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L’enfermement du voyage : construire des frontières pour passer la frontière

Exemple des migrations temporaires de la zone de Bankilaré vers Abidjan
Florence Boyer
p. 229-253

Résumés

L’expérience de la route dans la migration internationale renvoie au savoir passer, non seulement les frontières étatiques mais aussi les barrages de police qui s’échelonnent au long du parcours. Dans le cadre de la migration de populations touarègues du Niger (zone de Bankilaré) vers Abidjan, ce parcours fait l’objet de constructions socio-spatiales originales et éphémères, telles que des lieux, des limites, des frontières, imaginaires ou non, qui sont autant de réponses face à l’étrangeté des espaces traversés et à la peur qui leur est associée.

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Texte intégral

“L’entre-deux est l’espace de la rencontre (qui peut-être aussi celui de la rupture), le lieu décisif où l’on expérimente les affinités et les répulsions, le carrefour à partir duquel commence à se tisser le lien amoureux (mais aussi de la haine). C’est ce que les psychanalystes appellent l’espace intermédiaire où se joue la différenciation de soi-même et de l’autre, de l’autre qui est en moi, et qui dans la plupart des existences n’aura jamais l’occasion, même d’une manière ludique, de parvenir au “je”.
(F. Laplantine, 1994, p. 70)

1Les frontières, et plus spécifiquement les frontières étatiques, sont présentées souvent comme une entrave pour les différentes formes de mobilité (migrations internationales, nomadisme, circulation…) dans la mesure où elles constituent un des hauts lieux de contrôle de la part de l’Etat. Cependant, ces frontières ne sont pas pour autant des entraves absolues et sont à l’origine d’un certain nombre de processus de contournement de la part des mobiles. “ Lieux d’interdiction, de séparation, de contrôle, de défense, elles invitent aussi à la transgression et aux échanges. Symbole de fermeture et d’exclusion pour les uns, la frontière est appréhendée en termes d’ouverture et d’intégration pour d’autres ” (J.-P. Renard, 2002, p. 61). Interroger cette notion de frontière au regard des différentes formes de mobilité, le voyage, le nomadisme, la migration internationale, constitue un moyen de mettre l’accent sur ces dynamiques de contournement, de transgression, voire de construction de nouvelles discontinuités socio-spatiales de la part des acteurs en présence.

2En tant que coupure, séparation, la frontière induit une distinction entre soi et l’autre, participant ainsi à la construction de la figure de l’étranger et de l’étrangeté ; selon sa position dans l’espace, selon les représentations mobilisées, selon le point de vue adopté par les acteurs en présence, soi et l’autre peuvent être alternativement assimilés à la figure de l’étranger. La position d’un individu par rapport à ce qui fait frontière ou ce qui limite (que cette frontière soit étatique ou non, qu’elle soit une ligne ou une zone) lui confère un statut. “La délimitation est donc bien le premier acte fondateur de la territorialité qui s’exprime à travers une régulation des rapports aux êtres et aux choses (…). Les limites constituent les traces matérielles d’une information. (…) Toute frontière délimite une enveloppe spatio-temporelle dont l’inscription au sol et la signification fonctionnelle renvoie à un pouvoir qui propose une territorialité ou qui l’impose à travers une série d’instruments et de codes ”. (C.Raffestin, 1981, p. 123). La frontière comme la limite peuvent s’envisager comme des figures socio-spatiales de la distinction, sachant que la frontière possède un statut plus fort puisqu’elle est associée étroitement au pouvoir.

3Ainsi, le postulat est que dans un contexte de mobilité, de contournement, voire de transgression des frontières ou des limites, l’individu mobile acquiert la capacité de jouer avec le statut qui lui est conféré, de participer à la construction de ce statut.

4En tant que formes originales de mobilité, le voyage, le nomadisme comme la migration internationale sont autant d’occasion mettant en scène ce jeu de l’ensemble des acteurs – que ce soit les autorités chargées du contrôle ou les mobiles - face aux frontières. En analysant ces trois facettes, parmi d’autres, de la mobilité, il est possible de jeter des regards différents sur cette notion de frontière.

5Comme mode de vie, le nomadisme renvoie à une pratique de l’espace fondée sur la succession du groupe social en différents lieux qui sont reliés par des itinéraires, des routes, lieux et itinéraires étant identiques d’une saison à l’autre. L’unité du territoire du nomadisme se fonde sur cette succession, sur le temps : “ dans la mesure où la gestion de l’espace ne se réalise que par la gestion du temps, c’est la succession des sites dans un cycle qui constitue l’unité ” (D. Retaillé, 1997, p. 129). Ainsi les déplacements s’effectuent dans un espace circonscrit où le groupe exerce une autorité politique, même si les limites, les frontières de cet espace ne sont pas clairement visibles, au sens où elles ne sont pas contrôlées en permanence. Le voyage nous projette, quant à lui, dans un système de représentation de l’espace et du temps quelque peu différent : “ Le nomade qui naît et meurt dans la mobilité, qui vit dans la mobilité comme on respire, dont le voyage est sans début ni fin, n’est pas un voyageur. (…) Dans cette perspective phénoménologique (…), l’homme qui voyage est d’abord un homme qui a l’idée du voyage – qui déplace avec lui non seulement son corps et une intelligence logistique (une compétence stratégique) mais encore un imaginaire : un modèle d’interprétation ou de perception, un modèle de référence qui, selon les voyageurs, produit à des degrés divers la sensation de dépaysement, d’altérité, de sortie hors d’un univers initial et de ses repères – et ce quel que soit l’espace ” (J.-D. Urbain, 2001, p.6). Contrairement au nomadisme, le voyage fait référence à la sortie de l’espace connu, provoque une rencontre, une confrontation avec l’autre, et induit un changement de statut pour celui qui voyage. En cela le voyage est le franchissement de limites, de frontières, une projection dans l’ailleurs. La migration internationale semble s’inscrire alors dans la même perspective que le voyage ; en effet, si les migrants franchissent des frontières étatiques, ils franchissent également les limites de leur propre territorialité. Cependant la migration qui nous concerne est une migration temporaire qui se répète tout au long de la vie active de l’individu. La multiplication et l’habitude des voyages, leur ancienneté, ont conduit à l’apparition de processus de territorialisation en migration, c’est-à-dire à une certaine appropriation de l’espace, tout comme à un sentiment d’appartenance à cet espace. Ainsi si au départ voyage et migration internationale semblent se confondre, il n’en est pas de même à l’arrivée. La migration internationale temporaire est généralement le passage d’un point à un autre, d’ici vers là-bas, alors que le voyage peut se présenter sous la forme d’un parcours, d’un itinéraire, d’ici vers l’ailleurs. Alors, comment les acteurs de ces trois formes de mobilité, nomadisme, voyage et migration internationale, expriment-ils l’idée de frontière et notamment de passage de cette ou ces frontière(s) ?

6Comment les voyageurs, les nomades, les migrants – ces trois figures de la mobilité pouvant se retrouver chez un même individu – vivent-ils cette construction socio-spatiale qu’est la frontière ? Comment construisent-ils cet espace de la rencontre possible ?

7Pour répondre à ce questionnement, nous nous appuierons sur l’exemple de deux catégories de populations : d’une part les convoyeurs1 accompagnant les bus de migrants sur la ligne Niamey-Abidjan, d’autre part les migrants originaires du village d’Ingui (poste administratif de Bankilaré au sud-ouest du Niger) qui partent chaque année travailler dans les grandes villes de la côte du Golfe de Guinée, en particulier Abidjan ; ces migrants (comme l’essentiel de la population de la zone de Bankilaré) sont des Touaregs, auparavant pasteurs nomades, qui se sont sédentarisés suite aux grandes sécheresses des années 1970-1980 ; ils pratiquent aujourd’hui la culture de mil sous pluie et l’élevage. Cependant, ce nomadisme, abandonné dans la pratique, reste une valeur culturelle prégnante pour l’ensemble du groupe, un élément identitaire fort qui touche en particulier aux représentations de l’espace.

8Au-delà de ces contraintes, une pratique demeure, la migration temporaire de travail vers Abidjan ; en effet, remontant aux années 1920, cette migration concerne actuellement 80 à 100% des hommes en âge de travailler, les séjours à l’étranger variant de 8 mois à 1 an ou plus. Seule une classe sociale est concernée par cette mobilité à savoir les descendants de captifs (iklan), qui sont dans une situation de dépendance par rapport à la chefferie (imajeghen) ; le degré de dépendance est très variable d’un village à un autre, selon l’histoire même de la tribu, selon la personnalité et la qualité du chef.

9Dans ce qui suit, nous nous centrerons essentiellement sur le voyage menant du village à Abidjan. Comment s’effectue ce parcours ? Quelles sont les représentations mobilisées par les migrants pour faire face à ce qui est une projection dans l’inconnu ? Nous placerons en parallèle, l’attitude des convoyeurs sur cette même route ainsi que les relations qu’ils nouent à la fois avec les autorités et les migrants tout au long de ce parcours.

10Pour ce faire, différentes enquêtes ont été menées au Niger, comme en Côte-d'Ivoire et sur la route, ainsi qu'à l'autogare de Niamey pour ce qui concerne les convoyeurs. Au Niger, un certain nombre d'entretiens ont été effectués dans le campement d'Ingui auprès des migrants, ce qui nous a permis de reconstituer des histoires de migration ainsi que des histoires de vie. Observation participante et écoute de conversation sont venues compléter et affiner ces données. Le même type de méthode a été repris dans la ville d'Abidjan. Cependant, les migrants, étant donné leur statut de descendants de captifs, répugnent à prendre la parole au campement ; ainsi beaucoup de données portant sur les caractéristiques de ce statut, sur la réalité migratoire, ont été recueillies soit sur les lieux de marché, soit sur la route.

11Par ailleurs, nous avons suivi un groupe de migrants entre le campement d'Ingui et leur quartier de résidence à Abidjan. Lors de ce voyage en bus, il nous fut impossible de mener des entretiens directs auprès des autres voyageurs : observation participante et écoute de conversations constituent donc l'essentiel de nos matériaux. En effet, auprès de certains interlocuteurs - qu'ils soient migrants ou policiers, en particulier en Côte-d'Ivoire - il nous a été impossible de révéler le pourquoi de notre présence. Enfin, des enquêtes portant sur la route en elle-même, les conditions de circulation, auprès des convoyeurs et des chauffeurs de la ligne Niamey / Abidjan, ont été faites à l'autogare de Niamey. Aux dires du syndicat des transporteurs, une quinzaine de bus font cette ligne régulièrement : nous avons rencontré 9 personnes, les enquêtes ayant cessé à la suite de la mutinerie en Côte-d'Ivoire, le 19 septembre 2003. A partir de cette date, dans la mesure où la majorité des chauffeurs et convoyeurs résident et ont leur famille à Abidjan (même s'ils sont Nigériens), ils n'étaient plus du tout réceptifs à nos questions.

12Ainsi, d’une part il est nécessaire de faire le point à la fois sur la manière dont les migrants envisagent leur parcours en prenant en compte leur culture nomade et sur la façon dont les autorités envisagent la relation entre frontière et mobilité. D’autre part, en quoi convoyeurs et migrants sont-ils à la fois des passeurs et des constructeurs de frontières pour faire face à la confrontation à l’étrangeté ? Enfin, comment le voyage et la migration constituent-ils des figures importantes pour dire et faire la ou les frontière(s) ?

Enoncer l’étrangeté : la limite, essuf ?

13Dans la migration internationale, comme dans le voyage, deux systèmes de limites, de frontières cohabitent : d’une part celui des mobiles, d’autre part celui des Etats, des autorités. Avant le départ, les futurs migrants possèdent leur propre système de représentations de l’espace et du monde, qui se fonde sur leur culture mais aussi sur le discours des anciens migrants, leur imagination ; aussi est-il nécessaire de faire un détour par la représentation de la frontière chez les Touaregs et par la manière dont les plus vieux relatent leur expérience de la route. Auparavant, nous ferons le point sur la manière dont les Etats concernés par cette mobilité parviennent à conjuguer les impératifs de contrôle de leur frontière avec ceux de la circulation.

Etats, autorités policières : utiliser les frontières et la circulation

14Pour les Etats, les frontières sont des lignes à l’intérieur desquelles ils exercent leur souveraineté. “ Les frontières ne sont pas simplement des tracés sur une carte, un lieu géographique unidimensionnel de la vie politique, où un Etat finit et un autre commence. Elles sont des institutions établies par des décisions politiques et régies par des textes juridiques ” (Anderson Malcolm, 1997, p. 1). Aussi, les populations comme les biens sont soumis à un certain nombre de règles que ce soit pour entrer ou sortir de cet Etat, pour franchir la frontière. Pour ce qui est des populations, ces règles se manifestent essentiellement par la conformité ou non des papiers d’identité, la nécessité ou non de disposer d’un visa… La frontière est attachée au pouvoir, au politique ; elle est une des expressions de la souveraineté.

15Cependant, dans la pratique cette ligne qu’est la frontière étatique se matérialise surtout par une série de points, de lieux, les postes-frontières, disposés sur les axes de circulation ; ainsi, si sur les cartes la frontière est une ligne continue, dans la réalité, elle est une ligne en pointillé.

16Pour ce qui est de la circulation entre Niamey et Abidjan, quatre Etats sont concernés : le Niger, le Burkina Faso, le Ghana et la Côte-d’Ivoire. Appartenant à la CEDEAO2 (Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest), ces Etats doivent garantir la libre-circulation des personnes originaires de chacun des pays membres ; ainsi, pour entrer en Côte-d’Ivoire et traverser le Burkina Faso et le Ghana, il suffit, théoriquement, aux migrants de posséder une carte d’identité et une carte de vaccination internationale.

17Cependant la réalité est quelque peu différente ; il est vrai que les autorités douanières ou policières ne demandent pas de pièces d’identité supplémentaires ; toutefois, la corruption qui règne aux poste frontières et aux différents barrages de police au long de la route, constitue autant d’entraves à cette libre-circulation. En effet, lors de notre voyage vers Abidjan avec les migrants, comme lors des entretiens avec les convoyeurs, nous avons pu constater que ces mêmes migrants sont perçus comme une source de revenus potentiels de la part des autorités sur le terrain : douane, police, gendarmerie, police anti-drogue, police des eaux et forêts, police de l’immigration, disposent des barrages tout au long de la route et n’acceptent de faire passer les bus de migrants que moyennant finance, les sommes versées allant de 500 à 100 000 F. CFA (tableau I). Les données de ce tableau, recueillies auprès d’un groupe de convoyeurs – ce sont eux qui se chargent des transactions avec les autorités – concernent la route du retour dans le sens Abidjan / Niamey ; ceci explique en particulier l’importance de la somme pour la traversée du Niger dans la mesure où les migrants payent d’importants droits de douane pour les marchandises qu’ils ramènent. Par ailleurs, il est difficile de connaître exactement l’ampleur des sommes relevant strictement de la corruption par rapport à celles qui sont légales ; les transactions se font toutes en argent liquide, sans reçu en contrepartie et les convoyeurs ne font pas la différence entre ce qu’ils doivent effectivement payer et ce qui relève du “ cadeau ”. Cette succession de barrages payants, légitimes ou non, a conduit à la mise en place d’un système de cotisation à l’intérieur du bus. Si au départ le propriétaire du bus donne au convoyeur et au chauffeur l’argent nécessaire à leurs frais personnels, aux frais d’essence et de laissez-passer3, le reste est à la charge des voyageurs. Ainsi à l’entrée du Ghana, chacun verse 1 000 F. CFA au convoyeur, et entre 5 000 et 10 000 F. CFA à l’entrée en Côte-d’Ivoire. Ce système de paiement collectif est préférable aux passages individuels parce qu’il permet de limiter le montant des sommes versées et d’accélérer les passages de barrages ou de frontières.

18Si à aucun moment sur la route, que ce soit à l’aller comme au retour, les migrants sont empêchés de passer, si la libre-circulation est respectée, y compris en Côte-d’Ivoire (cas particulier sur lequel nous reviendrons), elle est par contre utilisée comme une source de revenus complémentaires. Dans ce contexte, la route apparaît comme une succession de barrières ; en effet, dans ces barrages, les forces de police agissent comme si elles avaient autorité sur le restant de la route, comme si celle-ci leur appartenait. Si la frontière renvoie à l’exercice du pouvoir, au contrôle d’un espace, ces barrières représentées par les barrages de police ne peuvent-elles pas être envisagées comme des frontières ? Des règles tacites, communes à l’ensemble des forces de police, acceptées plus ou moins par les voyageurs, ont été instituées au fil du temps. Dans ce cas, l’utilisation du terme frontière ne renvoie pas directement à l’Etat mais aux pratiques et représentations de certains de ces acteurs – les policiers -celles-ci étant renforcées par l’image que les voyageurs en ont. Les faits de corruption semblent donc avoir institué la route comme une frontière, qui n’est pas une entrave absolue, mais plutôt un espace de négociation entre convoyeurs et forces de police ; les premiers avancent qu’ils ne disposent que de peu d’argent, que les personnes qu’ils transportent sont pauvres alors que les seconds utilisent l’autorité, le prestige liés à l’uniforme ainsi que le statut d’étranger des migrants pour imposer leur volonté ; dans cette négociation de la route comme frontière, l’avantage est donc systématiquement aux forces de police qui jouissent à la fois de leur nationalité et du statut lié à leur métier.

19Ainsi, en participant à la construction de nouvelles frontières, qui sont à la fois des barrières et des espaces de la négociation, les autorités participent également à la construction d’un discours, d’un vécu de l’enfermement, de la peur chez les migrants ; ceux-ci considèrent que la route n’est pas de leur domaine, dans la mesure où ils n’ont pas accès aux négociations, celles-ci se faisant par le biais d’un tiers, d’un intermédiaire, le convoyeur.

20Toutefois, afin de comprendre ce vécu de l’enfermement au niveau du parcours, il est nécessaire de faire un détour sur les représentations, les pratiques de l’espace, avant le départ, c’est-à-dire dans le campement. Comment l’espace se structure-t-il dans cette société touarègue, et notamment quelle est la place du voyage, de la migration dans ce système ?

Essuf : la construction de l’étranger et de l’étrangeté

21Afin de comprendre la manière dont les migrants perçoivent, vivent les frontières, que ce soit celles qui leur sont imposées par les services de police ou celles qu’ils sont amenés à construire eux-mêmes et sur lesquelles nous reviendrons, il est nécessaire de faire un détour par le passé nomade de cette population. En effet, malgré leur sédentarisation en 1986, les habitants d’Ingui se réfèrent toujours au système de pratiques et de représentations du monde issu du nomadisme, au point qu’il est peut-être plus juste de parler de fixation (au sens où les transhumances ont cessé) que de sédentarisation : la fin du pastoralisme nomade ne renvoie pas forcément à la fin du nomadisme. Par exemple, lorsqu’un individu est amené à se définir, le premier terme qui vient est son appartenance à la tribu Igoubeïtan ; ceci est valable non seulement pour les habitants de ce village mais aussi pour les membres de cette tribu vivant dans des villages plus éloignés. La référence identitaire la plus forte n’est pas l’appartenance à tel ou tel lieu mais l’appartenance au groupe social qu’est la tribu. Cependant, on peut déceler certaines influences de la fixation : en effet, il arrive, de manière assez fréquente, que les individus ne résidant pas à Ingui mais appartenant à la même tribu que ceux d’Ingui affirment qu’ils sont de ce village ; cette affirmation résulte du fait que la chefferie de la tribu Igoubeïtan réside à Ingui. Malgré ce changement en cours le groupe social reste le référent identitaire fondamental par rapport au lieu. Alors, dans la mesure où le groupe social reste fort, comment les individus découpent-ils leur espace ? Qu’est ce qui fait frontière ?

22Aujourd’hui comme hier, deux mondes s’opposent et se complètent dans le système de représentations touareg : d’une part, le village ou le campement qui renvoie au monde habité, connu, maîtrisé et d’autre part essuf. Dans son sens premier, ce terme désigne la brousse, c’est-à-dire ce qui est hors du village ; il renvoie à l’extériorité, au monde des esprits4, celui-ci étant associé à un certain nombre de dangers ; plus largement essuf désigne également la solitude, la nostalgie, c’est-à-dire l’absence des siens. “ C’est l’abri d’élection du monde de “ l’extérieur ”, appelé essuf, qui s’oppose à “ l’intérieur ” auquel s’identifient les humains, mais qui en est également l’indispensable contrepartie. L’univers, en effet, est construit sur ces deux axes, antagonistes et indissociables, qui se croisent comme les arceaux d’une tente ”. (Claudot Hawad Hélène, 1993, p. 45).

23Ce système d’opposition / complémentarité entre l’intérieur et l’extérieur, le connu et l’étrangeté constitue la frontière primordiale. Ni vraiment une ligne, ni vraiment une zone, la frontière est plutôt un seuil entre deux espaces, seuil connu de tous et en particulier des femmes ; un des moyens de repérage de cette frontière est de déceler l’endroit où les femmes s’arrêtent, c’est-à-dire à environ 500 m de l’espace habité dont elles sont les gardiennes. Cette frontière s’impose à l’ensemble du groupe sans distinction de classe ou de genre. Le campement est certes le lieu d’exercice du politique par excellence, mais il est aussi le point de référence, sorte de phare pour l’ensemble de la tribu. Au fil des étapes, le campement est l’espace où se construit et se reconstruit l’intimité sociale.

24L’opposition / complémentarité entre l’essuf et le village est fondamentale pour comprendre ces trois figures de la mobilité que sont le nomadisme, le voyage et la migration. Le voyage “ correspond au franchissement d’un seuil du connu vers l’inconnu, vers ce qui est considéré comme l’extérieur du parcours nomade régulier. Il implique la traversée d’un espace dangereux pour atteindre l’étape visée. (…) Le concept de nomadisme implique l’idée de boucle, de parcours infini en spirale qui reproduit le mouvement de l’univers et “ bâtit ” le territoire ou la tente en conformité avec le modèle cosmique. Il connote un mouvement cyclique, récurrent, universel, cosmologique, avec des étapes stables et régulières, renvoyant au sens général du mouvement vital et de l’ordre du monde ” (Claudot Hawad Hélène, 2002,  p. 12). Le voyage se réfère à une traversée de l’inconnu, alors que le nomadisme, même s’il suppose également un passage dans l’essuf, ce passage se fait à l’intérieur du territoire du groupe social, dans un espace qui reste connu ; par ailleurs, cette traversée est effectuée par l’ensemble du groupe, hommes et femmes. Mais qu’en est-il avec la fixation des populations ?

25Si ce partage entre deux mondes, celui du village et celui de l’essuf persiste, il a quelque peu changé de sens. Les lieux les plus proches, tels que les lieux de marché fréquentés régulièrement, ont remplacé en quelque sorte le territoire du nomadisme. Certes les maisons ne sont plus transportées, mais hommes et femmes s’y rendent sans préparatif particulier. Par contre le voyage reste dans le domaine masculin. Par exemple, les jeunes hommes ont tous fait un voyage au Mali, généralement à pied, pour visiter leur famille, parfaire leur éducation religieuse et acquérir une connaissance de la brousse. Le voyage conserve ainsi cette figure d’épreuve, d’initiation ; le franchissement de cette frontière-seuil est indispensable au courage, à l’honneur et donc au respect masculin.

26A bien des égards, la migration temporaire de travail semble avoir les mêmes caractéristiques que le voyage. “ Le voyage a ici l’apparence d’un parcours linéaire, un lien tendu vers un point qui devient un piquet d’amarrage ” (Claudot Hawad Hélène, 2002, p. 13). Effectivement la migration possède ce caractère linéaire, d’aller d’un point à un autre, d’Ingui à Abidjan. Cependant le statut des lieux mis en relation diffère ; dans le cadre du voyage, le lieu d’arrivée est ailleurs, possédant ainsi un caractère d’étrangeté, étrangeté qu’il va falloir apprivoiser. Au contraire, Abidjan s’inscrit dans l’ordre du là-bas ; le quartier d’habitation, en particulier, est déjà apprivoisé, il a perdu son étrangeté. Par exemple, sur la route, un basculement s’opère dans le discours des migrants ; en effet, si au début du voyage, “ chez nous ” fait référence à Ingui, à partir de l’entrée au Ghana, c’est-à-dire lorsque la Côte- d’Ivoire se rapproche, “ chez nous ” fait référence au quartier occupé à Abidjan. La durée, la construction d’un entre-soi à l’échelle d’un micro-quartier et à l’échelle de la tribu pour ce qui est des réseaux sociaux, participe de la construction d’un lieu de l’intime, du quotidien en migration, Garbel5. La quotidienneté, par laquelle se manifeste l’habiter, peut en effet, renvoyer à cette figure socio-spatiale qu’est le lieu. “ Avant tout choix, il y a ce “ lieu ” que nous n’avons pas choisi, où s’effectue la “ fondation ” de notre existence terrestre et de notre humaine condition. Nous pouvons changer de lieux, déloger, mais c’est encore chercher un lieu ; il nous faut une base pour poser l’Etre et réaliser nos possibilités, un ici d’où se découvre le monde, un là-bas où nous allons ” (Dardel Eric, 1990, p.56). Dans la perspective de cet inversement entre ici et là-bas, inversement causé par la migration, Garbel s’inscrit comme un lieu du quotidien pour les migrants au sens où pendant un temps il est le point de référence fondamental de ce groupe.

27Alors que dans le voyage on va du connu à l’inconnu (c’est-à-dire ailleurs) en passant par l’étrangeté, dans la migration on va du connu au connu – le connu faisant référence à l’intimité de l’ici ou du là-bas - en passant par l’étrangeté. Le parcours migratoire se situe en quelque sorte à mi-chemin entre nomadisme et voyage, empruntant à l’un et à l’autre, pour acquérir un sens dans le système de représentations du monde. Ainsi pour les migrants, il existe deux frontières primordiales, des frontières-seuils qui marquent d’une part la sortie du village et d’autre part l’entrée à Abidjan (ou inversement). Extérieur à ces deux espaces, l’étrangeté est du domaine de la route, étrangeté d’autant plus violente que ces migrants sont, a priori, dans l’incapacité de la maîtriser ; ils s’en remettent pour cela aux convoyeurs.

28Cependant, cette projection dans le domaine de l’inconnu, de l’étrangeté qu’est la route constitue pour les migrants une épreuve. Comment font-ils face à cette épreuve ? Quelles sont les pratiques, les représentations mobilisées pour aller d’Ingui à Garbel ? Afin d’éclairer le statut des migrants tout au long de la route, nous le mettrons en parallèle avec le statut et l’attitude des convoyeurs, ces professionnels de la route.

Le parcours : s’enfermer pour passer les frontières

29Convoyeurs, chauffeurs, migrants pratiquent la même route, certes avec une fréquence moins importante. En moyenne les migrants font un aller-retour entre Ingui et Abidjan par an alors que les convoyeurs peuvent faire jusqu’à dix voyages par mois lors des grandes périodes de départ et de retour, c’est-à-dire au début de la saison sèche et au début de la saison des pluies. Comparer les pratiques et les représentations de la route des convoyeurs et des migrants, permet sans doute de dépasser les explications culturalistes pour ces derniers ; en effet, la distinction entre essuf et lieu de l’intime, la construction de cette frontière renvoie à la pratique du nomadisme, pratique qui a disparu aujourd’hui. Par ailleurs, la migration internationale représente une confrontation, un dialogue avec l’autre. Dans cette perspective, les convoyeurs apparaissent comme des personnages fondamentaux, dans la mesure où ils jouent le rôle d’intermédiaire entre les migrants et l’étrangeté. Nous pouvons alors supposer que leur expérience influe sur celle des migrants, de même que la durée de résidence à Abidjan tend à modifier les pratiques comme les représentations socio-spatiales.

30Ainsi, comment les convoyeurs mobilisent-ils leur savoir-faire de la route, comment l’utilisent-ils avec les migrants ? Comment les migrants réagissent-ils face à ce pouvoir des convoyeurs ? Comment négocient-ils leur passage dans l’inconnu ?

Les convoyeurs : savoir passer les frontières, c’est aussi construire des barrières

31Les convoyeurs qui s’occupent de faire passer bus et voyageurs tout au long de la route ont un statut ambigu ; en effet, ils se doivent de répondre à la fois aux exigences des forces de police et de trouver auprès des migrants le salaire de leur travail, sans que ce dernier ne soit évoqué directement. Leur savoir, supposé ou réel, leur fonction sont entourés d’un mystère teinté de respect. Alors comment les convoyeurs tracent-ils la route des migrants ?

32En termes de savoir-faire, les convoyeurs connaissent les exigences des différentes autorités, savent comment passer telle ou telle frontière le plus rapidement possible. Au-delà des sommes versées au long de la route, les convoyeurs contrôlent également les papiers des migrants. Ainsi, les pièces d’identité - carte d’identité et carnet de vaccinations - sont confisquées par le convoyeur presque tout au long de la route. Cette situation est en partie le résultat des exigences aux postes de contrôle ; à l’exception de la sortie du Niger, de l’entrée au Burkina Faso et de la sortie du Ghana, tous les contrôles de papiers se font collectivement. Cependant dès que les contrôles individuels sont terminés, le convoyeur ramasse de nouveau les cartes d’identité, ce qui empêche les migrants de s’éloigner du bus lors des arrêts par exemple, et de fuir s’ils le souhaitent. Les convoyeurs agissent comme des passeurs dans le cadre de migration clandestine ; ils prennent en quelque sorte les migrants en otage, les privant de leur liberté de mouvement, les privant aussi de la possibilité de négocier directement avec les autorités.

33Par ce biais, les convoyeurs obligent les migrants à verser les cotisations demandées, sachant qu’ils trouvent dans ces cotisations le bénéfice de leur voyage. En éloignant ainsi les migrants de la négociation, en les enfermant quasiment dans le bus (généralement il y a interdiction de descendre lors des arrêts aux barrages de police), les convoyeurs les maintiennent dans l’ignorance du savoir-faire de la circulation ; de fait, au travers de cette relation d’autorité et de domination du convoyeur se construit un mystère autour de cette fonction d’intermédiaire et se construit un discours touchant à la peur, au danger de la route, discours réel ou imaginaire.

34Il est vrai que ces convoyeurs se heurtent à ce qui est de l’arbitraire de la part des forces de police et il est aussi vrai que les migrants bénéficient par leur intermédiaire de passages plus rapides et moins onéreux que ce soit aux frontières ou aux barrages de police. Ainsi de la même manière qu’ils négocient avec les autorités, les convoyeurs négocient leur position avec les migrants, acquérant un statut de passeur entre deux mondes, un monde protégé, celui du bus, sur lequel nous reviendrons, et un monde de l’étrangeté, de l’arbitraire, à savoir l’extérieur du bus.

35Précédemment, décrivant l’attitude des autorités douanières et de police, nous avons remarqué que tout se passait comme si la route devenait une frontière, chaque barrage, officiel ou non agissant comme un véritable poste-frontière. Certes, en multipliant les voyages, les expériences, les convoyeurs acquièrent la connaissance de chacune de ces entraves sur la route. Cependant, lors des entretiens effectués avec eux, interrogés sur les lieux d’arrêts systématiques, les énumérations varient d’une personne à l’autre. Certains sont prolixes, extrêmement précis alors que d’autres peinent à retrouver y compris le nom des obstacles les plus importants.

36Nous avons rencontré neuf convoyeurs faisant la Niamey / Abidjan, sur un total d’environ une quinzaine. Seuls deux noms de ville reviennent dans tous les entretiens : Noé et Kumasi, la première étant le poste de douane marquant l’entrée en Côte-d’Ivoire et la seconde la plus grande ville du Ghana traversée. Ensuite viennent Bawku et Elubo qui sont cités par tous à l’exception d’un convoyeur : ces deux villes abritent respectivement les postes de douane d’entrée et de sortie du Ghana. Dans la même catégorie, on retrouve Bitou qui est le poste de sortie du Burkina Faso. Par ailleurs, pour ce qui est de la traversée de la Côte-d’Ivoire, entre Noé et Abidjan, certains convoyeurs citent des noms de villes, comme Bassam, Bonoua ou Aboisso, qui sont les plus grands postes, mais tous finissent par annoncer qu’il y a tellement de barrages sur cette route qu’il est impossible de s’en souvenir, d’autant plus qu’ils sont mobiles.

37Ainsi, on peut remarquer que les villes qui reviennent systématiquement dans le discours sont les postes-frontières, à l’exception de Kumasi, remarquable surtout par sa taille. Constituant autant de repères notables, les frontières ne sont pourtant pas toutes citées. En effet, seuls trois convoyeurs citent Kantchari, poste d’entrée au Burkina Faso ; deux citent Torodi, poste de douane du Niger et un cite Makolondi qui est le poste de police marquant la sortie du Niger. En fait, il semble que la frontière la plus proche au départ, mais aussi la plus connue – les convoyeurs sont des Nigériens – n’apparaisse pas comme une véritable frontière, les convoyeurs n’éprouvant aucune difficulté à la traverser.

38A partir de la sortie du Burkina Faso, les codes changent, la langue également, et par conséquent savoir passer ces différentes frontières relève d’un apprentissage. Chaque convoyeur effectue une formation en partant avec un convoyeur plus ancien pendant un certain nombre d’années, de un à deux ans.

39Si du point de vue des autorités et de leurs exigences la route se présente comme une frontière quasi continue, il n’en est pas de même du côté des convoyeurs. Pour eux, ce qui fait frontière, ce sont les “ véritables ” frontières entre chacun des Etats, à l’exception de la Côte-d’Ivoire, cas particulier sur lequel nous reviendrons. Simplement, les barrages les plus difficiles à passer, mais aussi les plus coûteux, ceux où l’arbitraire règne totalement, sont les barrages ivoiriens. Par rapport à cette situation, le Ghana et le Burkina Faso apparaissent comme des pays accueillants et peu exigeants, du moins ce sont les arguments avancés pour expliquer le détour par le Ghana :“ Au Ghana, il y a moins d’emmerdements, les tracasseries sont moindres. On fait ça depuis deux ans et demi ”. Entretien avec un convoyeur, autogare de Niamey.“ La route du Ghana, si c’est pas l’entrée on fait laissez-passer. Tout le problème qu’est grand, c’est la Côte-d’Ivoire ”. Entretien avec un convoyeur, autogare de Niamey. [Au Ghana], comme la route est moins chère, le gasoil est moins cher, mais la route est cassée. Maintenant on se connaît là-bas à Elubo ”. Entretien avec un convoyeur, autogare de Niamey.

40Les difficultés rencontrées en Côte-d’Ivoire éclairent en positif le reste de la route ; non soumis aux contrôles arbitraires, le convoyeur peut alors faire valoir tout son savoir-faire auprès des migrants, ce qui n’est pas le cas entre Noé et Abidjan, comme nous le verrons.

41Ainsi, au moins entre Niamey et l’entrée en Côte-d’Ivoire, les convoyeurs facilitent les différents passages ; ils s’imposent auprès des autorités comme auprès des migrants comme les seuls interlocuteurs, les seuls intermédiaires valables. Maintenus dans l’ignorance, voire dans la peur, d’autant plus qu’ils sont systématiquement à l’intérieur du bus lors des passages, les migrants sont en effet quasi enfermés. Les convoyeurs construisent autour du bus une barrière, une limite qui apparaît comme la garante de leur domination. Alors quelle est la réaction des migrants face à cet enfermement ? Quel sens donnent-ils à la fois au bus et aux différents passages ?

Faire lieu ou répondre à l’enfermement par l’enfermement : le bus

42Cantonnés à l’intérieur du bus sauf lors des repas et de certaines nuits6, les migrants ne peuvent avoir accès à la réalité et au savoir passer les frontières et les différents barrages. Ainsi, les diverses entraves restent dans l’ordre de l’imaginaire, les convoyeurs entretenant la crainte, la peur que peuvent avoir les migrants en traversant ce monde inconnu, étranger. Alors en quoi le bus devient-il non seulement un lieu d’interaction par excellence mais aussi un refuge, une protection face aux dangers réels ou supposés de l’extérieur ?

43Composé à Niamey, le bus est partagé par plusieurs groupes de migrants, chaque groupe étant originaire d’un même village. Les migrants partent rarement seuls, chaque groupe comprenant de deux à une dizaine de personnes. Lors du voyage que nous avons effectué, deux groupes d’une dizaine de migrants étaient, conduits par un “vieux”, celui-ci se chargeant en particulier d’avancer l’argent nécessaire aux cotisations. Ces deux groupes, comme la plus grande partie des autres migrants étaient originaires de la zone de Tahoua, principale zone d’émigration au Niger.

44Tout au long de la route, la communication entre les différents groupes est réduite, la langue constituant une entrave assez importante. En effet, les migrants originaires de la zone de Tahoua ne parlent que le haoussa, langue qui n’est absolument pas utilisée et connue à Ingui. Quelques dialogues ont lieu alors en français, langue de communication de la migration et des migrants, parce que langue de communication à Abidjan. Réduits au minimum, ces dialogues ont lieu surtout lors des arrêts pour les repas et portent essentiellement sur les difficultés de la route. Chacun raconte des anecdotes, parfois tragiques, touchant à la route ou à leur vie dans la ville d’Abidjan. Ces dialogues ont lieu dans les moments et les lieux de détente, c’est-à-dire loin des postes de douane et des barrages de police et dans les pays considérés comme les plus accueillants, à savoir le Burkina Faso et le Ghana. Au contraire la traversée de la Côte-d’Ivoire, marquée par l’angoisse, est silencieuse.

45Le bus se présente ainsi comme un lieu d’interaction fondamental. Si les échanges les plus importants se font à l’intérieur des groupes de migrants, groupes où s’expriment la confiance et la solidarité, ils se font aussi entre ces groupes ; la parole et en particulier la parole tragique, dédramatise en quelque sorte la situation présente. En racontant le pire, les migrants parviennent à relativiser leur condition actuelle ; cette parole tragique est donc un moyen de surmonter les différentes peurs.

46En terme de pratiques, lors des arrêts pour les repas et la nuit notamment, les migrants ne s’éloignent pas ou peu du bus. Par exemple, à Kantchari, poste d’entrée au Burkina Faso, où nous avons dû passer la nuit, tout le monde a loué une natte pour s’installer ensuite au pied du bus ; les femmes qui vendent le riz sont également très proches. A la sortie du Ghana où nous avons dû également passer la nuit, la situation est quelque peu différente ; en effet, ce poste-frontière est fermé par des barbelés et les bus ont obligation de rentrer dans cette zone ; chaque groupe a alors envoyé un émissaire à l’extérieur pour acheter le repas et chacun s’est installé soit sur le sol soit sur les bancs les plus proches; ainsi des bancs situés à 200 ou 300 m du bus sont restés vides, parce que trop éloignés. Le bus est un point de référence, l’assurance sur la route et la destination.

47Dans la mesure où les migrants placent toute leur confiance dans les convoyeurs, et ce même s’ils sont souvent conscients d’être exploités, dans la mesure surtout où ils n’ont pas d’autre possibilité pour parvenir sans trop d’encombres jusqu’à Abidjan, le bus devient pour eux, un espace protégé ; ils supposent y être à l’abri de tous les dangers, et ce d’autant plus que les policiers et militaires ne montent que très rarement dans ces bus.

48Dans cette perspective, le bus fait lieu, au sens où il est un point de référence fort, le seul sur toute la route et au sens où il est un espace d’interactions pour les différents acteurs. “Il y a une solidarité dans le lieu qui est l’expression de la vie. (...) Autrement dit le lieu est cette situation qui place les individus en position de jouer un rôle avec plus ou moins d’aisance pour des raisons qui sont institutionnelles et sociales mais aussi très individuelles et psychologiques. Cela fait que, pour chacun de nous, tous les lieux ne sont pas équivalents. Nous y sommes plus ou moins nous-mêmes, tantôt libres, tantôt soumis” (Retaillé Denis, 1997, p. 91). Le lieu place les différents acteurs en situation de coprésence, situation dans laquelle la distance est annihilée et l’interaction est rendue possible. Si au quotidien le lieu peut acquérir le caractère d’intimité et renvoyer à l’habiter, il se construit également dans la circonstance du dialogue, de la coprésence. Les temporalités de l’éphémère, le temps court réunissent ces deux figures du lieu.

49En prenant le bus comme point de référence, en en faisant un espace de dialogue, les migrants construisent tout au long du parcours un lieu qui participe également de cet enfermement dont nous avons parlé précédemment. En effet, mis à l’écart des négociations avec les forces de police, les migrants sont limités dans leurs pratiques socio-spatiales ; faire du bus un lieu constitue une réponse possible à ce premier niveau d’enfermement. Le bus acquiert pour les migrants un statut d’intimité, sorte d’ici mobile, à l’abri de l’étrangeté qui caractérise l’extérieur.

50Ainsi il est possible de décliner deux niveaux d’enfermement, de construction de barrières de la part des migrants. Un premier niveau d’enfermement est celui opéré par les convoyeurs a priori subi, mais accepté sans aucune difficulté, puisque c’est un enfermement facilitateur de passage. Le second niveau d’enfermement est à la fois une réponse au premier et le résultat de l’imagination, de l’angoisse des migrants, la peur et l’angoisse étant les sentiments dominants tout au long de la route. Projeté dans l’étrangeté, dans l’inconnu, se voyant désignés eux-mêmes comme des étrangers et connaissant la fragilité de ce statut, les migrants répondent par la non communication, le désintérêt face à l’extérieur. L’étrangeté assignée à l’extérieur se construit autour de l’ignorance de la langue, de la nouveauté des paysages, des codes relationnels, de l’habillement... Si sur leur lieu de migration, les migrants peuvent tenter de passer inaperçus en adoptant les codes de la société ivoirienne, il n’en est pas de même sur la route ; la rapidité du passage les empêche de connaître ces codes. L’étrangeté, l’inconnu sont connotés négativement d’autant plus que les interlocuteurs extérieurs les plus visibles sont les forces de police. Les migrants s’enferment alors dans et autour du bus, pour passer au travers de la route. Lieu de l’intime, de l’enfermement, le bus renvoie à une figure de protection et d’abri.

51Une barrière s’établit donc autour du bus, barrière jouant le rôle d’une protection, derrière laquelle les migrants se réfugient. Cette construction est un des moyens de résistances face aux entraves faites à la circulation, elle contribue à assurer sa pérennité. Cependant, il est nécessaire de revenir sur la traversée d’un pays en particulier à savoir la Côte-d’Ivoire. En effet, la situation dans ce pays7, et notamment l’arbitraire qui règne sur la route, a conduit les transporteurs à changer de voie, préférant passer par le Ghana au lieu de traverser la Côte-d’Ivoire du nord au sud. Si cette barrière imaginaire construite par les migrants, construction à laquelle participent les convoyeurs, est relativement lâche pour la traversée du Burkina Faso et du Ghana, qu’en est-il en Côte-d’Ivoire ? En quoi dans ce cas, peut-on parler de frontière ?

Circuler malgré les frontières : dire et faire les frontières

52La Côte-d’Ivoire et sa traversée sont à bien des égards un cas particulier ; dans cet espace, la notion de frontière prend tout son sens, que ce soit celle de frontière réelle ou celle de frontière imaginaire. Si les étapes précédentes conduisent migrants comme convoyeurs à la construction de différentes barrières, celles-ci prennent un sens beaucoup plus fort en Côte-d’Ivoire, étant donné l’arbitraire qui y règne. Pourtant jusqu’aux derniers événements de septembre 2002, les départs vers la Côte-d’Ivoire n’ont absolument pas diminué, bien au contraire.

53Alors, comment les convoyeurs négocient-ils leur passage avec les autorités ? Comment s’institue le rapport de force et quelles sont les réponses apportées par ces deux acteurs? Comment les migrants surmontent-ils cette traversée qui est appréhendée et vécue dans l’angoisse ? Comment passe-t-on d’une barrière qui est avant tout mise à distance à la construction d’une frontière ?

Convoyeurs et autorités : négocier avec l’arbitraire

54Si différents événements violents ont eu lieu en Côte-d’Ivoire ces dernières années à l’encontre des étrangers ou supposés étrangers, ce pays n’a pas pour autant mis en place une véritable politique pour limiter les entrées. En effet, l’institution de la carte de séjour porte sur la possibilité de travailler et de rester en Côte-d’Ivoire ; ainsi une carte d’identité et une carte de vaccinations suffisent normalement pour pénétrer en territoire ivoirien et y séjourner pendant un mois, pour ce qui est des ressortissants des pays de la CEDEAO. Pourtant ces actes de violence, l’animosité plus ou moins forte qui règne contre les étrangers, créent une ambiance où l’arbitraire est de mise. Ainsi, sous le prétexte de contrôler les entrées et les sorties, les barrages de police, vrais ou faux, se sont multipliés sur la route, la circulation étant utilisée comme une source de revenu.

55Cette situation explique le changement de route opéré par les transporteurs nigériens depuis deux ans. Les tracasseries policières, les sommes à payer sont telles que l’objectif est de passer le moins de temps possible sur cette route ; d’où ce détour par le Ghana, qui réduit la traversée du territoire ivoirien à environ 200 km (ce qui représente cinq - six heures de voyage). “En Côte-d’Ivoire, les policiers et les douaniers ne prennent que l’argent, c’est la même chose pour les anti-drogues et les eaux et forêts”. Entretien avec un convoyeur, autogare de Niamey.”Les tracasseries sont les mêmes, c’est une affaire de donnant-donnant. Dans les pays francophones, c’est plus élevé qu’ailleurs. Il n’y a pas de problème au Burkina Faso, le problème c’est en Côte-d’Ivoire. Entre Noé et Abidjan, tu dépenses 750 000 pour 165 km, on cotise 10 000 par personne. A chaque poste vous savez le montant que vous devez amener, entre 30 000 et 50 000 ou plus, jusqu’à 100 000. Vous jonglez, on négocie. Les policiers ils disent “il faut parler bon français”, c’est-à-dire donner l’argent”. Entretien avec un convoyeur, autogare de Niamey. “Le problème de la Côte-d’Ivoire, c’est que les pièces ne servent à rien. Il y a violation de la convention de la CEDEAO. On a un titre international de transport pour les pays et donc normalement, il n’y a pas de problème. Il faut que l’Etat intervienne et fasse de la sensibilisation au niveau de la libre-circulation, la convention est violée en Côte-d’Ivoire”. Responsable du syndicat des transporteurs, autogare de Niamey.

56En fait, malgré les dires des convoyeurs, la Côte-d’Ivoire ne viole pas plus la convention de la CEDEAO que les autres pays, du moins pour ce qui est des conditions de la traversée. Toutefois, la particularité de ce pays par rapport aux autres est que les sommes versées sont énormes et que l’intégralité des barrages, également plus nombreux, exige le versement d’un bakchich.

57Si nous reprenons l’analyse de l’attitude des autorités en terme de frontière faites précédemment, elle prend ici toute son ampleur. Il est absolument impossible de passer un barrage sans répondre à l’ensemble de ses exigences, c’est-à-dire sans payer, le contrôle des papiers n’ayant absolument rien de systématique. Par exemple, nombre de barrages se réduisent à un ou deux policiers, qui n’ont pas forcément de véhicule ; pourtant le bus s’arrête. Interrogé sur ce dernier point, le convoyeur de notre bus, me répondit : “Si on ne s’arrête pas, ils tirent forcément. Donc on s’arrête et on leur donne 5 000 ou 10 000 selon si c’est des gendarmes ou des policiers.” L’attitude des forces de police place donc l’ensemble du bus face à l’arbitraire et surtout face à une violence systématique.

58Précédemment, nous avons noté que ces barrages agissaient comme des frontières, dans la mesure où les policiers font comme s’ils avaient autorité sur la route au-delà d’eux et jusqu’au prochain barrage. Cette construction de frontière de la part des autorités est d’autant plus prégnante en Côte-d’Ivoire, dans la mesure où celles-ci s’arrogent le droit de vie ou de mort sur ceux qui souhaitent passer. La frontière peut se comprendre comme “une limite politique articulée à l’exercice des pouvoirs (maîtrise, contrôle, défense...), capable de séparer des territoires. (...) Selon les dynamiques engagées, elle engendre des effets spatiaux très différents. La frontière est donc à la fois la ligne de séparation mais aussi l’espace de proximité concerné par la dynamique de la ligne (ouverture / fermeture)” (Renard Jean-Pierre, 2002, p. 44). Cette définition s’applique essentiellement aux frontières étatiques ; toutefois, il est possible de la reprendre dans le cas qui nous concerne. Les barrages et surtout les forces de police qui les contrôlent se présentent comme des forces politiques de contrôle ; la construction d’une figure du politique s’articule avec l’autoritarisme dont font preuve ces forces de police. Elles prétendent contrôler la route, et ceux qui l’utilisent ; ainsi la route est en quelque sorte hachée par ces frontières multiples. Par ailleurs, nous retrouvons les deux facettes de la frontière à savoir la fermeture et l’ouverture ; la fermeture s’exprime par le biais de l’obligation de s’arrêter, l’ouverture s’exprimant par le biais de cette possibilité de négociation du passage et par le paiement d’un bakchich.

59Quelle est alors la réaction des convoyeurs, c’est-à-dire des interlocuteurs directs de ceux qui font la frontière ?

60Les convoyeurs subissent ces frontières, peut-être plus que les frontières politiques dans la mesure où ils sont dans l’obligation de se soumettre aux volontés des forces de police. Leur réponse la plus visible à cette situation est simplement d’augmenter l’emprise qu’ils ont sur les migrants et de s’en remettre eux-mêmes à d’autres passeurs.

61Au niveau de la frontière entre le Ghana et la Côte-d’Ivoire, ce ne sont pas les convoyeurs qui s’occupent des sorties et des entrées. Dans cette zone, des passeurs nigériens sont présents, autorisés par les différentes autorités en présence et s’occupent de faire passer les bus. “Au matin, d’autres passeurs apparaissent, Haoussa également, portant un badge disant “passeur de bus nigérien”. Les cartes d’identité sont de nouveau ramassées, leurs propriétaires ne les retrouveront qu’à l’entrée d’Abidjan. Entrée en Côte d’Ivoire : on attend assez longtemps dans le bus, sans trop savoir quoi. Les négociations se font, l’argent est échangé. Puis la route se poursuit, on s’arrête un peu plus loin, sans raison apparente, on attend de nouveau. Puis on repart, pour s’arrêter quelques kilomètres plus loin, au milieu de la forêt. L’objectif pour le convoyeur est de récolter 5 000 F. CFA par personne pour finir la route. Des protestations s’élèvent ; nous arrivons à la fin du voyage et beaucoup n’ont plus d’argent. Mais il est impossible de négocier avec les convoyeurs, ils ne veulent pas céder. Les vieux qui font le voyage avec certains groupes de migrants avancent l’argent pour leur groupe ; les jeunes devront les rembourser une fois arrivés. Au total, 70 personnes dans le bus, le convoyeur récolte donc 350 000 F. CFA. Nous repartons, jusqu’à Abidjan, plus personne ne descendra du bus, les cartes d’identité sont dans les mains du convoyeur. “ (Source : carnet de terrain).

62Dans cette partie du voyage, les convoyeurs prennent totalement en charge les migrants, notamment par le biais des cotisations ; obligatoires, elles ne correspondent pas pour autant à la réalité de ce qui est versé. D’après nos observations, le convoyeur a donné au total 200 000 à 250 000 F. CFA aux forces de police avant d’arriver à Abidjan. Le reste à savoir, environ 100 000 F. CFA représente une partie du bénéfice de son voyage.

63De la même manière que l’idée de frontière prend tout son sens pour ce qui est de l’attitude des autorités, les convoyeurs accentuent l’enfermement des migrants dans le bus au long de cette traversée. Interdiction de descendre lors des arrêts, à moins que la police ne le demande, obligation de payer, renvoient à l’arbitraire et aux dangers relativement réels régnant sur cette route. La nouveauté est que les convoyeurs partagent la peur de la route avec les migrants sur cette partie, sans qu’elle prenne les mêmes proportions dans la mesure où contrairement aux seconds, ils gardent un minimum de prise sur la traversée. Quelles sont alors les pratiques, les représentations que construisent les migrants lors de la traversée du territoire ivoirien ? Dans quelle mesure poursuivent-ils la logique d’enfermement décrite précédemment ?

Les migrants : s’enfermer pour échapper au déroutement

64Les difficultés rencontrées en Côte-d’Ivoire, que ce soit sur la route ou à Abidjan même, consécutives aux évènements précédant ceux de septembre 2002, n’ont que peu changé le niveau de fréquentation dans ce pays. Malgré une baisse notable en 1999, sans doute consécutive au coup d’état du général Gueï qui a mis fin au régime de Konan Bédié, le niveau des départs s’est maintenu jusqu’en 2002. Par contre une baisse relativement notable s’amorce à partir de 2002, et elle devrait se poursuivre, puisque aux dires des convoyeurs depuis septembre 2002, aucun migrant ne peut entrer en Côte - d’Ivoire.

65Ainsi, il apparaît que les différentes entraves à la circulation n’ont pas modifié notablement les départs ; alors quelles sont les logiques mises en place par les migrants pour contourner, dépasser ces entraves ? Il est nécessaire de revenir sur le rapport de domination existant entre convoyeurs et migrants : entre Noé et Abidjan, les migrants acceptent ce rapport de domination, même s’ils ont tout à fait conscience que les convoyeurs gagnent de l’argent par le biais des cotisations. La peur est telle qu’ils supposent qu’il n’y a aucune possibilité de choix pour eux.

66Au cours de cette traversée, le groupe semble se resserrer, même si cela ne se voit que peu dans les pratiques ; en effet, aucun lien ne se noue entre les différents groupes de migrants, pas ou peu de discussion, pas d’échange. Cependant, une scène dont nous avons été témoin est assez révélatrice de ce resserrement.

67Premier poste de police après le passage de la frontière ivoirienne : une chicane au milieu de la route, une dizaine de militaires en arme. On s’arrête. Un militaire monte dans le bus, visiblement énervé et annonce qu’il va contrôler les gens un à un, ce qui n’est pas habituel. Le convoyeur commence à redistribuer les cartes d’identité. Chacun son tour, nous commençons à descendre du bus pour le contrôle et passons ensuite la chicane à pied. En passant, j’aperçois au bord de la route, un groupe de quatre jeunes hommes, accroupis, torse nu, et sous bonne garde ; je les reconnais comme étant auparavant dans le bus.

68Les militaires sont agressifs, apparemment plus qu’à l’habitude. Finalement, le convoyeur parvient en négociant à éviter un contrôle individuel des papiers et moyennant 75 000 francs CFA, nous arrivons à repartir au bout d’une heure.

69Là le convoyeur m’explique que si les militaires étaient énervés, c’était parce qu’ils avaient arrêté les jeunes qui effectivement faisaient partie du bus. Ils avaient profité, à la frontière ivoirienne, du dernier moment où ils avaient leurs papiers en main, pour tenter de finir le voyage seuls, évitant ainsi de payer la cotisation. Arrêtés au premier barrage, les policiers avaient trouvé sur eux leur ticket de transport qui mentionne le numéro d’immatriculation du bus ; ils attendaient donc le bus. Le convoyeur a dû négocier leur “libération”.

70Un peu plus loin, nous nous arrêtons de nouveau dans un petit village ; là le convoyeur fait descendre les quatre jeunes hommes, en gardant leur ticket de transport : il leur rend carte d’identité et bagages. Nous repartons en les laissant là. Questionnés sur cet abandon, convoyeurs et migrants me répondent tous : “C’est normal, ils ont trahi la parole, on doit les punir. On ne peut pas leur faire confiance”. (Source : carnet de terrain).

71L’explication donnée à cet abandon est assez révélatrice ; en effet, le bus fonctionne comme un groupe, avec des liens que l’on peut qualifier de forts, comme l’atteste l’expression trahir la parole. Cependant à aucun moment il n’est question de parole donnée ; en fait, ce resserrement, cette construction de liens repose sur du non-dit, sur la mise en place d’un contrat entre les convoyeurs et les migrants dès le départ, contrat qui se renforce au cours du voyage. La logique d’enfermement dont nous avons parlé précédemment, logique construite par les convoyeurs comme par les migrants intervient comme l’expression de ce contrat, de ces liens forts qui se nouent.

72Les convoyeurs participent à la construction d’une limite autour du bus, l’enferment, pour contrôler les migrants dans un premier temps ; dans un deuxième temps, c’est-à-dire lors de la traversée de la Côte-d’Ivoire, cet enfermement est accentué, se constituant sous la forme de liens forts, étant donné l’arbitraire qui règne sur cette route. Les convoyeurs se mettent là eux-mêmes en danger, et sont considérés comme les responsables de ceux qu’ils transportent. En parallèle, les migrants délèguent toutes les responsabilités à ces mêmes convoyeurs et se replient alors d’autant plus dans le bus. Peut-on parler de frontière autour du bus, au moins pour ce qui est de cette partie de la route ?

73Désignés comme les gardiens du bus les convoyeurs ont la tâche de négocier avec les forces de police afin de les tenir à distance ; ils possèdent ainsi un pouvoir qui s’exerce non seulement sur le bus, mais aussi au travers de leur capacité de négociation. Les migrants quant à eux font du bus un lieu pour le temps du voyage : lieu de l’intime qui devient un point de référence pour tous, un espace de repli sur soi pour résister à l’étrangeté de l’extérieur. Par le biais de ces différentes constructions, le bus est délimité par une ligne qui devient frontière imaginaire en Côte-d’Ivoire. En effet, le pouvoir des convoyeurs fait de ce lieu un espace sous contrôle, le resserrement des migrants autour de ce personnage central et leur propre construction socio-spatiale, venant renforcer cette limite qui s’institue le temps de la traversée du territoire ivoirien.

74A la fin du voyage, dès l’arrivée dans la ville d’Abidjan, les liens se dénouent, cette frontière se délite et une fois à l’autogare, chacun part vers son quartier d’habitation en remerciant Dieu.

75En tant que forme de mobilité originale, la migration internationale temporaire s’insère entre le nomadisme et le voyage, du moins dans le système de pratiques et de représentations socio-spatiales touareg ; les migrants circulent entre deux pôles qui sont tout deux des lieux de l’intime, du familier, des lieux connus et parfaitement maîtrisés. Entre ces deux pôles, l’inconnu, l’étrangeté se déploient conduisant à la mise en place de logique de résistance, de défense.

76Ainsi au long du parcours, le bus se constitue en lieu dans la mesure où il se présente comme un espace de l’interaction, de la rencontre éphémère. Face à l’attitude des autorités de contrôle de la route, attitude qui conduit à la mise en place de frontières tout au long de cette route, convoyeurs et migrants instituent un système de barrières qui se mue en frontière imaginaire lors de la traversée du territoire ivoirien. Cette frontière apparaît donc comme un moyen de défense face à l’étrangeté et à la violence du monde extérieur, les convoyeurs étant délégués comme gardiens, négociateurs des possibilités d’ouverture et de fermeture de cette frontière. Protection contre l’extériorité, cette frontière est aussi une ouverture contrôlée sur l’étranger.

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Bibliographie

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CLAUDOT-HAWAD Hélène, 2002 - Voyager d’un point de vue nomade. Paris -Méditerranée, Paris, 175 p.

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LAPLANTINE François, 1994 - Transatlantique. Entre Europe et Amérique Latine. Editions Payot, Paris, 295 p.

RAFFESTIN Claude, 1981 – Les notions de limite et de frontière et la territorialité. Regio Basiliensis, Tome XXII, n° 2-3, p. 119-127.

RENARD Jean-Pierre, 2002 - La frontière : limite géographique majeure mais aussi aire de transition. In : CARROUE Laurent et alii ; Limites et discontinuités en géographie. Editions SEDES, Paris, p. 40-66.

URBAIN Jean-Didier, 2001 - Des mobilités dans tous les états... Correspondances, n°64-65, p. 3-7, www.irmcmaghreb.org

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Documents annexes

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Notes

1- Le terme convoyeur est utilisé au Niger pour désigner les personnes qui, dans les véhicules de transport collectif internationaux, se chargent de faciliter le passage des barrières de police et de douane.
2- Le protocole portant sur la libre-circulation, le droit de résidence et d’établissement des personnes à l’intérieur de la zone CEDEAO a été ratifié le 29 mai 1979 à Dakar.
3- Les laissez-passer sont obligatoires pour les bus qui traversent le Burkina Faso et le Ghana.
4- Les esprits, êtres surnaturels sont désignés en tamasheq par l’expression kel-essuf, littéralement les “ gens de la brousse ” ou les “ gens de la solitude ”.
5- Garbel est le nom du quartier où logent et travaillent les migrants originaires d’Ingui ; il est situé dans la commune de Port-Bouet à proximité du port d’Abidjan.
6- Les frontières étant fermées la nuit, les bus sont alors contraints d’y rester pour attendre l’ouverture le lendemain matin.
7- Nous nous plaçons ici avant les événements de septembre 2002.
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Pour citer cet article

Référence papier

Florence Boyer, « L’enfermement du voyage : construire des frontières pour passer la frontière »Les Cahiers d’Outre-Mer, 222 | 2003, 229-253.

Référence électronique

Florence Boyer, « L’enfermement du voyage : construire des frontières pour passer la frontière »Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 222 | Avril-Juin 2003, mis en ligne le 13 février 2008, consulté le 14 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/com/888 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/com.888

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Auteur

Florence Boyer

Doctorante, Laboratoire Migrinter, MSHS, Poitiers

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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