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Lectures

Anaïs THEVIOT (2019), Big Data électoral. Dis-moi qui tu es, je te dirai pour qui voter

Lormont, Le bord de l’eau
Edmondo Grassi
Référence(s) :

Anaïs THEVIOT (2019), Big Data électoral. Dis-moi qui tu es, je te dirai pour qui voter, Lormont, Le bord de l’eau

Texte intégral

1La numérisation de la société et des dispositifs interconnectés a conduit à la personnalisation de l’individu, favorisant une production spontanée de « figures » à travers n’importe quel outil, remodelant la perception que le sujet a de lui-même et de l’autre, établissant une relation plus intime avec la machine, apparemment strictement opérationnelle. Ce qui est souvent négligé, cependant, est la valeur hautement sémantique des données collectées qui nécessiterait une nouvelle théorie de la connaissance pour être lue, étudiée, comprise et utilisée. Les big data ne semblent être devenues une vérité contemporaine que parce qu’elles sont apparemment complètes en nombre, données statistiques, projections, mais il ne faut pas oublier que le théorème d’incomplétude de Gödel affirmait que ce qui est incomplet ne cesse pas d’être vrai, tout comme c’est le cas de l’être humain (Berto, 2009).

2Cette perspective numérique et l’utilisation des big data ont imprégné tous les secteurs de la vie sociale : des appareils biométriques aux villes intelligentes, de la domotique à la finance, de la culture à la politique. L’individu postmoderne s’inscrit dans cet environnement social dans lequel les technologies du pouvoir et les technologies du soi fusionnent et se complètent : une objectivation du sujet qui peut devenir une enquête et une opération sur son propre corps et sa propre personne (Foucault, 2018).

3Les partis politiques tentent toujours de représenter les différents courants de pensée de la population, de rechercher un consensus à travers des programmes électoraux de plus en plus attrayants pour les masses ou avec le recours à l’individu charismatique qui capte les foules, mais avec la technologie numérique, même la politique a changé de corps. Exploiter les nouvelles technologies, les systèmes d’analyse numérique et les capacités de l’intelligence artificielle devient essentiel pour gagner les élections, et Anaïs Theviot pose des questions de forme et de contenu : comment le big data influence-t-il l’électeur ? Par quels canaux est-il possible de l’atteindre dans l’intimité de sa pensée ? Quels sont les chiffres qui vous permettent de faire ce saut qualitatif-quantitatif dans la course électorale ?

4À partir de l’analyse menée sur les démocraties occidentales qui ont fait usage du Web, des réseaux sociaux et du big data, Theviot affirme que le data est le savoir et que celui-ci peut devenir un exercice de pouvoir : le big data s’est transformé en affiliation politique, car le fait de pouvoir tracer le profil de l’électeur moyen le rapproche du client d’un service commercial, de sorte que le politicien a la possibilité de s’adresser à un nombre de plus en plus important de personnes avec un effort minimal ; « Il s’agit d’une technique marketing pour renforcer la relation client connue depuis longtemps dans les entreprises et qui s’applique désormais aux “entreprises politiques” » (p. 80). Dans ce contexte, les déclarations de Deleuze et Guattari (2017) font écho à ce processus de décodage et de déterritorialisation qui permet de simplifier les données, de les affiner pour les délier de ses particularités.

5Comme le Prince de Machiavel qui a dû choisir ses conseillers avec soin, car ils allaient construire des éléments d’approbation, de consensus et de soutien populaire autour de sa figure (Machiavelli, 2012), le leader politique contemporain devra donc créer une équipe d’experts capables de naviguer entre les différents réseaux sociaux et qui sait interpréter les données des utilisateurs et les traiter pour obtenir des modèles dont nous devons guider le vote. L’auteur explique comment « l’utilisation des données par les partis politiques apparaît comme la technique la plus performante et la plus récente pour réduire l’incertitude électorale » (p. 76), ce qui signifie que l’utilisation des données doit cependant viser à produire la meilleure analyse par rapport à leur manipulation.

6La diffusion des appareils numériques, la démocratisation de l’information et l’accès constant à Internet ne sont plus relégués au domaine du temps libre, de l’amusement, du divertissement ; ils sont devenus des outils d’investigation de l’individu et de ses relations sociales avec d’autres et avec des institutions, capables de diriger la communication, d’attirer des sympathisants et des votes incertains, jusqu’à être capables de créer de fausses nouvelles ou vidéos, comme dans le cas du fake vidéo d’Obama1. Les concepts de communication, de partage et de confidentialité des données doivent être relus à la lumière du pouvoir d’acquisition et d’analyse intégré aux technologies numériques, à travers lequel la « gouvernementalité algorithmique », une forme de gouvernement sans réglementation, « produit des chiffres ». Devenir un projet vide et immanent dans le domaine social (Rouvroy, 2016). Les big data et leur analyse sont devenues des outils sociotechniques, « agents de sens, profondément ancrés dans la réalité et constitutifs de celle-ci » (Verran, 2012 : 112), jusqu’à la création d’identités algorithmiques : différents types idéaux wébériens à assembler pour étudier la population. Grâce à l’intersection des données sociodémographiques, les partis politiques peuvent identifier des types spécifiques d’électeurs, afin de créer des slogans, des campagnes électorales, des affiches politiques qui correspondent à leurs désirs et besoins. Theviot souligne comment, à travers des agences en dehors du monde politique, il est possible d’étudier les actions des citoyens et leurs tendances, en utilisant des données pour influencer leur comportement et leur pensée électorale. Cela ressort également clairement des multiples entretiens adressés à des témoins privilégiés, collectés et présentés dans le texte, donnant un aperçu des processus utilisés dans l’utilisation des logiciels (NationBuilder) pour la gestion des données ces dernières années sur le territoire français.

7Un élément qui caractérise le texte est la parabole ascendante que l’auteur retrace dans le développement de la relation entre numérisation et politique, de 2007 à 2017. De la naissance des blogues et forums en ligne sur lesquels les électeurs ont pu se rencontrer et discuter jusqu’à la création de plateformes multifonctionnelles pour réduire la distance entre le candidat et son public. Si, d’une part, les membres les plus âgés de l’électorat étaient sceptiques, les plus jeunes ont montré une plus grande participation et un bon engagement, comme ce fut le cas du PS, qui a permis à Ségolène Royal de remporter les primaires du parti. Dans ce contexte, les données sont une véritable activité politique qui allie l’approche institutionnelle à la production de stratégies de marketing social.

8La législation sur la réglementation des données est encore trop incomplète et incertaine quant aux limites et à l’utilisation du matériel collecté, ce qui conduit les utilisateurs à adopter une approche de plus en plus détachée et négligente de la vie privée. Cela affecte également la véracité des faits et leur diffusion, car, comme le dit l’auteur, « [il] n’est pas nécessaire d’être convaincu de la véracité d’un message pour le partager » (p. 74). L’Italie et l’Espagne ont montré ce que le pouvoir de vote des électeurs peut également être grâce à l’utilisation du réseau, tout comme c’est le cas en France et aux États-Unis. La déclaration semble de plus en plus appropriée : « Dis-moi qui tu es (et je t’enverrai un message ciblé pour convaincre de voter pour mon candidat) » (p. 177).

9Theviot conclut en s’adressant aux lecteurs, ceux qui sont les producteurs de données, en leur conseillant de s’instruire. Ils doivent, comme Guillaume de Baskervillea (Eco, 1987), être les détectives de leur société, pour comprendre la dynamique de ce changement politique, social et culturel qui ne s’arrête pas dans le monde numérique, mais qui envahit et imprègne la représentation de la réalité quotidienne de chaque individu. Les big data ne sont pas le seul élément pour gagner des élections, mais elles sont certainement un outil qui peut influencer la liberté de choix des citoyens.

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Bibliographie

BERTO, Francesco (2009), Tutti pazzi per Gödel! La guida completa al teorema di incompletezza, Bari-Roma, Laterza.

DELEUZE, Gilles et Félix GUATTARI (2017), Mille piani. Capitalismo e schizofrenia, Napoli-Salerno, Orthotes.

ECO, Umberto (1987), Il nome della rosa, Milano, Bompiani.

FOUCAULT, Michel (2018), Tecnologie del sé, édition aux soins de Luter MARTIN, Huck GUTMAN et Patrick HUTTON, Torino, Bollati Boringhieri.

MACHIAVELLI, Niccolò (2012), « Capitolo XXII », Il principe, Torino, BUR.

ROUVROY, Antoinette (2016), « La governamentalità algoritmica: radicalizzazione e strategia immunitaria del capitalismo e del neoliberalismo? », traduit du français par Paolo VIGNOLA, La Deleuziana, 3. [En ligne]. http://www.ladeleuziana.org/2016/11/14/3-life-and-number/. Page consultée le 9 mars 2020.

VERRAN, Helen (2012), « Number », dans Celia LURY et Nina WAKEFORD (dir.), Inventive Methods: The Happening of the Social, New York, Routledge, p. 110-124.

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Notes

1 « Synthesizing Obama. Learning Lip Sync from Audio ». [En ligne]. https://grail.cs.washington.edu/projects/AudioToObama/. Page consultée le 3 mars 2020.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Edmondo Grassi, « Anaïs THEVIOT (2019), Big Data électoral. Dis-moi qui tu es, je te dirai pour qui voter »Communication [En ligne], vol. 37/2 | 2020, mis en ligne le 07 septembre 2020, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/12448 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.12448

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Auteur

Edmondo Grassi

Edmondo Grassi est doctorant en théorie et recherche sociale, Département des sciences de la formation, Université Roma Tre. Courriel : edmondo.grassi@uniroma3.it

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