs mois (du 28 août 1624 au 5 juin 1625) fut célébrée par son aumônier, le jésuite Herman Hugo, dans un récit, l’Obsidio Bredana, publié à Anvers en 1626 et traduit en plusieurs langues.
- 32 Et Spinola est fait général des Jésuites (traduction de l’auteur)
- 33 toute la société apparaît maintenant aux seuls ingénieurs de la chrétienté (traduction de l’auteur)
- 34 pour monter à la lune et y faire ses découvertes (traduction de l’auteur).
- 35 Acte III, scène ii.
- 36 Est-ce vrai ? – Aussi vrai que tout le reste… (traduction de l’auteur).
34Le farfelu se poursuit. Les corantos de 1624-1625 traitèrent abondamment de ce siège. The Continuation of Our Weekely Newes raconta qu’un ingénieur (Enginer) de Spinola s’apprêtait à incendier la ville. Cette ambiance et ce contexte expliquent-ils le passage suivant du Staple ? « And Spinola is made General of the Jesuits »32, n’a pas besoin d’être prêtre, et « And the whole Society, who do now appear The only Engineers of Christendom »33. Ils lui ont fourni un engin « [to] wind himself with, up into the Moon, And thence make all his Discoveries! »34. Et un général précédent devenu cuisinier prépare des œufs pour Son Excellence, etc35. L’absurde se poursuit sur un fond de vraisemblable. Lors des derniers mois de 1625, les Anglais redoutaient qu’Ambroglio, ayant brisé le blocus par les forces anglaises et néerlandaises du port de Dunkerque, ne s’apprête à envahir l’Angleterre ; les Anglais renforcèrent alors une garnison à Harwich, sur la côte sud-est. Il arriva au novellante Joseph Mead de redouter, en effet, qu’Ambroglio Spinola ne lance une telle invasion. Dans The Staple, Fitton envisage que Spinola débarque son armée à Harwich, chevaux et charrettes munis de chaussures en liège afin de traverser la Manche aux marées du printemps (III, ii, ll. 86-93) « Is't true? As true as the rest »36.
35Une réplique de Cymbal se réfère à des lieux imaginaires : « Bouttersheim » et « Sheiter-huyssen ». L’un joue sur le personnage de Butter et sur la passion des Hollandais pour le beurre ; l’autre est scatologique.
36Après quoi, le registre du Staple récite la fonction de son office :
- 37 La maison de la renommée. Là, les curieux et les négligents, les scrupuleux et les sans-soin, les s (...)
The Office call'd the House of Fame
What News it issues. Reg. 'Tis the House of Fame, Sir,
Where both the Curious and the Negligent;
The Scrupulous and Careless; Wild and Stay'd;
The Idle and Laborious; all do meet,
To taste the Cornu copiæ of her Rumors37
- 38 la mère de ce sport, s’amuse à répartir parmi le peuple (the vulgar). Des appâts pour le peuple ! E (...)
37Bruits que The staple, « Which she, the Mother of Sport, pleaseth to scatter Among the vulgar: Baits, Sir, for the People! And they will bite like Fishes »38 (acte III, scène ii, ll. 120-123).
- 39 Lorsqu’on imprime la nouvelle, elle cesse d’être une nouvelle. Alors qu’elle n’est qu’écrite (tradu (...)
38The vulgar est attesté en 1590 comme signifiant the common people, le peuple. Des déclarations de Jacques Ier s’y réfèrent, tout comme, ici, Jonson, ce fils de maçon devenu grand érudit et auteur de masques joués à la cour. The Staple, citant une countrywoman prête à payer une somme modique afin d’avoir un news-item quelconque à raconter à son curé, ainsi que d’autres personnes du vulgar prêtes à en faire autant, annonce-t-il ce point abordé par Randall — la question de la crédibilité ? Dans un masque sur la renommée, le poète Thomas Campion (1567-1620) évoque l’erreur, la rumeur, la curiosité et la crédulité. Le gentilhomme et news-writer Joseph Mead s’avérait souvent peu enclin à gober tout ce qu’il apprenait. Jonson, lui, peut-être de manière ironique, soulève un point à propos du news, la tension entre le manuscrit de source personnelle et l’imprimé de source anonyme : Cymbal — « when news is printed, it leaves, sir, to be news. While tis but written » (I, v, lignes 48-49)39. Par ailleurs, à ce moment où la nouvelle rapportée par écrit imprimé et souvent de source anonyme surgissait à côté du news-letter manuscrit, rappelons que Randall note comment peu à peu les nouvelles étaient classées par le lieu et la date d’expédition. Il cite un rédacteur en 1624 commentant des événements concernant Bethlem Gabor à cet égard. Il décèle dans les transcriptions de la couverture de combats militaires en Europe de l’époque les prémices des formes des news modernes.
39Quant à Jonson, M. Z. Muggli (1992) considère que son analyse du Staple serait fidèle au fonctionnement d’un bureau de news d’alors et que Jonson ne veut pas que les news, qui changent tout le temps, délogent la poésie et le théâtre de la place qui leur revient. Rappelons également l’observation de D. F. Mckenzie : Jonson affirmait que le théâtre a longtemps été le principal forum de débat de l’espace public et il craignait qu’il soit relégué derrière le journaliste.
40Le vocabulaire des news en évolution, le surgissement des news-letters imprimées, un dramaturge qui les satirise, la question de la crédibilité et l’apport des recherches récentes résument les points ici traités. Les nouvelles fabriquées par l’imprimeur-éditeur-nouvelliste, pour un motif commercial, diffèrent des fake news des hommes politiques modernes. Les news émergent comme un genre mineur, trivial presque, à côté de la poésie et du théâtre. La rumeur, le bruit, l’erreur, l’incrédulité paraissent comme leur lot commun, et la satire comme leur compagnon. Que les nouvelles traitent d’événements récents, soit ; mais les récits qui en traitent sont tellement sujets à caution.