Marie-Laure FLOREA et Adeline WRONA (coordonnatrices) (2018), « Deuil en ligne. Les discours funéraires à l’ère du numérique »
Marie-Laure FLOREA et Adeline WRONA (coordonnatrices) (2018), « Deuil en ligne. Les discours funéraires à l’ère du numérique », Dossier de Semen, revue de sémio-linguistique des textes et discours, 45
Texte intégral
1La mort, nous dit la présentation générale de l’ouvrage, « a toujours donné lieu à des discours destinés à rendre hommage au défunt, à honorer sa mémoire, à entamer le travail du deuil et à rassembler les vivants » (p. 7). C’est sur diverses formes du deuil que se penchent les articles rassemblés dans la revue Semen à partir de son point de vue propre, la sémio-linguistique. Ce qui signifie que les auteurs seront particulièrement sensibles à ce que l’on pourrait appeler les « genres littéraires » liés à la mort, bref toutes les pratiques discursives autour de la mort, mais aussi toutes les formes de communication et de dialogue entre endeuillés ou entre endeuillés et cercles de relations. La réflexion sémio-linguistique est confrontée ici aux pratiques rendues possibles par les technologies informatiques, car le numérique offre aux endeuillés une nouvelle manière de vivre ces instants. Dans quelle mesure sont-ils modifiés par les réseaux sociaux ? Les cinq articles du dossier vont développer cette interrogation.
2Les rites funéraires sont traités depuis longtemps par l’anthropologie, qui analyse leur temporalité (le deuil passe par des stades précis) et leurs espaces (les lieux des vivants ne sont pas ceux des morts). Le premier impact des technologies est de déconnecter les lieux et l’espace des commémorations. Donc de relativiser les aspects physiques (regards, mimiques, intonations) de l’expression. Les rites funéraires ont aussi une dimension verbale très codifiée (formules de condoléances, annonces, éloge funèbre, épitaphe, mais aussi monuments aux morts, faire-part, etc.), qui sera elle aussi influencée par les situations d’écriture inédites du Web. Mais dans l’ensemble, les nouvelles pratiques liées au numérique ne remplacent pas les anciennes, elles les étoffent plutôt, en offrant des compléments par rapport à ce qui perdure. Notamment, elles élargissent le cercle des interlocuteurs, favorisent une certaine diversification des discours. Enfin, elles s’inscrivent dans une dimension économique (le marché de la mort), avec par exemple la possibilité d’offrir des fleurs numériques, qui se faneront au rythme des vraies. Les articles composant l’ouvrage sont organisés du plus général au plus spécifique, partant des discours de deuil et de leur contexte socioculturel à la question du deuil des animaux de compagnie, en passant par les commémorations de victimes du terrorisme, les commentaires numériques aux nécrologies du Monde, les titres dédiés au deuil d’un enfant.
3Le numérique n’est pas le seul agent de la transformation des pratiques funéraires. Les modifications sont liées aussi au recul de l’emprise ecclésiastique, à la médicalisation de la mort, à l’individualisation de la société. La crémation prend de l’ampleur. Il s’agit donc d’évaluer ce qui relève de la spécificité des réseaux sociaux. Hélène Bourdeloue a réalisé une enquête qualitative auprès de 44 endeuillés et 8 acteurs du funéraire, complétée par une étude quantitative par questionnaire en ligne ayant recueilli 766 répondants. Enfin, 4 275 ensembles de données ont été recueillis sur le site Paradis blanc. Les analyses ont mis en évidence des modifications, mais globalement, le numérique prolonge les rites existants. Par exemple, le rapport aux tombes était déjà modifié par la dispersion des familles. Les cimetières virtuels répondent aussi à cette difficulté. Les mémoriaux en ligne remplacent parfois l’avis de décès, qui est onéreux à imprimer et à diffuser, et d’ailleurs ils n’ont pas toujours une activité continue, au-delà de l’immédiateté du décès. Ils permettent aussi une forme de présence de ceux qui ne peuvent se déplacer. Mais on voit apparaître aussi des interactions inédites, comme la possibilité de mise en relation de personnes ayant vécu une expérience de deuil similaire, allant parfois jusqu’à des amitiés virtuelles. Ou la constitution d’un réseau d’amis du défunt qui s’organise pour une rencontre en dehors de celle organisée par la famille. On assiste aussi à des formes de perturbation du processus du deuil avec la persistance des traces numériques du mort, par exemple sur le site Facebook. Si, dans l’ensemble, ces dispositifs sont un prolongement des pratiques mortuaires existantes, ils introduisent aussi des modifications de l’expérience même du deuil, atteignent en partie les valeurs culturelles et religieuses parce qu’ils modifient son processus.
4Le genre du mémorial a été lui aussi modifié. Il désigne ici les sites dédiés aux décès collectifs comme les attentats et publiés sur la page Internet d’un journal. Le New York Times avait inauguré le genre après les attentats du 11 septembre 2001 avec ses « portraits of grief ». Il s’est poursuivi avec les publications liées aux attentats de Paris en novembre 2015 sur six sites et ceux du 14 juillet 2016 à Nice sur trois sites, analysées par Marie-Laure Florea. Le mémorial y est conçu comme un genre de discours, qui se situe au croisement de deux pratiques : le monument aux morts et la nécrologie, et qui est compris comme tel par les récepteurs.
5On peut réellement parler de genre, car la première page est l’équivalent du monument aux morts, renvoyant ensuite sur les nécrologies individuelles. On n’est donc ni uniquement dans le décompte des victimes ni dans leur simple nomination. Chaque victime est présentée sur le mode du récit de vie et du portrait. On note bien sûr l’utilisation de l’imparfait sur le plan grammatical et le recours fréquent au panégyrique sur le plan stylistique. Le traitement fait aussi paraître la dimension collective, car les caractéristiques communes, et même les anecdotes individualisées et les particularités sont décrites comme emblématiques de l’ensemble. Le numérique renforce ce sentiment, en proposant des renvois d’une victime à l’autre. Ces procédés visent à reconstruire la société autour de ses morts, à réaffirmer les valeurs communes et leur opposition à d’autres représentations du monde, à donner du sens aux événements, à ressouder les vivants. Les journalistes explicitent d’ailleurs leurs intentions dans le détail, et des espaces d’expression et de commentaires sont proposés. C’est la rédaction qui signe et non tel ou tel journaliste, ce qui montre que l’unité est aussi celle des journalistes.
6Les nécrologies de personnages importants disparus publiées dans la presse en ligne subissent aussi l’influence du numérique. Michel Marcoccia s’est penché sur les commentaires laissés par les lecteurs du Monde entre juin et août 2017, recueillant 193 messages, publiés par 166 contributeurs différents, un article nécrologique suscitant de 2 à 50 messages, le plus souvent dans les quelques jours suivant la parution. Les messages peuvent être de l’ordre des condoléances ou des regrets, donc une réaction au décès. Ils peuvent aussi réagir à un autre message pour le compléter ou le contester, ce qui est le cas de 27 % des messages du corpus. Ou enfin, ils peuvent être des réactions à l’article lui-même (10 %). Ces modalités renvoient donc à des genres différents : hommage funèbre, condoléances, opinions, expertise… Les abonnés intervenant ainsi se positionnent de diverses manières, notamment parce qu’ils adoptent ou pas un pseudonyme, se présentent de manière plus ou moins détaillée, manifestent une volonté didactique de jouer un rôle du type journalistique, se positionnent comme porte-parole… Ils postulent alors logiquement des destinataires tout aussi variés, directs, indirects, ou participants non ratifiés. Les messages sont adressés aux proches du défunt, aux journalistes, aux autres lecteurs. Ils tirent une leçon de la vie du personnage défunt, confirment son attachement aux valeurs qu’il défendait, disent une émotion, apportent des faits non cités par le journal, glissent de la vie du défunt à des considérations générales sur une cause.
7Un domaine particulièrement symptomatique des procédés médiatiques de notre époque est lisible dans la situation particulière de la mémoire sur Internet d’un enfant décédé. Ce cas est caractéristique des pratiques médiatiques récentes, nous dit Catherine Ruchon, car on peut l’analyser à partir de la notion d’extimité, selon les termes de Jacques Lacan repris par Serge Tisseron et dans la logique de la téléréalité lancée par une émission comme Loft Story. Les parents endeuillés s’adressent à l’enfant décédé, alors que, objectivement, il ne peut être un destinataire ratifié. Les discussions s’adressent de manière ouverte et large à tout destinataire, c’est-à-dire un destinataire collectif, également non ratifié, voire à la société entière, bref à tout individu simplement sensible à l’amour maternel et paternel exprimé de cette manière. Parfois, le destinataire devient le parent lui-même, qui écrit comme le ferait son enfant s’adressant à lui. L’expression de l’émotion se manifeste par des vidéos, des émoticônes, des gifs animés. La forme choisie peut être le diaporama, la vidéo, des récits de vie audiovisuels, des courriers adressés à l’enfant, des billets de forum public, des blogues. Les parents endeuillés s’adressent à leur enfant, lui parlent, lui adressent des injonctions de veiller sur la famille, parlent du ciel ou l’utilisent comme élément graphique de fond, ce qui se situe dans le prolongement d’un arrière-fond religieux non explicite. Ils construisent ainsi un lieu imaginaire où se trouve l’enfant. Même si les éléments mis en ligne ne sont pas toujours actualisés, il y a parfois au contraire un véritable calendrier, avec un élément publié au minimum chaque année à l’anniversaire de la mort, comme un dialogue ininterrompu. Ainsi peut-on parler d’une véritable modification, car Internet permet de mettre en scène une douleur traditionnellement plus secrète.
8Pouvons-nous parler réellement de deuil ou plutôt de traces d’un deuil lorsqu’il s’agit des espaces dédiés aux animaux de compagnie décédés ? Nadia Veyrié pose la question de leur signification. Leur existence manifeste la place des animaux de compagnie dans l’univers occidental, des animaux qui partagent le quotidien des hommes, dans une relation qui relève parfois de l’anthropomorphisme. Il y a peu de cimetières d’animaux (une vingtaine en France) et les urbains ne disposent pas de terrains pour y enterrer leurs animaux. Le cimetière virtuel est alors une forme de réponse à l’arrachement de cet attachement. Ces sites sont gratuits, parfois créés par des éleveurs ou des entreprises de crémation d’animaux, ce qui est donc une sorte de service complémentaire. Les propriétaires des animaux parlent de leur première rencontre avec l’animal, de sa vie dans la famille, de ce qu’il a représenté. Il est parfois considéré comme une sorte particulière d’ange gardien. Il est imaginé dans une sorte de paradis spécial pour les animaux.
9L’ouvrage met ainsi en évidence à la fois la grande continuité des formes de deuil, y compris lorsqu’elles s’expriment par Internet et les réseaux sociaux, et quelques points de rupture qui ne sont sans doute pas uniquement liés aux technologies, mais aussi aux transformations sociales, ou qui s’inscrivent dans des pratiques médiatiques existantes par ailleurs. Et après tout, cela n’est pas extraordinaire, car l’expérience du deuil, que chacun a l’occasion de vivre, est d’abord une réalité humaine qui n’a pas attendu l’informatique pour qu’il soit nécessaire de lui donner une signification.
Pour citer cet article
Référence électronique
Odile Riondet, « Marie-Laure FLOREA et Adeline WRONA (coordonnatrices) (2018), « Deuil en ligne. Les discours funéraires à l’ère du numérique » », Communication [En ligne], vol. 37/1 | 2020, mis en ligne le 11 mai 2020, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/11876 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.11876
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