1Le présent texte résulte d’une première recherche menée dans le cadre du projet Materciné : Marque, territoire et cinéma. Porté par le Centre de recherche sur les médiations et soutenu par le Contrat Plan État-Région Ariane1, le Fonds européen de développement régional et la région Grand Est, Materciné s’intéresse à la présence filmique du territoire Grand Est dans le cinéma de fiction. En cela, il entre en lien avec les évolutions sociétales récentes de reconfigurations des territoires, notamment la naissance de la région Grand Est en 2015, qui résulte de la fusion des trois anciennes régions (Alsace, Champagne-Ardenne et Lorraine). Les thématiques abordées par Materciné coïncident avec les préoccupations communicationnelles des acteurs publics, notamment la construction de l’identité de la nouvelle région, tout en poursuivant la valorisation des spécificités et des atouts de chaque composante : anciennes régions, départements, marques territoriales, etc.
- 2 Aucune donnée officielle n’existe quant au nombre de longs-métrages tournés dans les différents dép (...)
2Après avoir constitué un catalogue inédit de longs-métrages cinématographiques2 et une cartographie interactive des lieux de tournage en Grand Est, nous entrons dans la phase d’analyse des données collectées. Lors des deux prochaines années, nos recherches porteront sur les représentations du Grand Est au cinéma, questionneront les notions de marques territoriales en région au regard de leur présence filmique, étudieront les perceptions du territoire par les spectateurs de cinéma afin d’évaluer l’adéquation entre la volonté de transmission par le réalisateur, d’une part, et par la région, d’autre part. Pour l’heure, nous proposons une réflexion sur la mise en scène du territoire lorrain par les réalisateurs originaires de ce même territoire. Étudier leurs réalisations filmiques et décrypter leurs discours nous permet de cerner les contours de la territorialité de la Lorraine au cinéma et de dégager une typologie de trois marqueurs du territoire filmique : marqueur social et culturel, marqueur historique et marqueur mémoriel.
3Nous commencerons par présenter notre méthodologie et notre corpus, pour ensuite préciser le cadre conceptuel dans lequel nous inscrivons notre étude. Enfin, nous expliciterons nos premiers résultats quant à la territorialité filmique en les illustrant par cinq exemples de mises en scène du territoire lorrain : Forbach au cinéma par Claire Burger, la madeleine de Commercy placée par Valérie Donzelli, la bière de Champigneulles insérée par Jean-Pierre Jeunet, les mineurs de Fleming-Merlebach racontés par Florent-Emilio Siri et la rue Hélène de Dombasle-sur-Meurthe immortalisée par Philippe Claudel.
4Actuellement constituée de plus de 230 films, notre base de données Materciné rassemble des longs-métrages de fiction, quelle que soit leur nationalité, tournés entre 1917 et 2021 et exploités au cinéma. Pour constituer ce catalogue, nous nous intéressons à toutes les formes de présence des insertions territoriales de la région Grand Est dans les films cinématographiques ; il peut s’agir de décors qui accueillent l’action — villes, villages, paysages, lieux emblématiques, bâtiments et monuments en extérieur ou en intérieur —, de références faites à la région ou à l’un de ses territoires dans les mentions sonores et/ou écrites — dialogues, panneaux indicateurs, plaques d’immatriculation, etc. —, de la mise en scène de personnages régionaux — tels que Jeanne d’Arc ou le général de Gaulle — et de placement de produits issus du territoire. Nous prenons en compte tout ce qui est montré, dit, écrit, quel qu’en soit le degré de monstration dans l’image cinématographique (Le Nozach, 2019). En effet, accompagné d’un cadrage appuyé et d’un rôle diégétique majeur, le territoire filmique peut être tout à fait explicite. Il peut, en revanche, être retenu (discret) ou furtif (difficile à identifier). Plus trompeur encore, il peut se révéler travesti : le territoire filmé n’est pas celui qui est annoncé dans la diégèse. Dans tous ces cas, la région Grand Est est présente et, de film en film, les réalisateurs en façonnent une image riche et complexe pour les spectateurs des salles obscures.
- 3 La Lorraine filmique a déjà fait l’objet d’autres recherches dans le cadre d’un précédent projet, L (...)
5De ce large corpus, nous avons extrait les films permettant d’identifier les représentations du territoire lorrain (dont nous sommes originaires et que nous connaissons le mieux3). Sur les 89 films, toutes époques confondues, nous observons deux catégories de réalisateurs ayant tourné en Lorraine ou insérant des inscriptions territoriales de la Lorraine dans leurs films : les réalisateurs originaires de la région et les autres. Nous décelons une différence de posture tant en ce qui a trait à la place accordée au territoire dans les films que dans les discours des cinéastes. Du côté des films, les réalisateurs lorrains ancrent explicitement leur diégèse en Lorraine, alors que les réalisateurs extérieurs à la région rendent le territoire filmique anecdotique. Du côté de leurs discours, les réalisateurs lorrains s’expriment abondamment sur l’importance diégétique et symbolique des insertions territoriales lorraines dans leurs réalisations. Les autres cinéastes ne mentionnent pas le territoire ; nous en déduisons que celui-ci n’est pas essentiel à leur création et qu’il est sans doute le fruit hasardeux des financements à la production du film. Ces premières observations nous permettent de formuler des hypothèses quant aux différences d’enjeux et de retenir, dans un premier temps de recherche, les longs-métrages réalisés par des réalisateurs originaires de Lorraine, soit 14 films de 12 réalisateurs. Nous proposons ainsi de nous interroger sur la mise en scène du territoire lorrain dans ces longs-métrages de fiction en cherchant à apporter des éléments de connaissance sur la territorialité construite par les réalisateurs lorrains.
- 4 Place des insertions territoriales dans l’univers du film (Le Nozach, 2013).
- 5 Notamment des entretiens menés par Delphine Le Nozach avec Jean-Pierre Jeunet en 2009 et avec Phili (...)
6Pour cela, nous avons établi une méthodologie duale. Dans un premier temps, nous avons mené une analyse sémio-narrative des films à partir de grilles de dépouillement réalisées en amont. Il s’agissait d’appréhender la nature et la forme des insertions territoriales, leurs fonctions diégétiques4 et leurs inscriptions dans le récit cinématographique. Cette analyse de contenu était l’étape préalable à l’extraction des discours tenus par les réalisateurs sur la Lorraine. En effet, par leurs films, les réalisateurs portent un premier discours sur la mise en scène du territoire lorrain. Nous nous sommes donc appuyées sur nos analyses de films pour en dégager les principaux traits. Dans un second temps, nous nous sommes emparées des déclarations médiatiques des réalisateurs : interviews médias, rencontres lors des avant-premières de films, dossiers de presse, etc. Cette étude discursive permet d’appréhender ce que les cinéastes disent de leurs films et surtout du territoire qu’ils présentent, utilisent, voire valorisent. Pour approfondir notre compréhension de leurs opinions et de leur engagement, nous avons également mené des entretiens semi-directifs avec certains d’entre eux5. Nous avons donc à la fois mobilisé le discours filmique et le métadiscours des réalisateurs. Cette méthodologie nous permet de démontrer que les réalisateurs justifient les inscriptions territoriales et en revendiquent le rôle dans leurs diégèses. Estimant être légitimes dans leur rôle d’ambassadeur, ils révèlent une certaine territorialité de la Lorraine filmique, une territorialité aux marqueurs identitaires forts.
7Le mot territoire est polysémique et revêt des réalités différentes : zone géographique, espace politique, administratif, culturel, etc. Le territoire lorrain tel qu’on le définit ici correspond à un état dont la constitution s’est faite au cours du temps de manière assez complexe par rapport à des entités politiques qui l’englobent ou le côtoient (guerres, annexions, etc.). Comme le précise Julien Aldhuy,
les territoires se construisent toujours à partir ou sur d’autres territoires : ils ne sont jamais construits sur une page blanche. Cette mise en perspective diachronique est la mieux à même de révéler les processus de construction des territoires, leurs enjeux politiques et les modalités idéologiques de leur légitimation (2008, p. 41-42).
8Du point de vue des réalisateurs étudiés, le territoire n’est pas uniquement géographique, il représente surtout un « espace vécu », au sens d’Armand Frémont, c’est-à-dire
un espace de vie qui représente l’ensemble des lieux fréquentés par une personne ou un groupe social […] auquel il convient d’ajouter l’ensemble des interactions sociales qui sous-tendent ce réseau [l’espace social] [ainsi que] les valeurs psychologiques qui s’attachent aux lieux et qui unissent les hommes à ceux-ci par des liens immatériels (1980, p. 49).
9Bruno Raoul considère que « le rapport à l’espace s’est forgé et se forge à travers une histoire, celle des groupes sociaux, des sociétés, qu’ils soient locaux, régionaux, nationaux » (2017, p. 132).
10Ainsi notre démarche vise-t-elle à mieux comprendre la façon dont les réalisateurs retenus envisagent la territorialité qu’Aldhuy définit comme
l’ensemble des rapports existentiels et sociaux que les individus en groupe entretiennent avec l’espace qu’ils produisent et reproduisent quotidiennement à travers les figures, les images, les catégories et les objets géographiques qu’ils mobilisent dans un projet de production de la société plus ou moins intentionnel et explicité (2008, p. 38).
11En ce sens, les réalisateurs mettent en scène le territoire pour transmettre des significations personnelles dans lesquelles peut se retrouver un groupe social plus large : habitants, communauté, etc. Le territoire filmique est alors un espace de production de sens au-delà de sa dimension purement spatiale, un dispositif co-construit par des interactions sociales qui s’y jouent, qui elles-mêmes reposent sur une histoire passée, intime ou collective, et ses multiples représentations. Autrement dit, « la territorialité permet de dépasser la seule question de l’organisation des espaces des sociétés pour s’engager vers la compréhension de la condition spatiale des individus vivant en société » (Aldhuy, 2008, p. 39). Nous proposons de mobiliser la notion de territorialité plutôt que celle de territoire ; cela nous permet de révéler la pluralité et la complémentarité des multiples éléments territoriaux tout en dévoilant l’intensité des dialogues de leurs interactions. Nous avons ainsi dégagé du corpus analysé trois marqueurs qui nous amènent à cerner les contours de la territorialité de la Lorraine au cinéma, en écho aux trois dimensions complémentaires évoquées par Aldhuy (2008) dans sa définition de l’espace vécu :
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d’identification (je suis / nous sommes de là) : marqueur social et culturel ;
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d’appartenance (c’est chez moi / chez nous) : marqueur historique ;
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d’appropriation (c’est à moi / à nous) : marqueur mémoriel.
12En étudiant chaque film de chacun des réalisateurs, en s’appropriant les documents de communication et les publications médiatiques, nous avons relevé des similitudes dans les films et les discours des réalisateurs malgré des œuvres très différentes. Tous puisent dans leur histoire personnelle, et celle-ci est mise en regard de lieux familiers, aimés, fréquentés, habités. Si bien que le territoire filmique devient le théâtre d’une intimité exposée, il cristallise l’identité des réalisateurs ainsi que celles de leurs personnages. Si les trois marqueurs retenus sont présents chez tous les réalisateurs de notre corpus, ils ne revêtent pas la même importance pour chacun d’eux. Nous avons choisi de prendre l’exemple de cinq réalisateurs et de certains de leur film pour illustrer notre typologie.
13Le marqueur social est particulièrement bien présent dans les deux films de Claire Burger Party Girl (2014) et C’est ça l’amour (2017). Originaire de Forbach, la cinéaste avec des réalisateurs et des comédiens non professionnels issus du territoire et qui jouent leur propre rôle, recherchant à la fois la dimension territoriale associée à un effet d’authenticité. Par ailleurs, ses personnages sont tous inspirés de ses proches ou de ceux de ses coréalisateurs (comme Samuel Theis) afin d’ancrer son travail dans une dimension familiale revendiquée. Deux films construits comme des fictions mais également comme des narrations de vies personnelles. « J’ai écrit le scénario [de C’est ça l’amour] en pensant à la maison de mon père. C’est celle où j’ai grandi, je pouvais facilement imaginer le découpage, faire évoluer les personnages dans ce décor que je visualisais parfaitement » (Ricci et Arnoux, 2017, p. 8). Enfin, la réalisatrice cherche à montrer une région ouvrière, Forbach une ville sinistrée économiquement, sans s’attarder sur les paysages industriels mais en donnant la parole aux habitants de ce territoire autour de leur vision du futur. Cette parole collective est incarnée par la co-construction d’une pièce de théâtre au sein de la scène nationale Le carreau, en référence au carreau de la mine. « Sur scène, je voulais réunir symboliquement les différentes communautés de ma ville » et exposer « une réconciliation sociale » (Ricci et Arnoux, 2017, p. 8). En ancrant ses scénarios dans le biographique et en utilisant l’écosystème du territoire (habitants, identité, lieux), Burger fait de ses fictions à la fois un outil de monstration du territoire tel qu’il est et le vecteur de narration d’une classe sociale. En ce sens, elle s’inscrit parfaitement dans la définition du territoire proposée par Raoul :
le territoire est ce par quoi la matérialité spatiale, et sa déclinaison en supports symboliques, font émerger des référents collectifs par lesquels s’opèrent une reconnaissance territoriale, une reconnaissance d’un vivre ensemble sur un sol fréquenté / pratiqué de manière commune et donc par laquelle l’espace révèle sa signification collective (2017, p. 134).
14La dimension culturelle dans l’analyse du territoire filmique peut recouvrer différentes réalités : œuvres d’art, lieux culturels ou encore produits issus du territoire. Un produit régional placé dans la diégèse renvoie au territoire sur lequel il est fabriqué, il fonctionne comme référence territoriale. Ainsi illustrons-nous le marqueur culturel filmique à partir du film Main dans la main réalisé par Valérie Donzelli en 2012. Dans ce long-métrage, la réalisatrice cadre le territoire rural meusien et place la ville de Commercy dans l’image et les dialogues de son film. L’insertion est explicite et récurrente. D’ailleurs, Commercy est présentée comme « la ville des madeleines ». Cette dénomination qualifie le territoire ; le produit incarne la ville. Lorsque les Parisiennes du film se rendent à Commercy, elles commencent leur séjour en faisant une halte au magasin À la cloche lorraine, ancienne adresse de production du gâteau. Cette séquence marque l’ancrage géographique de la scène. Pour la réalisatrice, cette géolocalisation était primordiale – tout le film repose sur l’opposition entre Paris et la province – et elle précise :
La Meuse c’est la région de mon enfance. J’y ai passé toutes mes vacances petite car mes grands-parents habitaient là-bas. Je connais bien les paysages lorrains et leur lumière, qui en automne sont vraiment magnifiques. Cela me faisait plaisir de retourner là-bas et de faire ainsi découvrir cette région à travers le film ; région qui était si chère à ma mère (Ricci et Arnoux, 2010, p. 4).
15Au-delà des lieux, Donzelli utilise la madeleine pour matérialiser les racines familiales du personnage principal, Joachim. S’il évolue pendant tout le film à Commercy, manifestement sa ville natale et de cœur, il a déménagé à New York dans l’épilogue. Joachim est loin de chez lui, mais sa sœur, interprétée par Donzelli elle-même, lui envoie un petit colis qui le rappelle à ses origines : une madeleine « Royale » emballée individuellement et présentée dans sa boîte en bois au décor traditionnel. Ce présent symbolique lui sert de faire-part pour annoncer la naissance de son fils. En mettant ainsi en scène le produit, la réalisatrice crée une triple allégorie : allégorie de l’identité territoriale de son personnage et par prolongement d’elle-même, allégorie de la ville de Commercy et de l’inscription culturelle de son célèbre gâteau, allégorie de la madeleine de Proust en associant le gâteau à des souvenirs liés à l’enfance.
- 6 Le Progrès – Lyon. « Une minute de silence – Encore un film qui marque le renouveau du réalisme soc (...)
16D’autres réalisateurs insèrent des produits régionaux dans leurs films en référence à la localisation géographique tout en les inscrivant dans une période historique particulière. Par exemple, Jean-Pierre Jeunet place la bière de Champigneulles dans Un long dimanche de fiançailles (2004), film dont l’intrigue nous plonge au cœur de la Première Guerre mondiale. Une façon pour le réalisateur de filmer le produit dans le contexte de la Grande Guerre qui a fortement marqué le territoire de son enfance, la Lorraine, sans que le film s’y déroule ou y soit filmé. Le marqueur historique est également mobilisé par Florent-Emilio Siri dans Une minute de silence (1998). Ce premier long-métrage décrit la Lorraine industrielle des années 1990 tout en rendant hommage au père du réalisateur, d’origine italienne, ainsi qu’à la dernière génération de mineurs de charbon à Freyming-Merlebach : « Tourner en Lorraine, revenir sur les traces de mon enfance, c’était pour moi essentiel, parce que je raconte d’abord une histoire personnelle » (Tardit, 2013), mais en plus « à cette époque-là, les mines étaient en train de fermer, j’avais des copains mineurs, il y avait des grèves, il y avait quelque chose qui me bouleversait et je me suis dit il faut que je raconte ça » (Siri, 2013). Ce film narre un monde qui bascule, montre des personnages qui, on le sait, vont disparaître à l’écran comme dans la vie. Sa dimension historique « lui confère une épaisseur documentaire et un matériau humain6 ». Sa dimension territoriale permet d’englober « des représentations […] sur lesquelles se greff[e] […] une histoire […] au fondement de la singularité du territoire concerné. De la sorte, l’idée de territoire renvoie à une instance […] qui fait sens pour une collectivité » (Raoul, 2017, p. 131). Nadège Mariotti précise que
bien que les sites industriels et leurs fonctions se soient modifiés, les films pérennisent […] une vision iconique du patrimoine industriel. […]. Les représentations du paysage industriel qu’ils laissent en héritage participent à leur patrimonialisation par l’image qu’ils en conservent (2016, p. 305-306).
17Il apparaît que le marqueur historique de la territorialité filmique est étroitement imbriqué aux notions de patrimoine et de mémoire.
18L’art cinématographique offre l’occasion de forger une image mémorielle du territoire. Marc Ferro écrivait en 1968 que « le cinéma n’est pas toute l’Histoire. Mais sans lui, il ne saurait y avoir de connaissance de notre temps ». Filmer une rue, une ville, une région à l’« instant t. » permet de les figer dans l’image et de conserver une mémoire des lieux. Les films entretiennent « la mémoire du territoire, ils constituent une sorte de garantie que le territoire demeure » (Raoul, 2017, p. 133) ; ils portent ainsi l’évolution des lieux au fil du temps et créent une image mémorielle mêlant réalité et image idéelle façonnée par la mise en scène cinématographique. Cette démarche répond d’une logique qu’Aldhuy (2008) nomme l’appropriation : en filmant des lieux symboliques pour eux, les réalisateurs revendiquent leur sentiment d’appartenance pour ceux-ci et construisent un objet mémoire pour toute une communauté. Les contours de cette patrimonialisation ne se limitent pas au strict territoire, mais bien à la territorialité de l’espace vécu.
- 7 Entretien mené par Delphine Le Nozach, le 12 septembre 2018.
- 8 Entretien mené par Delphine Le Nozach, le 12 septembre 2018.
- 9 Entretien mené par Delphine Le Nozach, le 12 septembre 2018.
19Pour Philippe Claudel, le cinéma constitue une « forme d’archive extrêmement intéressante », et il note que sa dimension mémorielle englobe également « la façon dont on s’habille, dont on parle, dont on se déplace… »7. En 2015, lorsque Claudel réalise son film Une enfance, il tourne essentiellement à Dombasle-sur-Meurthe, sa ville natale et de domiciliation depuis toujours. Le réalisateur déclare qu’il « avait envie de construire une histoire autour8 » de la rue Hélène. Plus qu’un décor, la rue est l’élément déclencheur de sa création. Le contexte n’est pas étranger à cette envie : juste après le tournage du film, la rue fut détruite. Par son film, Claudel immortalise ce lieu singulier, apprécié et symbolique tant pour lui-même que pour les autres habitants de la ville. « Très clairement il y avait une dimension patrimoniale pour moi […] c’était important […] de garder la mémoire dans un film de cette rue à laquelle évidemment beaucoup de Dombaslois étaient attachés, soit pour y avoir vécu, soit pour la connaître9. » Le territoire filmique édifie un document à valeur historique, une archive pour notre mémoire collective, mais également, comme c’est le cas pour Claudel, un souvenir à résonance interpersonnelle. Selon Maurice Halbwachs,
L’arrangement matériel de l’espace, jusque dans certains de ses moindres détails, dessine en effet une matrice symbolique et mémorielle où […] se substantialisent les souvenirs partagés des membres du groupe, il constitue un « cadre fixe où une société enferme et retrouve ses souvenirs » (1950, p. 233).
- 10 Entretien mené par Delphine Le Nozach, le 12 septembre 2018.
20Finalement, la mise en scène du territoire filmique fige un regard sur la territorialité tout en l’inscrivant dans un patrimoine symbolique et collectif. « Le cinéma est un art de la mémoire ; il partage avec elle cette science de l’interprétation et du montage. Le paysage ainsi capturé doit être inséré dans une temporalité pour prendre sens » (Mariotti, 2016, p. 306). « La machine à fabriquer de la mémoire10 » que constitue le cinéma forge une territorialité symbolique pérenne.
21Les mises en scène de la Lorraine filmique par les réalisateurs lorrains mettent au jour une territorialité reposant sur des marqueurs qualifiant non seulement un espace géographique, mais également ce qui s’y co-construit en termes d’identification à un référentiel, d’appartenance à une lignée et d’appropriation identitaire. L’espace vécu se révèle le théâtre d’une mise en présence, d’une mise en exergue et d’une mise en œuvre d’éléments autobiographiques redessinés par l’écosystème territorial qu’ils habitent, qu’ils traversent, qu’ils expérimentent. Une forme d’engagement personnel mais également sociétal pour ces réalisateurs qui font de leur territoire une territorialité partagée. Si nous avons illustré chacun de ces aspects par le recours à quelques longs-métrages et réalisateurs, nos recherches en cours doivent nous amener à proposer d’autres identifiants territoriaux, comme autant de vecteurs d’une territorialité révélée.