1Le contexte médiatico-politique auquel renvoie la présente étude remonte à 2009, au moment où l’émission d’affaires publiques Enquête, produite par le service de l’information de la Société d’État Radio-Canada (SRC) et diffusée sur ses ondes, dévoile l’existence d’un système organisé de corruption dans l’attribution de contrats publics par le gouvernement du Québec et certaines municipalités à des firmes d’ingénierie et entreprises de construction. Au cours de l’émission du 15 novembre, le journaliste Alain Gravel révèle « une pratique scandaleuse qui ne date pas d’hier, mais sur laquelle les autorités ferment les yeux ». Au vu et au su du personnel politique, certains entrepreneurs de la région de Montréal s’entendent sur le montant des soumissions, ce qui leur garantit l’octroi des contrats ainsi qu’une hausse artificielle des coûts, en échange de quoi les partis politiques concernés bénéficient de généreuses contributions.
- 1 L’enregistrement vidéo et la transcription des audiences réalisées dans le cadre de la commission C (...)
2Malgré la pression des partis d’opposition et le profond malaise collectif que déclenche cette révélation, le gouvernement au pouvoir refuse pendant près de deux ans de constituer une commission d’enquête pour faire la lumière sur ce stratagème. En revanche, il commande, en 2011, la création d’une « unité permanente anticorruption », l’UPAC, pour lutter contre les « pratiques de corruption, de collusion et de malversation ». Dans son rapport, le premier dirigeant de l’UPAC, Jacques Duchesneau, s’inquiète du fait que des organisations criminelles semblent effectivement se rapprocher de la classe politique afin d’en tirer des bénéfices (rapport Duchesneau, 2011 : 50). Quelques semaines après le dépôt de ce rapport, le gouvernement annonce la création d’une commission d’enquête publique. Pendant les deux années que dureront les audiences, la commission Charbonneau (CEIC), du nom de la juge qui la préside, interrogera près de 300 témoins, politiciens et membres du personnel politique, fonctionnaires, entrepreneurs et ingénieurs, représentants syndicaux, sous le regard critique des médias québécois et du public qui accède aux témoignages en direct à la télévision de Radio-Canada1.
- 2 Le scandale renvoie à des actions ou à des événements impliquant certaines formes de transgressions (...)
3Cet événement, qui connaît encore des rebondissements au Québec en 2018, illustre ce que John B. Thompson (2000 : 13) définit comme étant un scandale : « [it] refers to actions or events involving certain kinds of transgressions which become known to others and are sufficiently serious to elicit a public response »2. La description qu’en fait le sociologue repose sur cinq caractéristiques :
-
Le scandale sous-entend la transgression de certaines valeurs, d’un code moral ;
-
Les éléments touchés par cette transgression sont connus d’un entourage restreint qui tente de les dissimuler au grand public ;
-
Le dévoilement public de la transgression donne lieu à une forte désapprobation ;
-
L’expression de cette désapprobation est au cœur de la définition du scandale. La transgression ne peut, à elle seule, créer le scandale ; c’est la réprobation publique qui lui confère son caractère scandaleux ;
-
Le scandale affecte la réputation des individus qui en sont responsables.
4Ce phénomène de communication publique, qui prend forme au sein de relations particulièrement tendues entre le monde politique et celui des médias, devient ici l’occasion d’observer la dynamique interactionnelle tripartite « journalistes / politiciens / public ». Le contexte conflictuel du scandale permet de voir comment les acteurs politiques qui en sont responsables — les « accusés » — et les acteurs médiatiques à l’origine de son dévoilement — les « dénonciateurs » — négocient leur ethos professionnel respectif devant les citoyens, à travers les médias. Il fait ainsi ressortir le rôle fondamental que joue le public à la fois dans la dénonciation et dans la gestion du scandale.
5Comme le souligne Thompson dans sa description, « corruption must be disclosed in order to become scandalous » (op. cit. : 19). Tant que l’acte qui fait objet de désapprobation circule à l’intérieur d’un cercle restreint qui en préserve le secret, ou bien qu’il est maintenu à l’état de rumeur ou de commérage, le scandale n’est pas effectif. Pour qu’il le soit, les actions reprochées doivent être rendues publiques et la population doit manifester ouvertement sa réprobation : « The public articulation of opprobrious discourse is the final condition that must be fulfilled to turn corruption into scandal » (ibid. : 30). En 2009, la presse québécoise témoigne avec éloquence de l’opprobre à l’égard des élus mêlés au stratagème de corruption.
(1) Bref, les chenapans du ménage à trois des entrepreneurs en construction, des parrains locaux et d’élus municipaux qui escroquent le public à coups d’appels d’offres arrangés, de ristournes aux partis et de cadeaux à Pierre, Jean et Gino peuvent dormir tranquilles. (La Presse, 18 novembre 2009)
La population était déjà scandalisée par les abus commis dans l’industrie de la construction dans la région montréalaise et le processus d’attribution des contrats à la Ville de Montréal. Voilà qu’elle apprend que le gouvernement libéral, qui a promis d’y voir, doit regarder de plus près dans sa propre cour et se questionner sur le fonctionnement d’un de ses ministères, Transport Québec. (La Tribune, 18 novembre 2009)
Tout le monde sait qu’en politique, l’apparence est aussi importante que la réalité. Voulez-vous me dire pourquoi, alors, Jean Charest refuse obstinément de mettre sur pied une Commission d’enquête sur la corruption et le milieu de la construction, alors que TOUT LE MONDE la réclame ? (Journal de Montréal, 21 novembre 2009)
Après l’opposition à Québec, c’est au tour des syndicats de policiers et de l’Association des procureurs de la Couronne de réclamer la tenue d’une enquête publique sur la corruption dans l’industrie de la construction. Fidèle à lui-même, le premier ministre Jean Charest n’en voit pas l’utilité (Le Devoir, 24 novembre 2009).
6Le scandale culmine à ce moment précis : les individus impliqués, soit parce qu’ils sont coupables de la transgression, soit parce qu’ils en sont complices, perdent tout contrôle sur la divulgation de l’événement. À ce stade, ce sont les journalistes, les adversaires politiques et les citoyens qui dominent la situation, entraînant au passage démissions, licenciements et poursuites judiciaires.
- 3 Voir notamment Blumler et Gurevitch (1995) ; Thompson (1995, 2000) ; Mazzoleni et Schulz (1999) ; S (...)
- 4 Dans les termes de Thompson : « As the principal medium through which political leaders relate to o (...)
7La relation de proximité qui existe entre le monde politique et celui des médias fait l’objet d’une abondante littérature depuis le milieu des années 19903. Pour les politiciens, les tribunes médiatiques sont un moyen efficace d’augmenter leur visibilité et, éventuellement, d’acquérir de la notoriété et le capital symbolique nécessaire pour être reconnus comme des représentants crédibles auprès d’un vaste électorat4. Par ailleurs, Frédérick Bastien (2013) fait la démonstration selon laquelle les médias bénéficient au moins autant de la présence des personnalités politiques sur leurs plateaux pour varier leurs contenus et leurs formats en fonction des préférences du public. Ainsi, les fréquentes apparitions des politiciens dans les émissions d’infodivertissement satisfont les deux mondes : d’un côté, les politiciens peuvent rejoindre un public que les émissions d’information et d’affaires publiques plus strictement dévouées aux enjeux politiques intéressent peu et, de l’autre côté, ces émissions d’infodivertissement permettent aux diverses chaînes d’augmenter et de diversifier leurs auditoires.
- 5 L’exposition médiatique peut devenir un piège (traduction de l’auteure).
8Toutefois, la médiatisation ne présente pas que des avantages pour les politiciens, elle apporte aussi certains désagréments. L’attention médiatique vise autant sinon plus ce qui est préjudiciable aux politiciens que ce qui leur est profitable. Et plus la visibilité est importante, plus grande est la surveillance. Tant que le politicien garde le contrôle sur l’image qu’il projette, que celle-ci reflète les standards du milieu politique et satisfait aux attentes de l’électorat — tant que l’exposition médiatique est dite « consentie », pour emprunter les termes de Jamil Dakhlia (2010 : 16-20) au sujet de la peopolisation —, le capital de notoriété alimente un ethos positif, à la hauteur de ce qu’exige la profession. Dans le cas contraire, toutefois, « mediated visibility could also be a trap5 » (Thompson, 2000 : 41).
9Cette relation de dépendance entre les mondes politique et médiatique fait en sorte qu’ils agissent réciproquement sur leurs pratiques respectives. À n’en pas douter, les changements qui les affectent s’influencent mutuellement. Ainsi, à la faveur de l’hypermédiatisation des politiciens, le rôle des médias, les médias d’information en particulier, s’est transformé au fil des ans. De dispositif essentiellement technique qui sert à relayer les messages, ils ont pris leur place en tant qu’acteurs publics représentant leur propre point de vue : « Over the past quarter of a century, the media have gradually moved from the role of reporting on and about politics, “from the outside” as it were, to that of being an active participant in, shaping influence upon, indeed an integral part of, the political process » (Blumler et Gurevitch, 1995 : 3). Tout en continuant d’être la courroie de transmission privilégiée du message politique, les médias interviennent dans le débat public pour leur propre compte, ils critiquent les contenus et surveillent le comportement des élus.
10Cette renégociation des rôles que performent les acteurs politiques et médiatiques prend beaucoup de place dans le contexte conflictuel du scandale. Elle apparaît avec d’autant plus d’évidence que chacun d’eux se campe dans des positions très polarisées, « accusés / dénonciateurs », et que la légitimité de l’un se fait bien souvent au détriment de la légitimité de l’autre. Pour être reconnu dans son rôle de dénonciateur du scandale, le journaliste doit agir de manière à discréditer le politicien aux yeux du public. Inversement, le politicien doit déconstruire le rôle d’accusé que cherche à lui faire endosser le journaliste, de sorte que le public ne reconnaisse plus ce dernier dans le rôle de dénonciateur du scandale qu’il s’est donné. Plus on accorde de crédibilité à l’un, moins l’on en accorde à l’autre. La construction des ethos de politicien et de journaliste telle qu’ils la conçoivent et la projettent est le résultat de cette dynamique interactionnelle à trois.
11La notion d’ethos professionnel, empruntée à Ruth Amossy (1999, 2010, 2018), renvoie à une construction collective stéréotypée, socialement partagée, qu’on associe à une classe professionnelle donnée, à un rôle, dans la perspective goffmanienne. Les individus reconnaissent les modèles en circulation dans l’espace public, les intègrent et les reproduisent de manière à être eux-mêmes reconnus et légitimés dans ces rôles.
Un statut, une position, une situation sociale ne sont pas des choses matérielles que l’on puisse posséder et donc exhiber. Ce sont des modèles pour une conduite appropriée, cohérente, élégante, et bien articulée. Exécutés avec aisance ou maladresse, consciemment ou non, de bonne foi ou par hypocrisie, ces modèles constituent néanmoins quelque chose qui demande à être actualisé et qu’il faut réaliser (Goffman, 1973/1959 : 76).
12Ces modèles, comme on le sait, ne donnent pas lieu à des constructions figées, ils sont constamment renégociés pendant l’interaction, c’est-à-dire dans le cadre d’une performance au cours de laquelle l’individu « doit donner le type de spectacle propre à illustrer, aux yeux des spectateurs » (ibid. : 44), les images qui le confirment dans l’ethos de politicien. La performance, ou « le spectacle », englobe le message lui-même, son contenu et la manière dont il est mis en mots, le contexte de communication, le public à qui il se destine et, surtout, le jeu de l’acteur qui le personnifie.
13Selon Thompson, le scandale est précisément « a kind of credibility test » (2000 : 112) visant à mettre à l’épreuve la capacité des politiciens à se projeter dans leur ethos professionnel et, ce faisant, à se légitimer dans leur rôle auprès de la population. Dans le contexte actuel de la médiatisation de l’information, on peut croire que le même test s’applique aux journalistes qui ont eux aussi intérêt à établir leur crédibilité pour être reconnus dans leur rôle par leurs auditoires.
- 6 Elle a démissionné de toutes ses fonctions politiques en 2012 et entamé une carrière d’animatrice à (...)
14Lors des audiences de la commission Charbonneau en juin 2014, un ingénieur du ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMROT) accuse la ministre responsable de l’époque, Nathalie Normandeau, d’être intervenue pour majorer sans motif des subventions dans plusieurs dossiers (La Presse.ca, 3 juin 2014), une stratégie qui aurait favorisé des firmes d’ingénierie contribuant au financement de son parti. La crédibilité de Normandeau est alors mise en doute. Malgré son retrait de la vie politique deux ans plus tôt6, l’ex-ministre fait l’objet d’une importante couverture médiatique et provoque de vives discussions dans la population. Jusque-là, la politicienne avait été favorablement perçue et représentée dans les médias en raison des nombreux succès touchant sa vie professionnelle : elle a été successivement députée de Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, ministre des Transports, du Tourisme, des Affaires municipales, des Ressources naturelles et de la Faune, du Plan Nord, et vice-première ministre du Québec. Elle a même été pressentie pour succéder au premier ministre Jean Charest à la tête du Parti libéral au moment où ce dernier prendrait sa retraite. Cet intérêt médiatique s’étendait également à la vie privée de la jeune femme, notamment à ses relations amoureuses avec d’autres personnalités publiques. Ainsi, jusqu’aux événements révélés par les journalistes de l’émission Enquête, Normandeau bénéficiait de ce qu’Amossy appelle un « ethos préalable » positif (1999 : 149), l’image d’elle qui circulait alors dans les médias et pour laquelle elle était reconnue étant généralement avantageuse.
- 7 Comparution de Nathalie Normandeau à la commission Charbonneau. [En ligne]. www.ceic.gouv.qc.ca/aud (...)
- 8 Entrevue de Nathalie Normandeau à 24 heures en 60 minutes (SRC) le 19 juin 2014 (18 min 51 s). [En (...)
15Normandeau est convoquée devant la commission Charbonneau le 18 juin 20147. Elle entend profiter de sa comparution pour faire la lumière sur les actions qu’on lui reproche et rétablir sa crédibilité. Au cours de son témoignage, elle nie les allégations l’impliquant dans un système de corruption visant à financer son parti et se déclare outrée par le manque de prudence dont a fait preuve son entourage (Le Devoir, 19 juin 2014). Convaincue d’avoir levé les soupçons qui pèsent contre elle, elle accepte, au lendemain de son passage à la commission, de participer à l’émission d’affaires publiques 24 heures en 60 minutes8. Diffusée en début de soirée à la télévision de Radio-Canada, 24/60 est une production quotidienne animée par la journaliste Anne-Marie Dussault, qui reçoit en entrevue des personnalités faisant l’actualité récente. Redoutable intervieweure, cette avocate de formation est très respectée par la classe journalistique et jouit d’une grande notoriété auprès du public.
- 9 « In news interviews of this type [the accountability interview] the emphasis falls upon calling a (...)
- 10 « Alongside the more conventional political interviews [respecting journalistic objectivity and neu (...)
16L’analyse qui suit porte sur cette entrevue. La rencontre d’une vingtaine de minutes donne lieu à une interaction serrée, voire conflictuelle, au cours de laquelle interviewée et intervieweure défendent des positions adverses dans le contexte du scandale, la première étant associée au système politique qui en est responsable, la seconde à l’instance médiatique qui l’a rendu public. Elle relève de ce que Montgomery (2007) définit comme une « accountability interview9 », c’est-à-dire un type d’entrevue mettant en scène un journaliste professionnel qui exige d’une personnalité publique, le plus souvent sur un ton accusateur, qu’elle rende des comptes relativement à une action controversée qu’elle a posée, la forçant ainsi à se justifier publiquement. Pour Ian Hutchby (2017), il s’agit d’une forme hybride d’interaction — « hybrid political interview10 » — dans laquelle le journaliste ne cherche pas uniquement à recueillir des faits pour informer objectivement le public, mais où il confronte son invité, de façon parfois agressive, pour son propre compte, celui de l’institution qu’il représente ou au nom du public, afin d’obtenir des révélations sur des actes ou des événements qu’on le soupçonne de vouloir cacher à la population.
Adoptant souvent la posture du citoyen ordinaire, [l’intervieweur] prétend désormais au statut de seul représentant légitime du public vis-à-vis de l’establishment politique, endossant un rôle de redresseur de torts qui l’autorise à user des stratégies menaçantes pour contraindre ses invités politiques à révéler ce qu’on croit qu’ils préfèrent taire (Turbide et Laforest, 2015 : 38).
17L’entrevue réalisée dans le cadre de l’émission 24 heures en 60 minutes montre que, outre le rôle primordial qu’il joue dans le dévoilement du scandale, le public est aussi le destinataire privilégié des discours produits autour de l’événement, s’agit-il de défendre ou d’attaquer les individus impliqués. De la même manière que la reconnaissance d’un acte qualifié de scandaleux passe par les réactions de la population, une grande partie de la négociation entre dénonciateurs et accusés se déroule devant un public. Alors que, de façon parallèle, des discussions d’ordre judiciaire par exemple peuvent avoir lieu dans des espaces réservés, le scandale correspond à un acte de communication qui s’actualise sur la place publique.
18Le premier échange entre l’animatrice de 24/60 et l’ex-politicienne témoigne de l’importance du rôle que joue le public dans la dynamique interactionnelle du scandale
(2) L’animatrice :
Témoignage attendu à la commission Charbonneau hier. Pourquoi devrait-on vous croire ?
L’ex-politicienne :
- 11 Les exemples qui accompagnent le texte sont suivis d’une indication correspondant au moment de leur (...)
Ben parce que je dis la vérité. Un. Deuxièmement la commission Charbonneau je l’attendais. Ça fait deux ans que mon nom est traîné dans la boue. Euh j’ai euh : On s’est attaqué gratuitement à mon intégrité, à mon honnêteté alors pour moi le : le témoignage que j’ai livré était d’une certaine façon salutaire, c’est-à-dire qu’il m’a permis de : de blanchir ma réputation. [0 min 4 s]11.
- 12 Il n’est pas rare que des individus impliqués dans un scandale intentent une action en justice afin (...)
19Si la commission Charbonneau est attendue avec une égale impatience par l’ex-politicienne et la journaliste, c’est qu’elle fournit à l’une comme à l’autre l’occasion de faire valoir leur crédibilité. Dans l’optique de l’ex-vice-première ministre, cet événement médiatique lui permet de présenter sa version des faits, d’attester de son intégrité et de sa bonne foi et, ce faisant, de convaincre non seulement les membres de la commission mais surtout la population que les actes qu’on lui reproche n’ont pas la portée que les médias semblent vouloir leur donner. Cette mise en public s’apparente à une comparution devant des jurés auxquels on demanderait, sur la foi du témoignage qui leur est présenté, de juger de la culpabilité ou de l’innocence d’un accusé. Pour celle qui se trouve en position de défense, l’exercice a toutes les apparences d’un procès devant jury12.
20De la position de dénonciatrice qu’occupe l’animatrice de 24/60, la place attribuée au public s’établit différemment. Dans le premier échange, le recours au pronom personnel « on » — « pourquoi devrait-on vous croire ? » — indique que l’on considère le téléspectateur comme un allié se rangeant naturellement du côté des journalistes de Radio-Canada qui ont percé à jour le stratagème.
- 13 Dans l’entrevue politique hybride, il existe une manière de conduire l’échange selon laquelle l’int (...)
In the hybrid interview, […] there appears a different form of tribuneship in which the interviewer often takes up a stance on his or her own behalf as spokesperson for, or representative of, segments of a population which are brought into play rhetorically in order to pursue an argument with the interviewee13 (Hutchby, op. cit. : 121).
21Contrairement à son invitée, la journaliste n’aurait pas à gagner la confiance du public, celle-ci lui serait acquise d’emblée.
- 14 Le journaliste qui conduit l’entrevue n’est pas un simple porte-parole, mais un membre du groupe qu (...)
- 15 Le dévoilement des secrets que cachent les représentants du pouvoir politique est perçu par certain (...)
22Cette relation de connivence avec le public que s’approprie la journaliste lui confère un sérieux avantage sur sa vis-à-vis. D’abord, elle l’isole de ce précieux complice et la relègue au rang d’accusée : « […] the tribune [the journalist interviewer] becomes not just a spokesperson for, but a member of the group who are in opposition to the [interviewee]’s evasiveness »14 (ibid. : 118). Ensuite, cette alliance la conforte dans le mandat que sa profession s’est donné de pourfendre les politiciens au nom de la vérité : « [t]he unveiling of the hidden secrets of power is seen by some journalists as a way of pursuing their calling as guardians of the public interest »15 (Thompson, 2000 : 32).
23Normandeau, qui considère comme « salutaire » le témoignage qu’elle a livré à la commission, ne s’attend pas à une telle attaque. L’intervention qui suit tend plutôt à montrer qu’elle estimait pouvoir compter sur la coopération de l’animatrice :
- 16 Les signaux d’écoute backchannel (Laforest, 1992) indiqués entre chevrons correspondent aux réactio (...)
(3) Vous m’avez invitée <oui>16 sur votre plateau ça m’a fait plaisir évidemment de partager <j’apprécie que vous soyez venue> avec vous ce que j’ai vécu à cette commission. [18 min 12 s]
- 17 Le média peut, en soi, être appréhendé comme un lieu d’interaction qui se définit par ses propres c (...)
24De son point de vue, un jugement positif a été rendu la veille à son égard et sa présence à l’émission d’information vise essentiellement à rappeler les arguments qui plaident en sa faveur, avec l’appui d’une intervieweure prête à collaborer au rétablissement des faits. À l’évidence, l’animatrice de 24/60 ne partage pas la visée communicationnelle de son invitée. Au contraire, elle se sert des faits qui ont été exposés lors de son témoignage pour mieux remettre en doute sa crédibilité : « La question c’est est-ce qu’on peut vous croire ? » [3 min 45 s]. Elle défend sa propre position devant son public de même que sa propre crédibilité et celle de ses collègues journalistes de l’émission Enquête qui, par leurs révélations, ont dévoilé le scandale. Comme l’explique Thompson, « [t]he media can itself be conceptualized as a field of interaction with its own distinctive set of interests, positions and career trajectories. In their differing ways, media organizations are all concerned with exercising symbolic power through the use of communication media of various kinds17 » (2000 : 100). Dans la négociation assez agressive qui s’ensuit, le public est constamment pris à partie pour savoir qui de la représentante politique ou de la représentante médiatique il faut croire.
25Les productions médiatiques comme la diffusion de la commission Charbonneau et les émissions d’affaires publiques comme 24 heures en 60 minutes constituent ainsi des espaces d’interaction privilégiés. Elles permettent de négocier publiquement aussi bien le sens et la véracité des faits rapportés par diverses sources d’information que la crédibilité attribuable à chacune de ces sources. Cette joute communicationnelle, à laquelle on consacre beaucoup d’attention, est mise en scène au profit du participant déterminant : le public. C’est lui qui, en dernier lieu, reconnaît aux acteurs impliqués la légitimité nécessaire à la poursuite de leurs activités professionnelles respectives.
- 18 Dans le cas de Normandeau, les répercussions se sont fait sentir au-delà même de sa carrière politi (...)
26Alors que l’exercice du pouvoir politique repose en bonne partie sur la crédibilité des élus et la confiance que leur accordent les citoyens, le scandale sape la base vitale : la réputation des individus. Sans cette importante dimension de son capital symbolique, on ne reconnaît pas au politicien l’autorité morale nécessaire pour gouverner, ce qui explique les conséquences souvent désastreuses sur la suite de sa carrière18.
- 19 La réputation est un aspect du capital symbolique. Il s’agit d’un attribut que possède un individu (...)
Reputation is an aspect of symbolic capital; it is an attribute of an individual or institution but it is also a resource on which individuals can draw in exercising symbolic power. Reputation can be built up over time, either by an individual or by the institution of which he or she is part (or by both). It can also be lost or substantially reduced rather quickly through misconduct, misjudgment or blunders of various kinds19 (Thompson, 2000 : 98).
27C’est précisément ce à quoi s’attaque l’animatrice de 24/60. « Pourquoi devrait-on vous croire ? » annonce clairement l’enjeu de la rencontre explicité plus loin par « je teste votre crédibilité c’est sûr » [9 min 4 s]. Telle qu’elle est formulée, la question rend compte non seulement de l’ancrage thématique de l’entrevue, mais également du scepticisme de l’animatrice quant à la vraisemblance du témoignage de l’ex-politicienne et à sa sincérité. La réponse confirme la volonté de cette dernière, dont « le nom a été traîné dans la boue », de « blanchir [sa] réputation » en apportant la preuve de « son intégrité et de son honnêteté ».
28L’entrevue, dont le caractère conflictuel est perceptible dès le premier échange, est ainsi constituée d’une série d’attaques ayant pour cible les actes reprochés à l’ex-politicienne et, à travers eux, la crédibilité même de la personne qui les a accomplis : « [the] speech acts often imply serious attacks on the integrity of the opponents » (Luginbühl, 2007 : 1386). Sur la base des faits qui ont été exposés la veille, les interventions de l’animatrice visent principalement des aspects de sa conduite qui, ou bien induisent un doute quant à sa sincérité et à son intégrité, ou bien tendent à la discréditer comme individu apte à remplir la prestigieuse fonction de ministre :
(4) La commissaire vous a même demandé à un moment donné si vous étiez naïve. [0 min 48 s]
Accepter de tels comportements, c’est euh en soi quelque chose qui est euh qui est : qui est répréhensible. [1 min 7 s]
Mais là il y a une rupture de votre logique madame Normandeau lorsqu’on arrive encore une fois à Boisbriand. [6 min 54 s]
Parce que hier vous vous êtes présentée avec euh voulant faire une contribution, transparence, imputabilité. <tout à fait> On peut se poser la question si votre conversion est récente à ces thèmes-là. [9 min 40 s]
Vous plaidez transparence et imputabilité alors pourquoi pen : entre 2009 et 2011 vous êtes-vous objectée à la création d’une commission d’enquête ? [10 min 51 s]
Mais n’est-ce pas parce que vous avez joué avec le feu en endurant dans votre entourage des gens qui eux n’avaient pas le haut standard d’éthique que vous vouliez avoir à l’époque ? [13 min 48 s]
Par votre témoignage vous larguez en fait votre chef de cabinet qui vous a été fidèle. [15 min 24 s]
- 20 Réplique sarcastique à une intervention de Normandeau selon laquelle celle-ci faisait une nette dis (...)
Il y en n’a plus de mur là, étiez-vous la seule à avoir un mur dans votre tête20 ? [17 min 41 s]
29De fait, l’argumentation de l’animatrice est construite de telle sorte qu’elle oblige le public à faire un choix entre deux options causant un égal préjudice à la crédibilité de la politicienne : soit elle ment, soit elle n’a pas la finesse d’esprit nécessaire pour occuper sa fonction. L’ex-vice-première ministre réalise rapidement que cette stratégie la condamne :
(5) Écoutez je trouve vos questions euh je trouve vos questions je vais vous dire très franchement tendancieuses. Parce que vos questions contribuent à me prêter des intentions. [8 min 56 s]
30Confrontée aux insinuations, réprimandes et accusations répétées de l’animatrice, l’interviewée exploite plusieurs types de défenses. Dans la première partie de l’entrevue, et par contraste avec la posture de confrontation de la journaliste, elle réagit sur un mode concessif, manifestant ainsi sa bonne foi et sa volonté de répondre aux questions avec franchise et en toute transparence. La concession correspond à une forme atténuée d’opposition qui montre une certaine disposition à recevoir les arguments de l’adversaire, une ouverture témoignant de « de fair-play et d’objectivité » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1988/1958 : 646). Empruntant à la fois aux stratégies de mortification et de minimisation décrites par William L. Benoît (1995 : 79-82 ; 125-126), ces admissions partielles aux accusations de l’animatrice suggèrent que l’ex-politicienne n’a rien à cacher et qu’elle est prête à assumer son leadership en reconnaissant non pas sa culpabilité, certes, mais la part de responsabilité qui revient à sa fonction.
(6) L’animatrice :
Mais l’éthique ça demeure l’éthique <oui absolument> euh et Gomery :
L’ex-politicienne :
Je vous : je vous le consens à cent <oui alors> pour cent. Moi j’ai fait toujours une distinction très nette entre les deux : les deux rôles que j’ai eus à assumer et jamais il y a eu de retour d’ascenseur. [2 min 21 s]
(7) L’animatrice :
C’est un gros dossier les compteurs d’eau là <oui oui> vous devez vous en souvenir là.
L’ex-politicienne :
Ben c’est-à-dire que je m’en souviens évidemment <à trois cent millions là> pas dans : pas dans les détails on s’entend ça fait un certain nombre d’années mais je me souviens effectivement que c’était le dossier : <c’est le scandale des scandales> oui oui absolument je me souviens que c’est un dossier qui était : [8 min 20 s]
(8) L’animatrice :
Mais vous saviez qu’ils étaient amis <oui> et vous avez toléré quelqu’un <je le savais> qui avait des méthodes de financement qui étaient pas : qui étaient pas admissibles à la même époque.
L’ex-politicienne :
Je le savais qu’ils étaient amis <humhum> mais euh je ne savais pas <humhum> si les faits s’avèrent vrais que il y avait un échange d’informations de nature privilégiée. [16 min 10 s]
- 21 La prise en compte des messages produits sur Twitter pendant l’entrevue aurait permis de vérifier c (...)
31Dans le contexte du débat politique, la concession est une forme de contre-argumentation considérée comme trop faible pour contrer efficacement les assauts des adversaires. En contexte d’entrevue d’information, toutefois, où l’animatrice occupe une position asymétrique dominante dans l’interaction, cette stratégie est sans doute la plus prudente. Si elle ne permet pas à l’ex-politicienne de ramener parfaitement la situation à son avantage, elle lui évite peut-être de la détériorer davantage en aggravant le caractère conflictuel de l’échange. Il y a, dans l’entrevue télévisée, un « seuil d’acceptabilité de l’agressivité verbale » à respecter (Turbide et Laforest, op. cit. : 3). Par ailleurs, contrastant avec ce ton modéré et la démonstration de bonne foi de l’invitée, l’attitude de l’animatrice paraîtra exagérément hostile auprès d’un certain auditoire, ce qui pourra jouer en sa défaveur21.
- 22 Certains intervieweurs vont jusqu’à se laisser emporter, particulièrement lorsqu’ils font face à ce (...)
[C]ertain [interviewers] take the licence to “go ballistic”, especially when faced with what they perceive as lying, evasiveness or other moral reprehensibility on the part of [interviewees]. While [interviewers] may occasionally respond with their own anger, much more frequently the [interviewee] tends to present a passive response to the outburst, manifesting verbal or paraverbal signals of “powerlessness” in the face of the tirade22 (Hutchby, op. cit. : 114).
32En effet, Normandeau tente à quelques reprises d’esquiver placidement les attaques virulentes de l’intervieweure sous divers prétextes : les faits qui lui sont reprochés ne concernent pas la commission Charbonneau, on ne peut pas revenir sur le passé pour corriger la situation, il y a un interdit de divulguer certains éléments dans le cadre de l’enquête judiciaire. Ces tentatives, toutes fermement déniées par l’animatrice de 24/60, sont doublement dommageables pour l’ex-ministre : en plus de jeter une certaine suspicion sur la transparence de ses interventions, elles contribuent à maintenir l’avantage communicationnel de la journaliste. Dans la lutte qui se joue pour gagner la confiance et, éventuellement, la faveur du public, cette stratégie risque d’affaiblir sa position, si tant est que les fréquentes interruptions et récusations de l’animatrice ne soient pas perçues comme étant exagérément agressives pour le contexte de l’entrevue d’information.
- 23 On parle d’un acte de violence conversationnelle lorsque les propos d’une personne, qui agit intent (...)
I will speak of an act of conversational violence when a person is saying something as a result of which — whether it happens intentionally or not — another participant in the conversation is drastically restricted in his or her conversational rights as determined by the type of conversation and his or her role in this conversation. This restriction if the individual’s conversational rights may affect his or her integrity as well as the person’s possibilities to influence the direction in which the conversation is going and his or her “conversational efficiency”23 (Luginbühl, op. cit. : 1374).
(9) L’ex-politicienne :
Ah oui mais ça c’est une : c’est : <en 2006> la commission Gomery <oui> c’est une chose euh :
L’animatrice :
Ben c’est la même : On parle de politique, on parle d’un organisateur politique qui était même surnommé le beu [bœuf] de Matane, qui régnait en maître dans l’est du Québec <humhum> dans votre patelin <humhum humhum humhum> et qui est : est le meilleur ami de votre chef de cabinet <humhum>, lui aussi <humhum> cité à la commission Gomery […] [1 min 30 s]
(10) L’ex-politicienne :
On est en 2014 madame Dussault là, euh : on peut bien tenter de réinventer l’histoire là mais il faut vivre avec ce : ce qui s’est passé <humhum>. Alors j’ai eu l’occasion hier de dire :
L’animatrice :
Mais l’éthique ça demeure l’éthique. <oui absolument> [2 min 14 s]
(11) L’ex-politicienne :
Dans le dossier de Boisbriand je vais faire quelques commentaires et c’est : je vais me limiter à ça parce qu’il y a une enquête <oui> criminelle qui est en cours.
L’animatrice :
Mais ça touche pas l’enquête criminelle ma question là <oui> vous aviez une lettre d’intention <mais je vais vous répondre> dans un cocktail de financement […] [5 min]
33Au cours de l’entrevue, l’interviewée tente également de détourner l’attention des fautes qui pèsent sur sa crédibilité en invoquant des intérêts supérieurs qui touchent l’ensemble du système politique, une stratégie qui relève de la transcendance chez Benoît (op. cit. : 149-150).
(12) J’ai pris l’exercice [la comparution à la commission Charbonneau] très au sérieux, <hum> je me suis préparée. J’ai eu l’occasion de rétablir les faits mais aussi d’apporter une contribution positive en formulant des recommandations [0 min 35 s]
34Outre que son témoignage aura permis de blanchir sa réputation et de rétablir la vérité sur le mode de financement de son parti, c’est l’ensemble du système qui pourra bénéficier des recommandations qu’elle a formulées à la commission Charbonneau. Le rôle de coupable que l’animatrice de 24/60 cherche à faire porter à son invitée est alors détourné au profit d’une construction plus vertueuse correspondant à celle d’une personne dévouée, altruiste, qui fait preuve d’abnégation, faisant passer les intérêts des citoyens avant les siens. Mais cette représentation ne réussit pas non plus à vaincre la résistance de l’animatrice. Au rôle d’accusée qu’elle construit de son invitée tout au long de l’entrevue, une seule contre-proposition est offerte : la victime.
(13) L’ex-politicienne :
Je souhaiterais qu’on vive dans une société <humhum> où la présomption d’innocence soit réellement appliquée. Vous dites vous êtes pas dans un procès, moi depuis deux ans je me sens comme une accusée :
L’animatrice :
Ben vous vous présentez en victime puisque vous êtes ministre :
L’ex-politicienne :
Je me présente pas en victime. <humhum> Je me suis présentée toujours devant les caméras comme une battante. Je suis justement pas une victime madame Dussault. [16 min 57 s]
35L’ex-politicienne rejette avec plus de fermeté encore cette interprétation avilissante qui appelle à l’empathie, sinon à la pitié du public. À cette représentation, elle oppose de nouveau celle d’une leader politique forte qui n’hésite pas à reconnaître sa responsabilité pour des actes qui ont pu se produire sous son ministère.
(14) Oui on est imputable. Et j’assume totalement et pleinement <hum> les décisions que j’ai prises madame Dussault. [16 min 30 s]
36Vers la mi-entrevue, l’ex-vice-première ministre se résigne : elle ne convaincra pas son interlocutrice ni de sa sincérité ni de son intégrité ; elle ne l’amènera pas à collaborer à la construction d’un ethos politique légitime.
(15) Je vous dis : puis dans le fond vous avez le loisir de pas me croire ou de me croire. Dans le fond, ça ça m’appartient pas, mais j’ai fait mon travail devant la commission, j’ai été heureuse de le faire <humhum> et euh : j’ai été heureuse d’apporter ma contribution. [9 min 22 s]
37Faute de coopération de la part de l’animatrice de 24/60, l’ex-vice-première ministre fait le portrait explicite de sa fonction dans la profession de foi suivante :
(16) J’en ai une crédibilité <oui> Je sais ce que j’ai fait comme gestes. Je n’ai rien à me reprocher. <oui> J’ai fait mon travail toujours de façon intègre et honnête. Je suis très fière <hum> de l’ensemble des décisions que j’ai prises et je les assume totalement et pleinement. [11 min 12 s]
38La non-coopération à la construction de l’image qu’essaie de projeter l’interviewée tient en grande partie à l’ethos professionnel que l’animatrice de 24/60 cherche elle-même à construire au cours de l’entrevue, une construction que l’ex-politicienne ne lui reconnaît pas et à laquelle elle refuse, à son tour, de collaborer. L’intervention qui suit constitue en effet un appel à la négociation de l’ethos de journaliste de l’animatrice qui outrepasserait son rôle en portant des accusations.
(17) Si votre objectif c’est de faire mon procès comme ministre <non pas du tout mais c’est votre crédibilité par exemple> c’est un peu ce que vous faites, faire mon procès <oui> et je trouve ça dommage <non, je pose pas d’accusation, je pose des questions c’est tout> je trouve ça, ben je trouve ça intéressant <humhum> que vous disiez qu’il y a pas d’accusation parce que sincèrement c’est la réalité avec laquelle je vis <humhum> depuis deux ans, des allégations non avérées <humhum> qui a fait en sorte que ça pose un énorme préjudice à ma réputation. [13 min 27 s]
39Ce refus de reconnaître à l’animatrice et à ses collègues de l’émission Enquête un rôle comparable à celui de procureur pour le domaine judiciaire et de reproduire, sur la place publique, l’équivalent de ce que serait un procès dans une cour de justice s’exprime subtilement dès le premier échange : « On s’est attaqué gratuitement à mon intégrité, à mon honnêteté » [0 min 20 s]. L’emploi de l’adverbe sous-entend en effet que les journalistes n’ont pas l’autorité nécessaire pour produire un blâme public. À plusieurs reprises d’ailleurs pendant l’entrevue, l’ex-vice-première ministre invite l’intervieweure à la prudence lorsqu’il est question d’allégations dont la vérification devrait plutôt échoir, selon elle, à la commission d’enquête ou à l’UPAC. Suivant le mode concessif qui caractérise ses premières interventions, la négation du rôle d’accusatrice se présente d’abord sous la forme de mises en garde euphémisées :
(18) Ben justement faisons attention là. Il y a des faits qui sont allégués, qui ne sont pas encore ve : vérifiés et : et avérés. Faut être extrêmement prudents. [1 min 18 s]
Ben : je : je : je vous invite à la prudence parce que dans le cas de monsieur Lortie il a été blanchi par : par la commission Gomery. [1 min 50 s]
Alors évidemment les enquêteurs feront leur travail. [5 min 40 s]
40Mais au fur et à mesure que progresse l’entrevue et que s’accroît la tension, la résistance de l’interviewée s’exprime de plus en plus clairement jusqu’à suggérer une forme de récupération de la part des médias.
(19) Donc dans ces conditions-là écoutez on va laisser la commission tirer ses conclusions. [9 min 34 s]
Alors maintenant madame Dussault <hum> on va laisser la commission faire son travail. [14 min 8 s]
Mais là je suis fatiguée que depuis deux ans on traîne mon nom dans la place publique, que su : des : des : des : gens puissent faire toutes sortes d’affirmations sans allégations et que là sur le plan médiatique <oui> on récupère ça <mais> en disant ah ben voici <mais c’est :> quelle est la conclusion. [17 min 17 s]
41Dans le contexte de l’entrevue politique conflictuelle, Amossy a raison de dire que l’attaque et la défense doivent en effet être traitées de façon indissociable (2018 : 12). C’est à travers le rôle d’accusée que cherche à lui faire endosser l’animatrice de 24/60 que se construit l’ethos de justicier des journalistes, un rôle que l’ex-politicienne refuse de légitimer. L’ethos de leader politique que construit et revendique l’interviewée repose sur l’intégrité, l’honnêteté, la fierté et le sens des responsabilités, des qualités que met justement en doute la journaliste. Pour se légitimer dans leur ethos respectif, politicienne et journaliste procèdent à la déconstruction de l’image projetée par l’une et l’autre au cours de l’interaction. L’échange qui suit témoigne de la conscience qu’ont les deux protagonistes de la relation potentiellement conflictuelle dans laquelle les placent leurs rôles.
(20) L’ex-politicienne :
Je veux plus revenir en politique justement parce que euh il y a des gens qui remettent constamment, malgré toutes les affirmations que j’ai pu faire <humhum> en question mon intégrité.
L’animatrice :
Mais en même temps c’est ce que les journalistes :
L’ex-politicienne :
Je comprends que vous avez <oui> un travail à faire : <oui> [14 min 18 s]
- 24 Les médias deviennent « l’arène privilégiée dans laquelle se joue la lutte pour acquérir du pouvoir (...)
42Le plateau de 24/60 devient ainsi « the key arena in which this struggle over symbolic power is played out » (Thompson, 2000 : 105), un lieu d’interaction public propice à la négociation de l’ethos professionnel, mais « fraught with potential conflict and […] source of tension, as journalists may pursue agendas or take positions which are opposed to those which politicians and their spokespersons would like them to adopt »24 (ibid. : 101).
43La dynamique interactionnelle qui se construit pendant l’entrevue de 24 heures en 60 minutes montre comment chacune des deux participantes adapte ses actions et ses propos en fonction du comportement de l’autre. Au cours des nombreux ajustements auxquels donne lieu la rencontre se négocient des ethos professionnels distincts. Dans le prolongement du mandat qui requiert d’elle qu’elle informe le public, la journaliste se projette dans le rôle de dénonciatrice afin de dévoiler des vérités que son invitée pourrait vouloir cacher. L’ex-politicienne accepte en partie ce rôle (exemple 20), mais lui impose une limite : les médias ne peuvent se substituer à une cour de justice, une entrevue d’information n’est pas un procès et les journalistes ne sont pas habilités à porter des accusations (exemple 17). De son côté, l’interviewée construit son ethos de politicienne sur le sens des responsabilités et l’imputabilité (exemples 14 à 16), rejetant toutes les affirmations qui mettent en doute son intégrité, son honnêteté, sa sincérité et sa compétence.
- 25 Les arguments présentés sont secondaires et le but principal est la lutte (traduction de l’auteure)
44Le contexte médiatique dans lequel s’inscrit l’entrevue complexifie l’interaction entre les deux participantes. En situation de communication interpersonnelle, l’échange aurait pu prendre fin vers la neuvième minute, soit au moment où il devient évident pour l’ex-politicienne qu’elle ne convaincra pas son interlocutrice de sa sincérité et que la journaliste n’obtiendra pas d’aveu de culpabilité de sa part (exemple 15). Sur le plateau de 24/60, toutefois, ce constat ne constitue pas une fin en soi, puisque l’interaction est une mise en scène élaborée au profit d’un autre participant : le public. Bien qu’absent de la scène médiatique, ce troisième interlocuteur s’impose à la performance communicationnelle des deux premiers qui doivent en tenir compte dans leur gestion de l’interaction, puisque c’est à lui qu’il revient de juger de la crédibilité des acteurs et de la qualité de la représentation. Sans tomber dans les excès de la politique spectacle (« politainment ») où « the arguments presented are secondary and the main issue is the fight »25 (Luginbühl, op. cit. : 1386), on reconnaît dans l’entrevue politique hybride qui vise à informer et à divulguer des vérités une troisième visée communicationnelle : gagner la joute pour être reconnu comme le vainqueur de l’échange. C’est en vertu de ce contrat de communication qui les lie au public que se détermine la performance de l’intervieweure et de l’interviewée.