1Depuis plus d’une décennie, Haïti est l’un des pays au monde ayant reçu, proportionnellement à sa population, la plus grande quantité d’aide humanitaire en somme versée et en assistance matérielle (Roc, 2012 ; Seitenfus, 2015). Pourtant, ce pays, le seul PMA de la zone Amérique (environs 850 $/an de PNB par habitant) ne semble pas progresser et reste confronté à de lourdes difficultés socio-économiques : y aurait-il là un lien de cause à effet ? L’assistance humanitaire peut-elle contribuer au marasme, voire à la péjoration des conditions de vie ? « Assistance mortelle » est précisément le titre du documentaire que Raoul Peck a consacré à Haïti en 2012, dénonçant les incidences négatives de l’aide internationale, notamment suite au séisme du 12 janvier 2010.
- 1 Interview accordée par le Président de la République son excellence Jocelerme Pivert au quotidien L (...)
2Du point de vue haïtien, c’est bien le sentiment qui domine : après le cyclone Matthew d’octobre 2016, le gouvernement provisoire a nettement demandé à la communauté internationale de réorienter l’aide afin d’éviter les écueils et erreurs du post-séisme, désormais largement analysés : « si un pays ou une organisation veut aider Haïti dans le contexte post-Matthew, qu’il participe dans la reconstruction de ses infrastructures […] Le pays n’a pas réellement besoin de bouteilles d’eau, mais d’une aide pour la construction des systèmes d’eau potable. Ne nous apportez pas du riz, mais aidez-nous à améliorer les canaux d’irrigation pour la production du riz »1. Les résultats de l’aide internationale apparaissent en effet très mitigés à presque toutes les échelles considérées (nationale, départementale, communales), ce que montrent les publications de chercheurs haïtiens (notamment Chérubin, 2014 ; Odonel, 2013 ; Roc, 2012) mais aussi étrangers ainsi que des acteurs de l’humanitaire qui tendent à la décrire et l’analyser sous des angles divers (Seitenfus, 2015 ; Thomas, 2013 ; Salignon et Évrard, 2010 ; Smith, 2010 ; Ramachandran et Walz, 2012 ; Oxfam, 2012 ; CICR, 2011). Après 2010, l’aide humanitaire globale a triplé en passant de 1,12 milliard en 2009 à 3,37 milliards de dollars l’année suivante, soit 400 % des recettes internes du pays (Clinton et Farmer, 2011). Si les dégâts matériels causés par le séisme ont été estimés à 8 milliards (Terrien, 2013), le montant de l’aide promise avoisinait les 10 milliards de dollars (Fréour, 2010), dont la moitié à verser entre 2010 et 2014. Selon les représentants du bureau de l’envoyé spécial des Nations Unies en Haïti en 2011, 99 % de l’aide décaissée n’est pas passée par les autorités étatiques, mais via « des agences humanitaires bilatérales ou multilatérales, la Croix-Rouge, et des fournisseurs de services non étatiques, y compris des ONG et des contractants privés » (Clinton et Farmer, 2011, p. 6). L’aide matérielle et notamment alimentaire occupe une place particulièrement importante dans l’aide humanitaire vers Haïti (Oxfam, 2012) surtout depuis le séisme. En effet, un des éléments caractérisant les pays en développement est l’incapacité à assurer la sécurité alimentaire de la population. Au lendemain du séisme, plus de 2,5 millions d’Haïtiens, soit un tiers de la population, étaient en situation d’insécurité alimentaire d’après la FAO (2013). La question alimentaire était, et demeure, d’une importance capitale : « Sak vid pa kanpe » (« Un sac vide ne peut pas se tenir debout »), dit le proverbe haïtien. Dans ce contexte, on comprend bien la place du riz, aliment de base de la société haïtienne contemporaine, dans les dons alimentaires, en dépit du fait que cette céréale est également cultivée dans le pays.
- 2 Master 1 puis Master 2, Université Paris 8 – École Normale Supérieure de Port-au-Prince. « Coopérat (...)
- 3 Le Programme CE-FAO (Sécurité alimentaire l’information pour l’action) entend par « vulnérabilité a (...)
3La plupart des analyses portant sur l’aide humanitaire en Haïti sont consacrées au milieu urbain, particulièrement à la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Cela peut s’expliquer par le fait que le pays est très fortement centralisé et que l’aire urbaine de la capitale rassemble près d’un tiers de la population du pays (IHSI, 2015). Toutefois, alors que près de la moitié de la population vit en milieu rural, il paraît difficile de comprendre le secteur humanitaire en mettant de côté « le pays en dehors », d’après l’expression de Gérard Barthélémy (1990). De plus, l’assistance technique, matérielle et financière ne prend pas la même forme en milieu rural qu’en milieu urbain ; ses effets ne sont pas les mêmes dans ces deux types d’espaces caractérisés par des modes d’organisation différents ; ruraux et urbains n’ont forcément pas les mêmes perceptions de l’action humanitaire. Le présent article propose une analyse des limites de l’action humanitaire en Haïti, vue depuis le monde rural. Il s’agit d’expliquer en quoi l’assistance alimentaire donnée sous forme de riz, par l’intermédiaire des ONG, accroît la vulnérabilité alimentaire des habitants. L’article se fonde sur les résultats de recherches, enquêtes de terrain et entretiens menés dans la commune de Petite Rivière de l’Artibonite et plus particulièrement dans la localité de Jean Denis en 2014 (voir Figure 1) dans le cadre d’un travail de Master2. La vallée de l’Artibonite est la plus grande zone rizicole du pays mais présente paradoxalement une situation de vulnérabilité alimentaire3. Des entretiens semi-directifs ont été effectués par trois organisations de base et des enquêtes par questionnaires ont été réalisées auprès d’une trentaine de ménages et petits producteurs de la localité, dont la moitié a reçu un don alimentaire sous forme de riz.
Figure 1 - La vallée de l’Artibonite en Haïti : localisation de Jean Denis et principales superficies cultivées en riz
4Il ne s’agit pas d’étudier l’évolution de la production du riz dans la vallée au regard de la libéralisation du marché et de la mondialisation, ce que d’autres auteurs ont déjà fait (Valcourt, 1996 ; Levy, 2001, 2003 ; Jean Baptiste, 2005) mais bien d’analyser précisément les impacts de l’aide donnée sous forme de denrées alimentaires, en particulier sous forme de riz, sur la production locale et la situation alimentaire des Haïtiens. Par quels processus la volonté de réduire ponctuellement la précarité alimentaire dans un contexte post-catastrophe accroit-elle la vulnérabilité alimentaire ? Nous verrons d’abord comment la consommation de riz est venue modifier les habitudes alimentaires locales avant de présenter une analyse « du champ à l’assiette » de la provenance du riz consommé. In fine, nous interrogerons la limite entre cette vulnérabilité et une forme de domination alimentaire, parfois qualifiée « d’arme alimentaire » (entre autres, Bessis, 1981 ; Perrin de Brichambaut, 1976 ; Rivoal, 2015).
5Il n’est pas facile de déterminer avec précision le lieu d’origine d’une des deux grandes « cultures de civilisation », la plus directement nourricière pour l’humanité à côté du blé (Musset, 1942). S’il semble être originaire de l’Asie des moussons et qu’il est à près de 90 % produit en Asie, le riz est actuellement cultivé sur les cinq continents. Les conquêtes d’Alexandre marquent son entrée dans le monde grec, les Arabes l’ont emmené dans le monde méditerranéen, en Égypte, en Espagne (Audebeau Bey, 1925), etc. L’expansion coloniale des puissances européennes dans le reste du monde l’a ensuite conduit à être cultivé en Amérique du nord puis dans l’ensemble de la zone, dont les colonies françaises de la Caraïbe. À l’échelle mondiale, le riz et le blé se partagent la prépondérance en termes de consommation directe mais, en termes de production, le riz est la troisième céréale la plus produite après le maïs (environ 490 millions de tonnes pour 2015-2016 contre 750 millions pour le blé et 840 pour le maïs en 20164). Le blé et le riz sont essentiellement directement consommés, alors que le maïs est largement utilisé pour l’élevage. Le blé était la première production céréalière mondiale jusqu’au milieu des années 1990, ensuite dépassé par la production de maïs en réponse à la demande croissante d’alimentation pour les animaux d’élevage, et plus récemment, à la production de carburant éthanol (voir Figure 2).
Figure 2 - Évolution de la production mondiale de maïs, de blé et de riz entre 1960 et 2012
Source : Compiled by Earth Policy Institute from U.S. Department of Agriculture, Production, Supply, & Distribution, electronic database, at www.fas.usda.gov/psdonline, updated 11 January 2013
6En 1942, Musset (op. cit.) notait que le riz n’était consommé que par un seul groupe de populations « mais immense, les Jaunes des pays chauds d’Extrême-Orient (mais pas tous les Jaunes), plus, à un moindre degré, la plupart des peuples du rameau hindou de la race blanche […] et les peuples, vivant aussi sous les mêmes conditions de climat, qui ont subi l’empreinte des civilisations des peuples précédents » (p. 153). Désormais, il a gagné l’ensemble de la planète. Près de la moitié de la population mondiale en dépend pour son alimentation et la consommation alimentaire mondiale par habitant est supérieure à 50 kg par personne et par an (FAO, 2010) avec des variations entre les différentes régions : autour de 90 kg en Chine mais aussi au Mali, en Côte d’ivoire et au Sénégal contre 5 kg en France.
7En Haïti, jusqu’aux années 1980, la base de l’alimentation était le maïs et les tubercules (ignames, patates douces, tarots). Le riz y était traditionnellement considéré comme un produit de luxe dont la consommation et même la production étaient synonymes de richesse économique et de prestige social. Céréale « noble » par excellence, il ne représentait que 5 à 10 % dans la consommation des ménages jusqu’au début du xxie siècle (PAPDA, 2008). Dans les zones rurales comme la vallée de l’Artibonite, sa consommation était encore plus rare qu’en milieu urbain : si on en produisait beaucoup plus qu’ailleurs dans le pays, le riz était vendu pour acheter d’autres produits tels le sorgho et le maïs qui offraient un meilleur rapport calories/prix. Il s’agissait d’une culture commerciale et non vivrière.
- 5 Voir le « Le panier alimentaire en Haïti », Bulletin n° 1 du CNSA, juin 2012, consultable sur : htt (...)
8Après le départ du président Jean Claude Duvalier (1986) et le début de la libéralisation du marché qui a favorisé l’importation massive de riz en provenance des États-Unis, les habitudes alimentaires des Haïtiens ont été sensiblement modifiées. En 1994, le gouvernement de Jean Bertrand Aristide a poursuivi la politique de libéralisation : les tarifs douaniers sur le riz importé sont passés de 50 % à 3 % (Oxfam, 2002), sans pour autant prévoir de mesures d’accompagnement pour aider les agriculteurs locaux. Ainsi, indépendamment des conséquences de cette politique sur la production locale, les consommateurs ont profité de ce riz importé à bon marché qui, dès lors, s’est imposé dans les plats quotidiens. De produit « de luxe », la céréale est devenue abordable et a remplacé les tubercules et plantes vivrières moins bien considérées. Aujourd’hui, près du tiers du panier alimentaire haïtien est composé de riz avec un apport calorifique de plus de 500 kilocalories sur les 1 870 considérés pour l’ensemble du panier par personne et par jour5. La consommation moyenne annuelle est de l’ordre de 50 kg par habitant.
- 6 Entretien avec le président du Conseil d’administration de la Section Communale (CASEC) de Jean Den (...)
9C’est donc désormais l’aliment de base de tous les Haïtiens vivant en Haïti dont le « plat national » est le riz aux haricots rouge et à la sauce de viande. Avec quelques variations en fonction des régions, on le trouve au menu de tous les restaurants de toutes les localités du pays. Dans le cas de la localité de Jean Denis, il n’existe pas de statistiques officielles relatives à la quantité de riz consommée annuellement par les 40 375 habitants (estimations 2015), mais « ici on ne peut pas passer une journée sans avoir mangé du riz, si l’on n’est pas malade. Parfois nous pouvons prendre de la patate douce ou du maïs le matin, mais pour le plat du midi, nous ne le négocions pas. Regardez notre activité, c’est la production du riz, les autres denrées ne sont pas cultivées de manière régulière… »6. Le riz y est consommé généralement aux haricots ou à l’aubergine.
- 7 Déclaration de John Lipsky, numéro deux du FMI, devant le Council on Foreign Relations à New York, (...)
10L’équation alimentaire est aussi sociale comme en ont témoigné les « émeutes de la faim » de 2008 qui ont rassemblé des dizaines de milliers de manifestants dans le pays au cri de ralliement « Nou grangou» (« Nous avons faim»). Ces émeutes (également observées au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, en Égypte, aux Philippines, en Indonésie), qui avaient conduit à la destitution du Premier ministre, ont été déclenchées par une hausse de plus de 50 % du prix des produits alimentaires de base, comme le riz, sur la période 2007-2008. Elles ont mis en évidence la superposition de deux crises très différentes : une crise ancienne qui renvoie à la malnutrition rurale quasi chronique et une crise plus récente qui concerne les classes pauvres et moyennes urbaines. La hausse brutale du prix du maïs et des graines de soja était ainsi imputable à l’augmentation de la demande pour les biocarburants, les cultures nécessaires à leur fabrication faisant concurrence aux produits agroalimentaires ; concernant le riz, cette nouvelle forme de demande aurait compté pour environ 50 % de l’augmentation des prix7. Deux autres causes structurelles sont également à signaler : la mondialisation des habitudes alimentaires et les dysfonctionnements d’un système global fondé sur l’abandon des cultures vivrières. L’homogénéisation des modes de consommation, particulièrement en ce qui concerne les céréales (blé, maïs, pain, galettes de farine, etc.) et les viandes (bœuf, mouton, volaille) contribue à créer ces relations de dépendances aux importations alimentaires. Dans le cas d’Haïti, selon les responsables de la Plateforme haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif, et bien que la donnée démographique soit évidemment un paramètre majeur de l’équation, il y a concomitance entre consommation massive du riz et insécurité alimentaire au point qu’il « est nécessaire de changer les pratiques alimentaires et de revaloriser les différents produits du secteur agricole en Haïti qui a fait montre d’une potentialité et d’une diversification énorme » (PAPDA, 2008, p. 6).
11Si dans les années 1980-1990, plus de 80 % du « riz national » était en effet produit dans le pays, ce n’est plus le cas à présent : d’où provient-il et par quelles filières ?
12Aujourd’hui, derrière le Japon et le Mexique, Haïti est le troisième marché pour les exportations du riz américain (Oxfam, 2010) et le plus grand consommateur per capita de riz en Amérique latine. Selon les estimations du département de l’agriculture des États-Unis d’Amérique, la consommation annuelle du pays fin 2016 était est estimée à 540 000 tonnes alors qu’elle était de 33 000 en 19608, soit une augmentation de plus de 1 200 % en un demi-siècle (Figure 3). Pour la même période, la population est passée de 3,8 à environ 11 millions d’habitants (IHSI, 2014), soit une augmentation de 300 %.
Figure 3 - Evolution de la production et de la consommation annuelle de riz en Haïti (1960-2016)
Source : Index Mundi, 2017 d’après United States Department of Agriculture
- 9 Données du service économique de l’Ambassade de France en République dominicaine, consultable sur : (...)
13Le riz consommé est massivement importé, notamment en provenance de cinq États des États-Unis : Arkansas, Californie, Louisiane, Texas et Mississipi. Le revenu annuel représenté par le marché haïtien pour ces États est très significatif : environ 236 millions de dollars (Duret, 2014). Toutefois, on ne consomme pas que le riz des États-Unis. Par exemple, en 2013, un contrat a été signé entre le gouvernement haïtien et le gouvernement vietnamien pour l’achat de plusieurs centaines de milliers de tonnes de riz mais, de fait, le pays n’a importé que 60 000 tonnes de riz cette année-là. Selon l’ancien Ambassadeur d’Haïti au Japon, il s’agissait d’une stratégie du gouvernement d’alors pour maintenir un certain équilibre par rapport au riz américain tout en bénéficiant de meilleures conditions de ventes offertes par le Vietnam. Mais cette stratégie de diversification des approvisionnements « peut provoquer des tensions certaines entre les gouvernements haïtien et américain. [….] Le lobby du riz à Washington est peut-être l’un des plus forts et peut causer du tort au gouvernement et au pays en portant le Congrès américain à adopter des mesures drastiques telles que la suspension de toute aide du gouvernement américain, plus particulièrement l’appui au budget national » (Duret, op.cit.). Pour l’heure, la position des États-Unis comme premier fournisseur d’Haïti, tous produits confondus, n’est pas contestée (33 % de part de marché en 2015) malgré l’importance de la République dominicaine voisine (29 %). La Chine est le troisième partenaire avec 13 % de part de marché, suivi de l’UE, avec 6 %9. Fin 2016, des rumeurs circulaient dans le pays au sujet du riz vendu par la Chine qui serait fait de matière plastique. Si le riz étatsunien est considéré comme moins bon, au goût, que le riz local, il reste largement le plus consommé (Figure 4).
Figure 4 - Étal de « Madam Sara » sur le marché de Pont-Sondé
Source : MR, 2017
14Pour acheter ce riz importé, une autre difficulté majeure est à prendre en considération : la valeur de la Gourde haïtienne par rapport au dollar américain ; entre fin 2015 et début 2016, sa valeur est par exemple passée de 45 à 67 gourdes pour un dollar, ce qui réduit d’autant la capacité d’importation du pays.
15En Haïti comme dans bien d’autres pays en voie de développement, l’agriculture joue un rôle primordial dans la vie socio-économique et est la première source de disponibilité alimentaire, c’est-à-dire la première catégorie de denrées alimentaires physiquement disponible sur le marché. Dans la vallée de l’Artibonite, la disponibilité alimentaire en riz est fonction de deux sources d’approvisionnement : la production des ménages et les marchés de locaux. Comme il n’existe pas de marché dans toutes les localités et que ceux qui existent ne fonctionnent pas à plein temps, les habitants s’approvisionnent souvent dans les petites boutiques des revendeurs. Le riz importé arrive par bateau dans les zones douanières de Port-au-Prince ou de Saint-Marc, qui est la plus grande ville du département de l’Artibonite après Gonaïves (voir Figure 1). De là, il est transporté par camion dans des containers de plusieurs dizaines de tonnes jusqu’aux magasins des villes secondaires ; à ce stade, les « grands vendeurs » sont surtout les hommes. Dans les villes de second rang de la vallée, il est acheté par les moyens et petit détaillants, presque exclusivement des femmes, qui vont le vendre au marché local ou dans les petites boutiques (voir Figure 4). Dès lors, le riz devient l’affaire des femmes qui le vendent en « marmites » de 6 livres (3 kg).
16Le riz produit localement ne suit pas le même parcours. Il est acheté principalement par les femmes commerçantes ou Madam Sara directement dans les champs des paysans de la vallée, ces dernières s’occupent ensuite du blanchissage, puis de la commercialisation au niveau local, départemental ou national et enfin de la cuisson.
17Selon l’enquête menée par la Coordination nationale de sécurité alimentaire (CNSA) et l’ACTED en juillet 2012 sur les marchés de la vallée, la disponibilité alimentaire est bonne, voire très bonne, notamment pour le riz en provenance des États-Unis. Pourtant, 69 % des ménages de la région ont de grandes difficultés liées au manque d’argent pour avoir accès au produit. L’indisponibilité des produits n’est mentionnée que par 3,1 % des ménages enquêtés (ACTED, CNSA, 2012). Ce n’est donc pas le problème de la disponibilité alimentaire sur le marché qui se pose mais celui de l’accès au produit qui dépend particulièrement du pouvoir d’achat des ménages, insuffisant. D’après l’analyse du panier alimentaire haïtien (voir supra), pour atteindre la quantité minimale de kilocalories requise pour une consommation alimentaire équilibrée, cela coûtait en 2012 en moyenne 1 052 gourdes par mois, soit plus d’une fois et demi le coût mensuel moyen de l’actuel panier de consommation.
- 10 Voir article « Haïti : le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire sévère a doublé en (...)
18Si, d’après la définition du Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale, « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (2012), on peut indéniablement parler d’insécurité alimentaire en Haïti. En effet, une évaluation effectuée en 2016 par le Programme alimentaire mondial (PAM) et le CNSA estimait que plus de 3,5 millions des quelque 11 millions d’Haïtiens souffrent de la faim, dont 1,5 million est en situation d’insécurité alimentaire sévère10. Est-ce là le résultat d’un processus de vulnérabilité accrue ou bien faut-il y voir les conséquences d’un marché dominé du riz ayant fait entrer Haïti « dans une « clientèle » d’assistés dépendant en permanence des États-Unis », ce que Marc Perrin de Brichambaut interroge sous l’angle de la notion d’arme alimentaire (1976, p. 64).
19En Haïti en général et dans la Vallée de l’Artibonite en particulier, on ne peut aborder la problématique de l’insécurité alimentaire sans considérer les aléas naturels. Les aléas climatiques, tels que les cyclones, les inondations ou les périodes de sécheresse représentent des « chocs exogènes particulièrement graves pour les ménages en raison des destructions de cultures et de pâturages » (ACTED, CNSA, 2013, p. 81). Dans cette zone où la majorité des ménages tire leurs revenus de l’agriculture, la sécheresse et l’irrégularité des pluies représentent les principales contraintes affectant le niveau de vie de près de 40 % des ménages (idem). Rien que pour l’année 2010, le département de l’Artibonite a été touché par une succession de phénomènes exogènes déstabilisants : d’abord l’accueil plus de 160 000 personnes issues des zones affectées par le séisme du 12 janvier ; en octobre, des inondations aux conséquences néfastes sur l’agriculture (pertes de récolte, notamment légumineuses, et de bétail, dégradation des infrastructures agricoles) ; enfin, l’épidémie de choléra avec plus de 1 200 décès recensés, ce qui en fait le 2e département le plus touché après la ville de Port-au-Prince (Allan, 2012 ; Guimier, 2011), d’où des pertes de rendement du secteur agricole estimées de 10 à 15 % de la première récolte de riz de l’année 2011 (ACTED, CNSA, 2013, p. 15).
20Il faut aussi considérer les catastrophes majeures, moments de distribution d’aide alimentaire en nature, comme un des facteurs explicatifs de l’évolution des habitudes alimentaires évoquée. Le début des dons alimentaires en nature, par le biais des ONGs, est généralement daté du cyclone Hatzel qui a ravagé la presqu’île du sud et une bonne partie du département de l’Ouest en 1954, nécessitant l’envoi d’urgence de vivres. Mais, « alors que les effets du cyclone […], s’estompaient, l’aide alimentaire s’installait en Haïti. De conjoncturelle, elle devenait structurelle » (Roca et Kermel-Torres, 1993, p. 353). Ainsi, à chaque nouvel épisode difficile, des sacs de riz ont afflué dans le pays notamment lors des cyclones Flora en 1963, Allen en 1980, Gilbert en 1988, Gordon en 1994, les grandes inondations de 2004, etc. Et en mai 2008, ce sont 7 000 tonnes de nourriture qui ont été acheminées dans le pays par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), à la suite des émeutes de la faim. Après le séisme du 12 janvier 2010, l’assistance alimentaire de certains pays donateurs, à commencer par les États-Unis, a représenté l’équivalent de 125 millions de dollars contre 45 millions alloués au développement agricole (Oxfam, 2012). C’est le riz qui représente la plus large part de cette aide en nature, venant déstructurer l’ensemble de la filière.
21Jusqu’aux années 1970-1980, le pays était presque auto-suffisant pour son approvisionnement en riz, d’autant que cette céréale était peu présente dans le panier alimentaire haïtien. La vallée de l’Artibonite était alors considérée comme « le grenier rizicole du pays » avec une production de l’ordre de 70 à 80 % de la production nationale (Bonheur, 1992). Le problème de disponibilité et de l’accessibilité à cette denrée ne se posait donc pas. Puis, en une décennie (1990-2000), la demande s’est accrue en même temps que la production stagnait, les importations ont donc logiquement connu une croissance spectaculaire (voir Figure 3).
22Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette réalité. Jusqu’avant 1986 (fin de la dictature de Duvalier), le marché du riz haïtien était protégé. L’aide externe n’était pas aussi significative, et les ports étaient fermés à l’importation. L’année 1986 marque non seulement la fin de la dictature de Duvalier mais aussi l’ouverture du marché au commerce externe avec la réduction progressive, voire l’élimination, des tarifs douaniers. De 27 % en 1982, les tarifs douaniers sur le riz passent à 3 % en 2000 (Chery, 2001, cité par Jean-Baptiste, 2005). Ce processus de libéralisation a induit un afflux massif des produits importés et s’est poursuivi sous le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide (1996-2004).
23Cet afflux a soumis la production de riz local à un ensemble de contraintes (Bonheur, 1992 ; Cherry, 2002). La production nationale présente une tendance baissière : de 1990 à 2002, elle est passée de 130 000 à 104 000 tonnes. Cette diminution s’explique par la réduction des surfaces et par des rendements moyens qui, à la fin des années 2000, restent 6 % en dessous des niveaux des années 1980 (Maguire, 2009). Dans la vallée de l’Artibonite, les rendements moyens sont relativement faibles, variant de 2 à 3 tonnes de paddy à l’hectare par récolte, et la production de riz est confrontée à un ensemble de difficultés en rapport avec l’eau (manque d’eau d’irrigation durant la saison sèche, d’où une réduction de la superficie emblavée en riz dans la vallée ; drainage inadéquat de certaines parcelles), les semences et intrants (peu de semences de qualité, approvisionnement irrégulier et prix relativement élevé des engrais chimiques), le travail agricole lui-même (manque d’équipements motorisés faute d’accès au capital, faiblesse des fournisseurs de services locaux de labourage). Face à ces difficultés, l’impossibilité de contracter des crédits oblige les agriculteurs à emprunter à des taux élevés ou à vendre leurs récoltes sur pied avant maturité. Enfin, le manque d’organisation et de structuration des producteurs pour influencer les décisions et défendre leurs intérêts contribue à la faiblesse des prix payés et accentue la faible rentabilité de la culture du riz (voir CJ-Consultant, 2012).
- 11 Rasanbleman pou Avansman Koperativ Pwodiksyon Apwopriye ak Byennèt Altènatif
24La faiblesse de la filière est rendue encore plus criante par la protection quasi-nulle par l’État des produits locaux, notamment le riz. Cela est à mettre en relation avec le fait qu’en 1986 et 1996, Haïti s’est engagé dans des Programmes d’Ajustement Structurel avec le FMI et la Banque Mondiale. Les producteurs haïtiens ne sont pas accompagnés par l’État haïtien alors que, sur la période 1995-2010, les producteurs américains de l’Arkansas, d’où provient une bonne partie du riz exporté vers Haïti, ont reçu pas moins de 500 millions de dollars faisant du riz l’un des produits agricoles américains les plus subventionnés (Furche, 2013). En réaction, des organisations paysannes ont vu le jour comme le RAKPABA, Réseau des associations coopératives pour le commerce et la production agricole du bas Artibonite11 créé en 2001 avec pour objectif de substituer le riz local au riz importé, notamment par un programme de distribution de produits alimentaires. Mais ces initiatives comme tant d’autres, de trop faible ampleur, n’ont pu empêcher l’augmentation du prix du riz local par rapport au riz importé (voir Figure 5).
Figure 5 - Évolution du prix de la livre du riz local et celui du riz importé de 1987 à 2016
Source : Jean-Bapiste, 2005 ; ISHI, 2008 2012, 2014, 2016
25Le programme étasunien « Food for peace, a contribué encore plus avant à notre intérêt national en développant de nouvelles occasions de marchés commerciaux […] Le maintien des ventes commerciales normales aux pays receveurs doit être une condition de notre aide alimentaire. Grâce à Food for peace, nous avons introduit nos denrées dans des pays qui deviendront un de nos clients sur des bases commerciales normales » (Spitz, 1974, propos rapportés par Bessis, 1981). Ces propos de l’ancien sénateur américain McGovern sont, certes, anciens mais aident à comprendre la situation haïtienne actuelle et comment le pays s’est peu à peu retrouvé soumis à une forme de dépendance alimentaire. Spécialiste de la coopération Nord/Sud et des problèmes alimentaires Sylvie Bessis écrivait : « ce sont les aspects commerciaux et de défense des intérêts économiques américains, que l’on ne saurait séparer de la politique générale des États-Unis, qui déterminent les flux d’aide, leur importance et la nature des produits envoyés » (1981, p. 218). Le cas haïtien semble bien à analyser dans cette optique et, de l’aide à l’arme alimentaire, la limite est bien ténue.
- 12 Extrait du témoignage de Bill Clinton devant le comité sénatorial des relations étrangères des État (...)
26Durant ces décennies de dons alimentaires en provenance, notamment, des États-Unis, la production locale du riz n’a pas pu se développer. L’ex-président américain Bill Clinton, a lui-même reconnu avoir facilité les agricultures étatsunisiens au détriment des agriculteurs haïtiens, en exigeant des autorités haïtiennes la réduction des tarifs douaniers. Ceci est un extrait de son témoignage devant le comité sénatorial des relations étrangères des États-Unis, le 10 mars 2010 : « Certains de mes agriculteurs en Arkansas en ont peut-être profité mais cela n’a pas marché. C’était une erreur… Je dois vivre tous les jours avec les conséquences de mes actions qui ont fait perdre la capacité à produire une récolte de riz en Haïti pour nourrir ces gens »12. Peu à peu, dans ce contexte ultra-libéral, Haïti est devenu un « client sur des bases commerciales normales » pour les États-Unis et plus les habitudes alimentaires s’homogénéisent autour de la consommation de riz et de blé, plus les exportations de la première puissance agricole mondiale sont garanties.
27Du côté haïtien, cette offensive agricole est vécue comme une manifestation supplémentaire de l’ingérence du grand voisin américain dont l’armée avait occupé le pays entre 1915 et 1934 et qui participe à la mission onusienne en cours depuis 2004 (MINUSTAH). Nous ne récusons pas l’idée de toute forme d’aide venant de l’extérieur contrairement à William Easterly (2006), mais il est indéniable que les effets négatifs sur le moyen et long terme viennent éclairer sous un nouveau jour les soulagements apportés après l’occurrence des catastrophes naturelles. Si le retour à la consommation de denrées agricoles produites localement est prôné par la plupart des observateurs, les modes alimentaires continuent de se diffuser à leur encontre : en Haïti, les spaghettis sont de plus en plus consommés comme premier repas de la journée, le blé étastunien pénètre aussi le panier alimentaire haïtien au côté du riz importé.