« Les débats politiques se résument trop souvent à des “dialogues de sourds pour pensées muettes”. » Frédéric Deville
1Entendu comme lieu de la discussion sur les enjeux sociaux, le débat public est aujourd’hui tenu dans un cadre communicationnel et plus précisément encore médiatique (Charaudeau, 2017). Il peut en cela être analysé dans son rapport à l’espace public (Dacheux, 2006 ; Bastien et Neveu, 1999), à la démocratie (Williams et Young, 2009), aux relations sociales (Badouard, Mabi et Monnoyer-Smith, 2016 ; Jacquin, 2014), aux controverses publiques (Chateauraynaud, 2011a), à la concertation sociale (Blatrix, 2010), au maintien du « vivre ensemble » (Burger, 2013). D’un point de vue normatif plus ou moins affirmé, les débats publics peuvent aussi donner lieu à l’examen de l’argumentation autour de laquelle ils sont articulés (Salavastru, 2012 ; Chateauraynaud, 2011b ; Finocchiaro, 2005 ; Rybacki et Rybacki, 2004 ; Govier, 2001 ; Freeley et Steinberg, 2000). Ces diverses études abordent le débat public en fonction de son ancrage sociodiscursif : elles examinent comment il s’inscrit dans le champ social.
2C’est une perspective différente qui est retenue ici. Sans en disputer la pertinence, elle met entre parenthèses l’articulation du débat public aux rapports sociaux pour centrer l’attention sur sa constitution formelle. Je veux soumettre un cadre d’analyse de l’aménagement interne du débat public.
3L’hypothèse générale qui préside à cette proposition est qu’un débat public n’est pas (la plupart du temps) circonscrit à ses tenants et aboutissants les plus immédiatement manifestes. Il ne se déroule pas en silo, mais intègre des désaccords sur des questions attenantes qui s’entrelacent en un faisceau de questions apparentées mais distinctes. Pour donner un premier exemple (dont certains éléments seront plus attentivement considérés plus loin), le débat sur la laïcité au Québec se voit lier, dans certaines de ses péripéties, à différentes autres mésententes relatives à la sécularisation, aux droits de la personne, à la liberté de conscience et de religion, à l’expression publique des appartenances religieuses, à l’identité nationale, au pluralisme, à la diversité culturelle, aux minorités, au multiculturalisme et à l’interculturalisme, à l’islamisation, à l’islamophobie, à l’intégrisme, au terrorisme, à la radicalisation et à la déradicalisation. Toutes ces questions donnent lieu à des débats spécifiques, mais elles viennent aussi s’agréger au débat sur la laïcité. Celui-ci devient ainsi le noyau d’un ensemble plus large d’affrontements rattachés dont les lignes de partage ne sont pas forcément identiques et qui, donc, donnent lieu à des clivages hétéroclites.
4L’idée principale que je veux ici exposer et dont je veux explorer quelques développements propres à éclairer la structuration et le déroulement du débat public est que trois types bien reconnaissables de débats associés peuvent s’adjoindre à un débat central :
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des infra-débats : qui portent sur des questions préalables ;
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des para-débats : qui portent sur des questions latérales ;
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des méta-débats : qui portent sur des questions ayant pour objet quelque aspect du débat central.
Graphique 1. Rapport des trois types de débats associés au débat central
- 1 J’ai analysé ailleurs pour eux-mêmes sans les aborder comme des débats associés ces trois différend (...)
5Comme le donne à voir le schéma, un infra-débat est un affrontement qui sert d’assise à un débat central ; un para-débat, une opposition parallèle ; et un méta-débat, un désaccord suscité par un débat central. En reprenant l’exemple du débat québécois sur la laïcité comme débat central, on peut donner comme illustrations d’infra-débat la discussion sur la notion de laïcité ouverte, de para-débat, l’appréciation contradictoire de la laïcité française et de méta-débat, le rapport entre la laïcité et la question nationale1.
6Après avoir exemplifié et caractérisé de manière plus développée les trois types de débats associés, je montrerai qu’ils n’entretiennent pas le même rapport avec le débat central auquel ils sont liés et que pour cela ils n’ont pas sur lui la même incidence. La différence fondamentale qui ressort à ce propos est que le para-débat et le méta-débat viennent s’ajouter de manière contingente à un débat central, alors qu’un infra-débat en est un présupposé. En vertu de cette particularité, l’infra-débat exerce sur un débat central un effet beaucoup plus marquant que les méta-débat et para-débat. Plus précisément :
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un méta-débat est un retour rétrospectif sur un débat central qui entraîne son épaississement ;
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un para-débat est un accompagnement d’un débat central qui suscite son élargissement ;
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un infra-débat est une assise d’un débat central qui en fixe une prédétermination.
7En prenant appui sur cette distinction, je suggérerai en conclusion que la considération des débats associés pourrait permettre de jeter les bases d’une analyse globale, tant synchronique que diachronique, du débat public. Je soumettrai aussi une ébauche de la façon dont les considérations théoriques ou doctrinales d’ordre philosophique, idéologique ou politique alimentent le débat public. La proposition que je formulerai à cet égard est que leur apport est :
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conjoncturel dans le cas des para-débats ;
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réactif dans le cas de méta-débats ;
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fondateur dans le cas des infra-débats.
8La démonstration sera menée en considérant quelques débats québécois. Ils ne constituent pas, à proprement parler, un corpus d’étude, mais ont été choisis en raison de leur exemplarité. Aussi seront-ils abordés ici dans leur constitution structurelle sans égard au contexte sociopolitique dans lequel ils se déploient. C’est l’analyse de leur composition formelle qui fait émerger les catégories d’infra-débat, de para-débat et de méta-débat. Ainsi que le mettra en évidence le traitement des débats retenus, la localisation des oppositions qui les traversent à différents niveaux permet de repérer ces trois types de débats associés. Leur identification et leur détermination sont établies par l’examen de ces désaccords.
9Fréquemment, des positions dans un débat sont prises à partir de points de vue opposés sous-jacents. Elles découlent alors d’un affrontement en amont. En quelque sorte, une question principale est débattue en fonction de la discussion menée sur une question préliminaire.
10C’est tout à fait cet agencement que l’on retrouve dans le débat sur le burkini importé de la France au Québec à la fin de l’été 2016. En lui-même, le débat porte sur l’évaluation idéologique ou morale du port du burkini ou encore sur son interdiction légale. Certains le jugent critiquable ou préconisent même de le réprimer juridiquement ; d’autres soutiennent qu’il ne pose pas problème et qu’il devrait être autorisé. La position des uns et des autres découle de la réponse qu’ils donnent à des questions préalables relatives à la nature et à la signification du port du burkini : est-il un vêtement religieux ou un vêtement ordinaire et sa tenue est-elle ou non l’expression d’un asservissement de la femme, d’une adhésion à l’islamisme radical ou encore du refus de s’intégrer à la société québécoise ? La critique et la défense du burkini constitutives du débat central dont il fait l’objet s’enracinent dans l’infra-débat sur ce qu’il est et sur ce que représente le fait de le porter.
11Un certain nombre d’infra-débats ont trait au sens et à la portée de l’usage de termes dont l’emploi donne lieu à un débat central. Un débat de ce type resurgit de manière récurrente au Québec sur le recours au terme d’islamophobie (et de ses dérivés). L’affrontement entre ceux qui justifient sa pertinence et ceux qui la contestent prend racine dans l’acception différente que lui donnent les uns et les autres et dans la façon distincte dont ils conçoivent l’effet de son usage. Ces deux infra-débats se présentent de la façon suivante. Les opposants de l’emploi d’islamophobie l’entendent dans le sens étendu d’une haine des musulmans attribuée à l’ensemble du Québec et estiment qu’il sert à museler toute critique de l’Islam et de l’islamisme. À l’opposé, les défenseurs du recours au terme d’islamophobie le comprennent dans le sens restreint d’un rejet des musulmans par certains Québécois seulement et considèrent qu’il permet de signaler plutôt que de s’en détourner la réalité d’exactions commises à l’égard des musulmans. C’est en retenant l’une de ces deux dénotations et en attribuant à son emploi l’une de ces deux fonctions que les intervenants prennent position pour ou contre le recours au terme d’islamophobie. Le débat central a pour point de départ ces infra-débats sémantique et pragmatique.
12Il arrive que la liaison d’infra-débats à un débat central soit structurée de manière plus complexe. C’est le cas, par exemple, du débat sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État sur lequel est centrée depuis une quinzaine d’années la discussion sur la laïcité. Il est greffé à deux infra-débats, dont l’un est lui-même ancré dans un autre infra-débat de second niveau. Les opposants et les partisans d’une interdiction se trouvent en désaccord sur la portée d’une interdiction ainsi que sur le champ d’application de la laïcité et, sur un plan plus profond, sur la composition de la laïcité.
13Ceux qui s’élèvent contre une interdiction jugent qu’elle porte atteinte au droit à la manifestation publique du religieux, alors que ceux qui l’appuient expriment l’avis que ce n’est pas le cas. Cet infra-débat relève d’une confusion, passée la plupart du temps inaperçue, entre les notions d’espace public, entendu comme le lieu à la fois symbolique et physique de la discussion des enjeux sociaux (les chambres de délibération politique et tous les endroits de réunion, y compris la rue), et d’espace civique, conçu comme la composante institutionnelle de l’espace public (l’ensemble des appareils législatifs, exécutifs et judiciaires ainsi que ses prolongements dans les fonctions publique et parapublique). Parce que l’espace civique auquel s’applique une interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État en est un sous-ensemble, ses adversaires considèrent qu’elle brime l’expression du religieux dans l’espace public. Ses défenseurs réfutent ce point de vue en soutenant que les agents de l’État restent libres quand ils ne sont pas en fonction de manifester leur appartenance religieuse dans l’espace public non couvert par l’espace civique.
14Le second infra-débat sur le champ d’application de la laïcité se cristallise autour de l’idée défendue par les opposants d’une interdiction selon laquelle la laïcité ne s’applique pas aux individus, mais seulement aux institutions de l’État. Les partisans d’une interdiction rétorquent que la laïcité impose un devoir de réserve aux représentants de l’État aussi bien qu’à ses institutions.
15Cette opposition fait fond sur un infra-débat d’un palier inférieur plus clivant relatif à la composition de laïcité. C’est en accordant préséance au principe de la liberté de conscience et de religion, distinguée comme une finalité morale, sur le principe de la neutralité de l’État, conçue seulement comme un arrangement institutionnel au service de cette finalité morale, que les opposants d’une interdiction prétendent que la laïcité ne contraint pas les individus. Les avocats d’une interdiction rejettent cette hiérarchisation entre les principes de laïcité et soutiennent que la neutralité est une valeur aussi fondamentale que la liberté de conscience et de religion et que, afin d’être effective, elle doit être actualisée tout autant dans le comportement et la tenue des personnes qui représentent l’État que dans ses institutions.
16Les trois infra-débats sur la portée d’une interdiction, sur le champ d’application de la laïcité et sur la composition de la laïcité constituent l’arrière-plan du débat central sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État.
- 2 Ce jugement n’est pas homogène : certains adressent un reproche moral à Charlie Hebdo ; d’autres di (...)
17Une divergence de vues n’a pas nécessairement à être explicitée pour constituer un infra-débat d’un débat central. Un exemple est l’opposition entre deux conceptions de l’éthique qui, bien qu’inexprimée, se trouve néanmoins au cœur du débat sur la liberté d’expression relancé à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo de janvier 2015. Des intervenants émettent un jugement moral sur la publication des caricatures de Mahomet par l’hebdomadaire satirique et avalisent ainsi l’idée que la liberté d’expression peut faire l’objet d’une régulation d’ordre éthique2. D’autres contestent la possibilité d’évaluer de façon moralement conséquente la publication des caricatures et de réguler d’un point de vue éthique la liberté d’expression. Cette mésentente est en fait liée à un désaccord tacite plus fondamental sur la définition de l’éthique. Ceux qui portent un jugement moral sur la publication des caricatures par Charlie Hebdo et qui estiment que la liberté d’expression peut faire l’objet d’une régulation morale endossent sans le dire une conception de l’éthique qu’on peut qualifier de « raisonnabiliste ». À leurs yeux, l’éthique ne relève pas uniquement de la conviction intime ou d’une vision du monde, mais aussi d’une réflexion et d’une analyse de la raison. Tout au contraire, de l’avis de ceux qui dénient la possibilité d’un jugement moral sur la publication des caricatures de Mahomet et d’une régulation éthique de la liberté d’expression, l’éthique est essentiellement une affaire d’opinion subjective et ne peut donc donner lieu qu’à une appréciation toute personnelle. Ils adhèrent à une conception qu’on peut dire « non rationaliste » de l’éthique : selon eux, l’éthique est étrangère à la raison. La divergence entre les conceptions raisonnabiliste et non rationaliste de l’éthique qui imprègne le débat sur la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo (et sans aucun doute aussi de nombreux autres débats publics) est une forme particulière des grandes oppositions en philosophie morale et en méta-éthique entre théories cognitivistes et non cognitivistes et entre théories réalistes et antiréalistes. Le raisonnalisme s’apparente à l’admission d’une rationalité morale ; le non-rationalisme la nie.
18L’opposition entre les représentations raisonnabiliste et non rationaliste de l’éthique n’est pas du tout abordée dans le débat sur la liberté d’expression consécutif à l’attentat contre Charlie Hebdo. Les intervenants évoquent bien certaines considérations relatives à l’éthique, des critères moraux dans le cas des tenants d’une évaluation morale de la publication des caricatures et d’une régulation éthique de la liberté d’expression, et une élimination de l’éthique au profit du droit dans le cas de ceux qui les nient. Mais les uns et les autres ne discutent pas des compréhensions distinctes de l’éthique auxquelles ils se réfèrent implicitement ni, surtout, ne traitent de leur opposition sur ces représentations. Bien qu’informulé, ce désaccord constitue toutefois un infra-débat du débat central. S’il était explicité, il apparaîtrait en pleine lumière que les positions prises à propos de l’évaluation morale de la publication des caricatures et de la possibilité d’une normalisation éthique de la liberté d’expression sont en lien avec les conceptions raisonnabiliste et non rationaliste de l’éthique.
19Certains débats associés ne sont pas sous-jacents à un débat central, mais s’y adjoignent parallèlement. Ces para-débats portent sur des questions adjacentes et non pas préalables ; ils se rattachent en ajout de côté à un débat central.
20C’est le cas, par exemple, d’un conflit de nomination qui s’est intégré au débat sur la hausse des droits de scolarité à l’origine du printemps érable québécois de 2012. Afin de s’opposer à cette augmentation, des associations étudiantes de collèges et d’universités ont décrété une cessation de cours. La question de l’appellation de cette cessation de cours est venue doubler le débat central mettant aux prises les adversaires et les partisans de la hausse des droits. Elle fut appelée une « grève » par les uns et un « boycott » par les autres. Ce conflit de nomination a donné lieu à un imbroglio terminologique et conceptuel autour des définitions de grève et de boycott. Jusqu’alors, les arrêts de cours étudiants avaient toujours été qualifiés de « grèves ». Vraisemblablement parce que la directive de levée de cours n’est pas suivie par une majorité d’étudiants et, aussi, parce que le mouvement n’est pas majoritairement appuyé par la population, ses opposants trouvent avantage à plutôt l’appeler un « boycott » afin de l’amputer de la composante légale de la grève entendue en son sens strict d’un arrêt de travail par des employés. En réaction, parce qu’ils ne veulent pas voir la cessation de cours ainsi réduite à une initiative moins encadrée et moins contraignante, connotation accolée au sens premier du mot boycott, ceux qui la soutiennent font valoir qu’elle est une grève au sens second d’un arrêt volontaire d’une activité par revendication ou protestation. Or, ce sens correspond ou à tout le moins est très proche d’un sens second du « boycott » défini comme un refus de participer ou une abstention. Afin de les différencier, certains défenseurs du terme de grève avancent qu’une grève est collective, alors qu’un boycott est individuel.
21Sans qu’il y ait un lien de nécessité, l’infra-débat sur l’appellation de la cessation de cours étudiante vient se conjuguer au débat central sur la hausse des droits de scolarité.
22Il arrive qu’un para-débat se juxtapose à un débat central en étant foncièrement étranger à sa teneur. Par exemple, un débat sur le port du turban au soccer s’est vu annexer des questions relatives à l’expression du religieux dans l’espace public et à l’intégration des immigrants à la société québécoise. À l’origine, le débat met aux prises la Fédération de soccer du Québec (FSQ) et l’Association canadienne de soccer (ACS) au sujet du règlement de la Fédération internationale de Football Association (FIFA) en matière d’habillement sécuritaire. Le litige est vite réglé quand la FIFA précise son règlement en autorisant le port du turban. Mais, entre-temps, la blogosphère journalistique s’empare de l’affaire en ajoutant au conflit sur le port du turban des composantes oppositionnelles qui le sortent de son cadre sécuritaire purement factuel. Dans une première interprétation, le port du turban est vu comme une expression inappropriée de prosélytisme religieux ou, tout au contraire, comme une manifestation d’appartenance religieuse relevant de l’exercice des droits de la personne. Suivant une autre lecture, le port du turban est considéré comme l’expression d’une volonté de ne pas s’intégrer à la société québécoise ou, à l’opposé, comme un désir de maintenir un particularisme culturel légitime et enrichissant pour le Québec.
23Ces interprétations confèrent au débat entre la FSQ et l’ACS une extension qu’il n’a pas en lui-même. Elles plaquent sur lui deux para-débats qui lui adjoignent une dimension nouvelle. Les positions considérant que le port du turban est une expression de prosélytisme ou un droit de la personne de manifester son allégeance religieuse de même que celles qui le voient comme un indice du refus de s’intégrer ou plutôt comme un signe d’affiliation culturelle acceptable s’ajoutent au débat sur la réglementation de la FIFA en lui demeurant fondamentalement extérieures.
24Les méta-débats portent, en surplomb, sur un élément du débat central. Leur particularité par rapport aux infra-débats et aux para-débats est qu’ils n’ont pas pour objet une question en lien avec celle du débat central, mais l’affrontement même auquel elle donne lieu. Ce sont des débats sur les débats. Les méta-débats sont de diverses formes qui peuvent s’entremêler ou se combiner les unes aux autres. Il est néanmoins possible d’en définir quelques familles courantes.
25Sans doute l’une des plus courantes est-elle la critique des positions adverses, tout particulièrement de l’argumentation à laquelle on a recours. Cette critique, lancée par des intervenants ou des commentateurs, peut porter sur la validité formelle, la valeur morale, la pertinence, l’efficacité ou quelque autre aspect des arguments utilisés. Par exemple, on mettra en cause l’usage de l’argument d’autorité au motif qu’il ne fonde pas véritablement une position défendue. Un certain nombre d’études sur l’argumentation dans le débat public mentionnées en début de texte ont trait, sans nécessairement le préciser, à des méta-débats argumentatifs.
26Sur un plan plus global, une autre sorte de méta-débats regroupe les jugements portés sur les conditions dans lesquelles sont tenus des débats particuliers. Le plus souvent, ces estimations cherchent à faire voir comment le déroulement d’un débat central est faussé, comment s’y produisent des blocages et des exclusions ou comment certaines positions y sont défavorisées. Aux yeux de plusieurs analystes, par exemple, la question de l’immigration est verrouillée et sa discussion féconde s’avère impossible. Le fait même qu’elle suscite débat fait aussi parfois l’objet de controverse. Dans la même veine, il arrive assez fréquemment que des intervenants dans des débats ou des analystes dénoncent l’intolérance idéologique de certaines positions et, ce faisant, la mettent en discussion. Ce sont les sujets épineux comme la laïcité, le repli identitaire, le racisme et la xénophobie, le multiculturalisme, le féminisme, l’appropriation culturelle et bien d’autres qui, avec l’immigration, donnent le plus naturellement lieu à ce type de méta-débats.
- 3 C’est par exemple le cas de l’appel lancé par Jean-François Hotte et Roméo Bouchard afin de sortir (...)
- 4 Étienne Boudou-Laforce réplique ainsi à Hotte et Bouchard en plaidant : « Pour une culture du débat (...)
27Ces jugements sont parfois accompagnés d’un avis ou d’une exhortation quant au déroulement d’un débat central. La proposition d’une trêve est ainsi fréquemment formulée pour assainir le climat de certains débats. Considérant qu’ils occupent une place démesurée et qu’ils deviennent un facteur de division, on propose de les laisser temporairement en suspens à la fois pour calmer le jeu, faciliter l’émergence de points d’accord hors d’un affrontement trop polémique et permettre la prise en compte d’autres questions3. En réaction à cette incitation à la détente, on oppose la nécessité de poursuivre la discussion afin d’empêcher les positions de se scléroser dans des retranchements artificiellement accommodants et de maintenir la vivacité de la délibération sociale4.
- 5 Tout débat sur la liberté d’expression n’est pas nécessairement un méta-débat. Celui sur sa régulat (...)
- 6 Voir « Protester contre la parole des puissants », Le Devoir, 1er avril 2017, https://www.ledevoir. (...)
- 7 Voir « Haro sur la censure dans les campus », Le Devoir, 1er avril 2017, https://www.ledevoir.com/s (...)
28Bon nombre de méta-débats ne portent pas sur un débat central précis et circonstancié, mais, plus généralement, sur la façon de débattre : sur quelque trait d’un ensemble de débats ou, plus largement encore, sur le débat public tel qu’il est mené dans un environnement social et culturel donné. Il arrive de la sorte de façon récurrente que les jugements critiques portés sur des débats ponctuels débouchent sur un méta-débat portant sur la liberté d’expression5. De nos jours, la question alors fréquemment considérée est celle de savoir si, au-delà des limites légales généralement reconnues (la diffamation, le propos haineux), des entraves à l’expression d’opinions sont justifiables. Certains prétendent par exemple qu’empêcher physiquement des intervenants de prendre la parole est, en certaines circonstances, excusable ou est une faute bénigne considérant que ces intervenants disposent d’autres tribunes pour faire valoir leurs opinions. Le point alors soulevé est qu’il y a inégalité dans l’accès à la parole publique et que la liberté d’expression sert d’alibi à la consolidation de cette disparité6. Lui est opposée la position canonique suivant laquelle toute forme de censure contredit le principe même de la liberté d’expression et conduit immanquablement à l’intolérance7.
29Dans un ordre d’idées apparenté, le déni de la divergence d’opinions et de la dissidence, l’irrespect à l’égard des personnes, l’invective et le recours à des attaques ad hominem, notamment dans les médias sociaux, les blogues et autres canaux Internet, donnent fréquemment lieu à des discussions constitutives de méta-débats.
30D’autres considérations plus techniques sont également développées en méta-débats sur des dispositions structurelles du débat public. D’aucuns, par exemple, considèrent que la propension des médias à mettre en évidence surtout des éléments négatifs de l’actualité vient souvent déséquilibrer la discussion sur certains projets, notamment de développement économique. D’autres pensent que parce qu’elles bénéficient d’une plus grande visibilité, les positions dites « de gauche » ou progressistes sont favorisées dans les affrontements sur les enjeux sociaux au détriment des idées « de droite » ou plus conservatrices ou des positions réformistes moins spectaculaires.
- 8 Voir Michel Leclerc (2016), « Au Québec, la “pensée groupale” triomphe », Le Devoir, 5 avril, https (...)
- 9 Voir François Charbonneau et Patrick Moreau (2017), « Pour des débats respectant l’opinion contrair (...)
31Une autre forme que peuvent prendre les méta-débats est celle d’un diagnostic global sur l’état du débat public. Aux yeux de plusieurs, il y aurait ainsi au Québec une difficulté et une répugnance à débattre de peur de mettre en péril un consensus social minimal. Certains pensent que cette frilosité à l’égard de la confrontation d’idées est à l’origine d’un conformisme de la pensée : un assujettissement du point de vue individuel à la position du clan qui vient entraver la pensée personnelle, l’esprit critique et la diversité des opinions8. D’autres estiment que plusieurs débats menés au Québec restent trop polarisés, au point de susciter une cacophonie intellectuelle empêchant tout échange soutenu véritable9. L’un des diagnostics les plus articulés formulés sur la condition du débat public actuel au Québec est celui de Maclure (2016). Selon ce dernier, le discours public est frappé de « pathologies » comme l’attaque de la personne des opposants, la démagogie, le baratin, le subjectivisme de l’opinion infondée, le propos indûment polémique, l’aveuglement généré par les biais cognitifs. Afin de les contrer, il préconise un « rationalisme réaliste » : la relance du projet des Lumières centrée sur une juste mesure du potentiel de la raison et du contexte dans lequel elle a aujourd’hui à s’exercer. Sa démarche, à cheval entre une épistémologie et une éthique du débat public, cherche tout à la fois à fixer les conditions suivant lesquelles un débat peut être un échange dialogique et une véritable confrontation d’idées et à prescrire les attitudes et comportements qu’elle commande.
32Les trois types de débats associés peuvent influer sur un débat central. Mais ils ne pèsent pas sur lui de la même manière parce qu’ils n’ont pas la même relation à un débat central. Un infra-débat est logiquement lié à un débat central, alors que les para-débat et méta-débat viennent s’y ajouter de manière moins ordonnée.
33Les para-débat et méta-débat ont un caractère facultatif et le débat central auquel ils s’associent reste par rapport à eux complètement autonome. Le conflit de nomination de la cessation de cours décrétée par les associations étudiantes au moment du débat sur l’augmentation des droits de scolarité aurait pu ne pas survenir. Cette question d’appellation n’est d’ailleurs pas apparue lors des arrêts de cours étudiants antérieurs. A fortiori, dans la mesure où elles sont détachées du débat sur le port sécuritaire du turban au soccer, les questions de l’expression du religieux dans l’espace public et de l’intégration des immigrants y sont affiliées gratuitement.
34De manière analogue, c’est sans nécessité qu’émergent les différentes sortes de méta-débats. De la critique argumentative à l’appréciation de la façon de débattre en passant par le jugement sur l’état général du débat public, leur apparition n’est pas assurée.
35Un débat central n’est donc pas assujetti aux para-débats et aux méta-débats qui peuvent lui être associés et demeure autosuffisant : il peut se dérouler sans que soit posée une question latérale ou une question portant sur l’un de ses aspects constitutifs. Les débats sur l’augmentation des droits de scolarité et sur le port sécuritaire du turban au soccer auraient fort bien pu se produire sans être accompagnés par les para-débats sur l’appellation à donner à la cessation de cours des étudiants et par ceux sur la manifestation publique du religieux et sur l’intégration des immigrants. De même, il est tout à fait possible qu’un débat soit tenu sans faire lui-même l’objet d’un méta-débat portant sur les arguments qui y sont formulés, sur les conditions de son déroulement ou, plus largement, sur les dispositions ou les modalités selon lesquelles le débat public est mené ou encore sans qu’il fasse l’objet d’appréciation ou de prescription.
36Par comparaison, un infra-débat s’impose formellement à un débat central. La question qu’il met en jeu est présupposée par celle sur laquelle porte le débat central. Celui-ci est donc subordonné à un infra-débat auquel il est lié. On peut dire, à cet égard, que le sens de la relation entre un débat central et un infra-débat est radicalement distinct de celui de la relation entre un débat central et les deux autres types de débats associés. Les para-débat et méta-débat s’ajoutent du dehors à un débat central, alors qu’un infra-débat est en quelque sorte imbriqué dans un débat central. Tel qu’ils sont posés, le débat sur le burkini implique l’infra-débat sur sa nature et le sens de sa tenue ; le débat sur le recours au terme d’islamophobie implique l’infra-débat sur sa signification et son usage ; le débat sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État implique les infra-débats sur la portée d’une interdiction, sur le champ d’application de la laïcité et sur la composition de la laïcité ; le débat sur l’évaluation morale de la publication des caricatures de Mahomet et la possibilité d’une régulation éthique de la liberté d’expression implique l’infra-débat sur la conception à retenir de l’éthique.
37Bien qu’ils soient contingents, les para-débats et méta-débats ont ou peuvent avoir une incidence non négligeable sur un débat central. D’abord, sur un plan général, tous deux entraînent un étalement de la discussion. La question faisant l’objet du débat central n’est plus la seule à l’examen ; l’est également celle posée par le para-débat ou le méta-débat. Cette extension peut être caractérisée différemment pour l’un et l’autre débats associés.
38Dans le cas du para-débat, elle est de l’ordre de l’élargissement suivant le sens d’une dimension verticale de la notion de largeur. En s’y additionnant, un para-débat assortit une question connexe à un débat central et produit une expansion de la discussion. Le para-débat ne fixe pas les termes de l’affrontement du débat central : les positions qui y sont tenues ne déterminent pas celles qui sont prises dans le débat central. Mais l’élargissement qu’il produit peut servir des fins particulières dans la discussion du débat central. Le conflit de nomination entre « grève » et « boycott » ne définit pas l’opposition entre les adversaires et les partisans d’une augmentation des droits de scolarité. Chacune des positions dans le para-débat est compatible avec les positions dans le débat central. Même si, de fait, ce sont les opposants d’une hausse qui appellent « grève » la cessation de cours des étudiants et ceux qui la défendent qui l’appellent « boycott », il aurait été tout à fait possible qu’un opposant considère l’arrêt de cours comme un boycott et, inversement, qu’un adhérent à la hausse la définisse plutôt comme une grève. Néanmoins, le choix de l’appellation « grève » ou « boycott » joue un rôle stratégique notable dans le débat central. En qualifiant l’arrêt de cours de « boycott », on cherche à mettre en cause sa légitimité et, ce faisant, à discréditer l’opposition à l’augmentation des droits de scolarité. En le désignant plutôt comme une « grève », on cherche à préserver le bien-fondé de la contestation étudiante en justifiant l’arrêt de cours par lequel elle s’exprime.
39Par ailleurs, il peut arriver qu’un para-débat acquière une importance telle qu’il occulte le débat central dont il n’est au point de départ qu’un complément. Le conflit de nomination de la cessation de cours des associations étudiantes a été, à certains moments, à ce point exacerbé qu’il a relégué au second plan le débat sur la hausse des droits de scolarité. Les intervenants prenaient plus de temps et consacraient plus d’énergie à défendre les appellations « grève » et « boycott » que leur position sur la hausse. Ce fut sans doute l’une des raisons (avec la transformation du mouvement en une contestation plus globale du gouvernement en place et en une dénonciation du néolibéralisme) pour lesquelles le débat s’est enlisé : les raisons invoquées en opposition et en appui à une augmentation des droits de scolarité sont devenues de moins en moins claires et, surtout, ont fait de moins en moins l’objet d’une démonstration raisonnée.
40L’effet d’un para-débat sur un débat central peut aussi être de l’obscurcir quand, comme c’est le cas pour le débat sur le port du turban au soccer, on lui accole des interprétations qu’il n’a pas en lui-même. En plaquant sur lui les questions de l’expression du religieux dans l’espace public et de l’intégration des immigrants à la société québécoise qui lui sont étrangères, on le dénature jusqu’à faire perdre de vue l’enjeu à son origine, l’habillement sécuritaire des joueurs de soccer tel que réglementé par la FIFA.
41Comme pour le para-débat, le lien d’un méta-débat à un débat central n’est pas (ou peut ne pas être) immotivé même s’il n’y est pas associé de manière obligée. Un méta-débat peut amplifier l’étendue d’un débat central. L’étalement qu’il produit est toutefois différent de celui du para-débat. Il relève moins d’un élargissement parallèle que d’un épaississement entendu dans le sens d’une troisième dimension distincte de la longueur et de la largeur. Un para-débat porte, en surplomb, sur un élément ou un trait du débat central ; l’effet qui peut s’en dégager est d’ajouter une strate horizontale à la discussion.
42Cet effet consiste plus précisément en divers modes de rétroaction. Débat sur le débat central, le méta-débat opère une reprise très souvent normative du débat central. C’est tout particulièrement le cas des méta-débats qui prennent la forme de jugements sur les conditions dans lesquelles les débats sont tenus, sur les manières de débattre et, plus généralement, sur l’état du débat public. Par ce biais sont développés des jugements appréciatifs par exemple sur la liberté d’expression, sur l’expression d’opinion, sur le cadre médiatique du débat public, très souvent énoncés à partir de théories éthiques de la discussion. Sur un plan plus prosaïque, des méta-débats portant sur des arguments dont il est fait usage dans un débat central peuvent, comme certains para-débats, avoir une utilité stratégique. Ils peuvent servir à attaquer, directement ou plus obliquement, une position adverse en mettant en évidence les failles présumées de sa défense. Un éparpillement du débat central peut résulter de telles manœuvres : la discussion se disperse dans des aspects périphériques de la question sur laquelle porte le débat.
43Contrairement aux para-débat et méta-débat, un infra-débat est logiquement associé à un débat central. Comme il y est enchâssé, il exerce sur lui un effet interne. En quelque sorte, un infra-débat prédéfinit la teneur du débat central : les positions tenues sur la question dont celui-ci fait l’objet sont tributaires de celles qui sont prises sur la question qui lui est préalable.
- 10 Il s’agit là de la forme la plus courante prise par le débat sur le burkini : le plus habituellemen (...)
44Une position donnée dans un infra-débat engage ainsi à une position spécifique dans le débat central. Selon qu’un intervenant estime que le burkini est ou non un vêtement religieux ou qu’il exprime ou non un asservissement de la femme, un appui à l’islamisme ou encore une résistance à s’intégrer à la société québécoise, il est astreint à en critiquer ou à en justifier le port10. De même, en entendant le terme d’islamophobie dans le sens d’une haine généralisée des Québécois à l’égard des musulmans ou dans celui d’un rejet des musulmans par certains Québécois seulement et en concevant que son usage a pour fonction de faire obstacle à la critique de l’Islam et de l’islamisme ou de signaler des sévices commis à l’égard de la population musulmane, on est amené à s’élever contre son emploi ou à le justifier. Semblablement, l’opposition et l’appui à une interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État procèdent des points de vue suivant lesquels une interdiction entrave ou non le droit à l’expression publique du religieux, la laïcité ne s’applique pas ou s’applique aux individus et la liberté de conscience et de religion a primauté ou non sur la neutralité de l’État. Finalement, l’adhésion à une conception raisonnabiliste ou à une conception de l’éthique non rationaliste fonde l’admission et le rejet des possibilités d’évaluer moralement la publication des caricatures de Mahomet et de réguler éthiquement la liberté d’expression.
45Il est possible de démontrer la concomitance logique entre l’infra-débat et le débat central qui lui est assujetti et l’effet de détermination qui en résulte en faisant voir que, contrairement à ce qui est le cas pour les para-débat et méta-débat, une position donnée dans un infra-débat est inconciliable avec l’une des positions prises dans le débat central. Ainsi, concevoir le burkini comme un vêtement religieux ou son port comme un symbole d’un asservissement de la femme, d’un soutien à l’islamisme ou d’un refus de s’intégrer à la société québécoise est incompatible avec son acceptation, alors que considérer que le burkini est un vêtement ordinaire et qu’il n’exprime pas une inégalité de sexe, une allégeance à l’islamisme ou une résistance à s’intégrer est incompatible avec sa critique. De même, entendre le terme d’islamophobie comme une haine de tous les Québécois à l’égard des musulmans et alléguer qu’il est utilisé afin de paralyser la critique de l’Islam et de l’islamisme est incompatible avec la justification de son recours, alors que donner à islamophobie le sens d’un rejet des musulmans par certains Québécois et voir dans son emploi une façon de qualifier les vexations commises à l’égard des musulmans est incompatible avec la contestation de son usage. Une incompatibilité semblable se retrouve dans la relation des infra-débats sur la portée d’une interdiction, sur le champ d’application de la laïcité et sur la composition de la laïcité au débat central sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État. L’intervenant qui estime que l’interdiction prohibe l’expression du religieux dans l’espace public et selon qui la laïcité ne s’applique pas aux individus du fait que la liberté de conscience et de religion a préséance sur la neutralité de l’État ne peut pas logiquement l’appuyer ; à l’opposé, l’intervenant qui croit qu’une interdiction ne contrarie pas l’expression publique du religieux, que la neutralité s’applique aux individus représentant l’État autant qu’à ses institutions et que la neutralité de l’État est un principe d’une importance égale à celui de la liberté de conscience et de religion ne peut pas en toute logique s’y opposer. De même, la défense d’une conception raisonnabiliste de l’éthique est incompatible avec le démenti d’une évaluation morale de la publication des caricatures de Mahomet et de la possibilité d’une régulation éthique de la liberté d’expression, tandis que l’adhésion à une conception non rationaliste de l’éthique est incompatible avec l’admission que la publication des caricatures puisse être moralement évaluée et avec la reconnaissance que la liberté d’expression puisse être éthiquement régulée.
46En plus d’imposer un cadrage serré à un débat central, un infra-débat peut aussi l’affecter de façon particulière en vertu d’un trait caractéristique. Par exemple, quand son infra-débat reste implicite, un débat central demeure pour ainsi dire en suspens. Comme la question de l’infra-débat qui la détermine n’est pas posée, celle du débat central manque à être mise à plat et sa discussion reste dans un état d’inachèvement. C’est le cas du débat sur l’évaluation morale des caricatures de Mahomet et de la régulation éthique de la liberté d’expression. Il n’est pas l’objet d’un traitement intégral et ne peut donc être mené à terme du fait que l’opposition entre les conceptions raisonnabiliste et non rationaliste de l’éthique qui le détermine reste souterraine. Il faudrait, pour ce faire, que les intervenants qui considèrent comme possibles une évaluation morale de la publication des caricatures de Mahomet et une régulation éthique de la liberté d’expression et ceux qui dénient cette possibilité parachèvent l’exposition de leur point de vue en indiquant en quoi il relève d’une conception préétablie de l’éthique.
47L’effet de détermination des infra-débats sur les débats centraux a une répercussion d’ordre analytique d’importance. La dépendance formelle d’un débat central à ses infra-débats fait en sorte qu’il ne suffit pas de tenir compte de l’opposition propre dont il est constitué pour en prendre l’exacte mesure. Certes, le désaccord au cœur d’un débat central est tout à fait net et il est tout aussi aisément repérable. On est pour ou contre la tenue du burkini, on conteste ou on admet le recours au terme d’islamophobie, on rejette ou on défend l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État et on conçoit comme possibles ou non une évaluation morale de la publication des caricatures de Mahomet et une régulation éthique de la liberté d’expression. Ces affrontements sont cependant déclenchés par des ordres de raisons autres soulevés dans leurs infra-débats. On ne peut faire l’économie de leur prise en compte si l’on veut cerner correctement le cadre de référence des débats centraux. Pour comprendre l’opposition au centre des débats sur le burkini, sur le recours au terme d’islamophobie, sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État et sur l’évaluation morale de la publication des caricatures de Mahomet et la possibilité d’une régulation éthique de la liberté d’expression, on ne peut se contenter de simplement prendre acte des positions qui y sont exprimées. Il faut aussi repérer les oppositions qui les commandent portant respectivement sur la nature et la signification du port du burkini, sur les dimensions sémantique et pragmatique du recours au terme d’islamophobie, sur la portée d’une interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État, sur le champ d’application de la laïcité et sa composition ainsi que sur les conceptions de l’éthique.
48Faute de cette explicitation, la saisie d’un débat central reste à la surface. Non seulement elle n’arrive pas à cerner totalement les enjeux dont il procède, mais elle le rend aussi d’une certaine façon inintelligible. Bien que les positions dans le débat central soient localisables, toutes ses composantes ne sont pas visibles. Ce que le débat donne alors à voir est semblable à l’observation d’un match de rugby sans en connaître les règles : on constate l’affrontement ainsi que les mouvements et les manœuvres d’attaque et de défense menés par les joueurs, mais sans pouvoir démêler la dynamique subjacente de ce qui se joue.
- 11 Marc Angenot (2008), en traitant d’une rhétorique antilogique, défend même la thèse radicale que le (...)
49Cet aveuglement fait que si ses infra-débats restent dans l’angle mort d’un débat central, il s’obscurcit. On ne voit pas complètement le désaccord dont il fait l’objet. Cet effet accentue le caractère éristique du débat. Comme ce qui le détermine reste en partie dissimulé, la discussion s’émousse et le débat tend à se crisper dans la belligérance. Les intervenants n’échangeant pas à propos de leurs dissensions fondamentales, ils sont portés à seulement faire valoir leur point de vue dans l’ignorance de celui de l’opposant. Leurs positions sont réduites à des attitudes sentencieuses et dogmatiques. Les propriétés positives du débat, le dialogue, la délibération, la conciliation, la recherche d’une entente, d’un accommodement ou d’un compromis s’estompent et son caractère conflictuel ressort plus durement. C’est là l’un des reproches le plus récurrent qui est adressé, en toutes lettres mais aussi dans des formulations plus détournées et évasives, à des débats publics particuliers et parfois aussi au débat public dans son ensemble : d’être un dialogue de sourds11.
50La prise en compte des débats associés permet de faire voir comment un débat public prend place dans un cadre plus global. S’il était possible de repérer la totalité des infra-débats, para-débats et méta-débats d’un débat central, on obtiendrait sa configuration d’ensemble. Pour ne considérer que ce seul exemple, une représentation complète du débat sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État ressortirait du repérage en plus des infra-débats sur la portée d’une interdiction, le champ d’application de la laïcité et la composition de la laïcité, des autres infra-débats ainsi que des para-débats et méta-débats qui, le cas échéant, s’y adjoignent. Sur un plan encore plus général, si l’on pouvait repérer tous les débats centraux d’une période spécifique et localiser tous leurs débats associés, on établirait l’état exhaustif de la discussion dans un espace public d’un espace-temps déterminé. On aurait là l’équivalent pour le débat public de l’épistémè mise au jour par Foucault pour la configuration du savoir à une époque donnée. Peut-être serait-il ensuite possible de montrer comment s’opère le passage d’un réseau synchronique à un autre et de dégager de la sorte une vue du développement historique de la discussion des enjeux sociaux dans une société particulière.
51Dans une perspective plus étroite ou locale mais tout aussi ambitieuse, la considération des débats associés et de leurs effets sur un débat central amène à voir comment des éléments plus théoriques sont pris en compte dans le débat public. La discussion des enjeux sociaux est faite de constats de données empiriques relatifs aux situations et contextes auxquels elle a trait et d’éléments affectifs, évaluations, appréciations et prescriptions, à propos de ces situations et contextes. Mais comme ce sont les idées qui mènent le monde (!), le débat public est aussi alimenté par des matériaux ou facteurs plus intellectuels : des visions du monde, des convictions politiques ainsi que des pensées et principes philosophiques. Ces postulats idéels ou abstraits ne se retrouvent pas seulement dans le retour réflexif et les jugements normatifs des méta-débats. Ils peuvent être aussi présents, de différentes façons, dans les infra-débats et les para-débats. De fait, presque tous les débats associés donnés en exemple dans les pages précédentes comportent quelque constituant intellectuel.
52L’apport d’éléments théoriques à un débat central dépend de l’effet distinct produit sur lui par chacun des types de débats associés. Le para-débat sur les appellations « grève » ou « boycott » pour désigner la cessation de cours des étudiants lors du printemps érable québécois et celui sur les interprétations du port du turban au soccer comme l’expression d’un prosélytisme religieux ou d’un droit de la personne, d’un refus de s’intégrer ou d’une manifestation légitime d’une appartenance culturelle relèvent d’options politiques ou idéologiques (qui peuvent être plus profondément inspirées par des positions de philosophie politique ou sociale). Puisque les infra-débats ne font qu’élargir de manière fortuite la discussion à des questions latérales, ces options politiques ou idéologiques ne sont liées qu’accidentellement, sans les cadrer de manière essentielle, aux débats sur la hausse des droits de scolarité et sur le port sécuritaire du turban au soccer. Elles auraient fort bien pu ne pas intervenir dans ces débats centraux.
- 12 Notons sans élaborer combien la considération normative de la discussion publique contemporaine est (...)
53Les méta-débats imprègnent les débats centraux de nouvelles couches de discussion. Cet épaississement a bien souvent des résonances philosophiques. Les jugements prononcés sur les conditions dans lesquelles se déroulent des débats et sur les manières de débattre ainsi que les diagnostics portés sur l’état du débat public et les appels formulés à les tenir suivant des normes idéalisées reposent le plus fréquemment sur quelque présomption ou raisonnement emprunté à un système de pensée12. Toutefois, comme les méta-débats ne s’ajoutent que facultativement à des débats centraux, c’est de manière accessoire que ceux-ci sont nourris de matière philosophique. Parce qu’un méta-débat est un débat sur un débat, les observations, appréciations et prescriptions philosophiques qu’il porte sont invoquées en réaction à un débat central. Elles sont formulées a posteriori à propos de son arrangement ou de son déroulement. Un exemple particulièrement clair est la proposition faite par Maclure d’un « rationalisme réaliste » conçu comme une « philosophie pratique » redéfinissant les capacités et les limites de la raison secouée par la contestation postmoderniste qui, appliqué au débat public, serait en mesure de corriger les pathologies qui le gangrènent.
54La particularité de l’infra-débat par rapport au para-débat et au méta-débat est qu’il détermine un débat central. C’est très souvent en fonction de prémisses philosophiques, idéologiques ou politiques qu’il exerce cet effet. C’est le cas des infra-débats sur la nature du burkini et la signification de sa tenue ; sur le sens et l’usage du terme d’islamophobie ; sur la portée d’une interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État, sur le champ d’application et sur la composition de laïcité ainsi que sur la définition de l’éthique. De différentes façons, c’est au regard de considérations théorétiques que ces infra-débats pèsent sur les débats sur le port du burkini, sur le recours au terme d’islamophobie, sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État et sur la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo. Les vues opposées sur le burkini, sur le terme d’islamophobie ainsi que sur le poids d’une interdiction du port de signes religieux faite aux agents de l’État et sur la laïcité procèdent à différents égards de compréhensions divergentes de la religion, de sa pratique et du rapport entre les religions et la société. Les caractérisations contraires de l’éthique découlent, quant à elles, de l’adhésion à des spéculations épistémologiques et plus largement analytiques dissemblables. Ces éléments théoriques constituent l’arrière-plan dans lequel s’encastrent les infra-débats et, par transitivité, les débats centraux dans la mesure où les positions qui y sont prises dépendent de celles qui sont d’abord tenues dans leurs infra-débats. Ils n’ont pas qu’un effet circonstanciel comme dans le cas des para-débats ou réactif comme dans le cas des méta-débats, ils fondent la discussion. Ils sont l’ancrage à partir duquel elle est menée.
55C’est selon qu’elles sont portées par des para-débat, des méta-débats ou des infra-débats que les idées contribuent au débat public. Leur apport peut être conjoncturel, réactif ou fondateur.