1Réceptacles de mobilités anciennes pour des populations attirées par des conditions écologiques exceptionnelles, les montagnes d’Afrique de l’Est sont à la fois terres d’approvisionnement vivrier et terres d’élection de l’agriculture commerciale, elle-même moteur des économies coloniale et nationale. Ces montagnes portent des écosystèmes qui fournissent des ressources variées au développement humain aussi bien dans les hautes que dans les basses terres. Il existe une tendance générale à l’augmentation de la population et à l’accentuation des mobilités entre villes et campagnes pour les personnes à la recherche de nouvelles opportunités d’emploi ou de revenu.
2Les dynamiques démographiques, l’effondrement des rentes agricoles traditionnelles, l’ouverture de nouveaux marchés, la libéralisation de l’économie, la précarité des revenus urbains, les politiques d’ajustement, etc., ont modifié de façon radicale d’un côté les conditions de la gestion des environnements, et d’un autre les structures de l’accumulation économique comme celles des identités sociales. Les territoires de montagne sont aujourd’hui investis par des forces, des enjeux dont les déterminants marginalisent la notion même de ruralité et remettent en cause leur fertilité acquise et entretenue, autour de laquelle s’était construite leur spécificité.
3L’identité de ces montagnes est aujourd’hui mise à l’épreuve de l’épuisement relatif des ressources naturelles, des ouvertures et/ou fermetures des espaces, des incertitudes et des blocages fonciers, de la réorganisation des économies nationales et des conflits qui en résultent. Cela force la recherche scientifique à se détacher d’une approche trop sectorielle (qu’elle soit naturaliste ou sociale) et segmentée (humide, aride, voire strictement montagnarde) pour intégrer ces espaces dans des dynamiques territoriales plus larges où les aires qui leur sont périphériques (basses terres sèches, territoires pastoraux, plateaux de moyenne altitude) ou plus lointaines (villes, aires de marché), prennent une dimension nouvelle et déterminante pour leur avenir les insérant dans des logiques complexes de multiterritorialisation et d’archipellisation.
4Le développement du maraîchage, qui n’est pas un phénomène nouveau, s’inscrit dans ce contexte ; il est sans aucun doute un des indicateurs, parmi d’autres, du nouveau modèle socio-économique qui se met en place sans qu’on ait toutefois une idée claire de ses composantes spécifiques. Par ailleurs l’absence d’information statistique sur l’économie rurale en Afrique, en particulier au niveau des exploitations, ne permet d’avoir qu’une vision très générale et très descriptive du phénomène. On essaiera ici de façon encore très schématique de lui donner du sens au-delà de la simple évidence de son importance.
5À l’échelle du continent, l’Afrique de l’Est s’individualise par un relief de hauts plateaux intérieurs, dont les altitudes supérieures à 1 000 m forment un ovale presque parfait, cerné à l’Est par la plaine côtière de l’océan Indien, au Nord par l’ensellement du lac Turkana et la cuvette du Nil blanc, et à l’Ouest par le bassin forestier du Congo. Cet ensemble altitudinal a pris corps avec l’effondrement du grand Rift dont les deux branches, occidentale et orientale, délimitent son unité morphologique par des systèmes complexes de failles et de fossés, d’orientation générale plus ou moins méridienne. L’aspect montagnard s’impose à l’évidence le long des deux principaux fossés d’effondrement : soit sous la forme de grands horsts puissants, comme le Ruwenzori (5 119 m), ou de grands isolats volcaniques, comme le Kilimandjaro (5 895 m) et son voisin le mont Meru (4 545 m), le mont Kenya (5 199 m), le mont Elgon (4 321 m) et, au sein de la chaîne des Virunga, le Karisimbi (4 507 m), les montagnes les plus élevées de l’Afrique ; soit par l’imposante barrière des escarpements dont les sommets dominent les rifts à plus de 3 000 m d’altitude, sans parler des reliefs moins emblématiques et aux altitudes plus modestes, entre 2 000 et 3 000 m, cônes volcaniques ou horsts secondaires, qui témoignent des mouvements tectoniques de grande ampleur qui ont affecté cette région.
6À cause de la très grande instabilité de l’air, les reliefs reçoivent des pluies importantes dès qu’on s’élève au-dessus du niveau de base, celui des plateaux d’altitude (1 000 m). L’optimum altitudinal pour l’agriculture se situe entre 1 500 m et 1 900 m, hormis les rives du lac Victoria qui bénéficient de conditions climatiques exceptionnelles pour une altitude moyenne de 1 000 m. À l’échelle régionale, les hautes terres et les reliefs bénéficient d’un avantage climatique certain, mais à l’intérieur de cet ensemble, les forts contrastes orographiques se traduisent par des variations rapides de ces conditions climatiques : le gradient des isohyètes est fort et, étant donné l’orientation générale des alizés, l’opposition entre les versants au-vent et sous-le-vent est nette.
7Une des dimensions essentielles du fait montagnard se trouve dans l’altitude et l’étagement de la végétation et des cultures qui en découle, selon une logique de gradients qui peut jouer à plusieurs échelles. À petite et moyenne échelles, l’étagement climatique des montagnes tropicales est comparable en nombre d’étages à l’étagement alpin. Toutefois en zone chaude, l’irruption du tempéré, voire du froid, accentue ces différenciations, peu sensibles aux saisons. La diversité des écosystèmes s’accorde avec le principe d’une agriculture paysanne et familiale, dont la résistance aux fluctuations des marchés et l’adaptation à la croissance démographique s’appuient sur des systèmes polyculturaux qui, à la fois, bénéficient de l’étagement altitudinal et le valorisent. C’est à travers l’intensité du travail agricole que ces espaces physiques ont pris et prennent tout leur sens : non plus des espaces « naturels », mais des territoires construits où la montagne tient sa nature de ce que l’homme et la femme en ont fait.
« La qualité des ressources de la montagne, rappelle François Bart (2001, p. 437) autant que l’impérieuse nécessité d’entretenir des terroirs particulièrement fragiles […] ont contribué à faire se tisser des liens très forts entre société et milieu, […] faisant des communautés agropastorales concernées, des paysanneries au sens le plus fort du terme […] ».
8À petite échelle, on peut différencier des grands systèmes de cultures, à la croisée des héritages culturels, et des conditions du milieu physique, par ailleurs propices à l’innovation. Les contraintes écologiques de chaque plante vont naturellement déterminer son niveau d’insertion. Ainsi les cultures introduites par la colonisation vont-elles se distribuer selon les niveaux d’altitude : coton et sisal sur les hauts plateaux peu arrosés, caféiers robustaaux altitudes moyennes, caféiers arabica entre 1 500 m et 1 800 m d’altitude, puis le théier qui a besoin de fraîcheur et de régularité dans les précipitations. Concernant les cultures vivrières, on retrouve le même système d’étagement, pondéré cependant par la durée des saisons pluvieuses. L’étendue de l’éventail des conditions climatiques autorise parfois, sur de courtes distances, une différenciation nette des cultures, des plus tropicales aux altitudes basses aux cultures tempérées aux hautes altitudes. Les étages peuvent s’interpénétrer, démultipliant la diversité des trajectoires techniques chez les agriculteurs, que vont accentuer la rapide augmentation de la population, la raréfaction corollaire des terres et l’incertitude des marchés. On retrouve l’étagement des cultures et l’usage de leur complémentarité à grande échelle à travers l’existence de véritables systèmes de versants dont les paysages multiformes signent l’inventivité sociale et culturelle des communautés agraires à travers un système agropastoral complexe qui joue également de la diversité des micro-topoclimats et des faciès pédologiques.
9L’exploitation agricole s’organise en général autour d’un habitat dispersé qui permet une valorisation optimale des différentes facettes écologiques des versants : on y trouve un éventail équilibré de céréales, légumineuses et tubercules, très largement associé à une bananeraie composite et riche en différents types de cultivars. Bananiers à fruits ou ensète (faux-bananier à farine) et caféiers se disputent la faveur du cultivateur et sont peut-être même au cœur d’un conflit domestique entre l’homme et la femme. Plantations permanentes et sources de revenus, ces deux cultures matérialisent l’installation d’une paysannerie montagnarde attachée à ses racines. Elles s’imposent dans le paysage chacune à leur manière : elles s’associent quelquefois (comme en pays Chagga, sur ce qu’on appelle la ceinture café-banane), se côtoient par nécessité et marquent plutôt la distance quand la disponibilité en terre le permet. Chaque solution apportée aux difficultés du milieu naturel montre l’efficacité, la logique et la souplesse, appliquée aussi bien au temps qu’à l’espace, de ces systèmes intensifs qui prennent ici le caractère de véritables faits de civilisation. Les Chagga du Kilimandjaro ont développé un système complexe et original d’irrigation et d’approvisionnement en eau permettant l’utilisation optimale de leur terre d’élection. C’est également le cas dans la région d’Harar, plus sèche, et où s’est développé un système d’irrigation à base de petits réservoirs. Les Matengo de la région de Ruvuma au sud de la Tanzanie ont réduit les risques d’érosion des sols par la mise en place d’un système de rotation ; au Rwanda, d’importants aménagements fonciers permettent de conserver le capital-sol ; au Kenya, en pays Kikuyu, ou encore sur le mont Elgon en Ouganda, l’existence d’une véritable agroforesterie marque l’intensité de la mise en valeur du terroir.
10Il ne faut cependant pas réduire les montagnes à ces conditions naturelles qui ont longtemps survalorisé, dans un esprit quelque peu déterministe, leur aspect rural, alors que la ville fait partie depuis longtemps de leur dynamique de développement. On aurait tort de réduire la question de la montagne à ses avantages naturels et aux contraintes propres à la gestion de ces milieux qu’on dit fragiles, en mettant en avant une spécificité ou un lien trop exclusif entre sociétés et terroirs, qui isolerait ses populations de ressources et d’influences extérieures diversifiées. Les deux ou trois dernières décennies, l’accélération de la croissance des villes moyennes inscrit cette dynamique dans un nouveau moment de son histoire. De nouvelles cultures, bénéficiant des avantages physiques des hautes altitudes, ont pris un essor certain : il s’agit du maraîchage pour l’approvisionnement des marchés urbains, mais aussi des produits tirés de l’élevage. Villes et campagnes apparaissent liées par une même destinée, phénomène généralisé sur l’ensemble du continent.
11Le développement urbain en Afrique est aujourd’hui bien documenté, même si les outils statistiques, là encore, manquent pour appréhender le phénomène dans sa spécificité et dans son rapport avec le monde rural. Le dualisme, voire le manichéisme, urbain – rural a longtemps marqué les études africaines et les politiques de développement, pour des raisons très idéologiques qui comme le rappelle Paul Pélissier (2000) « n’était certes pas sans fondements ». Depuis, la croissance démographique, les politiques de décentralisation et d’ajustement structurel, le développement du réseau routier et du système éducatif, pour ne prendre que quelques facteurs, ont entraîné la démultiplication des villes par la densification de leur semis dans l’espace rural. On le sait,
« loin d’être un facteur d’atonie des campagnes, la croissance urbaine se révèle comme un agent essentiel de leur développement économique, de leur transformation sociale, de leur modernisation technique » (Pélissier, 2000).
12En particulier, cette croissance urbaine a créé un nouveau moment de l’histoire agricole de l’Afrique, celui du vivrier marchand. Les exemples sont ici innombrables et
« le premier domaine où éclate l’influence directe de la ville est celui du maraîchage, où s’associent et aujourd’hui se confondent légumes, condiments et fruits locaux, et produits d’origine européenne »(Pélissier, 2000).
13Paul Pélissier rappelle que cette activité est d’abord péri- voire intra-urbaine mais que le développement du réseau routier a dépouillé les banlieues maraîchères de leur monopole, pour les produits non périssables, précise-t-il.
14La ville fait aujourd’hui partie du territoire des montagnes peuplées d’Afrique de l’Est qui sont ceinturées de marchés, petites localités ou villes moyennes aux fonctions commerciales et logistiques très affirmées, réseau a priori structuré par le jeu des échelles géographiques, de la proximité immédiate des petits centres à l’ouverture vers le long cours des villes de piedmont, dont certaines ont des attributs de la frontière. Lieux d’administration et d’interactions sociales et économiques pour les populations de la montagne, les centres urbains jouent un rôle essentiel d’abord comme réceptacles des mobilités rurales, puis dans l’ouverture de la montagne à l’urbanité dans ce que celle-ci a d’universel, aux marchés ainsi que dans la diffusion de la modernité et l’offre de services qui l’accompagne. Le rôle des routes est particulièrement déterminant, comme celui des multiples mobilités qu’elles guident, faisant ainsi s’immiscer dans la montagne « bastion de la ruralité » des logiques urbaines et dans les villes, des logiques de la ruralité.
15Les premières cultures à avoir bénéficié de ces nouveaux marchés urbains, dont les habitudes alimentaires restent ancrées dans une tradition rurale, sont les cultures vivrières de base, pour la région la banane et le maïs, auxquels on peut ajouter le haricot et la patate douce.
16Le bananier pousse jusqu’à 2 000 m d’altitude ; préférant les sols riches en matières organiques il n’épuise pas la terre et supporte les sols acides. D’un point de vue économico-social, le bananier peut être associé à d’autres cultures, comme le caféier et, surtout, les autres cultures vivrières. L’association de deux espèces, la banane sucrée qu’on cueille à maturité et consommée généralement crue ou sous forme de bière, et la banane à cuire (dont les bananes plantains), ramassée encore verte et qui est principalement destinée à la vente, fait de la banane en général une culture vivrière et une culture de rente. Les rendements ne sont pas très élevés puisque les productions sont autoconsommées ou visent un marché domestique local voire parfois interrégional. Thomas Marcos (2005) a étudié la question sur le mont Rungwe dans le Sud tanzanien. La banane n’était pas à l’origine une culture commerciale ; cette filière s’est créée avec la nécessité de trouver de nouvelles sources de revenus dans un contexte où les cultures demandeuses d’intrants étaient défavorisées. Cette filière n’a, a priori, pas connu de grandes modifications depuis 10 ans. La banane reste un substitut. Les marchés sont relativement dispersés et peu organisés. Il y a surproduction et concurrence à un niveau local, et surtout multiplication des intermédiaires captant toute la plus-value : un régime de banane se vend six fois plus cher à Dar es Salaam que sur le marché local.
17En général, savoir-faire et revitalisation des spécificités des territoires de production, qualité et qualification du produit, mobilisation des réseaux sociaux sont les ingrédients de la conquête des marchés par ces « vieilles » cultures, à côté d’autres stratégies plus expéditives. On est ici dans l’horizontal plus que dans le vertical pour prendre des raccourcis dans les images : échanges sans surprise, transparents où chacun connaît à l’avance les tenants et les aboutissants et peut en supputer à peu près les bénéfices toujours mesurés. On touche ici la dimension domestique des filières, où se brassent des volumes et des capitaux modestes : c’est une sorte d’approche par le bas. Elle rend compte peut-être, dans un contexte de précarité et d’incertitude, de ce que Fernand Braudel appelait l’accélération silencieuse de la vie matérielle : accélération des échanges en tout état de cause, dans des sociétés du Tiers Monde longtemps décrites comme celles de l’autosubsistance ou de l’autoconsommation ; priorité même des échanges et de la transformation des produits là où l’on avait l’habitude de ne voir d’abord que la production.
18Cependant, il faut aller au-delà de cet accroissement des flux et de ce changement dans la nature des produits, pour comprendre que ce qui est en jeu est la construction d’un nouveau modèle de développement, voire d’existence, entre urbain et rural, où la campagne se voit ici ou là dotée d’attributs de l’urbanité et la ville se vivre sous les espèces de la campagne. Ce modèle se construit sur les restes du modèle précédent, construit pendant la période coloniale et dans les premières décennies des Indépendances autour des cultures de rente et, en premier chef, le café. La question est de savoir s’il y a continuité ou vraie rupture entre ces deux modèles.
19Le caféier d’Arabie est cultivé en altitude, entre 1 100 et 2 100 m, mais avec un étage de prédilection entre 1 500 et 1 900 m, où les pluies sont abondantes. Les forts contrastes qui caractérisent tout le Rift expliquent que la caféiculture est-africaine soit discontinue dans l’espace. Elle escalade souvent les premières pentes des escarpements ou le piedmont des volcans, mais les plus grandes superficies couvrent en général le relief collinaire plus massif des revers ou des bastions qui forment les marges du système du Rift.
20En Afrique de l’Est, les caféiers se sont diffusés dans des régions de haute altitude, déjà fortement peuplées et marquées par des systèmes de production intensifs orientés presque exclusivement vers l’autosubsistance des collectivités rurales. Ces systèmes de production préexistaient à la diffusion du caféier qui a dû en intégrer la logique vivrière : assimilé sur une déjà longue durée aux systèmes vivriers, le caféier est devenu une plante traditionnelle là où elle ne l’était pas, comme en Éthiopie.
21La caféiculture correspond à un moment particulier de l’histoire agricole de l’Afrique de l’Est qui avait placé la montagne et les systèmes paysans au cœur du développement en s’appuyant sur leur diversité et leur richesse. C’est essentiellement à partir des années 1930 que s’est mis en place, à destination des producteurs africains, un processus de modernisation agricole conduit par l’administration coloniale. Appuyé par le développement de centres de recherche agronomique, fondé sur l’intensification de la production des cultures d’exportation et la diffusion du progrès technique, encadré par de nouvelles institutions de type coopératif (comme la Kilimanjaro Native Cooperative Union (KNCU) en Tanzanie, ou la Meru African Cooperative Union au Kenya), ce processus a concerné directement la caféiculture et a contribué au développement des zones d’altitude moyenne où l’arbre prospère. Partout le caféier a consolidé les systèmes de production et accompagné l’accroissement démographique. Ardemment convoité d’un côté (Kenya, Tanzanie), violemment ou silencieusement rejeté d’un autre (Rwanda, Burundi), le caféier a fini par s’imposer au cœur des exploitations familiales jusqu’à devenir une culture traditionnelle, objet de toute l’attention des hommes.
22Cependant l’envers de cette fertilité agronomique et démographique est la clôture territoriale produite par la saturation des terroirs ; elle porte en elle et à terme le principe d’une sortie du système. Les parcelles de caféiers sont aujourd’hui encerclées par les cultures vivrières et les possibilités d’extension sont quasi nulles. Au fil des partages, les plantations ont été divisées, entrant par là dans cette logique d’implosion qui menace l’espace vivrier. Dans les régions proches des centres urbains, bien desservies et bien reliées aux grandes voies de communication nationales, le caféier cède le pas devant le regain de la production vivrière commerciale (photo 1) : là où il y a de l’eau, le long des routes et des pistes, le maraîchage fleurit. Cependant, pour encore la grande majorité des paysans, le caféier s’inscrit dans un simple processus de stabilisation économique de leurs exploitations, orientées vers la satisfaction des besoins du groupe familial, qui ne peut plus compter seulement sur l’autofourniture alimentaire. Qu’une autre source de revenus, plus constante ou plus rémunératrice, se développe et la caféiculture régresse : ici, dans la zone altitudinale de transition entre le caféier et le théier (1 700-1 900 m), ce dernier gagne du terrain ; là, ce sont des revenus féminins tirés de la poterie et liés à la présence très localisée d’une certaine argile qui viennent non seulement compenser la baisse des cours du café mais donner ou redonner à la femme un rôle central dans l’unité familiale ; là encore c’est la banane traditionnelle ou le haricot vert d’exportation bénéficiant de stratégies nouvelles et offensives, qui se placent en grands rivaux du caféier, etc.
23L’abandon du caféier, qui reste différentiel, doit trouver son origine dans des faits économiques et sociaux, notamment dans la libéralisation des systèmes de commercialisation, et plus généralement dans la chute des cours mondiaux du café. Un des problèmes majeurs du caféier est que sa culture intensive épuise les sols et qu’il est donc nécessaire de lui apporter une fertilisation adaptée et calculée. Dépendant de cette fertilisation, le caféier ne peut plus être cultivé si les producteurs n’ont plus accès à des fertilisants efficaces. Si l’on y additionne la baisse des cours du café influant sur un système qui n’est plus « protégé par l’État », avec la libéralisation des coopératives et la multiplication des intermédiaires privés captant la plus-value, il est normal que la caféiculture n’ait plus la faveur des agriculteurs. La question ne se pose pas uniquement en termes économiques. La caféiculture a favorisé la mutation des systèmes de production localisés et la constitution d’identités sociales qui sont aujourd’hui appelées à se redéfinir dans un contexte radicalement nouveau.
Photo 1. – Choux et café. Mont Elgon.
(Photo Sylvain Racaud, 2008)
- 1 . Des agriculteurs du mont Elgon à l’Est de l’Ouganda ont ainsi l’habitude de transporter leurs cho (...)
24Choux, oignons, pommes de terre, tomates, carottes,… descendent chaque jour de la montagne et approvisionnent les nombreux petits centres (photo 2) et marchés qui l’entourent, d’où des intermédiaires les transporteront (photo 3) en priorité vers les marchés de la capitale, dans une région dont le tissu urbain reste encore peu développé comparé, par exemple, à l’Afrique de l’Ouest. Mais les camions peuvent aussi braver les mauvaises pistes et escalader la montagne, quand ils ne peuvent pas bénéficier de l’amélioration du réseau routier, qui lentement mais sûrement se dote d’axes goudronnés. Ce sont parfois les paysans eux-mêmes qui louent un véhicule pour porter leur production parfois loin de leurs bases 1. Ce commerce alimente d’incessants mouvements entre les hauts et les bas de la montagne, qui témoignent d’un nouveau cadre territorial dans lequel chacun puise et valorise ses ressources. Ceci amène à redéfinir le concept de « système de production » qui reste trop souvent tributaire d’une conception naturaliste, agronomique et sociale, isolant la « ruralité » et survalorisant la paysannerie dans son inscription locale. La pluri-ressource, la pluriactivité, la mise en marché, etc. redéfinissent à la fois les trajectoires et les territoires de vie, de travail, d’échanges, etc.
Photo 2. – Bududa, marché rural, Mont Elgon.
(Photo Bernard Charlery)
Photo 3. – Collecte de produits maraîchers Mont Elgon.
(Photo, Sylvain Racaud, 2008)
25Le maraîchage se diffuse un peu partout, d’abord à la périphérie des villes, sinon en tant qu’agriculture urbaine. Qu’apporte la montagne dans ce processus général ? L’altitude est le premier facteur spécifique qui, en zone tropicale, permet de produire des cultures tempérées comme la pomme de terre, le petit pois ou le chou, qui sont aujourd’hui entrés dans les plats de référence de l’alimentation urbaine. Mais le principal avantage comparatif, outre la richesse des sols volcaniques, quand elle a pu être entretenue, est certainement l’abondance de la ressource en eau, qui est déterminante pour le développement du maraîchage.
26L’Afrique de l’Est est principalement soumise à la circulation atmosphérique qui règne au-dessus de l’océan Indien à partir des deux cellules anticycloniques de l’Himalaya et des Mascareignes, et dont l’originalité est l’inversion dans la direction des alizés (vent d’Est) au cours de l’année (sud-est en avril, nord-est en décembre). L’ensemble des hautes terres subit un effet de continentalité, l’influence océanique des flux en provenance du sud-est s’arrêtant aux premiers reliefs qu’ils rencontrent en Tanzanie, selon un axe nord-est/sud-ouest, des monts Usambara au mont Rungwe. Derrière cette bande s’ouvre un vaste espace sub-aride correspondant aux plaines et aux plateaux centraux. La répartition des pluies va être alors fonction du relief qui favorise l’ascendance et une plus rapide saturation de l’air. La quantité des précipitations est relativement bien répartie dans l’année autour de l’équateur, selon un rythme à deux saisons pluvieuses. La région est cependant affectée par des irrégularités et des accidents climatiques où des périodes de sécheresse peuvent suivre des années de fortes pluies : phénomène El Niño, par exemple, dont les fréquences s’accélèrent et les amplitudes s’accentuent ces dernières années.
27Ces irrégularités ne sont cependant pas nouvelles. Les populations ont développé depuis longtemps des systèmes d’irrigation sur la base de réseaux de canaux qui permettent de distribuer l’eau sur l’ensemble de la montagne et de faire face au stress hydrique. Au Kilimandjaro par exemple, le système est ancien et a permis l’irrigation de l’éleusine (finger millet) dans l’intersaison sèche mais aussi d’étendre la bananeraie vers des zones moins arrosées. Le réseau sert également pour satisfaire la demande en eau domestique et a permis l’installation d’un élevage en stabulation libre au sein même des exploitations. Comme l’écrit François Devenne (2003) :
« Les usages agricoles des canaux couvrent une gamme de situations contrastées qui empêchent toute généralisation. Les plantes qui tirent avantage de l’irrigation sont nombreuses » ;
28le maïs sur la partie supérieure des interfluves, mais aussi dans la plaine. Les cultures maraîchères irriguées ont la même localisation que le maïs, les bas étant favorisés à cause de la proximité de la route goudronnée. On retrouve ailleurs, au mont Rungwe en Tanzanie ou dans les Cherangani Hills au Kenya, par exemple, cet usage ancien de canaux d’irrigation aujourd’hui valorisé par le développement des cultures maraîchères. De nouveaux clivages apparaissent d’ailleurs dans l’accès aux ressources : la gestion de l’eau devient source de conflits, le réseau des routes et pistes apparaît souvent insuffisant pour assurer le transport rapide de denrées périssables, ce qui fait resurgir le caractère d’isolement de certaines zones. Par ailleurs, le Kilimandjaro, comme la plupart des grandes montagnes de la zone, doit faire face à une crise écologique qui, avec la disparition progressive des glaciers, a entraîné le tarissement de sources et la baisse de débit des rivières. Les canaux connaissent de nombreux dysfonctionnements.
29Il faudrait également insister sur le problème de l’accès à la terre. Avec la croissance démographique et l’investissement des urbains dans l’activité agricole, la demande en terre a fortement augmenté et s’individualise de plus en plus. D’une façon générale, les montagnes sont confrontées à une pression accrue sur les multiples usages de la ressource – toujours justifiés par le « développement » et dont certains sont contradictoires – et à la dégradation de son environnement. On est dans un système complexe, où la matière (l’eau, la forêt, le sol,…) est transformée en ressource (c’est-à-dire prend de la valeur) au terme d’un processus social au sens large, lui-même complexe et inégal. C’est ce processus qui reste bien fragile pour le développement des cultures maraîchères, qui s’appuie sur des initiatives individuelles mal encadrées, peu structurées qui, si elles sont additionnées les unes aux autres, créent un mouvement significatif, relèvent individuellement souvent d’un opportunisme ou de conditions aléatoires qui créent un important facteur risque.
30Le développement du maraîchage démontre que les agriculteurs sont devenus réactifs à un éventail assez large d’investissements. Cela est à la base de la dynamique qu’on ressent en particulier dans cette intense mobilité humaine sur les chemins, le long des routes, de la ville vers la campagne et vice-versa. Comme l’écrit Célestin Kaffo (2005) à propos des monts Bamboutos au Cameroun,
« Cette évolution marque la fin d’une extraversion économique et d’une dépendance marquée vis-à-vis du marché mondial ».
31L’enjeu reste bien l’accès au marché.
« L’écoulement des produits sur le marché relève encore davantage d’un “informel” plus ou moins socialisé, même si l’abondance de l’offre saisonnière attire en zone de production différents types d’opérateurs économiques qui organisent des circuits de distribution complexes et variés »(Kaffo, 2005).
- 2 . Projet CORUS Montagnes et villes moyennes en Afrique de l’Est, financement ministère des Affaires (...)
32On a en fait peu de statistiques et d’informations précises sur la structure de ces marchés et les volumes négociés. Un projet 2 est actuellement en cours, associant des géographes de Bordeaux, Toulouse et Clermont-Ferrand avec des partenaires d’Afrique de l’Est (Nairobi, Dar es Salaam et Kampala) pour interroger les conditions d’un développement durable et global des espaces montagnards. Il prend en considération qu’il est de plus en plus tributaire d’un certain niveau d’échanges de ressources multiples et prend en compte plus spécifiquement les réseaux urbains, les rapports villes – campagnes de proximité ou à plus longue distance, les flux de ressources, les marchés et d’une façon générale les interactions entre la montagne et les autres espaces auxquels elle peut être reliée à toutes les échelles géographiques. Les premières investigations faites sur le versant ougandais du mont Elgon montrent d’abord l’importance des intermédiaires (traders) dont le rôle, souvent décrié, paraît essentiel dans cette mise en relation entre les espaces de production et de consommation. D’un côté, comme le montre Tjalling Dijkstra pour le commerce de la pomme de terre au Kenya, étant donné les volumes proposés par les producteurs, ceux-ci ont plus d’intérêt à vendre « bord champ » que de se rendre à Nairobi.
« Farmers can never operate as efficiently as professional traders, now or in the near future. Only if farmers entered en masse into group marketing would collecting wholesalers become less important, but this will not easily happen » (Tjalling Dijkstra, 1999).
33D’un autre côté, on peut pourtant constater, comme au mont Elgon, que la fonction est au cœur d’une transition qui progressivement et sans doute de façon inégale permet au fermier de gagner des positions nouvelles en aval de la filière, d’un statut de producteur à celui de commerçant et de commerçant à transporteur. Les gains peuvent être substantiels : les carottes, par exemple, sont vendues deux fois plus cher à Kampala situé à 230 km et qu’on peut atteindre par une bonne route goudronnée. On peut également relever le rôle des téléphones mobiles dans l’information sur les prix et donc sur la négociation. Cette information demande à être mieux structurée en tant que ressource pour les fermiers. Là encore on peut suivre l’analyse de Tjalling Dijkstra (1999) :
« Policies to reorganize and improve the collecting stage of horticultural trade […] should therefore focus on a better bargaining position for farmers towards collecting wholesalers (e.g. access to market information) […]. »
34L’objectif est cependant d’aller au-delà d’une simple analyse de marché en faisant l’hypothèse qu’il s’agit bien d’une révolution dans la façon dont la société appréhende son espace et l’ensemble des relations qui le structurent. Il faut associer le développement du maraîchage à celui de la pluriactivité au sein des ménages et en particulier à celui de l’emploi et des revenus hors ferme, et par là à la mobilité qui, beaucoup plus que la migration ou le vieil exode rural, témoigne d’une vraie complémentarité entre les espaces et une meilleure intégration entre les activités qui structurent la filière, production, transformation, commercialisation, services. Deborah Bryceson et V. Jamal (1997) parlent de désagrarianisation qu’ils définissent comme un processus sur le long terme d’ajustement des activités, de réorientation des sources de revenus, de nouvelles identifications sociales et de relocalisation spatiale des ruraux hors d’un mode de vie strictement agraire, les routes et les marchés ayant un effet structurant sur la localisation de l’habitat. Les dynamiques en jeu dans la filière maraîchère viennent compléter cette analyse et l’orienter vers ce qu’on appellerait ailleurs le développement territorial incluant la complémentarité des espaces, le jeu des échelles géographiques, la combinaison de ressources multiples, l’accélération des flux et des transferts, la pluri-activité, une meilleure interaction dans le jeu des acteurs, etc.
35En Ouganda, les cultures maraîchères sont considérées comme la source d’importants revenus. Les politiques libérales, la baisse des prix des cultures traditionnelles et le besoin de rentabilité à court terme des investissements ont favorisé le glissement vers ces cultures à hauts rendements financiers. Elles ont gagné en importance au cours des deux dernières décennies, ce qui peut s’expliquer par l’accroissement de la demande externe (tabl. 1) et la politique de diversification de l’État.
36Les cultures maraîchères fleurissent en particulier sur les pentes du mont Elgon, entre 1 500 et 2 500 m. Le mont Elgon est un volcan situé à la frontière ougando-kenyane, à 100 km au nord du lac Victoria. La zone appartient aux agro-écosystèmes montagnards caractérisés par une pluviométrie abondante (1 200-1 800 mm par an), et des conditions climatiques tempérées. Les sols sont relativement fertiles : nitisols, andosols sont dominants. Le mont Elgon est une zone privilégiée de la culture du caféier arabica depuis son introduction dans les années 1920. Le caféier est aujourd’hui cultivé dans le cadre de petites exploitations familiales, souvent en association avec des cultures vivrières (bananiers, cultures maraîchères, manioc, maïs, pommes de terre…). Les populations du mont Elgon bénéficient d’un terroir fertile. Elles se sont installées de façon différenciée dans le temps et dans l’espace : les Bagisu (bantous) ont colonisé dès le xvie siècle les versants sud et ouest du mont tandis que les Sebei (population pastorale d’origine nilotique) se sont installés sur le versant nord, dans le district actuel de Kapchorwa.
Tableau 1. – Revenus comparés des exportations horticoles et agro-pastorales en Ouganda (en millions de US$), 1992-2000.
37Anciennement peuplées, ces terres le sont aussi très densément. Les densités ont pu être calculées à partir des données du recensement de 2002. Dans l’ancien district de Mbale, celles-ci avoisinent 500 habitants/km² en moyenne, mais dans certaines zones (notamment dans la vallée de la Manafwa et dans le sous-comté (sub county) de Bududa), elles peuvent approcher les 800, voire les 1 000 habitants/km². Il faut toutefois souligner que le Nord du volcan est moins densément peuplé. Le district de Kapchorwa ne compte en effet que 308 685 habitants contre 720 780 personnes pour le district de Mbale en 2002. Versant sud et versant nord du mont semblent donc se différencier. Toutefois, la pression démographique semble s’accroître depuis une dizaine d’années en pays Gisu comme en pays Sebei. Les familles de 15 enfants ne sont pas inhabituelles. Il faut en outre ajouter que la pression démographique pèse sur la gestion foncière : la tradition est en effet de diviser le capital foncier entre les enfants. Ainsi 87,5 % des planteurs interrogés ont hérité d’une ou de plusieurs de leurs parcelles. Cette pratique conduit à un morcellement des exploitations.
38Les stratégies culturales actuelles restent toujours fondées sur le caféier, et cela même au sein des nouvelles générations. Il s’agit de continuer ce qui a toujours été fait dans la région, de mémoire d’homme. Il n’y a donc pas véritablement de stratégie d’innovation ou de rupture après la libéralisation. Certes, les planteurs font le constat de l’irrégularité et de la baisse des prix, mais cela ne semble pas suffisant pour les amener à changer de culture dominante. Au contraire, nombreux sont ceux, qui, suite à une petite hausse des cours du café dans les années 2000, se sont mis à replanter des caféiers. Toutefois, on plante toujours de petites quantités et toujours pour assurer le renouvellement de la caféière. Peu de caféiers sont arrachés, tout juste les coupe t-on quand ils sont trop âgés et non productifs.
39Le caféier est toujours planté en association, d’abord avec le bananier (qui fournit la base de l’alimentation : le matoke), puis avec le manioc, les pommes de terre, les « beans (haricots et pois) », les légumes ou les arbres fruitiers. Cette volonté de diversification rentre bien dans le cadre de la stratégie de minimisation du risque. Pour le petit producteur du mont Elgon, mieux vaut planter un peu de tout : du vivrier pour pouvoir suppléer aux besoins de la famille et une culture commerciale pour pouvoir dégager un surplus monétaire afin de satisfaire les dépenses d’éducation, sociales ou sanitaires. Ce surplus est souvent vendu directement dans les champs aux paysans voisins ou aux grossistes venus des petites villes, et parfois au marché le plus proche (photo 2). Venus pour la plupart de villages éloignés, les producteurs vendent essentiellement sur un seul marché et transportent leurs marchandises par taxi ou par camion (photo 3) quand ils peuvent le partager avec d’autres ou quand ils ont les quantités suffisantes. Ils ne vendent pas seulement leurs productions mais aussi celles d’autres fermiers achetées au village. L’activité du commerce du vivrier est donc en développement et peut déboucher sur un revenu monétaire complémentaire, même si les bénéfices sont encore faibles (en moyenne 12 000 Ush par jour, mais cela peut passer de 1 000 Ush à 50 000 !).
40Toutefois si les planteurs de caféiers souhaitent diversifier leur production et choisissent pour cela des cultures vivrières rémunératrices (choux, tomates, pommes de terre…), ce n’est pas pour autant leur seule source de revenus (photo 1). Peu ont choisi de se tourner définitivement vers le vivrier, même si certaines zones semblent plus propices à ce choix cultural (et notamment le sub county de Wanale, très proche du marché urbain de Mbale (photo 4) et où les cultures maraîchères sont en train de supplanter le caféier). Les stratégies culturales des petits producteurs du mont Elgon sont donc plutôt défensives. Les producteurs suivent en fait les fluctuations du marché du café : quand les cours baissent, ils abandonnent leur caféière et peuvent même arracher des pieds comme ce fut le cas au milieu des années 1990 ; quand les cours remontent, ils replantent et développent leur exploitation. Ils sont donc dans une position d’attente, et parfois d’attentisme.
Photo 4. – Mbale, Mont Elgon.
(Photo Sylvain Racaud, 2008)
41Les zones rurales directement en contact avec l’espace urbain (aire d’attractivité de Mbale et dans une moindre mesure de Kapchorwa) semblent plus ouvertes au changement et à l’innovation. Des enquêtes ont été menées dans les deux bassins versants de Wanale dans le district de Wanale et d’Atari dans le district de Kapchorgwa ; ce sont les deux principales zones de production. Il y a plus de 2 500 familles impliquées dans le maraîchage dans le seul sub county de Wanale. En général les exploitations sont inférieures à 0,5 ha. Les rendements sont bas.
Tableau 2. – Ordre des priorités horti-fruitières et production moyenne estimée par acre à Wanale.
Source : NAADS coordinator, Wanale.
42L’exemple du sous-comté de Wanale est représentatif de cette ouverture. Situé sur une falaise surplombant la ville de Mbale, ce sous-comté présente des terres fertiles, qui dans un premier temps ont été plantées en caféiers, malgré les fortes contraintes de pente, mais qui aujourd’hui sont en pleine reconversion vers le vivrier marchand. Le milieu naturel est tout à fait propice à la culture du maraîchage et la proximité avec la ville renforce cette stratégie culturale. C’est pourquoi la zone est aujourd’hui réservée à la culture de carottes (photo 5), choux, tomates et autres légumes, qui approvisionnent tous les jours le marché de Mbale et des villages alentour, voire la capitale, Kampala. En moyenne le sous-comté exporte 24 t/semaine de carottes, pommes de terre et haricots. Ces productions maraîchères sont rémunératrices, c’est pourquoi les hommes conservent la mainmise sur la production et la vente, les femmes ayant la charge des haricots. La reconversion est donc ici plus avancée qu’ailleurs et de nouvelles opportunités voient le jour. De nombreux problèmes persistent néanmoins, notamment la difficulté du transport des marchandises, dans une zone très accidentée et qui, en saison des pluies, est difficilement accessible.
Photo 5. – Production de carottes. Mont Elgon.
(Photo Nowik, 2005)
43La résistance des pouvoirs à une ouverture des campagnes et à une meilleure intégration des agriculteurs à la société nationale témoigne d’une résilience certaine du modèle ancien de modernisation agricole sur lequel les montagnes d’Afrique de l’Est ont construit leur fertilité démographique et économique. La dynamique maraîchère devrait permettre de repositionner les espaces montagnards dans le nouveau modèle socio-économique qui se cherche depuis plusieurs décennies suite à la libéralisation des filières et à la déprise de l’État. Sans pour autant se dégager des formes de dépendance, les agriculteurs démontrent leurs capacités d’innovation non seulement techniques mais aussi et surtout sociales. Ce sont les agriculteurs eux-mêmes, trop souvent encore dans des logiques de survie, qui, par l’accélération d’une mobilité précaire entre des territoires multiples, entre campagne et ville, tentent de construire ou de reconstruire des liens sociaux et économiques aux échelles régionale, nationale voire internationale. Les montagnes d’Afrique orientale, fortes de leur poids démographique et de leurs héritages culturels, doivent aujourd’hui intégrer les conditions de leur fertilité, agronomique et économique, dans ces nouvelles complémentarités à plusieurs échelles.