1On peut, en se plaçant successivement à ces différents points de vue, rendre un compte satisfaisant des réalités géographiques, techniques, économiques et humaines du commerce quel que soit le produit envisagé, bien que l'on ait le plus souvent tendance, en privilégiant la notion de “marché”, à mettre l'accent sur les extrêmes de la chaîne commerciale : le producteur, parce qu'il est sans doute le plus directement accessible vu l'opacité relative du monde des intermédiaires plus enclins à s'abriter derrière le “secret des affaires” qu'à se livrer en confidence ; le consommateur, parce qu'on dispose maintenant d'un appareil statistique relativement fiable et que sa réponse aux sollicitations du marché peut assez directement se lire dans les chiffres.
2Or, qu'on le veuille ou non, ce sont les intermédiaires qui font la réalité du marché par leur insertion dans une filière commerciale plus ou moins longue et rigide, et leur participation à un système d'échanges qui s'affine peu à peu en se perfectionnant. L'objet de cette communication est de suggérer quelques clés de lecture à partir d'un cas exemplaire, le marché bananier, sans doute modeste (11 à 12 millions de tonnes dans l'état actuel des choses), mais dont la forte cohérence rend plus accessible le jeu d'interrelation de ses composants et permet de parvenir en conséquence à une modélisation acceptable. Diverses élaborations graphiques, proposées en appui, devraient aider à préciser un commentaire qui pourra sembler parfois elliptique ou rapide.
3Le Marché c'est avant tout un produit, la banane, et un ensemble de techniques adaptées aux variétés habituellement commercialisées ce qui permet d'identifier jusqu'à récemment trois types d'espaces en fonction des choix du commerce.
4L'Amérique s'obstinera en effet à cultiver longtemps la variété “Gros Michel” qui offrait d'incontestables avantages tels la grande taille de ses fruits, la forme parfaitement cylindrique de ses régimes, la bonne résistance des bananes aux manipulations un peu rudes qui leur étaient souvent imposées dans le transport, une maturation parfaite, autant de caractères estimables auxquels les compagnies commerciales anglo-saxonnes étaient extrêmement sensibles.
5L'Europe ne connaissait par contre, jusqu'au tournant du XXe siècle, que la banane des Canaries qui se présentait à l'opposé comme un produit fragile nécessitant une protection spéciale pendant toute la durée du voyage, et prenant très vite après maturation un aspect tavelé caractéristique. Des qualités gustatives reconnues devaient lui valoir cependant, l'inertie des goûts et la force de l'habitude aidant, un succès prolongé.
6De ce fait dès que la United Fruit eut choisi au tournant du XXe siècle d'étendre vers l'Europe sa zone d'influence, la lutte devait se montrer bien vite inégale et il fallut les protections hâtivement mises en place à partir du début des années 1930 pour que s'organise enfin la cohabitation entre ces deux variétés historiques ainsi que les fruits d'origine antillaise (Poyo et Grande-Naine), déjà des “Cavendish” qui, tard venus, n'avaient pas manqué de profiter de cette nouvelle donne pour partir à la conquête du marché français. Elles offraient en effet des caractères intermédiaires non dépourvus d'intérêt dans ce contexte soit des fruits en moyenne plus longs et un peu moins fragiles que ceux de la variété canarienne, tout en offrant malgré tout l'essentiel des qualités gustatives recherchées par le consommateur habitué à sa consommation.
7Les variétés antillaises feront ainsi, dès la fin des années 1920, figure d'alternative et on les verra même gagner, avec les années 1950, la Côte-d'Ivoire et le Cameroun, pour s'y substituer ici à la banane des Canaries, là à la Gros Michel, qui est la version française de la mutation variétale. Incapables de juguler les effets du mal de Panama (un parasite agissant au niveau du bulbe), qui avaient décimé les plantations dès 1904, en proie également dès la seconde moitié des années 1930 à l'expansion de la maladie de Sigatoka (due à un parasite de la feuille), les compagnies américaines devaient aussi se résigner finalement, mais seulement au tournant des années 1960, à se porter vers des variétés sinon identiques au moins très proches dites Valéry, Robusta ou Giant Cavendish qui avaient au moins l'avantage, comme la Poyo et la Grande-Naine antillaises, d'ignorer les méfaits du mal de Panama. Et cette reconversion de grand style, plus subie que voulue, devait avoir pour effet une rapide égalisation de toutes les données techniques du marché.
8Pourtant au-delà de ces singularités, le problème commercial se posait partout dans les mêmes termes puisqu'il fallait, dans tous les cas, expédier vers des latitudes tempérées un fruit d'origine tropicale à subtropicale, vivant et périssable, dans des conditions telles qu'il puisse affronter au terme l'afflux saisonnier des productions locales et rivaliser de plus avec tous ses concurrents potentiels, fruits méditerranénens ou productions de l'hémisphère austral. D'où la nécessité d'imaginer un transport de masse qui proportionne le volume des cargaisons individuelles à la capacité d'absorption momentanée du marché et permette d'abaisser les frais d'approche en ramenant les coûts unitaires d'acheminement au niveau le mieux tolérable. Car la nécessité de recourir dans ce cas à la voie maritime ajoutait inévitablement à la longueur des parcours la charge supplémentaire d'un double transit portuaire.
9C'est pourquoi on a toujours attaché un soin extrême à l'exact enchaînement des opérations afin de limiter les pertes de temps, d'où résulte la faveur accordée, à toutes les époques, aux formes d'intégration les plus complètes de la chaîne commerciale depuis la coupe du régime en plantation au moins jusqu'à l'entrée des fruits en mûrisserie. On cueille en effet traditionnellement la banane avant pleine maturité, au stade d'épanouissement ou “grade”, le plus compatible avec la distance à parcourir pour atteindre son marché ; puis on joue à partir de là sur le niveau de froid et la ventilation de la cale du navire pour ralentir au maximum son métabolisme et le porter le plus vite possible, dans cet état de vie ralenti, jusqu'au terme du long voyage qui lui est en général imposé. Il pourra alors, par un rapide passage en mûrisserie, retrouver l'essentiel de ses qualités naturelles et gagner sans retard ses points de vente habituels, marchés de détail, fruitiers détaillants ou grandes surfaces selon les cas.
10En résultent au premier chef les traits originaux de la géographie de cette production spéculative ouvrant nécessairement sur le monde extérieur à défaut de jamais parvenir à trouver un débouché local qui puisse justifier l'ampleur des investissements consentis, jusqu'à former à la limite de véritables “enclaves” agricoles étrangères à leur territoire d'élection dont on trouvera les types les mieux achevés dans les zones côtières de l'Amérique isthmique qui avaient encore jusqu'à récemment de vastes plaines littorales plus ou moins abandonnées à elles-mêmes. Or l'ampleur des espaces indispensables au développement des plantations et l'absolue nécessité dans ces conditions d'un aménagement pratiquement ex nihilo, supposaient avant toute chose un accord des autorités nationales. C'est donc le plus souvent en jouant sur l'intérêt que celles-ci pouvaient attacher à un projet de collaboration que les entreprises fruitières anglo-saxonnes purent en général parvenir à prendre le contrôle de vastes secteurs côtiers jusque-là à peu près négligés par défaut d'accessibilité ou insalubrité notoire.
11Ainsi à la faveur de concessions ferroviaires visant d'abord le désenclavement des arrière-pays, put-on obtenir dans l'ensemble assez aisément le droit d'aménager les commodités de base indispensables soit l'ouverture d'un port et la pose des premiers éléments de la voie ferrée permettant d'amorcer la mise en valeur agricole. Mais rares furent en fait à partir de là les projets d'aménagement qui purent réaliser cet objectif premier, pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons possibles (problèmes techniques ou difficultés conjoncturelles), car l'effort d'équipement des compagnies concessionnaires ne chercha pas, sauf exceptions au Costa-Rica et au Guatemala, à dépasser les limites de la portion de littoral convoitée. Dès lors les cadres de la mise en valeur se trouvaient durablement fixées même si, dans l'espace ainsi défini, l'étendue de la zone cultivée a pu considérablement varier avec le temps vu l'état de la demande extérieure et l'impact de plus en plus lourd des problèmes phytosanitaires en prévision desquels on avait dû rapidement constituer d'importantes réserves foncières. C'est en effet à la conjonction malencontreuse du mal de Panama et des premiers effets la maladie de Sigatoka, nouvellement apparue dans l'espace medio-américain, que la grande plantation bananière commerciale put, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, parvenir à se maintenir en intensifiant rapidement ses modes de production.
12Telle quelle, l'enclave bananière apparaît ainsi dans ses formes les plus achevées, soit avant le tournant des années 1960 à partir duquel elle perd rapidement de son schématisme initial, comme un espace extraverti prospérant à la limite totalement en marge de son arrière-pays continental et finalement bien mieux reliée à l'Amérique du Nord d'où lui venaient ses impulsions, voire à l'Europe où elle avait une partie de ses débouchés, qu'à un arrière-pays national dont elle n'attendait en fait presque rien hors les périodes, toujours délicates, où il fallait renégocier les termes de son contrat d'établissement. Création artificielle, elle était ainsi totalement vouée à sa fonction agricole et dépendante pour tous les aspects de son fonctionnement d'une impulsion extérieure qu'il s'agisse d'étendre ses cultures, de moderniser ses équipements, de planifier ses investissements ou de renouveler son encadrement administratif et technique.
13Et son autonomie était finalement telle par rapport à son espace d'accueil, qu'elle recevait aussi par mer les produits qu'elle mettait dans ses magasins à la disposition de ses employés de tout grade, puisqu'elle avait été amenée très tôt, faute d'alternatives locales, à prendre en charge la gestion de la totalité de son appareil de services qu'il soit de type commercial, sanitaire ou scolaire. Ce n'est pas de ce fait un hasard si l'anglais et le dollar y étaient d'un usage banal, et si même la tonalité ethnique de ses premiers occupants trahissait la nécessité où l'on avait été, au moins dans les débuts, de recourir à des “spécialistes” d'origine extérieure, des Jamaïcains pour l'essentiel.
14Nous ne nous attarderons pas ici par contre sur la notion, journalistique et polémique, de “République bananière” qui, se référant à la relation inégale qui s'était ainsi établie entre des états modestes et faibles et leurs trop puissants partenaires étrangers, vise à stigmatiser les comportements abusifs ou délictueux dont peuvent se rendre coupables des personnes ou des institutions qui, en intervenant plus ou moins discrètement dans la vie politique, ne cherchent à défendre que des intérêts sectoriels ou privés. La formule en tout cas fait image et est entrée comme telle dans notre mythologie politique sans qu'on en sache bien la véritable origine. Car la relation primitive d'infériorité qui avait souvent permis de négocier dans le passé des accords “léonins” a bien changé depuis que le Tiers Monde a pris conscience de lui-même, amenant même certains des principaux producteurs de bananes à concevoir des actions concertées directement inspirées de la lutte engagée par l'OPEP comme en témoigne dans les années 1970 le bref affrontement qui a gardé le nom de “guerre de la banane”.
15On trouvera dans l' “héligraphe” ou “spirographe” ci-joint, qu'on le désigne comme on voudra, un certain nombre d'informations synthétiquement représentées mettant en perspectives les grandes étapes de l'évolution du marché depuis ses origines (fig. 1).
16On entend par “filière” la chaîne des intervenants qui, du producteur au consommateur, assure le bon acheminement du produit malgré le fractionnement obligé du parcours résultant de deux ruptures portuaires. Cela explique l'intérêt ultérieurement porté au conteneur malgré des choix contradictoires.
17On ne peut pas en effet limiter la notion de “filière” à la seule prise en compte des flux “physiques” qui ne sont au mieux que la partie émergée de l'iceberg. Car la filière est un jeu de relations complexes, complémentaires, assurant à double sens, l'interrelation amont-aval du marché.
18Ainsi, au déplacement, linéaire, des fruits passant en un mouvement permanent (par navires successifs) de producteurs à mûrisseurs et distributeurs, s'ajoutent :
- d'aval en amont, un mouvement de retour financier, immatériel, visant à rémunérer les acteurs successifs de la chaîne commerciale ;
- un échange continu, alternatif, d'informations et d'ordres stimulant l'efficacité du système en même temps qu'il contribue à sa régulation ;
- sans omettre, bien sûr, le mouvement complexe des personnels de tous rangs assurant le fonctionnement au quotidien des échanges dans chaque segment de la chaîne commerciale ou aidant, à un niveau supérieur, à solidari- ser leurs interventions pour la meilleure efficacité globale de l'ensemble.
19Vue sous cet angle, la filière est donc un faisceau complexe d'intervenants et d'interventions valorisant toutes les ressources de la “vie” de relation mises au service de l'entreprise en tant que “corps” économique, qu'il s'agisse de circulation “sanguine” (flux physiques et retours financiers) ou d'impulsions “nerveuses” (flux d'informations et d'ordres). Et dans ce jeu quotidien, puisque le marché ne connaît pas de véritable rupture, le navire avait évidemment, dès l'origine, un rôle central à tenir en tant que support privilégié des flux de matières et de personnes (avant l'apparition de l'avion), voire dans la circulation du courrier et des moyens financiers (avant la révolution des télécommunications et la mise en place des réseaux bancaires modernes).
20Et ceci était valable dans les deux sens puisque le même navire qui parvenait à son port de destination chargé de fruits, rejoignait ensuite en général, après déchargement, son lieu d'origine pour une nouvelle “rotation”, en emportant vers les zones de production tout ce qui pouvait être nécessaire à leur fonctionnement ou au développement de nouveaux espaces de culture visant à satisfaire les évolutions futures du marché.
21Né d'expériences individuelles plus ou moins précoces, le commerce bananier devait vite en effet révéler sa propension à susciter des entreprises intégrées d'autant plus puissantes et complexes que, s'attachant à valoriser des espaces jusque-là négligés, elles avaient pratiquement tout à faire dans l'état de sous-développement contemporain de la plupart des pays médio-américains où elles avaient choisi de s'établir. En résulte l'apparente anomalie d'entrepri- ses privées à finalité agro-commerciales mais contraintes, par nécessité, d'assumer jusqu'à récemment les tâches apparemment les plus éloignées de leur fonction de base, qu'il s'agisse de la construction et de l'entretien des réseaux de desserte ferroviaires (et maintenant routiers), de la création et de la gestion des installations portuaires ou de la mise en place des réseaux de télécommunications indispensables tant à leurs relations avec les gestionnaires de leurs divisions agricoles, les navires en approche ou les instances de direction extérieure de l'entreprise ; et contraintes même de pallier longtemps, à la limite, les carences locales du politique tant en matière de santé que d'éducation.
22On comprend que les zones de production bananière qu'elles avaient souvent créées de toutes pièces, recevant par mer tout ce qui était nécessaire à leur fonctionnement et livrant de la même façon à l'étranger tout ce qu'elle pouvaient produire ; peuplées souvent à l'origine de populations transplantées et animées par des cadres expatriés demandant à leur pays d'origine tout ce qui était nécessaire à leur vie quotidienne, aient pu faire longtemps dans ces conditions figure d'anomalies structurelles, humiliantes pour les sensibilités nationales. Il faudra en effet un grand siècle après les indépendances (1810-1840), cent années de “solitude” si l'on peut dire, plagiant Garcia Marquez, en tout cas de “démission” face à la puissance montante de l'Europe puis des Etats-Unis, pour que la prise de conscience des solidarités tiers-mondistes amène enfin les états nés de l'éclatement de l'empire espagnol d'Amérique, à ressaisir pleinement la maîtrise de leur destin.
23Comment, à titre d'illustration, a pu se constituer dans ce contexte la plus emblèmatique de ces sociétés fruitières, la United Fruit Company, en espagnol “la Frutera”, qui aura symbolisé pour toute l'Amérique médiane, pendant les soixante-dix ans de son développement indépendant (1900-1970) la puissance tentaculaire de l'impérialisme “yankee” ? (fig. 2)
24Tout commence en fait, au tournant des années 1870, quand un marin originaire du Massachussetts, un certain Lorenzo D. Baker, eut en une série de voyages à la Jamaïque, l'intuition de ce que la commerce de la banane avait aux USA d'intéressantes perspectives. Mais, ces premières expériences prometteuses, devaient aussi très vite lui révéler que le succès ne pouvait venir en ce domaine que d'une parfaite maîtrise des approvisionnements, ce qui allait bientôt l'amener à renoncer à naviguer lui-même pour se fixer dans l'île afin d'y assurer dans un premier temps la collecte des régimes avant exportation puis de s'engager bientôt dans la production dès que la demande de fruits commença à prendre de l'importance. Ainsi lui fallut-il rapidement envisager de donner à son entreprise une ampleur nouvelle en la dotant notamment de moyens de transport moins aléatoires que la classique goëlette de ses débuts.
25S'ouvre à partir de là une nouvelle étape dans le développement de ses affaires avec l'entrée en scène d'un nouvel associé, un autre marin du nom de Freeman, qui en l'aidant à se doter de navires à vapeur mieux adaptés à ses besoins, devait permettre à la modeste “Baker Fruit Company” des débuts, d'atteindre un stade d'efficacité supérieur sous une nouvelle raison sociale. Avec la “Boston Fruit Company” qui associe, en 1885, à Baker (pour la production), Freeman (pour le transport) et Preston (pour la vente), s'achève ainsi la phase de rôdage de l'entreprise et commence vraiment sa montée en puissance sous l'impulsion particulièrement de cet Andrew Preston, le plus jeune des trois, qui ne cessait d'étendre aux Etats-Unis sa zone de prospection commerciale et de pousser en conséquence au développement de la production. Ainsi quand la retraite de Baker et la mort de Freeman vinrent bouleverser l'équilibre du montage primitif, ce fut à ce dernier que devait incomber finalement toute la responsabilité de la mutation décisive qui allait faire, en peu d'années, de l'entreprise de taille moyenne qu'elle était encore le géant que l'on sait. Car Preston à partir de là brûle les étapes à une époque où le dynamisme économique exacerbé des Etats-Unis ne cessait de multiplier les “trusts”.
26Ainsi devait-on assister sous son impulsion, au tournant du siècle :
- à la création en 1898, aux Etats-Unis, de la Fruit Dispatch Company, afin de structurer la distribution du fruit en vue d'une conquête plus systématique de leur marché intérieur ;
- à la formation, en 1899, d'une nouvelle société dénommée “United Fruit Company” (UFC), associant les actifs de la BFC aux intérêts fruitiers d'un certain Minor C. Keith, constructeur ferroviaire et planteur de bananes actif, à l'époque, au Costa-Rica, au Panama et déjà en Colombie, ce qui devait contribuer, avec le siècle suivant, à déplacer le gros des activités productives de l'entreprise vers le littoral de l'Amérique centrale ;
- à l'intégration, la même année, de toute une série de sociétés concurrentes opérant essentiellement entre les côtes du Honduras et les ports nord-américains du golfe du Mexique, ouvrant ainsi à la jeune UFC un nouveau front d'attaque dans l'offensive commerciale qu'elle avait entrepris de mener sur l'ensemble du territoire des Etats-Unis ;
- à compléter enfin la logistique d'une entreprise qu'il allait bientôt engager dans de plus larges aventures commerciales en la dotant, avec les toutes premières années du XXe siècle, des moyens de ses ambitions : une flotte frigorifique du type le plus moderne, la “Great White Fleet”, pour attaquer notamment le marché européen ; un sytème de communication interne enfin performant, la “Tropical Radio & Telegraph” pour la meilleure gestion de ses zones d'expansion agricole qu'elle dissémine à partir de là sur des espaces de plus en plus larges.
27Car Preston jusqu'à sa disparition, en 1924, ne devait cesser de pousser plus loin l'emprise territoriale de la compagnie afin d'assumer la demande d'un marché fruitier maintenant élargi à l'Europe continentale ; et l'élan qu'il avait su imprimer à l'entreprise vigoureusement maintenu par son successeur, Victor McComber Cutter, ne devait se briser qu'avec la crise de 1929 qui la saisit à l'exact moment où elle parvenait à l'apogée de sa puissance agricole et foncière. Elle venait en effet, peu auparavant, de mettre fin, par un rachat coûteux, à la guerre commerciale qui l'opposait la Cuyamel Fruit Company hondurienne, son principal rival du moment, et entame à partir de là l'une des périodes les plus difficiles de sa longue histoire dont elle ne sortira véritablement qu'avec la mutation technico-commerciale (le changement variétal ; l'exacerbation de la concurrence) qui souligne le tournant des années 1960, et la révision spectaculaire de ses relations avec ses partenaires latino-américains qui marque l'ensemble de la décennie suivante.
28Elle sera en effet amenée à limiter de plus en plus, à partir de là, son implication directe dans la production des fruits en développant le réseau de ses producteurs associés, à partager sa puissance commerciale avec ses concurrents les plus directs (Castle & Cook et Delmonte), à renoncer même à sa belle indépendance en se fondant dans la nouvelle structure des “United Brands”. Mais elle restera malgré tout, jusqu'à ce jour, l'un des éléments-clé de l' “oligopole bananier” mondial.
29L'éloignement en général des zones de production et de consommation, l'absolue nécessité d'un parcours maritime, ont pour effet une segmentation rigoureuse des flux (fig. 3).
30Au centre s'individualise nettement la “noria” bananière soit la rotation régulière des navires gagnant leurs points de chargement pratiquement à vide, puis retournant vers leurs ports de destination chargés de fruits en activant leurs équipements frigorigènes avec une intensité variable selon le moment du voyage. Ainsi navire après navire le marché est-il, en situation normale, maintenu soigneusement “en charge”, la régularité des rotations imposant simplement aux armements de compenser les retraits éventuels pour cause d'avarie, d'entretien ou de fin de contrat, par une capacité d'emport adaptée qu'il y ait remise en service après arrêt technique ou affrêtement nouveau pour les besoins du moment.
31A l'amont, l'approvisonnement du marché est le fait d'un nombre plus ou moins élevé de “planteurs” qu'il s'agisse d'entreprises indépendantes, d'exploitants travaillant sous contrat ou des filiales de production des groupes dominants. Leur fonction est de livrer les fruits dans les qualités et quantités exigées par le marché, d'en assurer après sélection le conditionnement en vue de l'exportation et de livrer au moment voulu au port les contingents prévus pour le chargement du navire. C'est là un travail répétitif et continu quoique d'intensité variable vu la nécessité de tenir compte des rythmes saisonniers de la demande. Mais des perturbations sont toujours possibles et pour les raisons les plus variées (accidents climatiques, aléas sociaux, ruptures techniques, perturbations commerciales) car le métier pour être parfois des plus lucratif n'en est pas moins émaillé de risques.
32A l'aval, sitôt mis à terre avec toutes les protections souhaitables, les fruits gagnent par le rail ou la route la mûrisserie qui clôt la chaîne du froid et prépare les bananes pour la vente. C'est alors en effet que le fruit quittant l'état de semi-léthargie dans lequel il a voyagé, reprend son évolution normale et gagne sans retard les points de vente, fruitiers-détaillants ou grandes surfaces modernes. L'intervention des grossistes ou demi-grossistes mûrisseurs marque ainsi le terme du parcours d'approche du marché et ouvre le circuit du détail. C'est à ce stade de la chaîne commerciale que se trouve fixée la valeur définitive du produit (le “Green Market Price” des Anglo-saxons), laquelle va déterminer en remontant, de proche en proche, la rémunération du producteur s'il n'a pas été amené à se dessaisir du produit de son travail, selon les termes de son contrat, au port d'exportation (stade FOB).
33On n'aura pas cependant une vision pleinement satisfaisante du fonctionnement de la filière si l'on ne prend pas au terme quelque recul. Car elle ne s'articule pas tout à fait de la même façon selon que l'on se place dans le cas des marchés traditionnellement “libres”, domaine d'activité privilégié des firmes internationales dominantes, ou dans celui des marchés jadis “réglementés”, où a pu prévaloir jusqu'à ce jour une plus grande diversité des structures commerciales.
34Dans le premier cas, en effet, le jeu est assez simple puisque la grande entreprise assure en fait l'irrigation de son marché à travers un jeu de filiales contrôlant les maillons successifs de la chaîne de commercialisation : la production (directe ou sous contrat), l'exportation ou l'importation (selon le port maritime considéré), le transport (maritime et terrestre), voire le mûrissage tant que l'état de la législation aura au moins permis de pousser l'intervention jusqu'à ce stade extrême, ainsi qu'il est suggéré dans la marge droite de la figure 3.
35Mais dans le second cas, les réalités sont évidemment plus complexes, l'intervention de la Puissance publique générant des montages spécifiques. Ainsi dans le cas français s'est-on efforcé d'amener d'une part les producteurs-exportateurs de chacun des territoires, initialement coloniaux, concernés à concerter autant que possible leurs initiatives pour limiter les risques imputables à une production mal contrôlée, et à amener en parallèle, au plan national, les divers intervenants du marché à se réunir pour en réguler au mieux l'approvisionnement sans que la défense de leurs intérêts communs puisse léser pour autant le consommateur. La décolonisation imposera certes ensuite quelques adaptations mais le principe d'une régulation du marché sera pour l'essentiel préservé. C'est ce que nous avons voulu schématiser dans la marge gauche de la figure 3.
36Fort de ces considérations d'ordre général, nous pouvons tenter maintenant de systématiser la genèse et l'épanouissement du “système” bananier que nous définirons comme l'état de la relation qui unit producteurs et consommateurs, à travers le réseau de leurs intermédiaires habituels, dans les contextes techniques, économique, politique, social et culturel du pays et de l'époque considérés.
37Immuable en effet dans son principe vu les fortes contraintes résultant d'un parcours maritime exigeant un recours classique à la chaîne du froid, mais en constante évolution aussi vu le changement progressif qui affecte chemin faisant chacun de ses paramètres, il est ainsi amené par touches successives à un effort de perfectionnement constant d'où résulte de périodiques recompositions.
38A partir d'une date initiale que nous situerons sans hésitation à 1870, le Système bananier s'épanouit en effet en un mouvement continu de rythme trentenaire qui est, selon nous, un trait général de l'évolution des marchés. Progrès technique, renouvellement des hommes et évolution des idées font en effet que chaque “génération” apporte à la gestion de ceux-ci sa propre marque. On suivra sur les Figure 4, 5 et 6 (A, B, C) les grandes étapes de cette “systémogénèse”.
39Amorcé avec les navigations de Baker, celui-ci trouve en effet un premier point d'achèvement avec la formation, en 1899, de la UFC et l'adaptation des techniques du froid aux premiers navires spécifiquement “bananiers” qui allaient permettre, avec l'afflux, au Royaume-Uni puis en Europe, des fruits américains, un début d'internationalisation du marché. Ce sont certes d'abord des bananes jamaicaines suite au lancement, en 1901, avec l'appui financier du Secrétariat britannique des Colonies, de la “Imperial Direct Line” et les débuts de la société Elders & Fyffes née, dans ce contexte, du rapprochement de la société de navigation Elder Dempster et de la Hudson, Fyffes & Company, un spécialiste anglais du négoce des fruits. Mais très vite feront ici également leur apparition des bananes de provenance centre-américaine quand cette société, soucieuse de sécuriser ses approvisionnements, eut été amenée à se rapprocher, dès 1902, de la UFC qui finira d'ailleurs par en prendre le contrôle à la veille de la Grande Guerre.
40Elles sont tout entières dominées par la montée en puissance de la UFC dans un climat d'autant plus favorable aux affaires que nul ne vient encore sérieusement perturber son dynamisme. Elle partage en effet de plus en plus ses activités sur deux continents et en dépit des progrès certains, aux Etats-Unis, de la législation antitrusts, rien ne semble pouvoir encore la contraindre à brider ses ambitions latino-américaines. Elle est ainsi amenée à étendre largement ses plantations en Amérique centrale ou en Colombie et consolide ce faisant son emprise foncière qui atteindra son maximum d'extension en 1929 avec le rachat, au prix fort, de la “Cuyamel Fruit Company”. Elle pouvait ainsi se croire définitivement libérée d'un rival retors quand l'éclatement de la crise vint lui imposer un coup d'arrêt aussi soudain qu'inattendu. En effet, Samuel Zemurray, artisan essentiel des succès de la Cuyamel, devait avoir vite l'idée de profiter de sa récente aisance financière pour ramasser au meilleur compte les actions dévalorisées de la UFC jetées sur le marché et, retournant élégamment la situation en sa faveur, parvint à réaliser dans ce contexte un “come back” inespéré. Exploitant l'affaiblissement conjoncturel de sa grande rivale, il devait tout simplement bientôt en prendre le contrôle !
41Tout semble en effet conspirer soudain contre lui :
- c'est d'abord, sur le plan phytosanitaire, une période délicate marquée par l'expansion rapide de la cercosporiose (ou mal de Sigatoka) qui combine malencontreusement ses effets à ceux du mal de Panama toujours insurmonté ;
- c'est aussi, sur le plan commercial après les perturbations consécutives aux années de crise et la coupure imposée par la Seconde Guerre mondiale, une phase de relance certes de la consommation mais alourdie par des coûts de production de plus en plus élevés et une réelle exacerbation de la concurrence ;
- c'est encore, sur le plan social, une phase de tensions dramatiques suite à la réduction dans un premier temps des surfaces cultivées, et à l'effort de contraction de la masse salariale qu'on avait cru bon d'engager dans ce contexte, puis, après 1945, au climat très particulier des années de guerre froide ;
- et c'est même l'occasion de nouveaux périls vu la tendance des états consommateurs européens à se replier très vite sur leur potentiel de production colonial en fermant du même coup leur marché aux importations étrangères ; vu le désir aussi, de plus en plus fermement exprimé, des états latino-américains de ressaisir la maîtrise d'une situation qui leur avait jusque-là assez largement échappé (fig. 5-B).
42Ainsi la UFC devait-elle être amenée à ouvrir dans ce contexte de nouvelles divisions de production, au Cameroun notamment, une ancienne colonie allemande (déjà familiarisée de ce fait avec la culture de la Gros Michel), dont la gestion avait été confiée, sous mandat de la SDN, à la France et au Royaume-Uni. Mais c'était là, à bien des égards, malgré la charge financière imposée, une assez bonne affaire, car la société allait y trouver l'occasion de s'ouvrir à la fois un accès aux marchés britannique et français, avec en prime la possibilité d'atteindre le marché allemand en tirant avantage du capital de sympathie dont bénéficiait dans le Reich un territoire où œuvraient encore, entre les deux guerres, nombre de planteurs d'origine germanique.
43On dut certes dans ce contexte revoir les systèmes de protection mis en place, notamment en France où la Guadeloupe et la Martinique revendiquent aussitôt, en tant que Départements d'Outre-Mer, un statut privilégié. Ainsi au moment où des pays, telle la Belgique, étaient amenés par la force des choses à libéraliser leur marché, devaient se trouver posées, en France, de nouvelles règles d'organisation afin de donner satisfaction aux Antillais sans trop léser les intérêts de la Côte-d'Ivoire et du Cameroun, partenaires l'un et l'autre de la Communauté des états francophones. Le principe d'un partage 2/3 Antilles, 1/3 Afrique affirmé suite à l'arbitrage du président de la République marque, en 1962, le passage du “Marché protégé” des années coloniales au “Marché organisé” post-impérial, tandis que les pays voués à la production bananière commerciale, saisis par une soudaine volonté d'émancipation, s'efforcaient d'affirmer, les uns après les autres, leur droit de regard sur leur économie fruitière en se dotant de structures nationales d'encadrement de la production. Elles ne faisaient ainsi que prendre à leur compte les prérogatives exercées jusque-là par leurs autorités de tutelle, qu'elles soient politiques ou banalement commerciales. C'est dans ce contexte que les vieilles enclaves bananières historiques devaient peu à peu se dissoudre à mesure que les autorités nationales assumaient enfin les responsabilités dont elles s'étaient jusque-là laissées spolier par manque d'intérêt, incapacité ou négligence.
44Elle est marquée par une volonté d'organisation globale de celui-ci en dépit des réticences, au sein de l'Union européenne, des tenants de la liberté des échanges en raison de très anciennes relations avec la zone de production américaine et les multinationales anglo-saxonnes, particulièrement en Allemagne, et la volonté affichée dans le reste du monde d'une large libéralisation des échanges (Fig. 6). Se mettent ainsi en place, à un an seulement de différence, l'Organisation Commune du Marché Bananier européen (OCM-Banane, 1993) et l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC, 1994). Mais les options choisies sont en fait assez contradictoires et la difficulté de concilier des points de vue aussi nettement divergents devait contribuer à aviver dans l'immédiat les tensions entre les Etats-Unis, fervents partisans du libéralisme, et les Européens plus sensibiles aux retombées sociales du problème !
45Ainsi, après 130 années d'évolution, le système bananier mondial est-il loin d'avoir atteint son aboutissement. Mais est-il possible d'imaginer qu'il trouve jamais ce point d'achèvement ? est-il même souhaitable qu'il puisse un jour y parvenir ?
46On peut certes rêver encore d'une instance arbitrale indiscutée, indiscutable, qui parvienne à moraliser le jeu de l'échange international, mais ce serait alors la fin de la liberté des transactions commerciales et cela contra- rierait trop les efforts actuels en vue d'une déréglementation généralisée de l'économie mondiale pour sembler possible ou souhaitable.
47Nul ne peut donc dire dans ces conditions ce que sera la fin du film, s'il doit avoir un terme. Gageons tout de même que les environs de 2020 devraient voir se révéler ici de nouvelles tendances s'il est vrai, comme le prétendait Paul Morand, que “tous les trente ans, la Monde laisse tomber une peau” ! L'homme politique pourra, n'en doutons pas, chercher à proposer en attendant des solutions, c'est là sa raison d'être, et les lobbies ne manquerons pas de l'y aider en tentant d'orienter ses choix dans un sens ou dans l'autre. Les USA pourront peut-être chercher à jeter leur poids dans la balance, c'est le propre des puissances dominantes et elles ne répugnent jamais en général à user de leur prépondérance pour tenter de forcer le destin.
48Mais pour l'observateur impartial, le chercheur attentif à faire la part des choses et qui ne se sent pas outre mesure porté à la divination, le mieux est sans doute dans ces conditions d'attendre et... voir !