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Recherches

Alimentation « saine » ? Saine pour qui ? Pour quoi ?

Exploration critique de la culture alimentaire biomédicalisée au Québec
Myriam Durocher

Résumés

L’auteure analyse la culture alimentaire contemporaine, au Québec, de manière à questionner les rapports de pouvoir qui l’informent et affectent notamment les corps humains comme plus-qu’humains qui y sont produits et les configurations particulièrement de l’alimentation « saine ». La méthodologie déployée pour la conduite de ce travail de recherche s’ancre au cœur des approches féministes et est inspirée de la méthode ethnographique dialogique et incorporée.

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Texte intégral

  • 1 Critique dans ce contexte qui s’inspire de Michel Foucault (1980) et de ses propositions sur ce qui (...)
  • 2 Les études critiques sur l’alimentation (par exemple, Abbots, 2017 ; Hayes-Conroy et Hayes-Conroy, (...)

1Cette note de recherche vise à présenter ma recherche doctorale dont la thèse (Durocher, 2019) est déployée depuis une perspective critique1 issue des cultural studies. La thèse analyse la culture alimentaire contemporaine, au Québec, de manière à questionner les rapports de pouvoir (Foucault, 1980) qui l’informent et affectent notamment les corps humains comme plus-qu’humains qui y sont produits. Dès le développement du projet de recherche, j’ai constaté que l’intensité et la prédominance des savoirs liés à l’alimentation « saine »2 en feraient un point pivot inévitable, voire d’articulation de la recherche. L’alimentation « saine » devint ainsi autant l’objet d’analyse que l’outil méthodologique mobilisé pour analyser et critiquer les relations de pouvoir à l’œuvre au sein de la culture alimentaire québécoise et qui non seulement autorisent et limitent les pratiques et savoirs rendus possibles, mais affectent aussi, inégalement, des corps humains et plus-qu’humains.

2Mon travail d’analyse s’inspire des configurations des cultural studies qui se sont développées en sol nord-américain, et tout particulièrement des travaux de James W. Carey (2009) et de Lawrence Grossberg (1997) qui ont travaillé à théoriser la relation entre la culture et le pouvoir, comprenant celui-ci comme se déployant et agissant au sein même de la culture. Celle-ci est entendue suivant la définition proposée par Stuart Hall (1980), lui-même inspiré par Raymond Williams (1981), pour qui la culture est (re)produite à travers les savoirs et pratiques qui composent la vie quotidienne, incorporant et matérialisant les rapports de pouvoir qui l’informent. Une culture s’observe donc dans le déploiement d’un ensemble de savoirs et de pratiques politiques, médiatiques, économiques, médicales, relevant de la culture populaire, pour ne nommer que ces exemples.

  • 3 Mol ne part pas d’a priori quant à ce que serait « le » corps. Elle déconstruit plutôt ce qui est e (...)

3Cette perspective m’a donc amenée à questionner comment, à l’intersection d’un ensemble de relations hétérogènes, émergent différents savoirs et pratiques qui participent de la création de configurations particulières de l’alimentation « saine », tant comme marqueur discursif qu’objet matériel, et qui contribuent à produire un ensemble hétérogène d’effets. L’analyse ne s’est donc pas limitée à dresser une liste de définitions préalablement formulées ou « officiellement » reconnues par des autorités (ex. : Santé Canada ou nutritionnistes) ou de ce qui se trouve dans le nouveau Guide alimentaire canadien, par exemple, ni à questionner l’alimentation « saine » en tant que champ sémantique ou objet discursif. Inspirée par Annemarie Mol (2003) dans The Body Multiple, et plus particulièrement par sa manière d’approcher les différents corps et d’interroger la façon dont ils sont produits et convoqués au sein d’activités médicales3, j’ai plutôt questionné les multiples modes d’existence de l’alimentation « saine » au Québec.

4Bref, à travers l’analyse de la culture alimentaire, au Québec, la thèse interroge, d’une part, comment différentes configurations de l’alimentation « saine » émergent au sein d’un ensemble de savoirs, pratiques, matérialités, etc., qui composent ladite culture alimentaire et, d’autre part, comment ces différentes configurations participent de la (re)production de rapports de pouvoir, qui prennent forme notamment dans la production de corps, humains et plus-qu’humains, différenciés. Dans la présente note de recherche, je décrirai d’abord la méthodologie déployée pour mener la recherche. Je présenterai ensuite certains résultats qui émergent de l’analyse, constituée de trois grandes parties. Je reviendrai ainsi sur certaines configurations de l’alimentation « saine » qui ont émergé de la première partie de l’analyse. Ensuite, je montrerai comment, à partir de l’exploration des rapports de pouvoir qui sont négociés tant dans l’émergence de ses différentes configurations que dans ce qu’elles engendrent, j’ai analysé ce que j’ai qualifié de culture alimentaire biomédicalisée, qui met en place certaines manières limitées de comprendre et d’appréhender l’alimentation « saine » et de la poser en lien avec les corps et la santé. Je présenterai finalement certains résultats qui émergent de la troisième partie de l’analyse, consacrée à l’analyse des rapports de pouvoir qui prennent forme à l’intersection de l’alimentation « saine », des corps et de la santé, et qui se matérialisent dans la production de corps différenciés. Tout comme dans la thèse, je dévoilerai au fur et à mesure de la présentation de ces résultats les outils conceptuels et théoriques nécessaires à l’analyse.

Une méthodologie inspirée des approches féministes, situées et relationnelles

5La méthodologie déployée pour la conduite de ce travail de recherche s’ancre au cœur des approches féministes qui rendent compte de l’importance de produire un savoir situé (Haraway, 1988). J’ai exploré et analysé la culture alimentaire québécoise en reconnaissant que j’y suis pleinement impliquée et y participe également. Je me suis inspirée de la méthode ethnographique dialogique et incorporée proposée par Elspeth Probyn (2016) dans la collecte des matériaux qui ont traversé mon quotidien, entre l’automne 2017 et l’hiver 2019. J’ai pleinement mis à profit ma subjectivité pour récolter et analyser ce qui constitue la « saine » alimentation au Québec, alors que je suis à même de saisir les référents culturels qui sont en circulation et qui participent de ses différentes configurations. Ce travail ethnographique culturel, situé et surtout relationnel, s’est donc fait de façon itérative, évoluant à travers le retraçage des différents modes et contextes d’émergence de l’alimentation « saine ».

6Les matériaux d’analyse, constitués d’éléments qui ont ponctué mon quotidien pendant la collecte des matériaux, ont la particularité d’être multiples et hétérogènes, tant dans leur nature que dans ce qu’ils convoquent. J’ai donc retracé comment l’alimentation « saine » prend forme, est convoquée, pratiquée, mobilisée, etc., au Québec à travers une multitude de discours, de pratiques, de discours, d’événements, de matériaux rencontrés en cours de recherche. Pour ne nommer que quelques exemples montrant l’hétérogénéité des matériaux d’analyse, j’ai observé comment différentes configurations de l’alimentation « saine » émergent dans divers contextes : pratiques médiatiques, programmes sociaux, politiques, événements sociaux ou communautaires, campagnes de sensibilisation, activités culturelles, artistiques ou activistes, débats sociétaux, recherches scientifiques portées dans la sphère publique, promotion de produits commercialisés, pratiques médicales, développement d’outils technologiques, éléments de culture populaire, de discours et pratiques de célébrités, débats tenus par des experts et expertes de milieux divers allant de la santé à l’agriculture en passant par l’environnement. Mon corpus d’analyse contient également des notes, des vidéos et des photographies prises à l’occasion de « micro-ethnographies » réalisées sur des terrains déterminés en cours de route, ou en passant, comme le suggère Nick Couldry (2003). Tous ces éléments ont été récoltés suivant un processus itératif, alors que je pistais les contextes et lieux d’émergence des configurations multiples et variées de la « saine » alimentation, qui m’amenaient vers l’exploration d’autres contextes et configurations jusque-là inattendues.

7Tout au long de la collecte des matériaux d’analyse, j’ai tenu un journal de bord où j’ai noté mes observations, mes réflexions, de même que certains passages tirés de la littérature scientifique qui me permettaient de jeter un éclairage particulier sur des éléments du corpus. Ainsi la constitution du corpus d’analyse s’est faite de façon évolutive, se transformant au fil des angles, perspectives et éléments d’analyse qui s’ajoutaient ou se transformaient tout au long de la collecte des matériaux.

8J’ai analysé mon corpus de matériaux hétérogènes en questionnant ce qui le traverse, ce qui en émerge, de manière à relever d’une part comment l’alimentation « saine » y est produite et d’autre part ce que les configurations particulières de l’alimentation « saine » impliquent et engendrent. J’ai par exemple guidé la première partie de l’analyse par des questions du type : Qu’est-ce qu’on entend dans ce contexte particulier par « saine » alimentation ? Comment est-ce défini, caractérisé, pratiqué dans ce contexte singulier ? En quoi la saine alimentation est-elle invoquée ou mise en forme à travers cet énoncé, pratique, événement ? Comment la définition singulière qui est invoquée ici met-elle en forme et en branle un ensemble de pratiques ou de savoirs particuliers (en lien avec l’alimentation, les corps, la santé) ?

De l’analyse des configurations multiples et différenciées de l’alimentation « saine » au Québec à la critique d’une culture alimentaire biomédicalisée

9Le travail d’analyse constitutif de la première partie de la thèse a consisté en la déconstruction des manières réductrices et homogénéisantes par lesquelles l’alimentation « saine » est communément convoquée comme quelque chose de donné, de fixe et de « simple », et en la mise en évidence de la complexité des relations de pouvoir à l’œuvre dans l’émergence de configurations diverses et de leurs effectivités variées.

10Ainsi ai-je relevé comment l’alimentation « saine » est définie par ce qui la compose sur le plan nutritionnel (fibres, protéines, etc.) ; ce qui est culturellement connoté négativement ou positivement (le « bon » gras contre le « néfaste », le « mauvais » contre le « bon » sucre, etc.) ; ce qui est « naturel » par rapport à ce qui fait l’ajout de composants chimiques ou de manipulations humaines (pesticides, aliments artificiellement produits en laboratoire, etc.) ; l’environnement dans lequel elle est produite (les sols, l’environnement, la pollution) ou transformée (les conditions sanitaires, les processus de transformation, etc.) ; les manières par lesquelles elle est produite ou préparée (industrialisée par opposition à « faite maison », les pratiques de culture biologique ou non, etc.) ; les microorganismes qui participent de sa constitution (les « bonnes » bactéries contre les « dangereuses », etc.) ; sa fraîcheur (en termes de temps entre la culture ou la production et la consommation, de distance parcourue, de conditions sanitaires, etc.) ; la quantité consommée ; sa provenance (traçabilité, connaissance de ce qui la constitue, etc.) ; ou encore par sa capacité à sustenter et à permettre ainsi à la personne de vaquer « adéquatement » à ses occupations quotidiennes.

11Bref, il n’est pas simple de définir ce qui constitue l’alimentation « saine ». Étant donné mon intérêt à dévoiler les rapports de pouvoir à l’œuvre à la fois dans l’émergence de configurations particulières de l’alimentation « saine » et dans ce qu’elles engendrent, j’ai rendu compte, dans l’analyse tout autant que dans la présentation des résultats, de la complexité de leurs modes et contextes d’apparition de manière à démêler les savoirs, les acteurs et les actrices et les practices impliqués dans, tout autant qu’à travers, leur émergence. C’est à partir de ce premier mouvement d’analyse que j’ai par ailleurs travaillé à la caractérisation de la culture alimentaire dans laquelle ces différentes configurations de l’alimentation « saine » peuvent prendre forme et être rendues effectives.

12Je me suis inspirée des travaux d’Adele Clarke et ses collaborateurs (2010) sur la biomédicalisation du champ social pour proposer une analyse de ce que j’ai appelé la culture alimentaire biomédicalisée. Cette lorgnette conceptuelle et analytique m’aura permis de mettre en évidence comment notre culture alimentaire favorise l’émergence de définitions particulières et limitées de l’alimentation « saine », de la santé et de la façon dont l’une et l’autre sont liées.

13J’ai démontré comment la culture alimentaire contemporaine, telle que traversée par des discours healthists (Crawford, 1980) qui font de la santé un accomplissement, voire une responsabilité morale à atteindre et à respecter dans un contexte néolibéral où la santé est pensée comme étant le fait de la responsabilité individuelle (Lupton, 1997 ; Power et Polzer, 2016), contribue à créer l’alimentation comme un « instrument », voire un moyen à utiliser pour atteindre ces idéaux de santé. De ce fait, l’alimentation s’y trouve non pas uniquement entendue selon ses fonctions génériques nutritionnelles (Galesi, 2014), mais plutôt comme performant des fonctions biospécifiques sur les corps et leurs processus, dans l’optique de les améliorer ou, à tout le moins, de réduire les risques associés au développement de maladies chroniques (voir par exemple Kim, 2013).

14Tout au long de cette deuxième partie de l’analyse, j’ai relevé comment la culture alimentaire contemporaine au Québec oriente et limite les manières par lesquelles l’alimentation « saine » est produite (tant discursivement que dans sa constitution matérielle, organique), consommée et mise en relation avec les corps humains et la santé à travers le prisme de la biomédicalisation. La troisième et dernière partie de l’analyse visait à rompre avec ces façons réductrices et unidimensionnelles de les appréhender afin d’élargir le lot des processus et des relations à considérer lorsqu’il est question de la production de l’un et l’autre. Autrement dit, la dernière partie de l’analyse s’est attardée à penser différemment, et dans leur complexité et leur multiplicité, les processus par lesquels différents corps sont produits, de façon inégale, au sein de la culture alimentaire biomédicalisée.

Penser les matérialités en relation

15Pour la dernière partie de l’analyse, je me suis largement inspirée des travaux de Mol (Mol, 2013 ; Abrahamsson et al., 2015) et de Probyn (op. cit.) pour qui il est nécessaire de questionner les matérialités, leur émergence et leur effectivité au sein de réseaux complexes de relations hétérogènes et interreliées. J’ai mobilisé ces travaux afin de réfléchir aux processus de production des corps qui opèrent au sein de la culture alimentaire biomédicalisée analysée, les étendant au-delà de l’acte de manger et de traiter des aliments/nutriments, par exemple.

16Abrahamsson et al. soutiennent qu’il est impératif de s’intéresser plus largement à l’ensemble des relations au sein desquelles cette matière alimentaire s’inscrit et est rendue effective, plutôt que de questionner uniquement les « effets » d’un aliment ingéré sur un corps ou une santé (individuelle), pris hors-tout et de façon décontextualisée. Ces chercheures et chercheurs font par exemple la critique d’une expérience devenue notoire au sein des études sur l’alimentation et des nouveaux matérialismes. Rapportée par Jane Bennett (2007, 2010), cette expérience aurait démontré que l’oméga-3 a des propriétés agentives et une vitalité, pour reprendre ses termes, qui lui permettrait d’agir directement sur les corps. Abrahamsson et al. déconstruisent cet argument en soulignant que les participants et participantes au cœur de l’étude citée par Bennett sont déjà à risque de souffrir de déficits, notamment en raison des conditions sociales défavorables dans lesquelles vivent ou ont vécu ces individus. Ces chercheures et chercheurs soulèvent également que ces mêmes conditions contribuent fort probablement aux comportements problématiques ciblés par Bennett, et qui auraient été atténués par l’ingestion d’oméga-3. Abrahamsson et al. concluent donc qu’il serait nécessaire d’examiner cet aliment tel qu’il agit en contexte, et au cœur de relations multiples et différenciées, plutôt que de s’enthousiasmer face à l’agentivité que pourrait avoir un aliment sur un corps ou une santé.

17De même, ces chercheures et chercheurs évoquent le nombre important de relations qui sont également affectées, mais qui sont ignorées lorsque l’agentivité (ou l’effectivité) d’un aliment sur le corps, ses fonctions ou sa santé est questionnée isolément :

Et tout aussi longtemps que les poissons pêchés dans le Sud sont utilisés comme ressource première pour les pilules oméga-3 vendues dans le Nord, toute amélioration potentielle des humeurs de certains humains se fait aux frais d’autres humains qui en viennent à manquer de protéines ou même carrément à mourir de faim. […] À long terme, il s’agit d’un problème de ressources et d’écosystème : si trop de poissons sont tués, les réserves de poissons diminuent et les écosystèmes sont appauvris ou s’effondrent (op. cit. : 14. Traduction de l’auteure).

18Cette manière d’analyser les matières ou les matérialités en relation a inspiré la dernière partie de l’analyse, alors que j’ai questionné les corps différenciés qui sont produits au cœur de la culture alimentaire biomédicalisée, tout autant que les processus de leur production. Ce cadrage théorique était nécessaire pour réfléchir à un plus grand spectre de corps qui se retrouvent produits, de façon inégale, au cœur de la culture alimentaire analysée. L’alimentation « saine » et ce qu’elle convoque et produit ont des effets dans le monde qui sont matériel, discursif, affectif et relationnel, et qui s’étendent au-delà d’une logique de causalité efficiente réfléchissant les corps comme uniquement produits à travers des actes d’ingestion et de processus de traitement (notamment biochimiques) par les corps, comme cela est régulièrement posé notamment au sein des études contemporaines en nutrition (Scrinis, 2013). Autrement dit, il s’agissait de partir de l’alimentation « saine » pour examiner toute la multiplicité des processus et des relations qu’elle met en mouvement, et qui participent de la production matérielle de corps (et de santé) différenciés, au-delà de ce qui est même ingéré ou digéré.

De l’alimentation « saine » à la production de corps différenciés

19Sans entrer dans le détail de ces différents processus et des corps différenciés identifiés au sein de cette partie de l’analyse, je souhaite en présenter quelques exemples. J’ai ainsi mis en évidence :

  • Comment des corps genrés sont produits à travers les différents savoirs culturellement ancrés et constitutifs de l’alimentation « saine », et qui engendrent des pratiques différentes, genrées, avec l’alimentation. Ou encore, comment des pressions exercées sur des femmes, toujours associées de façon prédominante à tout ce qui concerne les soins, l’alimentation et la santé, affectent leurs manières d’être et de vivre leur relation avec leur propre corps, l’alimentation, leur santé et celle d’autrui ;

  • Comment des corps racisés sont produits à travers les manières par lesquelles certains corps et savoirs culinaires font l’objet d’un plus grand nombre de mesures de sensibilisation, de prévention, de discrimination, de contrôle, etc. Comment ils sont aussi produits à travers les nouvelles tendances alimentaires « saines » qui engendrent un débalancement de la consommation affectant certains corps plus que d’autres. Comme nombre de chercheurs et chercheures l’ont critiqué avant moi, j’ai également observé comment des corps racisés sont produits à travers l’accès limité et différencié à certains aliments, mais également à travers la création de pratiques alimentaires « alternatives » qui ne rejoignent que certaines tranches de la population, certains corps, autrement favorisés ;

  • J’ai également critiqué comment l’accent mis sur certains aliments « sains » évacue les considérations pour les conséquences environnementales plus larges de nos systèmes alimentaires actuels, qui affectent et affecteront de manière inégale certains corps, humains comme plus-qu’humains.

20Grâce à la mobilisation d’un large éventail de champs théoriques, voire d’épistémologies distinctes, l’analyse m’a permis de mettre en évidence la multiplicité et l’hétérogénéité des processus de matérialisation et de production des corps à l’œuvre, mais qui sont trop souvent négligés au cœur de la culture alimentaire biomédicalisée contemporaine. Celle-ci favorise le fait que l’articulation corps/alimentation/santé soit pensée de manière beaucoup trop restrictive à travers le prisme de la responsabilité individuelle, selon des logiques anthropocentrées qui font de l’alimentation un « outil » d’action sur les corps, et lié à la prévention des risques sanitaires.

21Lorsque l’accent est porté uniquement sur l’effectivité d’un aliment (ou d’un nutriment) sur le corps ou la santé (une effectivité par ailleurs questionnée de façon isolée et décontextualisée ; Scrinis, op. cit.) depuis une approche déterministique d’investigation des relations de causes efficientes à effets circonscrits, le type de relations établies entre l’alimentation, les corps et la santé est limité et unidimensionnel. Cela ne permet pas de penser l’alimentation comme partie prenante de systèmes globalisés, dont la disproportion et les déséquilibres ne sont pas directement observables à l’échelle d’un seul corps, d’une seule santé. Cela ne permet pas non plus de considérer l’ensemble des autres relations impliquées dans le traitement des aliments par les corps, alors que ces processus sont infléchis par des enjeux raciaux, liés à l’âge, au genre, à la classe, pour ne nommer que ces marqueurs sociaux, agents de différenciation. Cela nous fait également perdre de vue d’autres conditions et relations (émotionnelles, environnementales, socioéconomiques, notamment), qui participent tout autant sinon davantage à la santé de l’individu, celle-ci étant par ailleurs comprise en des termes universels et hégémoniques au sein de la culture alimentaire biomédicalisée analysée.

22La culture alimentaire biomédicalisée contemporaine est obsédée par la « saine » alimentation et, à ce titre, participe à la création de nouveaux processus sociaux inégalitaires, qui finissent par se matérialiser de façon inégale dans les corps et la santé. Mes recherches m’amènent à revendiquer que soit élargi le champ des relations qui sont prises en compte lorsque nous interrogeons l’alimentation « saine » et comment elle agit, affecte les corps humains. Cela implique notamment de passer de la décontextualisation des nutriments et de leurs effets supposés sur les corps et la santé (comme l’a critiqué Gyorgy Scrinis) à leur réinscription dans un ensemble plus large de relations et de processus de matérialisation, qui s’étend au-delà de ce qui est même ingéré. Et surtout, cela implique de porter davantage attention aux questions-clés qui ont orienté l’ensemble de ma recherche : De quelle santé est-il question ? « Sain » pour qui ? Pour quoi ?

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Bibliographie

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Notes

1 Critique dans ce contexte qui s’inspire de Michel Foucault (1980) et de ses propositions sur ce qui lie savoir et pouvoir. J’ai questionné ce qui est tenu pour acquis, qui n’est pas remis en question notamment lorsqu’il est question d’alimentation « saine », ou encore des effets engendrés par la production des savoirs qui en sont constitutifs.

2 Les études critiques sur l’alimentation (par exemple, Abbots, 2017 ; Hayes-Conroy et Hayes-Conroy, 2013 ; Koç et al., 2012 ; Slocum et Saldanha, 2016) ont attiré mon attention sur les problèmes que pose l’alimentation « saine » lorsqu’elle est tenue pour acquise, convoquée comme quelque chose de donné, de fixe et de stable. Je ferai donc usage des guillemets tout au long de ce texte pour mettre en évidence le regard critique que je pose sur son utilisation tenue pour acquise et non remise en question, et pour souligner sa participation dans la (re)production de rapports de pouvoir.

3 Mol ne part pas d’a priori quant à ce que serait « le » corps. Elle déconstruit plutôt ce qui est entendu comme un référent singulier et universel à travers les pratiques médicales analysées afin d’explorer comment de multiples définitions émergent, s’entrecroisent et ont des effectivités variables.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Myriam Durocher, « Alimentation « saine » ? Saine pour qui ? Pour quoi ?  »Communication [En ligne], vol. 37/2 | 2020, mis en ligne le 07 septembre 2020, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/12532 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.12532

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Auteur

Myriam Durocher

Myriam Durocher est chercheure postdoctorale, Université Carleton (Ottawa) et University of Sydney (Australie). Courriel : myriamdurocher@cunet.carleton.ca

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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