1La caféiculture, mode de production dominant sur les Hautes Terres de l’Ouest Cameroun jusqu’à la fin des années 1980, a contribué à l’émergence d’une nouvelle territorialisation de l’espace. La réalité spatiale ainsi construite ne peut être appréhendée qu’à travers l’évolution de modes de production très dynamiques qui se renouvellent continuellement. Le caféier, culture commerciale avec un rôle économique prépondérant, a bien produit un territoire, mais le vivrier a également contribué à cette construction, d’où des paysages extrêmement complexes sous-tendus par des logiques parfois contradictoires.
2Si l’on accepte le fait que le territoire est un produit du système socio-économique, on peut avancer l’hypothèse de pouvoir l’appréhender à travers l’étude des modes de production, c’est-à-dire à partir de l’organisation des exploitations et de leur dynamique. Il s’agirait alors de se baser sur les processus historiques des mises en place des différentes cultures, de leur agencement spatial, et peut-être aussi des modes de gestion des contradictions résultant d’intérêts souvent divergents. On aboutit ainsi à l’étude de la complémentarité ou au contraire de l’incompatibilité des différents territoires produits.
3Ainsi dans la région qui nous intéresse, des formes d’organisation spécifiques ont été mises en place pour réguler le système construit autour du caféier, avec des installations pour le conditionnement de la production, des coopératives pour organiser la filière, le développement de flux divers qui convergent vers le centre urbain de Foumbot qui assure la relation avec le marché. On doit également relever le développement d’une production vivrière indispensable pour nourrir une population sans cesse croissante. En effet, le besoin de main-d’œuvre a rapidement attiré de nombreux ouvriers qui vont achever l’occupation d’un espace auparavant vide et qu’ils contribuent à structurer, d’où une superposition de territoires dont l’importance a varié dans le temps.
4Cet espace construit était donc très hétérogène, non seulement à l’intérieur des grandes plantations de caféiers, mais aussi dans les exploitations paysannes. Ainsi l’affirmation progressive de ces espaces collatéraux, plus ou moins étendus, qui ont été développés autour du vivrier pouvait remettre en cause la suprématie du caféier. On peut donc centrer l’étude sur la mise en place du système caféier, sa réponse aux sollicitations diverses et finalement sa dislocation et les recompositions qui en ont résulté.
5De fait, depuis quelques décennies, le caféier, fragilisé par l’ouverture des marchés, a cédé de plus en plus la place à d’autres cultures, surtout le vivrier marchand, qui a vu son rôle croître de façon exponentielle, parallèlement à l’explosion de la demande urbaine. Ce processus s’est traduit par une profonde modification de l’occupation du territoire, car un nouveau territoire est en cours d’élaboration, pour s’adapter à une société en pleine mutation. Les territoires et les identités construits autour du caféier se disloquent de façon irrémédiable, au profit de nouvelles entités dans lesquelles la petite exploitation paysanne s’adonne au vivrier, marchand ou non, avec très peu de place pour le caféier.
6L’introduction du caféier dans un espace auparavant inexploité a permis de donner une valeur marchande à une terre qui n’en avait pas. La caféiculture non seulement a structuré la région, mais en plus a façonné l’identité des populations. Le système mis en place à partir des grandes plantations est resté stable, quoique dynamique, pendant un demi-siècle. En effet, des mécanismes de régulation l’ajustèrent aux contradictions internes et externes.
7La culture du caféier arabica fut au départ réservée aux planteurs européens et à quelques notables indigènes. C’est donc par le biais des grandes plantations coloniales que le caféier se répandit dans cette région. Dans l’arrondissement de Foumbot, la création des plantations fut aisée, car cette zone constituait un no man’s land vide. En effet, à la fin du xixe siècle, elle fut abandonnée par les populations bamiléké qui fuyaient les attaques des Bamoun.
8Il s’agissait donc d’une zone tampon dont la végétation originelle de forêt dense avait fait place à une savane arborée dont la vigueur était due à une pluviométrie généreuse (plus de 1 700 mm par an). Seuls quelques lambeaux de galeries forestières témoignent encore de l’exubérance de la végétation antérieure. Les conditions édaphiques développées sur un matériel volcanique étaient également très favorables.
9Les colons investirent rapidement les meilleurs espaces que l’administration se hâta de borner. La France cherchait en effet à limiter ses importations de café étranger : dans ce but, en 1938, le ministre des Colonies fit adopter une loi qui accordait des prêts et des subventions aux entreprises qui investissaient dans l’extension des surfaces plantées en caféiers d’Arabie.
10De nombreuses entreprises se ruèrent alors sur la région et en 1941, 32 concessions avaient été achetées par les Européens. La valeur modale se situe en 1934 avec 9 concessions accordées. En tout cas, la majeure partie des plantations fut attribuée au cours de la décennie 1930.
11C’est donc l’agriculture de plantation qui permit la mise en valeur de ces espaces et le caféier d’Arabie, la culture dominante, fut à la base d’une nouvelle structuration du territoire. La répartition spatiale des plantations et leur taille furent commandées par la présence de sols fertiles comme les terres noires de Foumbot ou les sols rouges de Koutaba. Ainsi la plantation de la Compagnie de l’Ouest Cameroun (COC), la plus vaste de toutes (2 400 ha concédés), fut acquise par un groupe de banquiers de Paris.
12Mais l’accès aux plantations restait encore problématique, du fait de l’absence de voies de communication. Pour y remédier, l’Administration coloniale construisit ce qui est devenu l’actuelle route nationale n° 6, qui passait
aussi près que possible des principales plantations. Des routes d’accès aux différentes concessions furent aussitôt mises en place et aboutissaient toutes au centre de Foumbot qui devint, par la force des choses, un centre de collecte et d’expédition de la production de café. Il se développa ainsi pour et par le café tandis que d’importants flux de marchandises et de personnes transitèrent par lui. Les principales banques y installèrent des succursales pour drainer l’épargne provenant de la caféiculture, mais aussi pour investir dans les grands domaines caféiers, car les revenus étaient substantiels. Ainsi en 1963, par exemple, les 20 plantations en activité ont exporté 1 388 t de café au cours moyen de 4 452 FF le kilogramme ! Cependant, la faible corrélation entre les surfaces plantées et la production laisse penser que la loi des rendements décroissants était déjà à l’œuvre, parce que la productivité était devenue infime.
13Dès lors, le quadrillage de l’espace par le biais des grandes plantations mit en place un nouveau type de contrôle spatial, mais le caféier, quoique principale source de revenus, n’occupait pas tout l’espace concédé aux plantations. En fait, les surfaces plantées en caféiers ne dépassaient pas en moyenne 42 % de la surface des plantations, le reste étant consacré à d’autres activités. Ainsi au début des plantations, on n’utilisait pas d’engrais chimiques, mais plutôt du fumier organique. L’élevage bovin était alors associé à la caféiculture et d’après les estimations de René Coste (1955), pour un hectare planté, il fallait élever de 3 à 4 bovins.
14Les plantations devaient alors réserver des espaces considérables aux pâturages. Aussi la COC consacrait-elle autant d’espace aux pâturages qu’aux caféiers. Seules les plantations qui ont eu rapidement recours aux engrais chimiques ont pu étendre les surfaces plantées en caféiers. Une autre fraction de la concession était réservée aux familles des travailleurs indigènes pour s’assurer de leur fidélité, mais aussi pour décharger le planteur des préoccupations alimentaires de ses ouvriers. La plantation avait construit pour eux des logements près des parcelles qui leur avaient été réservées.
15Au niveau de l’organisation de l’espace, les plantations constituaient des ensembles plus ou moins autonomes avec un alignement géométrique des parcelles plantées en caféiers, avec des zones réservées aux pâturages, aux ouvriers et à leurs habitations, des installations pour le conditionnement de la production de café et l’habitation des propriétaires de la plantation.
16La culture du caféier d’Arabie est une activité qui exige une main-d’œuvre nombreuse. L’entretien des pépinières et de la plantation (taille, écimage, recépage, épandage d’engrais et de pesticides, cueillette des cerises…) nécessite beaucoup de travailleurs. Pour mettre à la disposition des planteurs européens la main-d’œuvre indispensable et en même temps décongestionner le pays Bamiléké surpeuplé, l’administration coloniale organisa le peuplement de la rive gauche du Noun entre 1925 et 1930.
17On peut alors relever deux types d’occupations de l’espace par les populations indigènes. Il y a d’abord les travailleurs permanents des plantations qui exploitent les parcelles qui leur ont été concédées. Mais d’autres indigènes occupèrent les espaces laissés vacants entre les grandes plantations coloniales. Ils y pratiquaient une polyculture dans laquelle les cultures vivrières étaient associées aux caféiers sur un même terrain. Les exploitations paysannes offrent alors un paysage stratifié avec, au premier niveau, les cultures vivrières, ensuite les caféiers et les bananiers leur servant d’ombrage, et enfin les arbres fruitiers qui forment une espèce de canopée.
18Ces exploitations aux formes anarchiques semblent encercler les plantations industrielles et leurs perspectives géométriques. La production de café par les paysans concurrença la production industrielle en quantité et devint plus importante à partir de 1963. Mais les méthodes de production extensives et la concurrence avec le vivrier affectèrent sérieusement la qualité, malgré les efforts de l’Union centrale des coopératives agricoles de l’Ouest du Cameroun (UCCAO).
19Les paysages donnent alors l’impression d’avoir affaire à deux types de territoires apparemment complémentaires, mais qui vont se révéler en réalité antagonistes. Les grandes plantations, avec leurs modes de production capitalistes et l’ordonnancement géométrique des parcelles s’opposent aux terroirs paysans moins bien structurés. Même si les grandes plantations complètent leur besoin en main-d’œuvre à partir des exploitations paysannes, il est évident que la coexistence et la complémentarité des deux espaces restent problématiques : les grandes plantations paraissent encerclées par la petite exploitation qui attend le moment propice pour passer à l’offensive.
20Le système construit à partir des grandes plantations et de la petite exploitation familiale constitua bel et bien un territoire original, certes très complexe, mais qui se stabilisa et même se consolida après l’Indépendance, les revenus issus du café jouant un rôle primordial dans les budgets des ménages et dans les recettes de l’État. Des coopératives (COOPAGRO pour les grandes plantations, UCCAO pour la production paysanne) furent créées pour assurer la régulation de l’ensemble. Mais ce territoire restait malgré tout précaire, dans la mesure où il dépendait de la vitalité de la filière café, par essence instable. En prise avec de nombreuses contraintes, les modes de production devinrent dangereusement extensifs pendant que la contrainte vivrière dans la petite exploitation paysanne reléguait le caféier au second plan.
21On se rappelle que la plupart des grandes plantations européennes ont été mises en place au cours de la décennie 1930. Au cours des années 1970, les caféiers avaient dans l’ensemble plus de 30 ans d’âge. Ainsi dans la plantation Vacalopoulos, l’une des trois encore en activité, 64 % des caféiers avaient dépassé 40 ans d’âge en 2000. On sait pourtant que les rendements optimaux du caféier se situent entre 15 et 25 ans ; dès la 30e année, la productivité décroît inéluctablement, quels que soient les soins qui sont prodigués.
22Dans ces conditions, les plantations devinrent de plus en plus improductives, d’autant plus que la régénération par replantation, après l’abattage des vieux arbres, ne donnait pas de résultats probants : au-delà de 5 ou 6 ans de production, les nouveaux arbres ne donnaient plus rien. Ainsi la rentabilité des grands domaines se mit à baisser suivant le principe des rendements décroissants, tandis que le marché devenait de plus en plus défavorable. En effet, à l’inverse des petites exploitations paysannes qui associaient caféiers et cultures vivrières sur un même espace et qui pouvaient réorganiser les surfaces cultivées en fonction des fluctuations du marché, les grandes plantations n’avaient pas cette flexibilité. C’est là l’un des gros risques de la monoculture rapidement fragilisée par l’instabilité du marché.
23Les vieux planteurs européens s’en sont vite rendu compte et ont anticipé l’effondrement de la production. Certains ont abandonné leurs plantations et en ont fondé une nouvelle plus loin ; d’autres les ont carrément vendues à des nationaux et sont retournés en Europe. Les premières rétrocessions ont été effectuées entre 1960 et 1965, juste après l’Indépendance. Sur les 22 planteurs européens qui formaient la COOPAGRO en 1962, il n’en reste actuellement plus aucun en activité ! La cession des plantations à des mains inexpertes et à des populations souvent non résidentes, dont l’objectif n’était pas la rentabilisation de la plantation mais plutôt la possibilité d’accéder au foncier, a grandement contribué à accélérer la fin des grands domaines caféiers du Noun.
24Pour rester compétitives, les plantations exigeaient un accroissement des soins : il était désormais indispensable de leur fournir des éléments minéraux, de pratiquer un épandage massif de pesticides pour tenter de compenser le vieillissement des caféiers et l’épuisement des sols.
25Il faut ajouter à ces facteurs défavorables le renchérissement progressif du facteur travail. À l’époque coloniale, il n’y avait aucune politique salariale en faveur des travailleurs indigènes. Chaque plantation appliquait les barèmes de salaire qu’elle voulait, souvent aux dépens des ouvriers. Après l’Indépendance, le nouvel État décida de protéger et revaloriser le travail des nationaux : imposition d’un salaire minimum régulièrement réévalué, versements destinés à la couverture sociale des travailleurs, etc. À la fin, la part représentée par le paiement des salaires devint rapidement insupportable pour les planteurs. Chez Vacalopoulos par exemple, en 1996-1997, la part des salaires et cotisations sociales représentait 57,5 % des dépenses de la plantation : c’était donc le poste majeur des dépenses.
26À la fin, la hausse des coûts de production, les prélèvements étatiques, l’augmentation des taux des salaires et des charges sociales, alors que la production était en baisse constante, la mauvaise régulation du marché,... tous ces facteurs concoururent à hâter la fin du caféier comme culture structurant l’espace.
27Au début des années 1990, une évidence s’imposait : le caféier n’était plus la culture dominante capable de structurer l’espace. Aujourd’hui, on a plutôt l’impression que la région de Foumbot a tourné le dos à cette culture au profit des cultures vivrières, le maraîchage en premier lieu. Mais seront-elles capables de créer à leur tour un territoire dynamique capable de se reproduire et de perdurer ?
28En 1999, la caféiculture avait disparu dans la plupart des grandes plantations : la COOPAGRO n’exportait plus que 70 t de café produit sur 250 ha. Avant 1980 pourtant elle exportait chaque année plus de 1 000 t avec près de 3 000 ha en production.
29À l’heure actuelle, on peut retenir quelques cas de figure dans les stratégies adoptées par les planteurs. Dans la situation la plus favorable, la caféiculture a été maintenue dans des conditions relativement satisfaisantes grâce à la valorisation de la qualité, à la diversification des activités et à la commercialisation à travers des circuits privilégiés. Le monastère cistercien de Koutaba exporte, par exemple, sa production à travers les maisons religieuses de la Métropole à un prix supérieur à celui du marché.
30D’autres plantations ont par contre abandonné tout simplement la culture du caféier arabicaet s’évertuent à préserver le capital foncier. Généralement, la reconversion s’est faîte au profit des cultures maraîchères. Cette pratique est conduite soit par l’ancien producteur, soit alors, et c’est le cas le plus fréquent, par de petits producteurs, la plantation ayant été subdivisée en parcelles, louées la plupart du temps aux anciens ouvriers.
31La dernière stratégie, adoptée par les planteurs, a été de maintenir la plantation en latence en espérant l’amélioration des cours sur le marché mondial. Ils espéraient maintenir les caféiers en bon état, tout en réduisant au minimum les coûts d’entretien des arbres. L’exemple le plus original est celui de la Société de Production des Huiles de Bourbon (SPHB) qui a eu recours au métayage pour préserver les caféiers. Des paysans signèrent un contrat avec le propriétaire et s’engagèrent à entretenir les pieds. Ils devaient débroussailler régulièrement les rangées et les abords des parcelles, remplacer les arbres malades ou manquants. En contrepartie, ils pouvaient faire du vivrier entre les pieds des caféiers et la récolte de café est partagée entre le propriétaire et le paysan.
32Les plantations dont la restructuration est actuellement la plus critique sont celles qui sont victimes de conflits fonciers entre le propriétaire et les riverains au sujet de l’appartenance légitime des droits fonciers sur les anciennes plantations coloniales. Ces tensions ont été exacerbées par la crise du café, car les droits d’appropriation ont été remis en cause, la possession d’un titre foncier n’ayant aucune valeur aux yeux des paysans.
33Dans la plupart des cas, les riverains et les anciens ouvriers des plantations se sont re-appropriés celles-ci et y pratiquent diverses cultures vivrières, avec le maraîchage en tête car la demande urbaine est en forte croissance. Les pieds des caféiers ont été arrachés et la plantation subdivisée en une multitude de lopins de terre re-appropriés par les paysans.
34Les grands domaines, qui barraient la route au redéploiement des petites exploitations paysannes, reculent progressivement au profit de celles-ci. On peut illustrer ce processus à travers la plantation Darmagnac. En effet, en 1962, la concession occupait 450 ha, dont 315 ha plantés en caféiers. Avec la crise pétrolière de 1973, les espaces consacrés aux caféiers furent progressivement réduits au profit de l’association agriculture-élevage.
35En 1979, les caféiers n’occupaient plus que 160 ha en production. À ce moment, 11 ha étaient consacrés au maraîchage tandis que plus de la moitié de la surface concédée était réservée aux pâturages avec plus de 500 bovins, une dizaine de chevaux et près de 100 moutons (Dongmo, 1982). Depuis lors le caféier n’a pas cessé de céder du terrain et actuellement, il n’y en a plus.
36L’effacement du caféier s’est accompagné d’une expansion spectaculaire de la petite exploitation paysanne dont la production est à la base d’une nouvelle dynamique spatiale, avec de nouveaux flux de personnes et de biens. Le centre urbain de Foumbot ne dépend plus du café, mais est plutôt devenu l’un des plus grands marchés agricoles du pays.
37L’essor du vivrier a profondément bouleversé l’organisation de l’espace par l’augmentation des surfaces consacrées aux cultures vivrières qui occupent pratiquement tous les champs, les caféiers n’étant conservés que par quelques nostalgiques de la période glorieuse de cette culture. En plus, de nouveaux espaces sont mis en culture, comme les bas-fonds et les zones d’altitude : le maraîchage surtout pousse au défrichement de ces nouvelles terres, dans la mesure où les conditions naturelles de la montagne (abondance d’eau, sols volcaniques fertiles) lui sont favorables, tout comme les sols hydromorphes des bas-fonds. La combinaison de ces deux espaces, bas-fonds et terres d’altitude, permet aux paysans de laisser reposer certaines portions de leurs terroirs : pendant qu’on cultive les bas-fonds, les parcelles des versants sont laissées au repos. De la sorte, le maraîchage des bas-fonds permet une 3e récolte pendant la saison sèche, car il s’intercale entre les deux campagnes de maïs ou de haricot. Les produits maraîchers concernent surtout la tomate, la pastèque, le haricot vert, la pomme de terre et toute une variété de condiments, c’est-à-dire des plantes à cycle végétatif court, d’où leur intérêt pour les paysans.
38La mise en valeur des zones hautes traditionnellement réservées à l’élevage conduit à des conflits avec les pasteurs dont les pâturages se réduisent au fur et à mesure de la progression des fronts de colonisation. En outre, comme ces nouvelles terres sont situées aux frontières des communautés, les tensions entre villages se multiplient, avec parfois des affrontements violents.
39L’essentiel de la production provient de la petite exploitation familiale qui est parvenue à s’organiser pour vendre au meilleur prix. La formule d’organisation la plus utilisée est celle des Groupements d’Initiative Commune (GIC) qui profite des avantages que leur confère la Loi 92/006 du 14/08/1992 relative aux sociétés coopératives et aux GIC. Cette Loi leur facilite l’accès au crédit auprès d’organismes gouvernementaux ou d’ONG. Dès la promulgation de cette Loi, la réponse paysanne fut immédiate : plus de 20 GIC furent fondés dans la région de Foumbot. L’activité principale de ces groupements se concentre autour de la production et de la commercialisation des produits vivriers, près de 70 % d’entre eux combinant vivrier traditionnel et maraîchage. Cependant, la tutelle des ONG et des structures de l’État ne laisse aucune autonomie à ces organisations qui ne peuvent pas jouer le rôle de contre-pouvoir pour défendre les intérêts des producteurs.
40Le vivrier marchand a servi de base à une nouvelle structuration de l’espace ; de nouveaux réseaux de relations, sans rapport avec ceux du café, se sont progressivement mis en place avec une certaine hiérarchisation des lieux de commercialisation. Dans le nouvel espace ainsi construit, la ville de Foumbot s’est transformée en centre de collecte et de redistribution des produits vivriers pour un marché dépassant les frontières nationales.
41L’origine des marchands qui sillonnent la brousse pour collecter la production est également évocatrice du rayonnement de ce nouvel espace. Le tableau 1 montre qu’ils proviennent pour la plupart de la région de Foumbot, mais certains sont venus de régions lointaines comme Douala, Yaoundé et même du Gabon. Par contre, sur un échantillon de 83 acheteurs qui opèrent sur le marché du centre urbain de Foumbot, 31 % viennent de Douala, 22 % de Yaoundé, 15 % de la ville voisine de Bafoussam et 5 % du Gabon.
Tableau 1. – Origine des collecteurs de produits agricoles dans la région de Foumbot.
42Cette structuration de l’espace à travers le vivrier marchand peut également être appréhendée à travers l’analyse du nombre de camionnettes utilisées pour collecter la production et la décharger à Foumbot. En avril 2007, on pouvait compter 109 camionnettes approvisionnant journellement Foumbot en produits vivriers à partir de villages environnants. Cette circulation, relativement intense, traduit une nouvelle organisation de l’espace, avec des routes forcément bien entretenues et donc une réorientation des activités productives vers le vivrier.
43À côté de la collecte, la ville de Foumbot est devenue un centre de redistribution pour un vaste arrière-pays qui atteint les États voisins – Gabon, Tchad, Congo. Il est possible d’estimer les quantités de produits agricoles expédiés de Foumbot à une dizaine de camions dont on connaît la charge : en moyenne les camions partent avec un chargement proche de 13 660 kg.
44Après comptage des camions qui partent de Foumbot, on peut estimer à près de 500 t les marchandises qui quittent Foumbot chaque semaine. Des enquêtes ont été effectuées en avril 2007. Les principales destinations sont évidemment Douala et Yaoundé, mais aussi un certain nombre de camions partent pour des destinations plus lointaines comme le Gabon. Mais nos enquêtes ont révélé que la majeure partie des camions qui ravitaillent le Gabon charge de préférence leurs marchandises à Koutaba plutôt qu’à Foumbot.
Tableau 2. – Estimation du tonnage moyen de marchandises qui quitte Foumbot par semaine.
45La montagne, un objet de recherche géographique ? Éternelle question à laquelle on ne peut que répondre positivement ne serait-ce qu’en s’appuyant sur l’extraordinaire capacité des sociétés montagnardes à mobiliser la ressource « montagne » pour assurer leur survie. Quoique souvent reléguées à la périphérie du système « monde », ces sociétés sont toujours parvenues à s’y intégrer à leur manière, en conservant une relative autonomie qui leur assure une grande flexibilité. L’exemple des Hautes Terres de l’Ouest Cameroun a été utilisé pour illustrer ces propos.
46En effet, depuis une cinquantaine d’années, « l’arbre à argent » a façonné l’identité des populations de l’Ouest Cameroun et permis l’émergence et la consolidation d’un espace bien structuré. Les coopératives ont assuré sa régulation mais sans parvenir à l’uniformiser, les terroirs paysans offrant une morphologie bien différente de celle des grands domaines.
47Cependant, la stabilité de l’ensemble n’a pas pu résister à ses contradictions internes et à la mauvaise santé du marché du café. Le désarroi consécutif à la fin de ce modèle a été de courte durée, car la demande urbaine a stimulé le secteur du vivrier marchand qui a profité des nombreuses opportunités offertes par l’environnement montagnard. Les cultures vivrières, le maraîchage en particulier, semblent donc avoir pris la place du caféier dans la structuration de l’espace et un nouveau territoire est progressivement construit, plaçant la région de Foumbot au centre d’un vaste réseau de collecte et de redistribution du vivrier sur un vaste arrière-pays qui s’étend jusqu’aux États voisins.
48Mais des interrogations fondamentales restent encore posées. En effet, ce nouveau territoire va-t-il disposer d’assez de ressources internes pour perdurer ? Autrement dit, les mécanismes de régulation sauront-ils l’adapter aux nombreuses contraintes auxquelles il devra faire face ? Les organisations paysannes en émergence réussiront-elles à orchestrer cette régulation et défendre les intérêts des producteurs face aux nombreux intermédiaires ? Ce modèle ne risque-t-il pas de demeurer à la périphérie des évolutions du système monde sans parvenir à s’y intégrer et donc de rester finalement marginal et informel ? Ce sont donc autant d’incertitudes qui pèsent sur le nouveau mode d’organisation de l’espace.