Nommer est le plus manifeste et le plus futile des pouvoirs, celui qui fascine le plus, qui attise le plus de convoitises, qui occupe le plus les conversations et mobilise le plus les esprits de tous ceux qui sont associés aux affaires publiques (Attali, 1955 : 128).
- 1 Cette demande est ensuite relayée, en en élargissant la portée à toutes les religions, par une reco (...)
1Au début de l’année 2018, le Conseil national des musulmans canadiens demande au premier ministre Justin Trudeau que le 29 janvier, anniversaire de l’attentat à la mosquée de Québec, soit désigné « Journée de commémoration et d’action contre l’islamophobie »1. Cette proposition suscite ou plutôt relance au Québec une controverse sur l’emploi du terme islamophobie. Certains le justifient, d’autres contestent son à-propos.
2Très rapidement, ce différend prend une importance telle qu’il devient aussi important que la requête du Conseil national des musulmans canadiens, et parfois la supplante presque. Ce qui fait débat, c’est la proposition non seulement d’instituer une journée de commémoration, mais aussi de la concevoir en opposition à l’islamophobie et, plus largement encore, l’opportunité d’user du terme islamophobie dans l’espace public québécois. De fait, une très grande part des interventions évoquent et, pour certaines, portent expressément sur la pertinence générale de recourir à la notion dans la discussion plus générale des rapports des Québécois aux immigrants musulmans et à l’islam. Jusqu’à un certain point, ce conflit de nomination d’ordre métadiscursif (Garric, 2015) se détache de la question dont il émerge et s’érige en objet autonome de désaccord.
3Je me propose ici d’analyser sa composition. Cette entreprise est distincte de celle de Laura Calabrese (2015) qui met en évidence les « dynamiques de nomination » du terme islamophobie à l’œuvre dans un corpus français d’articles journalistiques et de commentaires d’internautes, c’est-à-dire les formulations, reformulations et non-reformulations qui lui sont données. Mon propos n’est pas, non plus, à la façon de Raphaël Micheli (2013), d’examiner comment l’activité métalinguistique des « querelles de mots » s’articule à l’argumentation politique et à la mise en scène médiatique qui en est faite. La perspective ici adoptée est plus proprement formelle. Mon objectif est de rendre compte, sous l’un de ses aspects constitutifs, de la structure interne du débat sur le recours à islamophobie déclenché par l’idée de commémorer la tuerie de la mosquée de Québec.
4L’analyse que je veux développer à ce propos est que les considérations invoquées par les défenseurs de l’emploi du terme islamophobie et ses opposants renvoient à deux ordres de raisons portant le premier sur la signification du mot, le second sur la portée de son usage. C’est relativement à des oppositions sémantique et pragmatique, techniquement distinctes, mais qui parfois s’entremêlent, que se déploie le débat de nomination au sujet de la notion d’islamophobie. Je rendrai d’abord compte de ces deux différends en faisant ressortir leurs diverses déclinaisons. Je formulerai ensuite une proposition théorique selon laquelle les oppositions sur la signification et l’effet de l’utilisation du terme islamophobie peuvent être vus comme des infra-débats du débat central portant sur l’opportunité de son emploi.
- 2 Dans le débat de nomination relatif à une journée de commémoration de l’attentat contre la mosquée (...)
5Le terme islamophobie présente un problème sémantique multiforme. Si son origine étymologique le circonscrit au sens limité d’une peur de l’islam, il a très rapidement acquis une acception plus large dénotant toute forme d’hostilité ou de haine à l’égard de l’islam ou des musulmans. Cette définition dérivée (qui aurait étymologiquement été mieux servi par le préfixe mis-, misomusulman étant d’ailleurs parfois employé) est aujourd’hui généralement reconnue dans les dictionnaires, dont certains définissent à la suite l’islamophobie comme une forme de racisme ou de xénophobie à l’encontre des musulmans2.
6Le terme se voit également accoler une certaine ambiguïté du fait d’un flottement quant à l’origine de son usage. Son apparition est datée du début du xxe siècle. Mais certains avancent qu’il a acquis un sens déterminant qui a généralisé son emploi à l’époque contemporaine quand il a été utilisé par des associations islamistes pour justifier des fatwas prononcées contre des productions intellectuelles et artistiques jugées blasphématoires à l’égard de l’islam. Cette affirmation est cependant contestée au motif qu’elle vise à dénigrer le terme en l’enfermant dans un sens totalement péjoratif. Chose certaine, le contexte idéologique et politique trouble de son emploi depuis le 11 septembre 2001 pèse sur sa signification3 et contribue fortement à ce que Laura Calabrese (2015) et Julien Longhi (2015) appellent « l’instabilité » du mot.
7Ils sont nombreux les intervenants dans le débat sur le recours à islamophobie à propos d’une journée de commémoration du 29 janvier à souligner son équivocité. Il est dit :
[un terme qui a une] variété de sens (Gilbert, 2018) ;
mot fourre-tout (Benhabib, 2018) ;
mot piégé […] qui gomme toutes les nuances (Facal, 2018a) ;
un terme qui ne semble pas faire consensus et porte à confusion sur son interprétation (Baillargeon, 2018) ;
concept bancal […] à la définition tellement floue qu’il peut servir à toutes les sauces (Bock-Côté, 2018) ;
notion élastique (Lagacé, 2018) ;
[un mot faisant partie de ceux qui] ne sont jamais bien définis [et qui] deviennent alors des valises utiles que chacun peut remplir selon ses besoins, ou pour plaire, sans s’apercevoir que d’autres utilisent la même expression dans un sens différent et à d’autres fins (Gingras, 2018).
8Dans la discussion, la confusion sémantique d’islamophobie se cristallise dans une discorde sur sa dénotation. Est-elle restreinte ou étendue ? Le terme signifie-t-il qu’il y a au Québec des manifestations occasionnelles de haine ou d’hostilité à l’égard de l’islam et des musulmans, que donc certains Québécois seulement sont islamophobes ou, plus globalement, que le sont la société québécoise tout entière et les Québécois dans leur ensemble ? Gérard Bouchard expose clairement les termes du différend :
Une controverse divise depuis quelque temps les Québécois autour de la notion d’islamophobie et du sens qu’il convient de lui donner. [Pour certains,] le mot désigne des perceptions et des attitudes négatives pouvant conduire à des propos offensants et à des actes violents à l’encontre de citoyens de confession musulmane. […] Pour [d’autres], l’appellation donnerait à entendre que l’ensemble de notre société est hostile aux musulmans (2018).
9Ceux qui récusent la pertinence d’employer le terme islamophobie l’entendent dans sa dénotation étendue comme référant à une attitude commune à tout le Québec ; ceux qui la cautionnent retiennent sa dénotation restreinte et considèrent que le terme ne vise que des phénomènes ponctuels d’hostilité à l’égard de l’islam et des musulmans.
10Sauf Québec Solidaire, les partis politiques québécois s’opposent à ce que la Journée de commémoration du 29 janvier fasse mention de l’islamophobie ; ils font valoir que l’appellation est, au regard de sa dénotation étendue, inappropriée pour dépeindre le Québec et les Québécois :
François Legault, le chef de la Coalition avenir Québec (CAQ), exprime son désaccord en affirmant que « [l]es Québécois sont ouverts et accueillants, [qu’]ils ne sont pas islamophobes » ;
Un autre député de la CAQ, Éric Caire, reprend le propos : « […] personnellement, je ne crois pas que la population québécoise soit islamophobe » ;
Le premier ministre Philippe Couillard exprime le même point de vue de manière un peu plus allusive : « L’islamophobie est une forme de racisme qui existe dans toutes les sociétés. […] Nous ne sommes pas pires que toutes les autres sociétés » (Rémillard, 2018).
11Des analystes et commentateurs de l’actualité ainsi que d’autres intervenants au débat s’insurgent également contre le recours à islamophobie parce que, en vertu de sa dénotation étendue, le terme exprime à leurs yeux une tare dont serait affecté l’ensemble des Québécois ou un délit dont ils seraient collectivement coupables. L’idée est exprimée de toutes sortes de manières :
[une] soi-disant culpabilité collective des Québécois (Ravary, 2018) ;
Le Québec [est] […] soudainement rongé par « l’islamophobie » au point qu’il s’impose annuellement une séance annuelle [sic] de flagellation et de victimisation sur cette prétendue affliction (Lamoureux, 2018) ;
[un] ressentiment délirant […] et [une] brutalité [qui] semblent […] ne se trouver que parmi les Québécois dits de souche (McMillan, 2018) ;
[un] tapage dangereux [dans lequel] [l]es Québécois sont accusés de racisme et d’islamophobie sur toutes les tribunes (Chikhi et al., 2018) ;
des allures de procès collectif (Facal, 2018a) ;
Le Québec [est] islamophobe. […] La société québécoise [est] traversée par une intolérance profonde qui pousserait non seulement à la discrimination, mais au meurtre. […] le procès d’un peuple (Bock-Côté, 2018) ;
une pathologie qui s’est répandue en nous tel un méchant virus. […] Les Québécois doivent s’excuser pour un crime qu’ils n’ont pas commis, demander pardon pour une faute morale dont ils ignorent la nature. […] vous êtes tous atteints (à des degrés différents) de cette même saloperie. […] le Québec souffre d’une montée en puissance de l’islamophobie. Notre psyché collective est désormais contaminée par la haine des musulmans (Benhabib, 2018).
12Beaucoup de ceux qui récusent l’usage du terme en raison de sa dénotation étendue reconnaissent par ailleurs que l’islamophobie, entendue dans sa dénotation restreinte, est présente au Québec. Certains en font simplement le constat :
L’hostilité envers les musulmans existe (Collin, 2018) ;
S’il est ridicule de dire que tous les Québécois sont islamophobes, il l’est tout autant de prétendre qu’aucun Québécois ne l’est et que tout le Québec est ouvert et accueillant. Il y a des Québécois et des Canadiens islamophobes comme il y a des Québécois et des Canadiens antisémites, racistes, sexistes, islamophobes (Breton, 2018).
13D’autres admettent la possibilité du phénomène, mais en relativisent l’importance : « S’il existe une telle chose qu’un très regrettable sentiment antimusulman dans nos sociétés, il demeure marginal » (Bock-Côté, 2018). D’autres encore en expliquent l’existence par le terrorisme islamiste : « La montée de l’islamophobie chez nous est directement liée aux exactions perpétrées par les talibans, Al-Qaïda et Daech, et aux attentats commis par d’autres fous de Dieu » (Bombardier, 2018).
14L’octroi d’une dénotation étendue au terme islamophobie est contesté. Certains s’y opposent pour du même souffle appeler à la reconnaissance de sa dénotation restreinte et légitimer son recours :
[le] problème [n’est pas] plus accentué au Québec qu’ailleurs. Il est cependant incontestable que notre société, à l’image de toutes les autres en Occident, n’en est pas épargnée, d’où la nécessité d’agir (Bouchard, 2018) ;
Non, le Québec n’est pas islamophobe dans son ensemble, pas plus que le Québec n’est raciste ou xénophobe. Mais il existe malheureusement, au Québec comme ailleurs dans le monde, des racistes et des xénophobes (Khadir, 2018) ;
Le Québec n’est pas islamophobe et les Québécois ne le sont pas non plus […] En revanche, l’islamophobie existe bel et bien au Québec. […] L’islamophobie est loin d’être un mot fourre-tout [qu’il ne faut pas disqualifier] […] les insultes et les agressions perpétrées contre des personnes parce qu’elles sont perçues comme musulmanes, constituent des manifestations de l’islamophobie. La dégradation et la profanation de lieux de cultes, de cimetières ou de biens appartenant à des musulmans en [sont] une autre. Alors, que dire de la tuerie de la Mosquée de Québec ou de la mobilisation contre le projet d’un cimetière musulman, si ce n’est que ce sont des preuves tangibles de l’existence de l’islamophobie chez nous (Hamzaoui, 2018) ;
les Québécois, pris un par un, ne sont certainement pas autant d’islamophobes en puissance. [Mais il] existe bel et bien de l’islamophobie au Québec. Il existe des individus qui expriment des idées islamophobes. Il y a aussi des crimes haineux qui visent la communauté musulmane […] sans que tout cela fasse du Québec une nation islamophobe. […] L’islamophobie, […] c’est la peur irraisonnée, l’aversion viscérale, l’hostilité contre les musulmans. C’est la tête de porc déposée devant une mosquée. C’est la voiture incendiée d’un musulman. C’est la multiplication de gestes haineux (Cardinal, 2018) ;
Peut-on parler d’islamophobie ? Ou doit-on bannir le mot ? […] Ce concept a-t-il du sens dans le Québec d’aujourd’hui ? Les crachats, insultes, vandalisme et autres actions avérées à l’encontre d’individus ou d’institutions musulmanes québécoises en sont une manifestation (Marier, 2018).
15D’autres, sans se prononcer sur la pertinence du recours à islamophobie, indiquent seulement que sa dénotation restreinte n’implique pas sa dénotation élargie en faisant valoir que la prise en compte d’actions ponctuelles hostiles à l’égard des musulmans n’entraîne pas l’admission que le Québec dans son ensemble soit islamophobe :
Les crimes haineux visant les musulmans sont à la hausse : livraison à domicile de têtes de porc, incendie de la voiture d’un imam, insultes et ainsi de suite. Ce sont des réalités, qu’elles nous plaisent ou non. Il serait hasardeux de monter en épingle une série de faits de société pour en conclure à l’existence d’un climat délétère pour l’ensemble des musulmans. Aussi vrai qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, les Québécois ne sont pas plus racistes ou islamophobes que le reste de leurs semblables sur le continent nord-américain (Myles, 2018) ;
il faut être sacrément aveugle pour ne pas voir que le ressentiment envers les musulmans prend ses aises dans la sphère publique. Le Québec n’a rien de particulier là-dedans. Depuis septembre 2001, la peur des musulmans percole partout en Occident (Lagacé, 2018).
16Parmi ceux qui se refusent ainsi à reconnaître à islamophobie une dénotation étendue couvrant l’ensemble du Québec ou des Québécois, quelques-uns font valoir que le concept n’a jamais eu cette amplitude ou que personne ne l’a jamais entendu suivant cette acception (autrement que pour s’y opposer) :
On l’a pourtant répété à satiété : le mot ne suggère d’aucune manière que ce problème serait plus accusé au Québec qu’ailleurs (Bouchard, 2018) ;
Bien beau de répéter, comme l’a fait la CAQ, que la tragédie de Québec est « le geste intolérable d’une seule personne et non pas celui d’une société entière ». « Quand on exagère quelque chose, a ajouté Éric Caire, ça devient insignifiant. Et personnellement, je ne crois pas que la population québécoise soit islamophobe. » Mais qui diable a prétendu une telle chose ? (Cardinal, 2018) ;
J’ai dit cent fois qu’il ne faut pas mettre tout, et tout le monde, dans le même panier. Je le redis. Quand on est rendu à avoir peur de cimetières musulmans, c’est qu’on n’est ni mieux ni pire que les autres peuples dans la désignation de musulman comme bouc émissaire (Lagacé, 2018).
17Certains de ceux qui formulent ce démenti dénoncent la stratégie argumentative dont relève à leurs yeux l’attribution d’une dénotation étendue d’islamophobie à tout le Québec ou à l’ensemble des Québécois :
[C’est] un amalgame dangereux, il provient de ceux-là mêmes qui ont intérêt politiquement à le faire circuler (Cardinal, 2018) ;
C’est une vieille tactique de débat : caricaturer une position, pour mieux attaquer la caricature. Ici, la caricature du réel, c’est de poser le débat comme si « on » pensait que « les » Québécois sont islamophobes. Bien sûr qu’« ils » ne le sont pas (Lagacé, 2018).
18Un point étonnant du désaccord sur la signification d’islamophobie est qu’il n’est pas lié à une divergence de vues sur la réalité que le terme vise à désigner. Comme le font voir quelques-uns des propos plus haut rapportés, beaucoup de ceux qui s’opposent au recours à islamophobie ou qui le défendent ne disent pas que la haine de l’islam et le rejet des musulmans est le fait du Québec dans son entièreté ou de la totalité des Québec, tout en admettant que certains Québécois s’en rendent coupables. Plus généralement, aucun intervenant ne soutient que le Québec tout entier est animé d’une haine de l’islam et d’un rejet des musulmans ni, non plus, que cette haine et ce rejet sont totalement inexistants au Québec. Ce n’est donc pas le statut ontologique de la réalité par rapport à laquelle est employé le terme islamophobie qui fait l’objet de dispute. La controverse ne porte spécifiquement que sur l’application de la notion : sur ce qu’elle prétend désigner ou, plus justement, sur ce qu’on prétend qu’elle désigne. L’opposition entre ses dénotations restreinte et étendue est relative à l’extension du concept d’islamophobie et non pas à l’état de choses qu’il pointe. Pour le dire dans un langage logique rudimentaire, il s’agit d’établir si le concept, défini comme une haine de l’islam et un rejet des musulmans, est satisfait par le Québec entier ou par une partie seulement des Québécois.
19De ce point de vue, la controverse suscitée par le recours à la notion d’islamophobie se distingue d’un grand nombre d’autres conflits de nomination qui portent non pas sur l’extension d’un terme, mais sur la qualification adéquate d’une réalité. C’est le cas, par exemple, d’un débat survenu lors du printemps érable québécois de 2012. Afin de s’opposer à une augmentation des droits de scolarité décrétée par le gouvernement, les associations étudiantes des collèges et universités déclenchent une cessation de cours. Parallèlement au débat portant sur la hausse des droits surgit une dispute sur l’appellation à donner à cette action. Elle est baptisée « grève » par les uns et « boycott » par les autres (voir Gauthier, 2016). Le conflit porte sur la façon appropriée de désigner l’état de choses de la cessation de cours. Il n’est pas relatif à l’extension des termes grève et boycott : il ne s’agit pas d’établir leur dénotation respective, mais de déterminer lequel des deux précise la réalité de la cessation de cours. Alors que le problème soulevé par le recours à islamophobie est celui de la réalité à laquelle la notion renvoie, le Québec tout entier ou quelques Québécois seulement, celui qui est posé par la dénomination de la cessation de cours est lié à la réalité en laquelle elle consiste, une grève ou un boycott. Pour le dire de manière plus théorique, la question de l’extension d’islamophobie est celle de savoir laquelle de deux choses satisfait un concept, alors que la question de la qualification de la cessation de cours est celle de savoir lequel de deux concepts est exemplifié par une chose.
20La différence peut être éclairée par la distinction frégéenne entre sens et dénotation : entre le mode présentation d’un terme ou d’un concept et son référent dans la réalité. Il est tout à fait clair que le différend sémantique à propos d’islamophobie n’a pas trait à son sens, mais à sa dénotation. Tous les intervenants l’entendent dans son acception élargie d’une haine de l’islam et d’un rejet des musulmans. C’est la dénotation d’islamophobie qui fait controverse. Il y a désaccord sur sa désignation : l’ensemble des Québécois ou quelques Québécois seulement. C’est tout le contraire dans le différend entre grève ou boycott qui n’est pas un conflit de dénotation puisque les deux termes ont le même objet de désignation, la cessation de cours des étudiants. C’est plutôt le problème du sens de grève et de boycott par rapport à cette dénotation commune qui est au cœur de ce conflit de nomination. La plus grande partie du débat tourne autour d’interprétations terminologiques et conceptuelles relatives à des sens étroit et plus large de grève : respectivement un arrêt de travail encadré par une réglementation juridique et la suspension d’une activité dans un but de protestation ou de revendication (comme dans l’expression « grève de la faim »), ainsi qu’à des sens strict et plus lâche de boycott : respectivement un blocus ou un embargo et le refus de participer à une activité (comme dans l’expression « boycotter des élections »). Les partisans de chacun des termes glissent d’un sens à l’autre à la faveur, surtout, d’un chevauchement entre leurs sens élargis, la suspension d’une activité et un refus de participer à quelque chose.
21Ce distinguo entre une opposition de sens et une opposition de dénotations conduit à caractériser deux types de conflits de nomination : des conflits d’identification pour la première et des conflits de représentation pour la seconde. Tous deux ont trait à la définition de la réalité dont la description purement factuelle n’est pas litigieuse. Il n’y a pas discussion sur le fait même de la cessation de cours par les étudiants ni sur le double fait que l’ensemble du Québec n’est pas islamophobe, mais que certains Québécois le sont. Elle surgit à propos de la façon de penser et d’appréhender ces réalités. Il s’agit toujours de déterminer comment peut être considéré et appelé un état de choses du monde. Mais les deux types de conflits de nomination procèdent de tensions distinctes. Dans les conflits de nomination d’identification, comme la dispute à propos d’islamophobie, le désaccord porte sur la délimitation du réel marqué par un concept dont le sens est admis par tous. À l’opposé, dans les conflits de nomination de représentation, comme la dispute à propos de grève et de boycott, le désaccord a trait à la façon d’exprimer par l’un ou l’autre concept, selon le sens de chacun, une réalité d’emblée circonscrite.
22A priori, un conflit de nomination de représentation apparaît être d’une plus grande importance qu’un conflit de nomination d’identification. La qualification de la situation qui en est l’enjeu comporte une incidence stratégique évidente. C’est par exemple la légitimité juridique et politique de la cessation de cours des étudiants lors du printemps érable qui est au cœur de l’alternative entre grève ou boycott pour la désigner. Aux yeux mêmes des tenants d’un terme ou de l’autre, une grève est une action légale, alors qu’un boycott est vu comme une action sans encadrement juridique. Bien que le conflit de nomination ne soit pas formellement déterminant dans le débat central plus large sur l’augmentation des droits de scolarité, la qualification de la cessation de cours comme un « boycott » met en cause son caractère démocratique et discrédite l’opposition à la hausse, alors qu’au contraire sa qualification de « grève » légitime politiquement cette cessation et la contestation de l’augmentation des droits de scolarité. Il n’est donc pas étonnant que, même s’il n’y a pas là une implication logique, tous ceux qui s’opposent à la hausse qualifient la cessation de cours de « grève », tandis que ceux qui approuvent la hausse l’appellent un « boycott ». Par comparaison, le désaccord sur l’emploi du terme islamophobie apparaît au premier abord comme un débat purement sémantique ou une simple querelle de mots, au sens dévalorisant des deux expressions. La question de savoir si islamophobie désigne une haine de l’islam et un rejet des musulmans de l’ensemble des Québécois ou uniquement de certains Québécois semble en effet renvoyer à la dimension conventionnelle du vocabulaire. D’une certaine manière, il suffit pour régler la question de s’en référer au sens usuel du terme, comme le fait Bouchard quand il avance qu’il ne suppose en rien que le Québec ou tous les Québécois sont affectés particulièrement d’islamophobie. Mais, bien sûr, si débat de nomination il y a, c’est parce qu’islamophobie est malgré tout entendue par certains avec une dénotation étendue. C’est le cas aussi parce que le recours au concept est contesté et justifié en raison de ses effets extralinguistiques.
23Dans un « Devoir de philo », Yves Gingras (2018) expose la théorie performative d’Austin (1962) suivant laquelle « les mots sont des actes qui imposent leur réalité ». Entre autres exemples, il traite de l’usage d’islamophobie :
Les débats actuels pour imposer dans le discours public le terme « islamophobie » ne sont que l’exemple le plus récent des tentatives récurrentes de la part de divers groupes d’intérêts d’imposer une façon de voir le monde en imposant les mots pour le nommer (2018).
24Gingras ne précise pas comment islamophobie est utilisé pour imposer une réalité. Cependant, dans le débat sur une journée de commémoration de l’attentat à la mosquée de Québec, nombreux sont les intervenants à proposer à quoi sert son emploi. Ces considérations d’ordre pragmatique sont exprimées avec des degrés de précision variable.
25Certaines incidences qu’on peut qualifier de « techniques » sont d’abord relevées. Facal observe ainsi une charge réductrice d’islamophobie qui écarte toute possibilité de différenciation :
Le problème avec le mot islamophobie est qu’il gomme toutes les nuances. Il présente tous les musulmans comme une seule et unique communauté [et] les dépeint comme des victimes (2018a).
Le mot « islamophobie » met dans le même paquet les musulmans pacifiques, qui doivent dépasser les 99 % parmi lesquels on pratique un peu, beaucoup ou pas du tout, et ceux qui justifient ou se livrent à de la violence. […] Le mot « islamophobie » revient à définir des tas d’êtres humains strictement par leur religion (2018b).
26Bouchard, quant à lui, pour qui rappelons-le le sens du terme est clair, rapporte ceci :
Pour certains, le concept d’islamophobie aurait le défaut de trop attirer l’attention sur un groupe religieux déjà fortement ciblé, ce qui l’exposerait encore davantage et risquerait d’aggraver les stéréotypes et l’hostilité dont il est déjà victime (2018).
27Un autre effet noté sur un plan se voulant factuel est celui de provoquer un clivage social. Il est d’abord mentionné à propos de la proposition même d’instituer une journée de commémoration et d’action contre l’islamophobie « qui ne pouvait que susciter la division et s’éloigner de son objectif » (Breton, 2018).
28Il est ensuite étendu à l’usage même du terme qui « [exacerbe] des tensions qui n’ont pas lieu d’être » (Chikhi et al., 2018) et dont « l’utilisation abusive […] élargit le fossé qui divise la société » (Gilbert, 2018).
29Un autre grief encore plus récurrent formulé à l’encontre de l’emploi d’islamophobie est qu’il tend à bloquer le débat et la discussion. On dit qu’il peut :
museler la liberté d’expression (Filion, 2018) ;
[museler] toute tentative de discussion (McMillan, 2018) ;
bâillonner [les individus] (Bombardier, 2018) ;
[empêcher] de débattre sereinement (Gilbert, 2018) ;
[ne laisser aucune place] au débat démocratique (Lamoureux, 2018) ;
imiter le débat public (Benhabib, 2018).
30On dit aussi qu’islamophobie sert d’acte d’accusation à l’égard de « ceux qui constatent la très difficile intégration des communautés musulmanes dans le monde occidental » (Bock-Côté, 2018).
31La raison principale que font valoir ceux qui protestent contre l’emploi d’islamophobie est qu’il donne lieu à une récupération ou à une instrumentalisation politique. Souvent, ce reproche reste imprécisé (Baillargeon, 2018 ; Breton, 2018 ; Facal, 2018a ; McMillan, 2018). Quand il est mieux défini, le recours à islamophobie est dit servir à :
accuser […] tous ceux qui s’expriment contre le niqab, et plus largement contre tous ceux qui soutiennent la laïcité au Québec et résistent à l’ingérence des règles religieuses dans notre société (Chikhi et al., 2018) ;
instrumentalise[r] [l’]événement tragique [de l’attentat survenu à Québec] pour relancer une croisade (Lamoureux, 2018) ;
récupérer l’attentat pour le mettre au service de […] [l’]idéologie [multiculturaliste] [dans une entreprise de] culpabilité par association (Bock-Côté, 2018).
32Au plus fort de cette dénonciation, la récupération et l’instrumentalisation de la notion d’islamophobie sont dites vouées à empêcher toute mise en cause de l’islam :
le terme islamophobe est couramment utilisé pour faire taire toute critique de l’islam présentée non pas comme un discours rationaliste sur la religion mais comme une forme de « racisme antimusulman » (Baril, 2018) ;
Pourquoi faudrait-il que celui qui critique l’islam soit islamophobe ? L’islam est-il la seule religion qui puisse faire passer ses critiques pour des individus haineux, dangereux et malveillants ? (Bock-Côté, 2018) ;
Le mot islamophobe désigne dans la bouche des islamistes tous ceux qui critiquent l’islam (Bombardier, 2018).
33Certains condamnent cet usage d’islamophobie en marquant qu’il est erroné :
Il y a islamophobie quand l’islam et les musulmans sont la cible de discours haineux et victimes d’actes criminels, non pas lorsque la doctrine coranique est sujette à des interprétations variées qui ne plaisent pas à tel fondamentalisme (Sam Haroun, 2018) ;
cessons de traiter d’islamophobes ceux qui critiquent l’islam, réservons ce mot aux vrais islamophobes, ceux qui s’en prennent à des personnes (Filion, 2018).
34De manière apparentée, le recours à islamophobie est également dénoncé sous prétexte qu’il vise à interdire la critique de l’islamisme :
Ceux qui lancent le mot « islamophobie » afin de faire taire toute critique […] dès qu’on critique spécifiquement l’islamisme violent, ils nous accusent de détester l’ensemble des musulmans (Facal, 2018b) ;
crier à l’islamophobie dès que quelqu’un ose dénoncer l’intégrisme musulman (Martineau, 2018) ;
Ceux qui mettent en garde contre l’islamisme n’ont guère plus de chance que les féministes radicales, les militants LGBT, les partisans de la laïcité et les athées militants. Il n’y a qu’une catégorie pour englober tout ce beau monde : les islamophobes (Collin, 2018).
35Un intervenant explique qu’islamophobie peut servir à faire barrage à la critique de l’islamisme parce qu’il ne permet pas de marquer la distinction entre islam et islamisme :
« islamophobie », concept stratégique […] qui [permet de propager] l’idéologie islamiste et [de combattre] férocement toute remise en question de ses dogmes. […] il n’y a pas, dans l’expression « ISLAMOphobie », de distinction entre « islam » et « islamisme ». Tout ce qui s’oppose à l’islam ou même à l’islamisme est confondu et combattu. Pas de différence entre une haine et une violence prônée contre les musulmans eux-mêmes, qui doit évidemment être condamnée, et une contestation d’une idéologie islamiste dont les principes rétrogrades peuvent démocratiquement et légitimement être réprouvés. Le piège, c’est que ce concept d’islamophobie ne laisse aucune place […] à la remise en question. Tout ce qui s’oppose aux dogmes de l’islamisme est sur-le-champ condamné, conspué, relégué au rang des mécréants, des racistes, des xénophobes ou des « islamophobes » (Lamoureux, 2018).
36D’autres, à ce propos, profitent de l’occasion pour justifier la crainte de l’islamisme :
il y a […] des raisons objectives qui font qu’il est légitime, voire salutaire, de craindre et de combattre la montée de ce courant fasciste dont aucune région du monde n’est à l’abri. […] Si le terme islamophobie dérange […], c’est tout simplement parce que le concept occulte délibérément les causes du sentiment de crainte face l’islamisme politique (Baril, 2018) ;
Il arrive […] que nous craignons de dire qu’il existe, dans l’histoire et dans le monde d’aujourd’hui, un phénomène religieux violent qui s’appelle l’islamisme : l’islam extrémiste, guerrier, conquérant, celui du djihad armé et de l’entrisme social, c’est-à-dire la revendication sans fin d’accommodements religieux et culturels (McMillan, 2018).
37D’autres encore soutiennent que l’usage même du terme islamophobie est imposé par des tenants de l’islamisme idéologique afin de contrer toute critique à son égard :
[L’]« islamophobie » [est un] concept stratégique privilégié depuis les années 1980 et 1990 par la Ligue islamiste mondiale et l’Organisation de la coopération islamiste (largement dominée par l’Arabie saoudite) qui propagent l’idéologie islamiste et combattent férocement toute remise en question de ses dogmes (Lamoureux, 2018) ;
[Le mot islamophobie] a été brandi par les islamistes pour faire taire leurs opposants au tout début de la Révolution islamique en Iran en 1979. Recyclé par la gauche multiculturaliste, le concept refait surface avec l’affaire Rushdie, dix ans plus tard, avec pour objectif de limiter le débat public. Pour les mollahs du communautarisme, toute critique de l’islam, toute opposition à l’islam politique est considérée comme un acte malveillant à l’endroit des musulmans (Benhabib, 2018) ;
Le terme islamophobie est couramment utilisé pour faire taire toute critique de l’islam. […] Cet usage a été répandu au niveau international par les islamistes (Baril, 2018).
38Brian Myles admet bien cette utilisation d’islamophobie par des islamistes, mais fait valoir que le terme ne leur est pas exclusif :
[Il est vrai que] le terme « islamophobie » est récupéré par les intégristes musulmans… Mais les intégristes ne détiennent pas le monopole de l’usage de ce terme, largement répandu dans le discours populaire et la recherche scientifique (2018).
39Parmi tous ceux qui contestent le recours au terme islamophobie en raison de la portée de son emploi, c’est sans doute Jean-Sébastien Gilbert qui fournit l’explicitation la plus détaillée en énumérant une série d’« amalgames » auxquels il concoure :
Le terme islamophobie est utilisé pour décrire une foule de réalités bien différentes :
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Le citoyen qui s’inquiète d’une ferveur religieuse associée à des valeurs inédites au Québec depuis la Révolution tranquille : islamophobe.
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L’intellectuel qui analyse l’islam radical dans la perspective d’un projet politique international : islamophobe.
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Le chroniqueur hostile à tout fait religieux : islamophobe.
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Le tenant de la laïcité qui veut encadrer le port de signes religieux et les demandes d’accommodements : islamophobe.
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Le #charlie qui défend le droit au blasphème : islamophobe (2018).
40Contre ceux qui s’opposent de la sorte au recours à islamophobie en raison de la récupération et de l’instrumentalisation auxquelles selon eux le terme donne lieu, d’autres intervenants au débat en défendent l’usage en raison de sa capacité référentielle :
[il ne faut pas] s’interdire d’appeler la chose par son nom (Bouchard, 2018) ;
Il faut trouver le courage d’appeler un chat un chat. […] Le Québec dont nous pouvons collectivement être fiers doit trouver le courage d’admettre le problème de xénophobie et d’islamophobie croissantes (Khadir, 2018) ;
l’accusation d’islamophobie est utilisée par certains islamistes comme un bouclier contre toute critique de l’islam. Mais sincèrement, il faut être sacrément aveugle pour ne pas voir que le ressentiment envers les musulmans prend ses aises dans la sphère publique (Lagacé, 2018).
41Parfois, cette légitimation de l’emploi d’islamophobie ne tend pas seulement à en faire valoir le bien-fondé, mais s’attaque à sa prohibition sous prétexte qu’elle occulte la réalité. Il y a alors renversement de l’opposition ; c’est maintenant l’anathème jeté sur l’usage du terme qui est critiqué :
Refuser l’idée même du débat sur l’islamophobie, c’est nier aux principaux intéressés la liberté de nommer les choses comme elles sont (Myles, 2018) ;
[on] refuse obstinément le recours au mot « islamophobie ». Comme si le simple fait de « souligner l’islamophobie, ce sera affirmer son existence », comme l’a écrit un chroniqueur. Pourtant, il faut se rendre à l’évidence : ne pas prononcer le mot honni n’en fera pas disparaître les relents. Il existe bel et bien de l’islamophobie au Québec. Il existe des individus qui expriment des idées islamophobes, il y a aussi des crimes haineux qui visent la communauté musulmane […] sans que tout cela fasse du Québec une nation islamophobe. Comprenons-nous bien, il n’y a absolument rien d’intolérant à débattre de l’islamisme, comme on le fait au Québec depuis des années. Il n’y a rien d’islamophobe à militer pour la laïcité, à s’opposer au voile intégral ou à pourfendre l’intégrisme radical (Cardinal, 2018).
42Abdelwahed Mekki-Berrada schématise succinctement l’opposition pragmatique au centre du débat sur le recours à islamophobie en départageant une saine critique de son usage et son mérite dans l’appellation du réel :
Critiquer le terme « islamophobie » est une responsabilité qui incombe non seulement aux sémanticiens, aux sémiologues, aux linguistes et autres savants, mais aussi à tous les citoyens soucieux de garder leurs langues vivantes et fidèles à la réalité qu’elles mettent en mots. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : critiquer la notion d’islamophobie ne doit pas conduire à occulter la réalité sociale, politique et idéologique à laquelle elle renvoie. Une réalité somme toute marginale, certes, mais bien ancrée dans nos espaces sociaux, politiques et médiatiques au Québec comme ailleurs. Critiquer la notion d’islamophobie peut être un exercice collectif salutaire, mais préférer le déni de la réalité à laquelle cette notion renvoie, plutôt que la gestion courageuse de cette même réalité sociale, tendue et nauséabonde, est une solution destructrice du lien social (2018).
43Dans la discussion sur l’opportunité de consacrer une journée de commémoration du 29 janvier 2017, les intervenants qui endossent le recours au terme islamophobie ou qui le récusent le font en privilégiant l’une de ses dénotations, une haine de l’islam et un rejet des musulmans par le Québec dans son ensemble ou par un certain nombre de Québécois seulement, ou encore l’une de ses fonctions, bâillonner toute critique de l’islam ou de l’islamisme ou ouvrir plutôt que fermer les yeux sur la réalité des exactions commises à l’égard des musulmans. C’est en optant pour l’une de ses dénotations et/ou en supposant l’un de ses usages que prennent position les tenants et les opposants du recours à islamophobie. Autrement dit, les oppositions sémantiques et pragmatiques fondent le désaccord sur l’emploi au terme. Elles y sont sous-jacentes, délimitent ses contours et déterminent les opinions et jugements formulés à son propos.
44Elles constituent en cela des infra-débats du débat central de nomination sur islamophobie. Un débat peut se voir adjoint des affrontements adjacents. Ces débats associés au débat central peuvent être des méta-débats, des para-débats ou des infra-débats (Gauthier, à paraître). Un méta-débat est un différend à propos du débat central. Il peut avoir trait à son origine, à sa pertinence, à son développement ou à quelque autre aspect de sa composition ou de son déroulement. Par exemple, la discussion sur la valeur des arguments invoqués dans un débat en constitue un méta-débat. Un para-débat est contigu à un débat central. Par exemple, le débat sur le mariage gai a parfois été accompagné d’un débat sur l’adoption d’enfants par des couples homosexuels. Un infra-débat a trait à une question préalable à celle faisant l’objet d’un débat central qu’il subordonne. Par exemple, le débat sur le port du burkini tenu en 2016 s’est déroulé, tant en France qu’au Québec, sur le fond d’infra-débats portant sur sa nature : est-ce un vêtement religieux ou non ? et sur sa portée symbolique : exprime-t-il ou non une soumission de la femme ou un refus de s’intégrer ?
45Comme cet exemple l’illustre, un infra-débat est logiquement préalable au débat central auquel il est lié et le définit. C’est selon que l’on considère qu’il est ou n’est pas un vêtement religieux ou affiche ou n’affiche pas un asservissement de la femme ou une résistance à l’intégration qu’on se prononce pour ou contre le port du burkini. Les positions sur un débat central dépendent de celles prises sur un infra-débat. C’est exactement ce que l’on peut constater à propos du débat sur le recours au terme islamophobie. On le justifie si l’on assigne comme dénotation au terme une haine de l’islam manifesté par certains Québécois seulement ou si l’on fait valoir sa capacité de dévoilement de la réalité ou d’occultation de la réalité qu’entraîne son rejet. À l’inverse, on s’oppose à l’emploi d’islamophobie si on lui prête une dénotation étendue plus largement à l’ensemble des Québécois ou si l’on estime qu’il revient à entraver la critique de l’islam ou de l’islamisme. Ce sont ces oppositions sémantique et pragmatique qui, en tant qu’infra-débats, fixent les points de vue défendus sur l’à-propos d’utiliser le terme islamophobie dans la discussion sur la proposition d’instituer une journée de commémoration du 29 janvier 2017.
46Le statut d’infra-débat des oppositions sémantique et pragmatique sur le recours au terme islamophobie fait bien voir comment la critique et la défense de l’emploi du terme prennent place dans un ancrage idéologique.
47Ceux qui l’entendent, pour le critiquer, comme portant sur l’ensemble des Québécois et qui considèrent qu’il sert à bâillonner toute critique de l’islam et de l’islamisme appartiennent à une mouvance nationaliste et laïciste. Ceux qui, au contraire, justifient l’usage du terme en restreignant son sens à la désignation de certains Québécois seulement et qui estiment qu’il permet de pointer la réalité ou de ne pas occulter la réalité se réclament d’un pluralisme politique et religieux. Il y a congruence entre les termes des oppositions sémantique et pragmatique et ces deux positions idéologiques. C’est sur le fond d’une défense de l’identité québécoise et d’une volonté de restreindre l’expression religieuse dans l’espace public ou civique qu’est attribuée à islamophobie une dénotation étendue et critiquée son usage. De même, la compréhension d’islamophobie dans sa dénotation restreinte et la défense de son emploi prennent appui sur une valorisation de l’inclusion et un plaidoyer pour le droit à la manifestation publique des appartenances religieuses.
48Comme elles déterminent, à titre d’infra-débats, le débat sur le recours à islamophobie, les oppositions sémantique et pragmatique l’imprègnent de cet affrontement idéologique avec lequel elles sont en adéquation et dont elles sont l’expression.