1Dans l’ensemble des pays en développement, l’urbanisation représente le fait le plus spectaculaire de la dynamique de peuplement (Losh et al., 2013). L’Afrique est le continent qui connaît actuellement la croissance urbaine la plus rapide (3,2 % par an) avec une différence marquée entre l’Afrique subsaharienne (3,6 % par an) et l’Afrique du Nord (2 % par an). Entre 1950 et 1990, la population urbaine de l’Afrique subsaharienne a été multipliée par 10. Aujourd’hui, plus d’une personne sur deux vit en ville et cette proportion augmentera encore dans les prochaines décennies.
2Le rythme de croissance urbaine est inégal, avec des capitales nationales qui évoluent beaucoup plus vite que les autres centres urbains. Mais que ce soit dans une ville macrocéphale comme N’Djaména au Tchad (1 million d’habitants) avec une croissance annuelle de plus de 5 %, ou dans une ville secondaire de taille plus modeste telle que Garoua dans le Nord du Cameroun (300 000 habitants), l’urbanisation pose deux défis majeurs :
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Qui va « nourrir les villes » (Bricas et al., 1885), entre importations ou production locale ?
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Quelle est la capacité des agricultures locales, encore majoritairement familiales, à répondre à la demande croissante des villes tant sur les plans quantitatif que qualitatif ?
3L’urbanisation est considérée comme un phénomène influençant à la fois la production et la consommation alimentaires : elle transforme profondément les habitudes alimentaires et se traduirait par une diminution de la consommation des denrées de base traditionnelles comme le sorgho/mil, le maïs, les tubercules au profit de produits importés comme le riz, les pâtes alimentaires, le blé, etc., marquant ainsi un fort degré de mimétisme et d’occidentalisation de la population urbaine (Delisle, 1991 ; FAO, 1997). Toutefois, une autre approche a été relancée par la crise de 2008 qui a mis en évidence le rôle fondamental de la production de produits locaux pour les marchés régionaux : la baisse des cours des cultures de rente exportées sur les marchés mondiaux, la flambée des prix des produits importés et la forte demande urbaine poussent les producteurs à diversifier leurs sources de revenus en adaptant leur agriculture aux sollicitations des consommateurs urbains dont l’alimentation se base plus qu’on ne le pense parfois sur les produits locaux (Bricas et Seck, 2004 ; Fofiri et al., 2008 ; Ndjouenkeu et al., 2010). Ainsi, la ville est aussi perçue comme la base du développement de la production et de la diversification agricoles.
4Peut-on établir une relation directe entre la demande alimentaire urbaine croissante et la répartition des plantes cultivées à l’échelle régionale ? L’urbanisation se traduit-elle par des dynamiques productives en milieu rural conduisant à une diversification agricole ou est-elle au contraire à l’origine de la disparition des espèces anciennes au profit de nouvelles à destination des villes ?
5Les résultats de deux programmes de recherche contribuent à apporter des réponses à ces questions. Le programme Corus/AIRD (2007-2010) « Croissance urbaine et dynamique agricole autour de N’Djaména et Moundou au Tchad » s’est intéressé au processus d’urbanisation au Tchad et à ses répercussions sur la production agricole régionale. Deux corpus seront plus particulièrement mis à contribution dans cet article : celui de Béridabaye (2010) qui a travaillé sur les flux de céréales et oléagineux vers N’Djaména et celui d’Assouyouti (2008) sur l’impact des cours mondiaux agricoles sur l’approvisionnement de N’Djaména en céréales. Le programme Plantadiv/ANR (2008-2012) dans le cadre duquel a été réalisé un inventaire de l’agro-biodiversité dans le bassin tchadien, montre que la diversité des plantes cultivées, en présence/absence, a été conservée au cours du XXe siècle malgré des changements majeurs au niveau des environnements climatique, social, économique et politique (Garine et al., 2013). Nous proposons ici de confronter ces résultats pour le Tchad (Medina, 2009 ; Homgué, 2009 ; Goudoum, 2011) et d’élargir la comparaison à une autre ville secondaire du Nord-Cameroun, Garoua, où des recherches sont en cours sur la consommation urbaine (Fofiri, 2013), d’une part, et l’agro-biodiversité (Paquez, 2012 ; Bouba, 2010, thèse en cours), d’autre part. Sur ce terrain, nous testerons l’hypothèse selon laquelle ce sont les commerçants qui, par leurs choix et leurs connaissances approfondies des grands bassins de production mais aussi des spécialités spécifiques ou variétales locales, favorisent le maintien de la diversité des plantes cultivées dans les campagnes, et non le contraire.
6Nous présentons ici les évolutions de la consommation urbaine dans le bassin tchadien en comparant une ville capitale et une ville secondaire. Les conséquences en termes d’agro-biodiversité dans les bassins d’approvisionnement de ces deux villes sont ensuite observées à l’échelle régionale. L’ajustement local de la production agricole à la demande urbaine se fait en utilisant non seulement les grandes filières des vivriers marchands consommés en ville et utilisés dans le secteur agro-industriel, mais aussi des filières plus confidentielles et à plus ou moins courte distance qui sont mises au jour. Enfin, la diversité des produits agricoles et les critères de choix par les commerçants sur les marchés ruraux sont analysés sur la base d’entretiens réalisés auprès d’une centaine de commerçants répartis selon une typologie préétablie.
7Peut-on établir, à partir de l’analyse de l’évolution de la consommation des produits alimentaires par les urbains, une concentration de la demande sur quelques espèces ou variétés ?
8Anciennement Fort-Lamy, N’Djaména a été fondée en 1900 par les colonisateurs français au confluent des fleuves Chari et Logone. Depuis sa création, la ville s’est considérablement étendue. En 1964, elle abritait 100 000 personnes ; puis, sous l’effet de l’accroissement naturel et des migrations amplifiées par les sécheresses et les conflits, la population s’est rapidement accrue. Elle est passée de 224 000 habitants en 1975 à 530 000 en 1993 et a atteint 951 000 habitants en 2009. Elle concentre 40 % de la population urbaine et est 8 fois plus peuplée que la seconde ville du pays, Moundou (137 000 habitants en 2009).
9Au Cameroun, l’urbanisation est plus ancienne et le réseau urbain bicéphale : Yaoundé, la capitale politique, et Douala, la capitale économique, concentrent 20 % de la population urbaine du pays, soit environ 2 millions d’habitants pour chacune d’elle et un taux d’accroissement de 4,7 % et 5,7 % respectivement (3e RGPH-BUCREP, 2010). En 2005, Garoua est la cinquième ville du Cameroun. Elle a joué un rôle politique important aux premières années de la République camerounaise indépendante en tant que principal pôle de l’ancien « Grand Nord ». Elle fut aussi la ville natale du premier Président de la République, Ahmadou Ahidjo, et a bénéficié de nombreuses infrastructures qui comptent parmi les facteurs de sa croissance. Celle-ci (7,5 % par an) date des années comprises entre 1976 (63 900 habitants) et 1987 (141 800 habitants), au cours desquelles les politiques régionales de mise en valeur de la vallée de la Bénoué ont organisé une migration qui a eu des répercussions indirectes sur Garoua. Avec 236 000 habitants recensés en 2005, sa croissance correspond aujourd’hui à celle de l’ensemble du pays (2,8 %).
10Comme toutes les villes de la zone sahélo-soudanienne, les villes de N’Djaména et de Garoua sont des lieux de rencontre et de brassage de populations très diversifiées. Sans connaître le nombre exact des composantes ethniques et culturelles de chaque ville, les résultats des recensements effectués au Tchad (RGPH 2, 2009) et au Cameroun (3e RGPH-BUCREP, 2010) permettent des regroupements culturels à partir de critères linguistiques, d’habitudes culturelles et sociologiques, et des modes de vie.
11Ainsi à N’Djaména en 2009, on distingue le groupe des Sara (Ngambaye, Sara Madjingaye, Mbaye, etc.) qui représente 20 % de la population, le groupe des Arabes (18 %) puis, moins nombreux, celui des Kanembu-Bornu-Buduma (9,2 %), des Gorane (9 %), des Bulala-Medego-Kuka (8 %), des Ouaddaï-Maba-Massalit-Mimi (6 %), des Bidio-Migami-Kinga-Dangléat (5 %). Les autres ethnies sont représentées par moins de 5 % (Gabri-Kabalaye-Nangtchéré, Zaghawa, 3 % ; Masa-Musseye-Musgum, Bagirmi, 2 % ; Mundang, Peul-Fulbe, 1 %). Les « étrangers » composés de ressortissants des pays africains (Cameroun, RCA, Congo, Gabon, Libye, Niger, Nigeria, Soudan, Sénégal, Mali, Bénin), européens, américains et asiatiques, représentent 3 % des urbains. Les habitants de N’Djaména sont musulmans à 70 % et chrétiens à 28 %. La majeure partie de la population provient des différentes régions du pays, les natifs de N’Djaména ne représentant encore que 40 %.
12Garoua aussi abrite des populations d’origines ethnique et culturelle différentes, qui proviennent d’une région plus circonscrite que pour la capitale tchadienne. Aux autochtones fulbe (musulmans) et fali (animistes ou chrétiens), se sont ajoutés des musulmans, chrétiens et animistes issus de la région du Nord (Gidar, Hausa, Dii, Mbum) et de l’Extrême-Nord (Giziga, Mundang, Mafa, Tupuri, etc.). La présence des services de l’administration a motivé l’installation de nombreux fonctionnaires originaires du Sud du pays (Bamiléké, Bulu, Bêti, etc.). Parmi ces groupes du Sud-Cameroun, on recense également un grand nombre de commerçants. Les étrangers sont représentés par les Hausa du Nigeria, les Laka, Sara, Lamé et Ngambaye du Tchad, les Mbum et Gbaya de République Centrafricaine (RCA). Tous sont arrivés pendant la grande période d’expansion de la ville.
13Aujourd’hui, ce sont plutôt Maroua et Kousseri à l’Extrême-Nord et aussi Ngaoundéré dans l’Adamaoua qui concentrent l’afflux de nouvelles populations : la première en raison de l’attrait que représente cette ville universitaire depuis 2008 au cœur des échanges entre deux marchés en expansion au Nigeria et à N’Djaména ; la deuxième bénéficie directement de l’expansion de la capitale tchadienne, et la troisième se développe depuis la construction de l’axe goudronné vers Moundou et les puits pétroliers de Doba au Tchad. En 2005, Garoua était la ville la plus peuplée du Grand Nord-Cameroun mais il est probable qu’elle ne l’est plus. Il n’en demeure pas moins que la pluralité ethnolinguistique, culturelle et religieuse, sa forte croissance et sa situation au cœur des fronts pionniers soudaniens ont fait de Garoua pendant plusieurs décennies un pôle d’attraction majeur pour les productions agricoles régionales.
14Les études menées sur la consommation alimentaire dans les villes du Nord-Cameroun (Requier-Desjardins, 1993 ; Temple et al., 2009 ; Fofiri, 2013) et du Tchad (ECOSIT, 1998) attestent que le régime alimentaire des ménages urbains est historiquement dominé (90 %) par les céréales locales (mils et sorghos) et plus marginalement par les racines/tubercules comme le manioc, la patate douce, le taro et l’igname.
- 1 Enquête menée par D. Bouba entre mai et septembre 2013 auprès de 140 consommateurs : 20 personnes d (...)
- 2 Le riz consommé est soit importé soit produit localement. La part de chaque type dans la consommati (...)
15Dans le Nord-Cameroun, l’alimentation des citadins s’est fortement diversifiée depuis 50 ans : des produits comme le riz, le blé, le maïs (Boutrais, 1982) et les produits maraîchers (Temple et Lançon, 2008) entrent de plus en plus dans la consommation des ménages. En 2013, une enquête complémentaire menée à Garoua1 confirme que ce sont toujours le riz2 (local et importé) et le maïs blanc (boutali daneeri en fulfulde) qui sont les deux produits de base les plus consommés. Ils représentent à eux seuls plus de 60 % de la consommation en céréales contre 34 % pour les mils et sorghos (djigaari, muskwaari en fulfulde) et 6 % pour les tubercules (manioc séché ou gourka, igname, manioc frais, patate douce, taro, pomme de terre, macabo, etc.). La situation n’a donc pas changé depuis la première enquête camerounaise auprès des ménages de 1996 (Dury et al., 2000).
16À N’Djaména, la base de la nourriture des citadins est aussi constituée par les céréales : mil pénicillaire, sorgho rouge ou blanc, sorgho repiqué ou berbéré, maïs, riz. Les plus consommées sont le mil pénicillaire, particulièrement apprécié des populations sahéliennes et sahariennes, et les sorghos (85 % des céréales consommées) ; le maïs et le riz viennent loin derrière (ECOSIT, 1998). Comme à Garoua, les céréales entrent aussi dans la fabrication de boissons alcoolisées : le sorgho rouge sert à la préparation de la bière de mil bili-bili et le riz dans celle du koshet. Les tubercules et racines fournissent des compléments alimentaires très appréciables. Les plus communs sont le manioc, l’igname, le taro, la patate douce.
17Les aliments de base des N’djaménois et Garouaéns (céréales, tubercules/racines) sont accompagnés de sauces faites à base de légumes locaux, frais ou secs : Corchorus spp. (corète), Hibiscus sabdariffa (oseille de Guinée), Sesamum radiatum (sésame noir), feuilles de baobab (Adansonia digitata - bokko en fulfude), Amaranthus spp. (amarante), Hibiscus esculentus (gombo), Solanum aethiopicum (aubergine), etc. Les légumineuses, niébé et arachide, agrémentent ces plats. Une préparation plus simple de la sauce se généralise avec la « sauce-tomate » faite de tomates, oignons, épices et huile d’arachide. En fonction du niveau de vie du ménage, les cuisinières ajoutent du poisson ou de la viande (Fofiri, 2013 ; Bouba, thèse en cours).
- 3 Ces informations, de même que pour N’Djaména, sont issues de l’expérience des auteurs et non d’une (...)
18La consommation des produits dans les deux villes est relativement liée à l’origine ethnique des ménages (Requier-Desjardins, 1993). À Garoua, les Tupuri sont considérés comme des mangeurs de sorgho rouge (gara) ; les Masai, originaires des rives du Logone, de grands consommateurs de riz et de sorgho rouge ; les Gbaya, Dii et Mbum apprécient le manioc et les ignames ; les Fulbe le sorgho muskwaari ; les Bamiléké et Béti du Sud du Cameroun sont des consommateurs de tubercules, etc.3
19À N’Djaména, une inclination manifeste à consommer un type de produit ou de mets préparés est aussi reconnue pour certaines ethnies. Ainsi le pois de terre (Vigna subterranea), principalement cultivé par les Sara Madjingaye, est beaucoup plus prisé par les citadins de cette ethnie que par les autres : il est consommé sous forme de boule obtenue à partir des graines de couleur blanche broyées en farine, ou consommé frais, bouilli avec la coque ou sec, décortiqué et grillé (Homgué, 2009). On reconnaît aussi le taro comme le plat préféré des Kim ; le riz est prisé chez les originaires des plaines de production, à Béré, Laï, Kélo (Kabalaye ou Nangtchere) ; le sorgho rouge tient une grande place pour les Masa originaires du Mayo Kebbi. Le mil pénicillaire et le sorgho blanc l’emportent chez les Arabes et les originaires des deux Logones (Ngambaye, Sara Doba, Laka). D’anciens tubercules qui font la spécialité du pays Ngambaye comme le burbayo (Plectranthus esculentum) ou la « pomme hausa » médlé (Solenostemon rotundifolius) sont consommés à N’Djaména surtout par les Sara.
- 4 Le koki est un mets très nourrissant fait à partir d’huile de palme et de niébé ; cette préparation (...)
20Si ces préférences ethniques existent pour un produit, cela ne signifie pas pour autant que celui-ci soit exclusivement consommé par cette ethnie. Ainsi à Garoua, Tupuri, Masa, Giziga, Mundang amateurs de sorghos consomment aussi du manioc, du koki4 ou de l’igname ; les Bamiléké, Béti et Gbaya mangent du maïs en substitution au manioc, au macabo et au plantain peu disponibles dans le Nord ou à un prix prohibitif ; ou encore, les Sara et les Ngambaye apprécient le sorgho rouge gara tupuri ou le manioc des Dii et des Mboum. À N’Djaména, le pois de terre des Sara sous sa forme fraîche, bouillie en coque ou sèche, décortiquée et grillée, est largement consommé par tous les N’djaménois. La boule de riz est appréciée par tous les citadins, à cause de sa blancheur qui revêt une certaine « modernité ».
- 5 Le pilé de pomme est aussi une préparation bamiléké faite à partir de pommes de terre, de haricots (...)
- 6 Le sangha est une préparation béti, sucrée ou salée, faite à base de maïs, d’huile de palme et de f (...)
- 7 Le tan-koul est préparé en ajoutant à une sauce de viande ou poisson et de légumes, du gluant extra (...)
- 8 Le mbarambi est le mélange de plusieurs légumes et de niébé préparé avec du gombo.
21Avec le brassage entre les populations d’ethnie ou de nationalité différente, on assiste en ville à un mélange de différentes cultures, habitudes alimentaires et pratiques culinaires. Les citadins découvrent de nouvelles préparations pour les aliments qu’ils connaissent et de nouvelles saveurs pour ceux qu’ils découvrent. À Garoua, les préparations du Sud du pays se diffusent auprès des salariés urbains qui ne peuvent pas rentrer chez eux pour déjeuner : le koki, le pilé de pomme5 et le sangha6 sont autant d’exemples de préparations nouvelles qui viennent s’ajouter à la cuisine habituelle des gens du Nord. Les amis dans les villes proposent les mets spécifiques de leurs régions d’origine, ce qui amène parfois à l’adoption de nouveaux aliments dans telle ou telle culture. Aussi, à N’Djaména, les Sara proposent aux amis d’autres ethnies leur sauce préférée, le tan-koul7, les Mundang, le mbarambi8, etc.
22La diversification de la demande urbaine ne se limite pas aux seuls aliments de base mais touche aussi une gamme très variée d’autres produits entrant dans les préparations culinaires.
23De par leur statut et leur taille, N’Djaména et Garoua sont deux villes dont les empreintes spatiales et les influences sur les campagnes diffèrent. Par sa taille, la capitale tchadienne polarise des flux de produits vivriers à l’échelle nationale. À Garoua, les flux de vivriers proviennent de la région proche ou plus lointaine (Extrême-Nord) sans que la totalité des produits soit exclusivement tournée vers cette ville qui représente aussi un centre de réexpédition vers les marchés nigérians, le Sud du Cameroun et N’Djaména (fig. 1).
Figure 1 - Zones des cultures et aires d’approvisionnement des villes de N’Djaména et Garoua
24L’approvisionnement de N’Djaména est assuré par le Chari-Baguirmi où se situe la ville, les rives sud du lac Tchad situées à 120 km et par des régions plus éloignées dans les zones sahéliennes (Guéra, Batha) et soudano-sahélienne (Salamat, Logone occidental, Logone oriental, Moyen Chari, Mayo-Kebbi, Tandjilé). Une enquête par observation directe des flux entrant dans la ville (précisant l’origine, la quantité et la destination finale) a été menée entre novembre 2009 et février 2010, période correspondant à celle des récoltes de cultures pluviales (Béridabaye et al., 2010). Elle détermine que l’essentiel des céréales entrées dans la ville provient des régions du Salamat (26 %), du Logone Occidental (22 %), de la Tandjilé (17 %), du Mayo-Kebbi (15 %), du Logone oriental et du lac Tchad (5 % chacune). Des zones de production spécifique existent. Le riz provient essentiellement des régions de la Tandjilé (46 %), du Logone Occidental (27 %) et du Mayo-Kebbi (19 %) où se situent les principales plaines rizicoles au Tchad. Le sorgho repiqué berbéré provient principalement du Salamat où progresse encore un front pionnier pour cette culture, du Chari-Baguirmi et du Guéra. Les entrées de maïs ont pour origine le lac Tchad et le Mayo-Kebbi, notamment dans le secteur de Pala. Ces deux dernières céréales (sorgho repiqué et maïs) sont sous-représentées dans les chiffres présentés ci-dessus : les récoltes du sorgho repiqué étaient à peine commencées en février quand s’est terminée l’enquête, de même que celles du maïs de décrue au lac Tchad qui se poursuivent jusqu’en mai/juin.
- 9 Une surprise de cette enquête a été de découvrir que ces productions du Sud du Tchad ne sont pas ex (...)
25Parmi les oléagineux, l’arachide domine largement le marché et une partie est exportée au Cameroun et au Nigeria9. Comme le sésame, elle provient principalement du Logone occidental et du Mayo-Kebbi. Nous ne disposons pas de données chiffrées pour les légumineuses, mais on estime toutefois qu’une bonne part de niébé provient du Chari-Baguirmi (Ba-Illi) et du Logone Occidental (Déli) tandis que le bassin d’approvisionnement du pois de terre est sans ambiguïté situé dans les régions du Mandoul et du Moyen-Chari. Les légumes et autres produits maraîchers proviennent des jardins et périmètres irrigués qui se sont étendus le long du Chari, et de plus en plus des rives du lac Tchad où se développe une agriculture prospère très diversifiée étroitement liée au marché de N’Djaména (Rangé et al., 2014).
- 10 100 commerçants ont été interrogés entre mai et septembre 2013 pour identifier les produits agricol (...)
- 11 Sodecoton : société nationale de développement de la culture cotonnière. Elle assure l’ensemble de (...)
26À Garoua et en se basant sur les entretiens réalisés auprès des commerçants10, on peut identifier les grandes aires de l’approvisionnement de cette ville (fig. 1). Ce sont les secteurs mis en valeur dans le cadre des politiques de développement et d’aménagement du territoire menées entre 1970 et 1990 (projets Nord-Est Bénoué et Sud-Est Bénoué) ainsi que les nouvelles zones de front pionnier qui assurent l’essentiel de l’approvisionnement de Garoua. Les secteurs de Guider, de la vallée de la Bénoué (Gashiga, Ngong, Bibémi, Lagdo) et plus au Sud, de Tcholliré, de Poli, et de Mbé fournissent l’essentiel des céréales (maïs, sorgho et riz), mais aussi de l’arachide, du niébé, de l’igname, du manioc, du pois de terre et du soja. Ce dernier fait l’objet d’une filière industrielle spécifique vers les huileries de la Sodecoton11 en substitution des graines de coton dont la production a fortement chuté, l’huile coton/soja étant entièrement consommée dans le Nord-Cameroun. Les légumes secs viennent de l’ensemble de cette région, mais les produits frais proviennent essentiellement des jardins maraîchers exploités à la périphérie de la ville.
27Comme dans le cas de N’Djaména, on repère des aires d’approvisionnement spécifiques : le riz provient des périmètres de Lagdo ; le sorgho repiqué muskwaari de la vallée de la Bénoué (secteurs de Bibémi et de Garoua) ; l’igname de Mbé. Des zones éloignées contribuent aussi à l’alimentation de la ville sur des filières bien installées qui exportent jusqu’à Garoua et au-delà. Ainsi le riz produit dans les périmètres de la Semry dans l’Extrême-Nord passe par cette ville qui en consomme une partie, le sorgho repiqué muskwaari intensément cultivé dans le Diamaré y est également consommé, la filière de l’oignon bien développée dans les monts Mandara et son piémont, exportent jusqu’au Sud du pays et au Gabon. De ces régions maraichères septentrionales proviennent également toutes sortes de légumes. Du Sud du Cameroun, arrivent les bananes plantain, le macabo et d’autres produits des zones équatoriales, appréciés par les urbains de Garoua.
28Comme pour N’Djaména, la carte des approvisionnements varie en fonction des saisons et de la date de récolte des produits.
29L’un des résultats étonnants de l’inventaire Plantadiv mené entre 2009 et 2010 dans 60 villages au Niger, au Cameroun et au Tchad est qu’on retrouve, sur la base des espèces et variétés en présence/absence, la même répartition spatiale que celle qui est décrite au début du XXe siècle par les administrateurs coloniaux : les agrosystèmes les plus diversifiés se trouvent globalement en zones soudano-sahélienne et soudanienne, avec partout une prédominance céréalière à laquelle s’ajoutent les tubercules dans les zones méridionales (Garine et al., 2013). Selon cette classification, ni la culture cotonnière qui a profondément marqué l’agriculture dans le Nord-Cameroun et le Sud-Tchad, ni la péjoration climatique de la deuxième moitié du XXe siècle, ni les politiques semencières n’ont eu de conséquences radicales sur la diversité des cortèges de plantes cultivées localement par les agriculteurs, encore bien déterminés par leurs localisations géographique et culturelle (Raimond et al., 2014). Ce n’est donc pas dans ce jeu de données en présence/absence des espèces et des variétés qu’il faut rechercher l’empreinte spatiale de l’urbanisation sur les plantes cultivées : si les agrosystèmes se réorganisent pour répondre à la demande des marchés urbains, ce n’est pas au prix d’une spécialisation provoquant une chute de l’agro-biodiversité.
30Le traitement des données sur la commercialisation n’a pas non plus donné de classification satisfaisante des agrosystèmes : même si l’on distingue les produits commercialisés en gros sur de longues distances, de ceux qui le sont en petites quantités pour des filières courtes, il s’avère que dans tous les agrosystèmes on vend un peu de tout, qu’aucun ne se spécialise sur un ou plusieurs produits et que tous les produits peuvent être commercialisés (Raimond et Garine, 2011). Le statut de « vivrier marchand » (Chaléard, 1996) n’est pas réservé aux grandes filières destinées aux grands centres urbains ou aux filières agro-industrielles ; il revêt une importance tout aussi grande pour toutes les autres plantes cultivées dans les campagnes où les débouchés sur les marchés locaux dégagent un numéraire certes plus modeste mais vital pour les populations.
31C’est la forte diversification observée pendant la seconde moitié du XXe siècle qui pourrait le mieux témoigner des effets de l’urbanisation sur la répartition des plantes cultivées à l’échelle régionale. Les sociétés cotonnières (Cotontchad au Tchad et Sodecoton au Cameroun) ont eu une responsabilité, directe et indirecte, dans l’extension de certaines cultures : principalement les variétés sélectionnées de maïs blanc qui ont été diffusées avec le système de culture du « vivrier intensif » vulgarisé en rotation avec le coton, mais aussi de nouvelles variétés de manioc et d’arachide, plus récemment, de riz pluvial et de soja. Ces variétés se sont diffusées en même temps que la zone cotonnière s’agrandissait. Les services agricoles nationaux ont également diffusé des semences sélectionnées de cultures vivrières, dont les sorghos à cycle court (la plus commune est la S35) ou repiqués (deux variétés diffusées au Tchad) qui ont été ajoutés aux collections variétales locales de sorgho sans les remplacer totalement. Les projets de développement des cultures maraîchères en bas-fond au Sahel et dans les monts Mandara régulièrement touchés par les disettes ont aussi initié une forte diversification des agricultures.
32Il faut noter que la promotion de nouvelles variétés par les politiques publiques ne concerne qu’une faible part des semences utilisées par les agriculteurs (7 % ; Raimond et al., 2014) et que, pour les céréales et les légumineuses, elle n’a pas représenté une diversification spécifique : elles étaient déjà cultivées dans les régions où elles ont été diffusées.
33La diversification des agrosystèmes vient principalement des marchés : c’est là que les agriculteurs trouvent de nouvelles semences qu’ils testent, adoptent éventuellement pour leur propre consommation et/ou pour la vente, sachant qu’ils pourront en revendre une partie sur le marché où ils les ont trouvées. C’est d’abord le « marché nigérian » avec les grandes filières vivrières (maïs, niébé, arachide), dont une partie était destinée à l’agro-industrie, qui a motivé le déplacement des commerçants pour s’approvisionner dans les campagnes camerounaises frontalières. Puis la croissance rapide de la ville de Maïduguri dans les années 1970 a fait un appel important pour une gamme plus large de produits vivriers – sorgho, mil, patate douce, manioc, ignames, sésame, etc. – qui sont acheminés au Nigeria depuis des zones de production de plus en plus éloignées (lac Tchad, vallée de la Bénoué).
34Cette demande croissante urbaine nigériane intervient à la même période que celle, plus modeste, de Garoua. En polarisant les flux de vivriers pour sa propre consommation, cette ville représente un centre de regroupement majeur pour les commerçants nigérians. Les marchés de Pitoa au Nord et de Ngong au Sud de Garoua constituent des marchés d’importance régionale pour une gamme de plus en plus diversifiée de produits alimentaires.
35La forte croissance de N’Djaména est plus tardive (dans les années 1990), et la construction progressive des routes bitumées a fait évoluer son aire d’approvisionnement : circonscrite d’abord à la zone sahélienne, la contribution du lac Tchad s’est intensifiée grâce à la construction de la route N’Djaména-Karal en 1995, celle de la zone soudanienne par le bitumage de l’axe Guelengdeng/Bongor/Moundou en 2000, prolongé jusqu’à Sahr en 2012. En étendant son aire d’approvisionnement pour des productions alimentaires encore très dépendantes des aléas pluviométriques, N’Djaména améliore aussi sa sécurité alimentaire (Beridabaye et al., 2012).
36La production des grands vivriers marchands (maïs, sorghos, riz, niébé, arachide, soja) est en forte augmentation et suit la croissance de la demande alimentaire des villes comme des campagnes. Avec le bitumage des axes routiers Ngaoundéré-Touboro-Moundou (Cameroun, Tchad, 2004), Garoua-Ngaoundéré-Yaoundé-Douala (Cameroun, finalisé en 2012), N’Djaména-Sahr (Tchad, 2012), les exportations vers le Sud d’arachide, de maïs et d’oignon connaissent aussi une ascension fulgurante.
37Pour les agriculteurs, l’opportunité du marché urbain ne s’est pas imposée uniformément partout à la même période. Dans le Nord-Cameroun et le Sud-Tchad, les crises qui ont affecté la filière cotonnière avec les chutes successives des cours du coton sur les marchés mondiaux entre 1982-1986, 1991-1998, 2008-2010 et leurs répercussions sur les prix d’achat aux producteurs, ont stimulé la recherche de nouveaux débouchés et l’essor du vivrier marchand. Curieusement au Cameroun, ce sont dans les nouvelles zones de production cotonnière en zone soudanienne, et non dans les anciens terroirs saturés de la zone soudano-sahélienne, que le recul de cette culture est le plus accentué et l’augmentation de la production de vivriers marchands la plus importante.
38L’intérêt des urbains pour une gamme très large de produits combinée à l’amélioration des conditions de transport constitue une nouvelle opportunité pour des productions parfois en régression dans les campagnes. Le pois de terre, les pommes hausa (Solenostemon) et le Plectranthus trouvent une nouvelle chance. Des produits autrefois très localisés se diffusent un peu partout : c’est le cas du manioc, du taro, de la patate douce, de l’igname, de la tomate, de l’ail. Quelques espèces exogènes à la région sont introduites pour répondre à la demande des citadins originaires du Sud du pays. Dans le Nord-Cameroun, on observe ainsi des cultures de Xanthosoma sagittifolium (macabo) et de Vernonia spp. (ndolè, légume du Sud du Cameroun) auparavant circonscrites à quelques jardins urbains.
39Toutes les innovations agricoles dans le bassin tchadien ne sont pas à rattacher à l’urbanisation, mais celle-ci stimule indéniablement la production du point de vue quantitatif pour les plantes alimentaires de base (céréales, tubercules) et pour toute la gamme des autres plantes entrant dans la consommation des urbains. La croissance urbaine et le brassage culturel observé ont donc modifié la cartographie de la production agricole. Les paysans adoptent des espèces et des variétés nouvelles, sans pour autant abandonner celles qu’ils cultivaient par le passé et qu’ils transportent avec eux sur les fronts pionniers (Bouba et al., 2012).
40L’articulation entre la demande urbaine et les producteurs ruraux se fait par les commerçants qui assurent à la fois le choix des produits vivriers dans les zones de production, leur stockage, leur transport et leur distribution sur les marchés urbains. Quel est exactement leur rôle dans la sélection des produits disponibles ? S’adaptent-ils systématiquement aux produits disponibles auprès des agriculteurs ou orientent-ils leurs choix productifs à partir de la demande des citadins en mettant en place des filières plus ou moins spécialisées autour de cultures phares, ou sur des filières portant sur des flux moins importants et des variétés ou des espèces particulières ? L’enquête réalisée auprès de 100 commerçants de la région de Garoua (note infra-paginale 14) apporte quelques éclairages.
41En fonction de leurs revenus, de leurs transactions commerciales et de leurs stratégies (prix, stockage, transport), J.-L. Chaléard (1996) classe les commerçants en deux grandes catégories : les grossistes et les détaillants. Leurs profils correspondent à ceux observés dans le Nord-Cameroun :
-
Les grossistes collecteurs et expéditeurs résident dans la zone de production avec d’un côté les sédentaires et, de l’autre, les itinérants ;
-
Les grossistes remontants sont des négociants installés dans les centres urbains qui vont s’approvisionner dans les campagnes ;
-
Les grossistes sédentaires urbains sont installés près des marchés de détail ;
-
Les détaillants.
42Les grossistes collecteurs et expéditeurs (type 1) se localisent sur les marchés ruraux. Ce sont des hommes, pour l’essentiel, issus d’ethnies différentes qui reflètent la composition de la population rurale observée localement : Giziga, Fulbe, Mada, Mafa et Tupuri installés dans la région lors de la progression du front pionnier dans les années 1980-1990. Ces commerçants, proches des producteurs, connaissent bien les grands marchés d’approvisionnement qui drainent les bassins de production.
43Les grossistes remontants (type 2) sont généralement installés dans la zone de stockage, à Ngong, bourg rural situé au sud de Garoua, principal point de regroupement et d’expédition des produits vers les centres urbains. Ils sont généralement sédentaires car ils se déplacent rarement. Pour leur activité, ils utilisent des intermédiaires qui parcourent la campagne à la recherche des produits vivriers. Ils effectuent aussi leurs achats auprès des grossistes expéditeurs (type 1) ou directement auprès des producteurs sur le marché de Ngong. Ce sont les hommes qui prédominent ici, avec une forte dominance de Fulbe, Hausa, et quelques Bamiléké.
44Ces nombreux commerçants remontants fulbe et hausa sont parfaitement connectés aux grossistes sédentaires de la ville de Garoua (type 3), avec qui ils entretiennent des liens familiaux et religieux. Dans la littérature, les Hausa et les Fulbe sont connus pour être de grands commerçants (Grégoire et Labazée, 1993). Ils sont organisés en réseaux. Le chef de réseau (le maïguida en hausa ou le djagordo en fulfulde) dispose d’importants moyens financiers et matériels (argent, pick-up, camion) qui lui permettent d’employer des ouvriers et de transporter ses produits vivriers afin de constituer des stocks qu’il vendra à Garoua, dans les villes camerounaises du Sud et les villes nigérianes.
45Les détaillants (type 4) sont le plus souvent des femmes résidant à proximité du marché. Ainsi, à Mayo Bocki, les détaillantes sont majoritairement giziga et mada alors qu’à Garoua et à Ngong, où la population est très hétérogène, elles sont gidar, fali, mundang, giziga, mafa, masa, laka, etc.
46En milieu rural, les détaillants sont soit mobiles soit sédentaires. Ils disposent de moyens financiers limités et achètent les produits au détail le long des routes auprès des producteurs, pour les revendre aux consommateurs ruraux ou à quelques citadins venus à la campagne pour des raisons diverses.
47Les détaillants urbains sont de deux types :
-
Ce sont d’abord des grossistes sédentaires qui vendent au détail car la grande clientèle sur le marché se recrute parmi les consommateurs « pauvres » qui n’ont pas assez de moyens financiers pour acheter les produits vivriers en sacs ;
-
- 12 Plus de 60 % des détaillants urbains enquêtés au Grand Marché de Garoua (8 détaillants sur 13) pren (...)
Ce sont aussi d’autres détaillants qui s’approvisionnent auprès des grossistes sédentaires urbains12.
Tableau 1 - Importance quantitative des espèces et variétés par type de grossiste entre mai et septembre 2013
Espèce, sous-espèce ou produit transformé
|
Variété (Nom en fulfuldé)
|
Volumes commercialisés/semaine (Nb. de sacs de 80 kg)
|
Grossiste collecteur expéditeur (Type 1 ; 18 pers.)
|
Grossiste remontant (Type 2 ; 11 pers.)
|
Grossiste sédentaire (Type 3 ; 12 pers.)
|
Arachide
|
Campala
|
95
|
54
|
68
|
Birdjimeeredji
|
|
9
|
8
|
Latia
|
|
|
3
|
Maïs
|
Butalidaneeri
|
31
|
34
|
148
|
Muskwaari/sorgho repiqué
|
Safrari
|
48
|
18
|
51
|
Agadjamari
|
35
|
|
17
|
Mandawaïri
|
10
|
|
14
|
Burguri
|
2
|
3
|
3
|
Yelobri/sorgho pluvial tardif
|
Yelobri
|
|
|
5
|
Djigaari/sorgho rouge pluvial
|
Djiggari
|
24
|
32
|
19
|
Coindawa
|
|
|
1
|
Niébé
|
Niébé
|
2
|
14
|
8
|
"55"
|
|
|
1
|
Soja
|
Soja
|
5
|
4
|
5
|
Riz pluvial ou paddy
|
Marori
|
18
|
7
|
26
|
Manioc séché
|
Gurka*
|
|
3
|
19
|
Sésame
|
No’ome
|
1
|
|
3
|
Oignon
|
Tignere*
|
|
|
27
|
Pois de terre
|
Galadji ou Deppi
|
|
|
2
|
Nb. sacs vendus/semaine
|
|
271
|
178
|
428
|
Nb. de variétés commercialisées
|
19
|
11
|
10
|
19
|
*Pour l’oignon et le manioc séché, la taille des sacs est sensiblement différente : un sac d’oignon pèse environ 100 kg, un sac de manioc séché 60 kg.
(Source : enquête de terrain à Garoua, Mayo Bocki, Ngong ; Bouba, thèse en cours)
- 13 D’après cette enquête, les grossistes collecteurs et expéditeurs commercialisent en moyenne 3 à 5 s (...)
48Dans la région de Garoua et au cours de la période considérée qui ne correspond pas à celle des récoltes (mai à septembre), les grossistes sédentaires commercialisent les plus grandes quantités de vivriers et la plus grande diversité de produits, parce qu’ils sont situés dans les centres urbains qui drainent des produits en provenance de nombreuses zones agricoles (tabl. 1)13. Les trois types de grossistes, collecteurs expéditeurs, remontants et sédentaires commercialisent les grands vivriers marchands : maïs, arachide, sorgho, riz et niébé. Pour ces produits, la diversité variétale n’est pas toujours prise en compte. Une seule variété de maïs blanc (boutali daneeri) est commercialisée en gros. L’arachide campala est manifestement la variété la plus demandée en raison de sa forte teneur en huile par les trois types de grossistes, même si les autres variétés sont connues : latia a l’avantage de la précocité, meredji celui de la bonne conservation et d’usages particuliers pour la confiserie. Le sorgho est différencié par les grossistes en fonction de sa saisonnalité et de la couleur de la boule : le sorgho rouge djigaari dont il existe de nombreuses variétés locales non différenciées par les grossistes ; le sorgho pluvial tardif (yelobri) et les sorghos repiqués muskwaari qui constituent une seconde récolte au cœur de la saison sèche entre février et mars et dont les grossistes distinguent quatre variétés.
49Le riz pluvial, le niébé et le soja sont aussi commercialisés par les trois types de commerçants, avec des volumes moindres et sans que les variétés ne soient précisées, sauf parfois le niébé « 55 » diffusé par la Sodecoton. Le soja, vulgarisé et acheté par cette société pour ses huileries, trouve un marché de consommation locale qui en détourne une partie de la filière industrielle.
50Sans surprise, les détaillants commercialisent une gamme beaucoup plus large de produits (tabl. 2), sachant que tous ne vendent pas de tout (Paquez, 2012). En plus des espèces commercialisées en gros, les acheteurs trouvent dans la vente au détail des variétés locales de céréales, des fruits et légumes périssables ainsi que des tubercules (patates douces, ignames, manioc frais) qui sont commercialisés par petites quantités. Ce sont les détaillants urbains qui rassemblent la plus grande diversité de produits : ils sont situés à proximité de consommateurs urbains aux habitudes très variées et bénéficient de réseaux d’approvisionnement divers qui convergent vers la ville, selon des filières plus ou moins courtes en fonction du type de produit. Au contraire, les détaillants ruraux sont dépendants de l’offre locale.
Tableau 2 - Importance quantitative des espèces et variétés commercialisées par semaine par type de détaillant entre mai et septembre 2013
Espèce, sous-espèce ou produit transformé
|
Variété
|
Détaillant urbain (Type 4 ; 30 enquêtés) En kg
|
Détaillant rural (Type 4 ; 29 pers.)
En kg
|
Maïs
|
Boutali daneeri
|
880
|
240
|
Boutali bodeeri
|
35
|
|
Arachide
|
Campala
|
400
|
480
|
Biridji meeredji
|
80
|
80
|
Latia projet ou "55"
|
21
|
|
Muskwaari/sorgho repiqué
|
Safrari
|
312
|
950
|
Agadjamari
|
48
|
|
Mandawaïri
|
21
|
|
Burguri
|
14
|
|
Galasi
|
160
|
160
|
Djigaari/sorgho rouge pluvial
|
Djigaari
|
640
|
720
|
Coindawa
|
56
|
|
Yelobri/sorgho pluvial tardif
|
Yelobri
|
400
|
80
|
Niébé
|
Niébé
|
400
|
80
|
"55"
|
14
|
|
Riz pluvial
|
Marori
|
320
|
|
Sésame
|
No’ome
|
240
|
56
|
Pois de terre
|
Deppi
|
160
|
160
|
Soja
|
Soja
|
160
|
|
Haricot
|
Haricot
|
160
|
|
Gombo frais ou sec*
|
Baskodje
|
Beaucoup
|
Moyen
|
Oseille fraîche ou séchée*
|
Follere
|
Beaucoup
|
|
Corète séchée*
|
Laalo
|
Beaucoup
|
Moyen
|
Tomate*
|
Tomate
|
Beaucoup
|
|
Oignon*
|
Tignere
|
Beaucoup
|
|
Manioc séché*
|
Gurka
|
Beaucoup
|
Moyen
|
Igname*
|
Mbulumdji
|
Beaucoup
|
Peu
|
Patate*
|
Dankali
|
Moyen
|
Peu
|
Taro*
|
Mboglo
|
Moyen
|
Peu
|
Pomme de terre*
|
Pomme de terre
|
Moyen
|
|
Piment*
|
Tittaafo
|
Moyen
|
|
Tittatcheode
|
Peu
|
|
Aubergine*
|
Cuitadje
|
Peu
|
Peu
|
Amarante*
|
Haakodjiyam
|
Peu
|
Moyen
|
Melon*
|
Waïgore
|
Peu
|
Peu
|
Ail*
|
Ail
|
Peu
|
|
Courge*
|
Cursi
|
Peu
|
|
Pastèque*
|
Pastèque
|
Peu
|
|
Manioc frais*
|
Mbay
|
Peu
|
|
Macabo*
|
Macabo
|
Peu
|
|
Gingembre*
|
Djindja
|
Peu
|
|
Nb. de variétés commercialisées
|
41
|
41
|
18
|
*Produits vendus par tasse ou tas difficiles à quantifier ; en gras : produits non commercialisés par les grossistes
(Source : enquête de terrain à Ngong, Mayo Bocki, Garoua ; Bouba, thèse en cours)
51Trois grands critères de choix des produits vivriers sont évoqués par les commerçants. La qualité du produit est citée en premier, qui s’évalue visuellement pour s’assurer de la bonne conservation du produit, de sa qualité esthétique (ce qui le rend attractif pour l’acheteur) et de son rendement (taille des graines). Pour des achats par sac, les grossistes contrôlent quelques graines à l’aide d’une sonde.
52Le choix d’un produit à commercialiser se fait aussi par rapport à la facilité de son écoulement : pour une commercialisation sur un marché urbain, cette estimation se fait selon un savant dosage entre les habitudes alimentaires du client et son pouvoir d’achat. Un produit de très bonne qualité hors de prix sera invendable, les produits en trop grande quantité pour un marché étroit resteront dans les stocks.
53Les grossistes (collecteurs ou sédentaires) à 98 % s’appuient sur le critère de qualité car, pour eux, la conservation d’un produit doit être envisagée lors de l’achat. Les détaillants, soit plus de 60 %, s’inquiètent d’abord de l’écoulement du produit.
54Le prix d’achat par les commerçants ne vient finalement qu’en troisième position. Il dépend de la qualité du produit, mais surtout de la saison. Excepté les prix de l’arachide et du maïs, qui semblent se maintenir depuis plusieurs années à un prix toujours élevé parce qu’ils sont très demandés sur les marchés, les prix des autres produits sont généralement bas en périodes de récoltes. Durant celles-ci, de nombreux autres acteurs (agriculteurs, éleveurs et parfois fonctionnaires) se transforment en commerçants de type 1 pendant quelques semaines car l’activité ne nécessite pas beaucoup d’investissement financier. Quand les prix remontent, ils abandonnent l’activité ; seuls restent actifs les grossistes sédentaires et les détaillants urbains.
55Les filières maïs, arachide, niébé, oignon et, plus récemment, soja ont pris un essor considérable depuis les dernières crises de la filière cotonnière et sont considérées actuellement comme les vivriers marchands majeurs de la région. En plus de leur rôle dans l’alimentation des citadins, ils permettent d’approvisionner les filières agro-industrielles (Sodecoton, Brasseries, Maïscam, Chococam, etc.). Ces filières sont dominées par les grossistes sédentaires (type 3), les grossistes remontants (type 2), une partie des grossistes collecteurs et expéditeurs (type 1) et les entreprises agro-industrielles.
56À côté de ces grandes filières et en fonction de leur transport sur le marché par les producteurs, de la disponibilité des commerçants et de la qualité des produits, la grande diversité des espèces et des variétés cultivées dans la région peut faire l’objet d’une commercialisation.
57Selon la typologie des commerçants retenue, seuls 90 % de grossistes sédentaires qui utilisent les intermédiaires ruraux (60 % de commerçants de types 1 et 2) reconnaissent influencer directement sur la production rurale par le système de crédit (engrais, pesticides etc.), par les commandes qu’ils passent directement auprès des producteurs et par leur régularité d’achat en milieu rural. Les commandes portent généralement sur des variétés bien précises (maïs butali daneeri, arachide campala) et les négociations ont lieu bien avant les semis, ce qui contraint les agriculteurs à produire ces espèces et variétés plutôt que d’autres, mais ce dispositif leur assure aussi un crédit de campagne et un débouché commercial. Sur un échantillon de 15 agriculteurs interrogés à ce sujet dans la zone de Mayo Bocki et Ngong (Bouba, thèse en cours), tous déclarent cultiver ces produits en plus des autres plantes destinées à la consommation familiale et à une commercialisation plus ponctuelle et désaisonnée par rapport à la vente des commandes.
58Les autres commerçants n’influencent pas directement la production rurale mais s’adaptent à l’offre : ils achètent tous les produits proposés sur les marchés pour les revendre localement (détaillants) et les exporter éventuellement (grossistes sédentaires). Pour ces derniers, c’est la diversification des lieux d’achat qui fournit à la fois les quantités et la diversité des produits. Ils profitent du grand nombre de fournisseurs pour s’approvisionner, en plus des grandes filières classiques, de produits commercialisés en plus petites quantités. Leur capacité à stocker des grands volumes pendant longtemps leur permet d’exploiter des filières d’exportation à destination d’autres villes ou d’agro-industries, mais aussi d’écouler les marchandises directement sur le marché de Garoua avec des produits qui peuvent avoir une meilleure valeur ajoutée.
*
59Avec la croissance démographique et l’urbanisation, l’influence des villes sur les campagnes s’accentue dans les régions les mieux connectées grâce à la présence des infrastructures de transport, et elle se manifeste à trois niveaux :
-
Les bassins de production de céréales (maïs, sorgho), d’oléagineux (arachide, et plus récemment soja) et légumineuses (niébé) se localisent le long des routes et contribuent à alimenter les filières de ces « grands vivriers marchands » vers les villes de la région et au-delà ;
-
La gamme des vivriers marchands se diversifie et contribue à diffuser des espèces et variétés dans des régions qui ne les produisaient pas ou peu, ce qui a pour conséquence l’émergence de nouvelles filières commerciales spécifiques. C’est le cas du riz pluvial, de l’oignon, de l’ail, de l’igname, de la patate douce.
-
Les productions orientées pour alimenter les villes où la demande est très contrastée, tiennent compte des distances à parcourir en fonction de leur périssabilité. Fruits et légumes frais restent donc localisés à proximité immédiate des villes, sauf lorsque les infrastructures de stockage et de transport sont organisées vers des régions plus éloignées. Au lac Tchad par exemple, un agrosystème cosmopolite s’est développé principalement autour de ces productions à destination des villes et suit également une dynamique de diversification (Rangé et Abdourahamani, 2014).
60Il est toutefois difficile de relier plus finement demande alimentaire urbaine croissante et répartition des plantes cultivées. Il faudrait pour cela disposer de données quantitatives précises sur la consommation, en ville comme dans leurs zones d’approvisionnement, afin de déterminer la part de la commercialisation des produits agricoles dans la ville, celle qui est consommée par les urbains, celle qui part dans les filières agro-industrielles (huileries, biscuiterie, brasseries etc.) à destination régionale, et celle qui est réexpédiée vers des destinations plus lointaines. Même N’Djaména, qui dépend pour son alimentation des importations pour certains produits de base, est un centre d’exportation pour d’autres régions (l’arachide notamment).
61Il n’en demeure pas moins que la croissance urbaine a créé une demande locale qui stimule la production agricole. Ce marché émergent a atténué les effets des dernières crises cotonnières grâce à la culture des grands vivriers marchands contrôlées par les commerçants grossistes. La diversification des produits commercialisés dépend étroitement des conditions de leur acheminement vers les lieux de consommation, ville ou industrie, dans la région et vers l’extérieur. Au Tchad en zone soudanienne, où la diversité des cortèges de plantes cultivées est étonnamment plus faible que dans les zones de fronts pionniers camerounais (BDD Plantadiv), les agriculteurs commencent à diversifier leurs productions sous l’influence positive des commerçants qui parcourent beaucoup plus facilement la région.
62Contrairement aux filières agro-industrielles qui homogénéisent la demande sur des variétés spécifiques qui leur conviennent, la demande urbaine est beaucoup plus diversifiée pour répondre aux habitudes alimentaires de populations cosmopolites. Si les grossistes collecteurs expéditeurs et remontants optimisent leurs commandes et leurs achats en fonction de la demande dominante, les grossistes sédentaires qui ont la plus grande capacité de stockage restent ouverts à une plus grande diversité de produits en plus de ces filières porteuses. Ainsi, nous montrons que ce sont les plus grands commerçants qui sont les plus attentifs à la diversité variétale et spécifique et qu’ils contribuent, avec les détaillants urbains, à fournir les citadins en produits locaux. Un complément d’enquête en période de récolte des cultures pluviales (septembre à décembre) et de décrue (janvier à mars) est nécessaire pour vérifier la prise en compte des variétés par les différents types de commerçants. Les données présentées ici correspondent à des produits stockés depuis la campagne agricole précédente, dont la diversité variétale, notamment celle des sorghos, est beaucoup plus réduite que celle décrite localement par les cultivateurs.
63L’urbanisation n’est pas source d’érosion spécifique, bien au contraire, car c’est en ville qu’on observe la plus grande diversité de produits agricoles. À côté de l’extension des bassins de production des grands vivriers marchands où les superficies et la productivité augmentent, on observe aussi des filières pour des cultures qui étaient marginales et qui trouvent un débouché en ville (pois de terre au Tchad, igname, manioc, légumes africains, etc.). Certaines plantes qui ont perdu de leur importance sans être totalement abandonnées (certains mils et sorghos, karité pour le cas du Tchad, pois de terre, anciens tubercules) pourraient bien redevenir importantes. Dans ce jeu entre offre et demande, toute la chaîne des commerçants, des détaillants ruraux aux différents types de grossistes jusqu’aux détaillants urbains, contribue à la fois à la diversification de la production et à celle de l’offre en ville. De l’exigence des consommateurs urbains dépend la plus ou moins grande considération des diversités spécifique et variétale par ces catégories d’acteurs dont l’adaptabilité n’est plus à démontrer.