1À l’ère des communications numériques et des environnements économiques et sociaux mouvants, Tourya Guaaybess présente une critique des théories occidentales touchant le développement des médias dans les pays du Sud et arabes et les nouvelles politiques de coopération dans les pays et sociétés arabes. Sa présentation de sujets et d’idées parfois complexes, aux contours difficiles à délimiter, est dépouillée mais entière. L’auteur s’en remet à des sources multiples de première main (les travaux universitaires anglophones et francophones) pour proposer des conclusions claires sur les politiques et les stratégies menées par les Occidentaux en ce qui concerne les représentations médiatiques et les actions de développement dans le secteur des médias. Afin de parvenir à ces conclusions, Guaaybess mobilise des méthodes de terrain qui lui permettent d’analyser ses données puis de démontrer et de renforcer des points de vue sur la réalité des relations entre médias, opinions publiques, développement et coopération dans les pays arabes.
2L’ouvrage comprend deux parties. La première, davantage « théorique », est consacrée à l’analyse de l’évolution des théories occidentales « classiques » du développement axées sur les médias. La seconde, davantage « pratique », traite des réalités géopolitiques de l’environnement global auxquelles sont confrontés les acteurs œuvrant dans les secteurs des médias, du développement et de l’opinion publique.
3La première partie est composée de trois chapitres. Le premier présente un aperçu des travaux de recherches, très riches et variés, sur les médias arabes et des différents contextes politiques et sociaux dans lesquels ces travaux ont évolué. Ce chapitre témoigne de l’intérêt croissant des centres de recherches universitaires et autres institutions pour les médias et l’opinion publique arabes. Si dans les années 1990, deux types d’approches aux études et au développement des médias arabes coexistaient — l’une culturaliste et l’autre pragmatique — désormais l’intérêt se porte, dans les médias et dans les cercles occidentaux, moins sur le développement que sur la géopolitique. Par exemple, le printemps arabe a mis à l’avant-scène les nouveaux médias et acteurs ainsi que les nouvelles formes de journalisme dont, plus particulièrement, le journalisme d’enquête (investigative journalism). Ce type de journalisme s’ajoute au « journalisme pour le développement », né en 1960, dont l’objectif était de mobiliser les enjeux économiques du développement social et de la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement.
4À cet égard, il est intéressant de préciser que l’après-guerre iraquien a vu l’espace médiatique euro-arabe se transformer sous l’impulsion de deux formes d’initiatives distinctes menées par la politique d’action européenne : toucher directement les audiences arabes à travers la création de nouveaux médias et favoriser la coopération interétatique. Dans un autre registre, les événements du 11 septembre ont fait découvrir à l’Occident l’existence d’une opinion publique arabe, d’où le besoin de la cibler à travers la création de médias arabophones et de projets ciblés, sous l’impulsion d’une diplomatie des chancelleries occidentales qui préfèrent agir directement auprès des sociétés civiles.
5Dans le deuxième chapitre, l’auteure passe en revue les théories relatives aux relations internationales depuis la période de la guerre froide et constate que l’inégalité en matière d’accès à l’information demeure, mais que la question de la dichotomie Nord/Sud et pays riches/pays pauvres est moins centrale dans le débat sur les médias de masse et la communication. Guaaybess montre que le terme de modernisation était devenu un mot-clé — ce qu’Hamid Mowlana appelait en fait la « Westification » — à la suite des travaux précurseurs de Daniel Lerner du Massachusetts Institute of Technology et de sa théorie des trois axes du développement et du rôle central des mass médias, de l’éducation et de l’urbanisation : le bien-être des populations, l’instauration d’un régime démocratique stable, une politique économique fondée sur le progrès. À cet égard, l’auteure attribue l’échec économique, politique et social du modèle occidental de développement (associé de plus en plus au colonialisme) à son incapacité à freiner l’accroissement du déséquilibre dans le flux d’information entre les pays occidentaux et ceux du Sud et les écarts sur les plans culturels et économiques. Les médias sont alors perçus comme des relais de la domination occidentale à travers le marketing commercial des produits matériels et culturels.
6Dans le troisième chapitre, Guaaybess analyse la version libérale des théories économiques du développement et, tout particulièrement, le contexte économique du développement des médias arabes à l’ère du numérique et de la société de l’information. Elle cherche à éviter l’« écueil orientaliste » et le prisme occidental dans sa méthode d’analyse des médias arabes ; l’accent est mis sur la nécessité d’opter pour l’analyse des médias pour ce qu’ils sont et dans le contexte tangible où ils se déploient.
7Dans son analyse de la société de l’information arabe, l’auteure souligne que les préoccupations majeures des jeunes Arabes ne sont ni politiques ni religieuses, mais sociales (par exemple, la recherche d’un emploi) et culturelles (la musique, les vidéos). Dans cette société de l’information arabe, le privé joue un plus grand rôle au détriment de celui des États selon le modèle économique libéral qui ne fait qu’accroître la dépendance entre les pays dominants (le centre) et les pays du Sud (périphérie). Dans ce contexte, les médias devaient obtenir sur le plan législatif la liberté et la stabilité nécessaires pour remplir efficacement leur rôle dans le renforcement des libertés individuelles et collectives et pour assurer la pluralité de l’information. L’aide professionnelle et technologique des pays développés aurait été requise pour réaliser cet objectif. Sur ce point, l’auteure rappelle que le concept même de société de l’information est devenu objet de critique, tant il s’est avéré difficile de mesurer l’efficacité des technologies de l’information et de la communication dans la réalisation de leurs objectifs quand ceux-ci sont désignés « par le haut ». Sa dimension utopique s’est révélée plus prégnante devant le présumé « engagement » du citoyen et l’exercice de son présumé « pouvoir ».
8La seconde partie du livre examine la mise en place, dans le secteur des médias, des pratiques et des politiques adaptées aux nouvelles réalités géopolitiques et sociales. Le quatrième chapitre analyse ainsi la libération des médias dans les pays arabes, le rôle des États et des hommes d’affaires dans ce processus ainsi que ses aboutissants avec comme toile de fond ce que l’auteure nomme une « confluence médiatique ». Créé au lendemain des révoltes de 2010 et 2011 pour dépasser l’idée réductrice de la « convergence numérique », ce concept rend compte de l’imbrication des médias les uns dans les autres au sein d’un système intégré permettant la coexistence de plusieurs formats et de plusieurs médias. Les nouveaux médias n’éclipsent pas les anciens, mais s’imbriquent à eux pour donner au système une complexité et une réactivité nouvelles, plus en phase avec la société dans laquelle ce système s’inscrit. Les médias numériques exercent dans la confluence médiatique une fonction majeure, celle de fournir de fortes audiences sur le marché de la communication.
9Tourya Guaaybess constate que les organismes internationaux infléchissent les politiques nationales des médias, mais que les États arabes restent souverains lorsqu’il s’agit de contrôler le processus de libéralisation. Si le développement du secteur médiatique a bénéficié de différentes formes de contributions provenant d’hommes d’affaires, il s’est toujours produit sous la surveillance étroite des gouvernements en place comme l’exemplifie le cas égyptien. Pour élaborer ce constat, l’auteure évoque le concept du path dependence pour souligner que le changement préconisé et piloté par les États dans le secteur des médias est rarement un choix délibéré. Il s’agit plutôt d’une réaction stratégique, tantôt défensive, tantôt offensive, aux actions d’autres États : le « chemin » choisi dépend des chemins que prennent les alliés comme les adversaires.
10Le cinquième chapitre est consacré à cette expression journalistique introduite sous l’ère numérique et à l’ombre des révolutions arabes : la « rue arabe ». Le cadrage des identités dans les pays arabes par les médias français et anglo-saxons serait fortement marqué par le contexte géopolitique de ces pays et par les perceptions personnelles des journalistes — représentants eux-mêmes d’une « opinion publique » française et anglo-saxonne qui se projette sur les sociétés et les autres acteurs civils du monde arabe. L’auteure y consacre une large revue de la littérature. Elle discerne, malgré le caractère holiste et réducteur de l’expression et son caractère orientaliste, trois définitions de la « rue » qui renvoient à des espaces réels ou symboliques : l’espace de la vie urbaine et populaire ; l’espace du désœuvrement, de la misère ; et l’espace des contestations et des mobilisations. Guaaybess précise que ce n’est pas l’expression « rue arabe » qui devrait être incriminée, mais plutôt les prénotions qu’elle révèle, d’où la recherche du biais culturaliste dans sa lecture du contexte médiatique et événementiel dans lequel cette expression est née et utilisée.
11Dans le sixième chapitre, l’auteure décortique la géopolitique actuelle des médias dans la région arabe et son influence sur la politique des médias, sur les perspectives de leur développement ainsi que sur les plans d’action de coopération. Au temps des relations « Nord-Sud », les États du Nord ont toujours utilisé les médias de manière à accroître leur influence, soit directement à travers leurs propres productions et normes culturelles, soit indirectement à travers le développement des médias dans les pays du tiers-monde pour consolider les relations diplomatiques. L’auteure estime que cette approche à la géopolitique a échoué ou a obtenu des résultats mitigés dans son objectif d’influencer les opinions publiques arabes. La méfiance grandissante vis-à-vis des chaînes transnationales, dont les nouveaux soucis sont de coller plus aux réalités des contextes sociaux et de prendre en considération des publics ouverts aux médias numériques, les a amenées à définir des stratégies de communication adaptées à de nouvelles contraintes politiques et économiques. L’évolution démographique, sociale et économique dans les pays arabes ainsi que l’avènement des médias numériques et interactifs ont créé des conditions pour une nouvelle politique de développement et de coopération des médias.
12Le septième chapitre est consacré aux questions de coopération dans le domaine journalistique. Guaaybess aborde d’abord les changements amenés à la profession journalistique. La multiplication des supports médiatiques a engendré une nouvelle réalité journalistique qui requiert la formation de professionnels qualifiés, polyvalents, multilingues et adaptés aux nouvelles exigences du métier, notamment la production d’informations multiformatées (web journalism) et la concurrence instaurée par les réseaux sociaux et l’audimat. Ensuite, sur le plan des enjeux économiques, l’auteure estime que si le défi de la rentabilité est présent pour les journaux numériques, les médias arabes ont beaucoup de difficulté à trouver un modèle commercial viable en raison du faible pouvoir d’achat des citoyens qui, par nécessité, cherchent la gratuité. Par ailleurs, Guaaybess avance que la domination des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) dans le monde des médias numériques et le formatage des écritures journalistiques grâce aux algorithmes — privilégiant ceux et celles qui les maîtrisent — relancent les anciens débats sur le déséquilibre des moyens d’information et de communication. La fin du chapitre est ainsi consacrée à l’histoire des écoles de journalisme dans le monde arabe. Guaaybess explique que les outils numériques ont rajouté une dimension à la transnationalisation des pratiques du métier de journaliste et ont conduit à une nouvelle forme de coopération et d’échange Nord-Sud pour la formation aux métiers du journalisme et des communications. Elle souligne notamment l’implication du secteur privé dans cette formation ainsi que celle des organismes publics occidentaux et des ONG.
13Dans le huitième et dernier chapitre, il est question des politiques de développement des médias et du journalisme et des normes qui doivent régir la coopération. Ce chapitre s’appuie sur plusieurs cas d’étude, dont ceux du Canal France International (CFI) et de la BBC. L’auteure explique que les modes de coopération bilatérale interétatiques font face à la « concurrence » de nouveaux acteurs de développement. Ces nouveaux acteurs, en l’occurrence des ONG, des organismes universitaires, des fondations, misent plus que jamais sur le secteur du journalisme et les médias d’information en ligne et ont pour objectif de permettre aux nouveaux médias émergents et pluralistes de s’établir dans la durée et d’assurer une formation en amont aux professionnels. Outre les anciennes puissances coloniales qui maintiennent leurs liens privilégiés avec les pays du Sud, de nouveaux acteurs tels que le Brésil, la Chine, la Turquie, l’Afrique du Sud et même certains pays du Golfe tendent à faire partie des principaux fournisseurs d’aide au développement.
14En conclusion, l’auteure réitère que la perception « traditionnelle » des médias arabes quant à leur positionnement dans les contextes de développement et leur situation géopolitique s’est radicalement transformée. En effet, les médias ne sont plus les précurseurs d’une quelconque transformation des sociétés dans lesquelles ils sont inscrits : c’est la transformation de la société qui ouvre la voie à la transformation du champ médiatique.
15Cet ouvrage a le mérite d’avoir livré une matière dense et des réponses aux questions que son auteure introduit de manière méthodique au fil des pages. Bien qu’il s’agisse, comme l’indique le titre, d’une étude sur les médias arabes, l’expérience de recherche de Guaaybess l’amène à présenter une perspective plus large sur le développement et sur la politique d’aide et la coopération transnationales.
16La qualité d’une publication comme celle-ci est de demeurer « ouverte », de susciter chez le lectorat multiples questions, souhaits et perspectives. À propos de la section traitant de la « rue arabe », nous aurions souhaité lire une analyse comparative du contenu des médias sociaux arabes afin de mieux saisir les grandes tendances des usages arabes du Web, par exemple. La position de l’auteure voulant que la transformation des sociétés soit un préalable à la transformation du champ médiatique ouvre une perspective fort intéressante et qui aurait mérité un plus long développement. Finalement, l’auteure suggère une sorte de rôle complémentaire entre le travail de recherche sur les médias, les sociétés arabes et les politiques d’action des acteurs de coopération européens, ce qui soulève la question de la commensurabilité des motivations et des objectifs de ces différents « partenaires ».