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Lectures

Mihaela Alexandra TUDOR et Stefan BRATOSIN (2021), La médiatisation. Nouveaux défis pour les sciences et la société

Paris, L’Harmattan
Daniela Roventa-Frumusani
Référence(s) :

Mihaela Alexandra TUDOR et Stefan BRATOSIN (2021), La médiatisation. Nouveaux défis pour les sciences et la société, Paris, L’Harmattan

Texte intégral

1Dans un contexte global marqué par des inquiétudes épistémologiques et existentielles, le débat sur des concepts fondateurs de la (post)modernité telles la médiation et la médiatisation offre un précieux regard surplombant sur nombre de questionnements fondamentaux. Ceux-ci visent, d’une part, les théories constructivistes et fonctionnalistes, symboliques de la communication dans des articulations inédites, mais indélébiles et, d’autre part, un éventail des différents travaux empiriques d’analyse de la médiatisation.

2Construite comme l’image métaphorique d’un Janus bifrons, regardant vers les coryphées du passé toujours actuels (Weber, Habermas, Cassirer…) et les écoles contemporaines (anglophones, francophones, latino-américaines), cet ouvrage offre des analyses pénétrantes et des synthèses fortes de la contemporanéité médiatisée, construit des ponts et comble un certain retard de la recherche francophone concernant le phénomène, la théorie, le concept et la pratique de la médiatisation. L’ouvrage participe à l’interconnectivité internationale, à la « restitution extensive des résultats des recherches menées à l’échelle internationale au prisme d’une approche historique ainsi qu’au rafraîchissement théorique et méthodologique des champs de la communication dans l’espace francophone » (p. 8).

3Les publications dans ce champ d’études, et celle-ci en particulier, mettent en évidence l’extension sans précédent de l’influence des médias dans toutes les sphères de la société, avec pour effets la « médiatisation » de la société ou même la tendance des sociétés vers l’« hypermédiatisation ».

4L’ouvrage comprend deux parties : la première, théorique, indiciellement intitulée « #médiatisation, #deepmédiatisation » et la seconde, empirique, intitulée « Mondes sociaux médiatisés ».

5La première partie traite

  • du contexte actuel de la médiatisation en tant que tournant important dans les sciences de la communication ;

  • des recherches les plus actuelles (et de leurs origines) dans toutes les écoles importantes (anglophones, francophones, latino-américaines) ;

  • de la littératie médiatique (media literacy) très développée dans l’espace anglophone et peu présente dans celui de la francophonie ;

  • des métaphores de la médiatisation (à la suite des métaphores conceptuelles de Lakoff et Johnson, 1980).

6La seconde partie aborde, à partir d’importantes études de cas françaises et internationales (conduites de manière longitudinale ou comparative), « la médiatisation au cœur de ses concrétisations » (p. 10). Plus exactement, il s’agit de la médiatisation de l’espace public, de la communication politique, de la culture populaire, de la religion, des organisations et de la soutenabilité dans le débat global sur le changement climatique et le développement durable.

7La médiatisation est définie et discutée comme un tournant théorique paradigmatique, comme un métaprocessus qui serait l’objet d’un « vaste programme de recherche à finalité pragmatique visant une compréhension critique de notre monde pour un vécu écomédia responsable et soutenable » (p. 15). Dans la perspective d’une nouvelle génération de théories de la communication et des médias, l’ouvrage insiste sur les principales transformations de la société contemporaine :

  • les médias sont devenus des agents de changement sociétal ;

  • les phénomènes de la réalité se soumettent à la logique médiatique (illustration convaincante dans les sections traitant de la soutenabilité ou de la communication politique ou organisationnelle) ;

  • les médias participent à la construction de l’imaginaire social. « Comme la mondialisation, la médiatisation désigne désormais un phénomène à l’échelle globale dont s’emparent à la fois le sens commun et la recherche scientifique » (p. 16).

8Se situant à l’intérieur du « cadrage métaphorique explicatif » du fonctionnement des médias — les médias comme canal, les médias comme langage et les médias comme environnement —, les auteurs posent un certain nombre de questions : quels sont les systèmes de valeurs culturelles sous-jacents aux contenus médiatiques ? Quel est le pouvoir de manipulation de chacun des médias ? Comment l’apparition d’un nouveau média ou l’évolution d’un média existant change ou altère l’écosystème médiatique ?

9La section « Médiation et médiatisation : filiations et confusions » discute des concepts souvent synonymes dans la recherche francophone : la médiation renvoie principalement aux caractéristiques spécifiques de la communication et de l’interaction par l’intermédiaire d’un médium, alors que la médiatisation analyse comment l’émergence des différents types de médias change/transforme la communication, la culture et la société. Étant donné que les effets des médias, de plus en plus ubiquistes, croissent dans l’ensemble de la société corrélativement, non seulement avec l’usage croissant des médias par les institutions et les individus, mais aussi avec l’appropriation par ces mêmes usagers des « logiques des médias », les auteurs mettent l’accent sur la compatibilité des théories de la médiation avec celles de la médiatisation autour de la triade macro / méso / micro où opère la médiatisation.

10La section « Médiatisation : traditions et programme de recherche ouvert » offre des réflexions et des pistes de recherche interdisciplinaires à partir de la distinction qu’établit Hjarvard (2004 et 2008) entre la médiatisation — forte / directe ou faible / indirecte — qui résulte de l’incorporation du contenu (par exemple, la politique) et de la forme (les « logiques » des médias). Les auteurs insistent sur le fait que la médiatisation implique une transformation historique (Krotz, 2009 ; Bratosin, 2016) sur trois plans : sur ceux du comment (la technologie et de la technique), du qui (l’homme anthropologique) et du quoi (l’ensemble des actions et des réalisations). En plus de signaler les contributions théoriques de l’école de Montpellier à la médiatisation, les auteurs introduisent l’école de Marbourg et la théorie des formes symboliques, de la médialité comme invariable anthropologique de la médiatisation. Un apport qui pourrait être plus développé et débattu, d’autant qu’il conforte l’intermédialité de l’humain dans les processus de médiatisation.

11Cette première partie se clôt en anticipant l’agenda de la recherche future. D’abord, la nécessité de thématiser la médiatisation en tant que phénomène indissociable des transformations sociales contemporaines et de la description/interprétation du passé :

Lire l’histoire, la culture, la société et la vie quotidienne à la lumière de la médiatisation, en stratégie offensive ou défensive permet de rendre compte d’une certaine cohérence de l’histoire de la communication médiatisée et de classer les réponses types concernant le rapport média-société-technologie, problème central d’une ontologie de la communication (p. 61).

12La seconde partie de l’ouvrage offre un éclairage sur les débats actuels liés à la médiatisation et sur leurs contributions à l’étude de la contemporanéité : le politique, le numérique, l’organisationnel, le religieux, l’écologie. Se référant à des recherches fondamentales (Lundby, 2009 ; Couldry et Hepp, 2013 ; Lunt et Livingstone, 2016), Mihaela Alexandra Tudor et Stefan Bratosin soulignent l’importance de la médiatisation comme force transformatrice et comme prise de conscience dans la foulée de la controverse lancée par Deacon et Stanyer (2014), pour qui la médiatisation est importante sans qu’elle soit centrale. Ceux-ci adoptent la perspective de mediatization and — la mise en relation d’une réalité et de sa médiatisation —, alors que Tudor et Bratosin adoptent la perspective mediatization of — la transformation d’une réalité par sa médiatisation.

13La section « Médiatisation de la politique » se réfère à ce que certains chercheurs nomment « la spirale de la médiatisation », qui comprend des phénomènes tels que la surdétermination de l’émotionnel sur le rationnel, la problématique de l’ethos dans la nouvelle visual culture ou scopic regime (Mirzoeff, 2005 ; Jay, 1993), l’ego-médiatisation corollaire du self mass communication (Castells, 2009). À retenir dans cette section : l’analyse de la médiatisation à partir de « cas » tels que la COVID-19, le traitement de l’information comme d’un show business, la narrative (storytelling) polarisante, la spectacularisation du discours politique, sa simplification et sa personnalisation. Ces nouveaux « biais » de l’information excluent de l’espace public et du débat public des enjeux tels que les programmes et les idéologies politiques et confortent l’hypothèse « des (néo)-populismes médiatisés plus ou moins explicites dans toute orientation politique » (p. 89), mais aussi dans le discours religieux.

14La section « Médiatisation de la culture populaire » argue que les préoccupations humanistes, politiques et culturelles fondamentales de la popular culture « devraient rester au cœur de la médiatisation qui les problématise » (p. 109).

15Cette section offre d’abord une analyse fine de la réception contrastée du film Hacksaw Ridge à partir des « régimes d’action » de Boltanski (1990), de la perspective de la violence d’Arendt (2012) et de l’analyse de discours de Fairclough (2010). L’on trouve ensuite des considérations sur la nouvelle mythologie de la violence et sur l’hégémonie des médias (Debray, 2000) qui se situent dans « la continuité entre l’ancien clergé catholique et le nouveau clergé cathodique qui légitime une certaine réalité de l’évènement et une certaine vérité de l’information » (p. 107) et qui introduisent les recherches en cours sur la médiatisation de la religion. Très présentes depuis la deuxième moitié des années 1990 dans la littérature anglophone, elles enregistrent un tournant décisif au début du XXIe siècle auquel contribuent des chercheurs francophones (Tudor, 2015 ; Douyère, 2014 ; Bratosin, 2016 ; Tudor et Bratosin, 2020a et 2020b ; Tudor, 2021). Des événements majeurs ont marqué l’interdépendance entre les changements du monde religieux et ceux du monde des médias « dans le regard postmoderne que le monde religieux porte sur lui-même » (Bratosin, 2016). Tudor et Bratosin s’intéressent au phénomène de continuité et de superposition de l’activité religieuse, collective ou individuelle, en ligne et hors ligne, ce que les auteurs nomment hybridation ou syncrétisme des espaces, des domaines d’activité et des expériences quotidiennes.

16La section « Médiatisation française de la soutenabilité » reprend en synthétisant les résultats d’une recherche très vaste couvrant une décennie de publications scientifiques et médiatiques (2009-2018), recensées par les moteurs de recherche Google Scholar et Google et qui a mis en évidence l’accroissement de la thématique de la soutenabilité en relation avec des connotations religieuses dans l’espace médiatique français. Les médias commencent à usurper le rôle de détenteur de vérité réservé autrefois à la science, ainsi que « la valence informative et éducative de l’usage séculier des références mythico-religieuses pour communiquer sur la soutenabilité » (p. 144).

17La dernière section, « Médiatisation des organisations », propose d’investiguer, dans la perspective de la refonte actuelle du réel et du virtuel et de « la fluidité des fonctionnements et stratégies » de Bauman (2006), le niveau méso des organisations / entreprises non média-centrées. Si « les structures organisationnelles deviennent flexibles, [elles] sont gouvernées par le principe de la structure qui s’adapte à la stratégie et non vice-versa » (p. 145). Dans le contexte de la révolution numérique, de la « datafication » et de la deep mediatization, la question qui se pose (en théorie comme en empirie), c’est celle de l’agir de la médiatisation sur les organisations. Les organisations s’adaptent à la présence des médias et adoptent leur logique d’information et d’interaction, d’affichage, de crédibilité et de persuasion.

18À une époque de l’accélération du temps (Rosa, 2013), cet ouvrage comble le retard qu’accuse la recherche francophone en ouvrant un dialogue interdisciplinaire sur la centralité du concept / paradigme fédérateur de la médiatisation, un dialogue susceptible d’alimenter les débats théoriques et d’enrichir les analyses empiriques des pratiques des individus et des institutions.

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Bibliographie

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LAKOFF George et Mark JOHNSON (1980), Metaphors We Live By, Chicago, Chicago University Press.

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TUDOR Mihaela Alexandra et Stefan BRATOSIN (2020a), « Croire en la technologie : médiatisation du futur et futur de la médiatisation », Communication, 37(1), https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.11021, page consultée le 20 décembre 2020.

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TUDOR Mihaela Alexandra (2021), « French mainstream online press covering a Hollywood pacifist war drama: The case of “Tu ne tueras point” », French Cultural Studies, 32(1), https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1177%2F0957155820974930, page consultée le 25 janvier 2021.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniela Roventa-Frumusani, « Mihaela Alexandra TUDOR et Stefan BRATOSIN (2021), La médiatisation. Nouveaux défis pour les sciences et la société »Communication [En ligne], Vol. 38/1 | 2021, mis en ligne le 11 juin 2021, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/13410 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.13410

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Auteur

Daniela Roventa-Frumusani

Daniela Roventa-Frumusani est professeure des universités, Faculté de journalisme et sciences de la communication, Université de Bucarest Courriel : danifrumusani@yahoo.com

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