1Dans la nuit du 26 au 27 septembre 2002, au large du Sénégal, le navire Le Joola s’est retourné, emprisonnant dans sa coque plus d’un millier de personnes. En pleine mer, à plus de 20 km des côtes, et sans qu’aucune autorité maritime ne soit informée, le drame s’est joué en quelques minutes. Le bilan est terrible : il y eut près de 2 000 morts et seuls quelque 65 rescapés ont été retrouvés1.
2Cette catastrophe était prévisible tant les conditions de sécurité et d’entretien dans les transports sénégalais sont variables et aléatoires. Que ce soit en automobile, par train, en pirogue ou par bateau (l’avion restant le plus sûr, mais le plus cher, moyen de se transporter, même s’il y a eu dans les années 1990 deux crashes de petits aéroplanes remplis de touristes), le transport occasionne de nombreux accidents.
3Le risque d’accident ou de catastrophe ne tient pas qu’à la déliquescence des conditions de sécurité. Si celles-ci sont peu maîtrisées voire inexistantes, c’est que les conditions dans lesquelles le transport est produit sont de nature à favoriser l’abandon des règles minimales en deçà desquelles tout transport devient risqué. La crise sociale et économique qui devient le mode structurant de l’évolution du pays favorise la course au numéraire et pousse une partie des professionnels du transport à transgresser les règles que certains ne connaissent plus. L’autorité publique qui pourrait encore réguler et réglementer le transport n’y arrive plus, alourdie par un dépérissement de ses modes d’intervention et par une dérive des pratiques de certains de ses agents. Le cas du Joola montre que l’armée sénégalaise s’est servie de ce navire dont elle avait la charge comme moyen de transport pour ses troupes et aussi, malgré tous les avis des autorités civiles, comme moyen de gagner de l’argent, en dépit de toutes les règles minimales de sécurité.
4Au-delà du risque de catastrophe, c’est le risque récurrent d’enclavement, d’isolement, d’accident qui menace les populations, notamment celles qui utilisent les transports en commun et qui sont pauvres. Le risque dans le transport, c’est d’abord au Sénégal cette pression sur les populations démunies qui n’ont aucune prise sur les conditions de production du transport. Ce texte montre au contraire que l’interventionnisme des usagers, des professionnels, des collectivités locales dans la production, la réglementation et la régulation du transport favorise une meilleure appropriation de l’espace du transport et la construction d’un territoire apaisé.
5Dans un premier temps, la catastrophe du Joola et ses conséquences pour le Sénégal sont évoquées. Dans un deuxième temps, les dérives auxquelles le système de transport est soumis sont présentées. Dans un dernier temps, quelques pistes de réflexion et de solutions pour diminuer le risque dans le transport sont proposées.
6Le navire Le Joola fonctionnait depuis 1990, à raison de deux allers-retours par semaine, entre Dakar et le sud du pays. Avec l’apparition depuis 1997, sur la route desservant la Casamance, de barrages tenus par des éléments armés rebelles qui obligent les véhicules à changer d’itinéraire2, ce bateau était devenu, dans les années précédant le naufrage, un élément essentiel, sinon vital, des relations entre la région méridionale et Dakar. Sur son trajet fluvial, entre Ziguinchor et l’océan, il desservait en outre la basse Casamance difficile d’accès. Le Joola permettait de remonter vers la capitale sénégalaise les produits agricoles casamançais qui étaient vendus à l’embarcadère du bateau. Expression d’un lien économique et politique entre le nord et le sud du pays, le Joola constituait un des rares équipements octroyés par l’État pour l’intégration politique et économique de la Casamance.
7Géré par une société publique sénégalaise, le navire était passé, en 1994, aux mains du Port Autonome de Dakar (PAD), tout en étant armé avec du personnel militaire. En 1995, le gouvernement avait accru le contrôle du ministère des Forces armées sur le Joola puis, devant les problèmes répétés de gestion et d’exploitation, le lui avait confié en totalité (sans que se règlent les problèmes récurrents de surnombre et de sécurité apparus durant les années précédant le naufrage). « […] Officiellement, ce transfert [de responsabilités] obéissait à un souci de sécurité en Casamance, alors déclarée zone de guerre »3. Dès cette époque, la destinée du Joola a été liée à celle de l’État sénégalais et à sa politique de sécurisation du territoire national.
8La tension sur cet élément du système de transport sénégalais s’était donc accrue au cours des années, exigeant des autorités de tutelle une surveillance renforcée des conditions de gestion, d’exploitation et de sécurité. Toute défaillance de cet élément du système risquait de pénaliser une région, une économie, mais aussi d’entamer sérieusement le crédit de l’armée devenue unique gestionnaire. Dans une région où le pouvoir central n’a jamais réussi à régler les problèmes de fond (Marut, 2002), un problème quelconque sur ce navire pouvait rapidement se transformer en crise majeure.
9Le navire était en mauvais état et n’a pas été entretenu comme il aurait fallu. Pendant plus d’une année, entre août 2001 et septembre 2002, les rotations avaient été suspendues. Les problèmes de moteurs étaient importants et avaient obligé les autorités à changer, en août 2002, l’un d’entre eux. Le matériel de transmission étant usé, les difficultés de communications entre le navire et la terre étaient récurrentes (au point qu’il semble que le bateau se soit perdu en mer au cours d’une rotation en 2001). La dernière visite technique du 23 septembre 2002, soit 13 jours après la reprise des rotations et 3 jours avant la catastrophe, révélait encore la défaillance des appareils de bord. La sécurité était minimale : les attaches pour arrimer dans les garages du pont inférieur les marchandises et les véhicules paraissaient absentes. Quant au matériel de sauvetage (bouées, canots), il était de qualité défectueuse et en quantité insuffisante pour le nombre de personnes embarquées. Selon le rapport officiel de la commission d’enquête technique sur les causes du naufrage, les compétences des personnels de navigation embarqués n’étaient pas des plus adéquates pour commander ce type de bateau en pleine mer.
10La catastrophe était prévisible, pressentie par nombre de passagers habituels, mais peu ou pas du tout évoquée dans les débats publics ou dans la rue. Lors de la dernière rotation, différents éléments ont contribué à accroître les difficultés de navigation. Le dépassement des capacités d’embarquement de passagers a été reconnu par tous alors que le bateau ne devait contenir que 550 personnes4. Les prix prohibitifs proposés par la compagnie aérienne sénégalaise entre Dakar et Ziguinchor, les difficultés de transport accrues durant l’hivernage 2002 sur la route nationale qui rejoint Ziguinchor (dite « transgambienne »), la session d’octobre du baccalauréat et l’approche de la rentrée scolaire et universitaire, ainsi que la reprise du commerce après un an d’interruption, avaient poussé les Casamançais à embarquer coûte que coûte. Cette nuit-là, sur le trajet du navire, il y eut une forte houle et une grosse mer avec, selon les rapports d’expertise, des vagues de 2 à 4 mètres capables de déstabiliser ce type de bateau au fond plat et dont le centre de gravité est situé assez haut. « […] Il y a eu subitement plus de vent. Un fort vent latéral qui a pris le bateau. On a constaté une accentuation du tangage. Le bateau s’est levé, n’est pas revenu à sa position normale et s’est renversé doucement, tout doucement […]. Cela s’est passé très vite, le bateau s’est retourné en quelques minutes. »5 Selon le rapport de la commission militaire du 1er octobre 2002, le pilote a tenté de remettre le bateau en équilibre, sans y parvenir, et ce dernier s’est couché sur bâbord. Les opérations de secours n’ont pas été déclenchées ni le matériel de secours préparé, preuve que l’équipage a été surpris par l’événement.
11Aucune alerte n’ayant été donnée au moment du chavirement, les secours ont tardé6 : entre 23 heures, moment de l’accident, et 8 heures du matin, pendant plus de 9 heures, aucun secours n’a été dépêché sur place. Le directeur général du port de Dakar a été informé par une société de pêche à 8 h 20, le ministre des Transports à 8 h 25. Les moyens de secours ont été envoyés beaucoup plus tard, dans la matinée du 27 septembre, et de façon incomplète : l’avion de grosse capacité Breguet-Atlantique, appartenant aux forces armées françaises et prévu par décret dans les opérations habituelles de secours, n’a décollé qu’à 11 h 45.
12Ces tergiversations de la matinée du 27 septembre ont eu pour prolongement une mauvaise gestion de l’après naufrage. Dans la journée du 27, le Premier ministre sénégalais a avancé l’idée que le naufrage avait été occasionné par la forte tempête survenue dans la nuit. Au journal télévisé du soir, lors d’un entretien avec un responsable de l’armée, les dysfonctionnements organisationnels et les responsabilités humaines, en particulier à l’embarquement, ont été minimisés. L’absence d’images durant les jours suivants n’a pas contribué à lever le voile sur ce drame resté mystérieux. C’est dans la journée du 28 que sont apparues, sur TV5 puis à la télévision sénégalaise, celles provenant de la vidéo amateur et montrant des pirogues qui convoient des personnes vers le bateau en mouvement, puis les images, diffusées dans le monde entier, de la coque rouge retournée et entourée d’une dizaine de chalutiers.
13Le décompte macabre a été lent. Les ondes ont diffusé le 27 septembre les chiffres de 59 rescapés, 41 morts et 723 disparus, confirmés par la presse du lendemain7. Ce même jour, un quotidien avait déjà indiqué près de 1 000 morts. Le lundi 30, Wal Fadjri renchérissait avec 1 034 passagers présents à bord du bateau. Le 5 octobre, ce journal parlait de 1 300 morts. Le 17 octobre, reprenant les propos du président de la République, il soutenait qu’il y aurait eu 1 500 morts. Début 2003, confirmant que le décompte officiel n’était pas terminé, le collectif des familles des parents de victimes avançait le chiffre de 1 810 victimes8. Finalement, le 3 février 2003, le Premier ministre sénégalais, lors de son discours à l’Assemblée nationale, parlait de 1 865 morts9.
14Le drame a eu un retentissement considérable dans la société sénégalaise. Malgré la difficulté pour les pouvoirs publics sénégalais à reconnaître leur responsabilité, différents rapports ont été commis10, des sanctions envers des ministres prises, une cérémonie à la mémoire des victimes organisée, une invitation à une prise de conscience du pays envoyée, un appel à la concorde nationale lancé.
15Les explications sur le naufrage, ses conséquences pour l’économie sénégalaise, le transport et la région sud, n’ont cependant pas été développées. La banalisation de l’énorme catastrophe humaine – près de 2 000 morts, une immense désolation dans les familles touchées, une grande consternation en Casamance – est apparue évidente. Une partie de la jeunesse intellectuelle qui allait rentrer à l’université a été décimée, sans qu’on puisse avoir la moindre idée du ressentiment de ceux qui sont restés et qui ont appris la disparition de leurs amis. Cette question délicate pour le pouvoir a été gérée politiquement parce qu’elle a touché le sud du pays où l’État et la classe politique sénégalaise agissent d’abord en fonction de considérations territoriales de sécurité et technocratiques. On a pu penser à l’époque du drame que l’émotion créée par l’événement allait entraîner un renforcement de la contestation armée en Casamance, mais il n’en a rien été11.
16Une partie des commerçants du marché dit Joola, situé à l’embarcadère du navire à Dakar, a disparu dans les eaux de l’océan. Près d’un an après la catastrophe, ce marché est moribond. En Casamance, l’économie fruitière, maraîchère et de cueillette est en panne, les flux vers Dakar fonctionnent au ralenti, les conditions de circulation sur les routes casamançaises n’étant toujours pas complètement garanties et le passage de la Gambie et de la douane compliqué et aléatoire12. Cette région méridionale, grenier du Sénégal, reste isolée du Sénégal central et septentrional alors qu’elle regorge de richesses intellectuelles, économiques et sociales. Ce scandale géographique s’est accru avec la catastrophe du Joola, donnant l’impression d’être devenu banal et négligé dans la résolution des problèmes de cette région.
17Le système de transport ne s’est pas remis du drame. Le bateau de remplacement, tant annoncé dans la presse par les pouvoirs publics et diverses personnalités de Casamance, n’est pas là, et rien n’indique qu’il en sera mis un en service prochainement. Le dernier projet en date concernait un bateau appartenant à la compagnie Emeraude Lines et qui devait être loué, dans le cadre d’un contrat d’affrètement, à l’État sénégalais. Le navire a été inspecté en France durant le mois d’octobre 2003, mais le projet a été abandonné en raison des difficultés financières que connaît l’affrèteur13. Au cours de l’année 2003, seul un cargo acheminait vers Dakar, à raison d’une à deux rotations tous les quinze jours, les marchandises du Sud14. La catastrophe du Joola a permis d’évoquer les risques encourus dans les transports ou dans les zones industrielles de la capitale15, mais les changements sont longs à venir : les mois de novembre et décembre 2003 ont été particulièrement meurtriers sur les routes sénégalaises, provoquant dans la presse le retour des articles accusateurs, mais pas le sursaut espéré16.
18L’avenir du transport et de la sécurité routière est plus que jamais à l’ordre du jour. Le Sénégal, les autorités, les opérateurs économiques, les transporteurs, la population ne peuvent éviter de rapprocher ce drame des dérèglements permanents du système des transports et des interrogations qui sont posées à la société sénégalaise : pourquoi un tel naufrage dans un pays vanté pour ses succès dans différents domaines (politiques et sportifs) ? Pourquoi tant d’inégalités par les transports dans une société censée redistribuer à tous ? Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, cet accident dramatique démontre que le risque de catastrophe dans un secteur particulier de l’économie ou de la société, s’il n’est pas mesuré et anticipé, peut exacerber les tensions dans d’autres domaines de la vie des pays et accroître le risque général de crise sociale aiguë.
19Différents éléments permettent de comprendre pourquoi et comment le risque de catastrophe est présent sous diverses formes et en quoi il renvoie aux questions d’inégalités socio-économiques croissantes dans ce pays.
20Le risque de catastrophe dans les transports sénégalais est grand. Cette vérité n’est pas toujours évidente à formuler au Sénégal, malgré de nombreux exemples confirmant que, quels que soient les modes utilisés, le risque est là. Ainsi, en juin 2000, lors du pèlerinage musulman dit « du Magal », un accident de train, survenant sur la voie ferrée reliant la ville de Thiès à la cité religieuse de Touba, a fait près de 50 morts. Les passagers avaient envahi les wagons et ceux qui n’avaient pas de place s’étaient juchés tant bien que mal sur les toits des voitures : lorsque le train a déraillé, nombre de wagons se sont retournés, entraînant avec eux des passagers. Sur la route, les accidents sont fréquents : les cars de transport en commun sont mal entretenus17, sans freins, les chauffeurs ne savent pas bien conduire. Les basculements dans le fossé ou les chocs frontaux se produisent alors, provoquant la mort de plusieurs personnes, parfois une quinzaine à la fois. Même les voitures particulières ne sont pas à l’abri de tels accidents, lorsque les routes deviennent glissantes ou que la nuit surprend le conducteur sur la route. Les statistiques d’accidents indiquent une dégradation très sérieuse des conditions de sécurité sur le réseau routier : selon le ministère de l’Équipement et des Transports, le nombre d’accidents est passé, entre 1995 et 1999, de 12 276 à 16 808 accidents, et le nombre de morts, de 448 à 646 (Ministère de l’Équipement et des Transports, 2002). Sur le réseau fluvial ou en mer, les retournements de pirogues occasionnent aussi de nombreux drames : pêcheurs noyés car ne disposant pas de gilets de sauvetage, embarcations surchargées coulant avec rapidité, en particulier dans les nombreux deltas du sud du Sénégal.
21Les catastrophes ne touchent pas également les Sénégalais. Elles renvoient à un état du système des transports dans lequel les inégalités spatiales et sociales pour l’accès au transport sont croissantes. Le Joola ayant disparu, le transport entre Dakar et la Casamance, plus d’un an après le drame, est plus difficile qu’avant. L’état défectueux des véhicules, le mauvais entretien des routes, leur absence dans certains cas rendent très aléatoires le déplacement des populations et des marchandises, même en ville où, entre certains quartiers il est difficile de se déplacer en transport en commun : le risque d’un accident, d’une panne, d’une attente inconsidérée, d’un détour est permanent (Baillon et al., 2004). C’est d’autant plus vrai en milieu rural que les vieux véhicules sont recyclés pour acheminer personnes et biens (car les contrôles des forces de l’ordre sont rares et souvent compréhensifs). À l’enclavement géographique qui peut survenir à tout moment, même là où il y a de bonnes routes, s’ajoute l’enclavement socio-économique de catégories de personnes démunies et qui ont besoin du transport, notamment collectif, pour vivre, se soigner, commercer. Les études sur Dakar montrent que les catégories pauvres se déplacent le moins souvent et à pied (Diaz-Olvera, 2002). En milieu rural, le lien entre pauvreté et risque d’enclavement, par manque de routes ou de véhicules et pirogues, est encore plus significatif (Ninot, 2003).
22L’augmentation du risque sous toutes ses formes est d’abord le résultat d’une évolution des normes et des règles : les premières sont beaucoup plus calquées sur les pratiques en vigueur dans le transport que sur des règles admises par tous. Dans le concert de louanges vantant la libéralisation et la privatisation, l’État devient absent du transport, parfois il sert de couverture à des activités privées.
23Dans un système de transport déréglementé, caractérisé par la libéralisation des autorisations de transporter18, l’État sénégalais est inefficient. La difficulté du service du contrôle technique à réguler les autorisations de circuler sur le réseau est révélatrice : sans moyens minima modernes ni de personnel pour faire son travail, il ne voit passer que peu de véhicules du parc sénégalais, en particulier ceux de transport en commun. Les conséquences pour la sécurité routière sont néfastes.
24Or, l’État est intéressé au fonctionnement dérégulé du système des transports qui lui procure d’importantes rentrées financières. Quelques-uns de ses agents sont engagés dans des pratiques illicites qui ne contribuent pas à clarifier le rôle de l’autorité publique ni à la légitimer (Blundo, 2001)19. Facilités pour les importations de véhicules et de pièces détachées, taxes douanières, taxes sur les carburants, formalités administratives payantes alimentent le budget de l’État autant que de multiples intermédiaires. Cette fuite en avant paraît inconciliable avec le contrôle et la régulation indispensables au système des transports. L’exemple de la compagnie de bus Dakar Dem Dikk20 (qui s’est substituée, après plusieurs années sans service, à l’entreprise publique en faillite) est édifiant : la société a importé de nombreux bus en piteux état, en payant des taxes à l’importation, alors même que ces véhicules n’offraient pas toujours les garanties nécessaires au transport sécurisé des personnes21.
25En laissant s’instaurer le dépassement de capacité dans les transports routiers, le non-respect de la réglementation ainsi que l’irresponsabilité de transporteurs qui tous ne remplissent pas les conditions d’agrément, d’assurance, de contrôle technique et de permis de conduire (pour leurs chauffeurs), l’État prête le flanc à la critique au prix de dérives irréversibles. Le risque qu’un problème se transforme en catastrophe augmente d’autant plus que le régulateur et contrôleur est embarqué dans une logique financière, voire affairiste.
26Le deuxième élément du dérèglement du système qui accroît les risques est propre au secteur du transport. Chaque jour, les professionnels du transport routier acheminent sur l’ensemble du réseau du Sénégal personnes et biens. La dernière enquête sur la mobilité à Dakar (Syscom, 2001) estime le nombre de déplacements journaliers, pour les personnes âgées de plus de 14 ans, à 2 631 791, dont 716 019 déplacements véhiculés (comprenant ceux effectués par véhicules particuliers). Malgré la responsabilité des opérateurs dans la mobilité quotidienne, tout apparaît possible pour repousser les limites de la norme alors que ces utilisateurs de l’espace public devraient, autant sinon plus que tous les autres, veiller à ne pas empiéter sur les droits d’autrui. Avec des véhicules hors d’âge et hors d’usage, il est difficile d’envisager que les transporteurs offrent un transport de qualité aux clients. Que peuvent attendre ces derniers de chauffeurs de cars qui les font descendre à leur guise, prétextant que le bout de la ligne a changé par rapport à celui indiqué au départ par le receveur22 ? Quel service proposent-ils aux clients qui ne connaissent pas toujours le montant total qu’ils vont payer, les prix variant selon la destination, la distance, le nombre de changements de véhicules et l’itinéraire ?
27Le service de transport au Sénégal ne rime pas avec qualité. Le convoyage d’un bout à l’autre de la ligne ou du pays, quelles que soient les conditions et pour tous types de chargements, biens et passagers, est effectué au moindre coût pour le transporteur. Le service offert dépend du type de relation instaurée entre le propriétaire et le chauffeur : selon X. Godard et P. Teurnier (1994), le premier est souvent rentier, homme d’affaires, peut-être fonctionnaire ou policier, et ne raisonne qu’en fonction du montant reversé chaque semaine par le chauffeur ; le second conduit pour accumuler entre l’équivalent du versement et ce qui permet de payer le carburant, les petites pannes, les tracasseries des forces de l’ordre, les différentes caisses de solidarité installées dans les gares, ainsi que les taxes de stationnement23.
28La relation est inégale : le chauffeur est mal payé et doit conduire à n’importe quelle condition pour gagner sa vie. Non déclaré, celui-ci est en position éjectable. L’état du système des transports routiers au Sénégal et à Dakar tient à cette relation de domination. Le rapport de dépendance entre chauffeur et propriétaire s’inscrit dans un processus plus global de sélection des acteurs. Les opérateurs implantés de longue date sont avantagés car ils bénéficient de réseaux de clientèle politiques et économiques qui leur permettent, malgré la concurrence, de s’installer dans la durée sur les marchés. Il en va ainsi dans le transport des hydrocarbures, dans le transit international dominé par des groupes mondiaux (Lombard, 2001), de même que dans le transport urbain de voyageurs où quelques opérateurs nationaux raflent la mise avec d’importants parcs de véhicules (en particulier pour le ramassage du personnel des entreprises). Les nouveaux entrants – qui sont légion – doivent se battre, y compris par la force, pour conquérir une place sur ces marchés.
29Dans le contexte actuel du système des transports sénégalais, le Joola a fait l’objet des mêmes convoitises qui l’ont détourné de sa fonction première de transport, provoquant l’abandon du service et l’accroissement des risques pour les passagers comme pour le personnel.
30Le troisième élément du système qui mérite d’être abordé touche à l’usage. Il apparaît incompatible avec l’intérêt général et la sécurité que l’usager – qui est aussi client – demande à un bus de s’arrêter devant son domicile ou son lieu de travail, interdisant au chauffeur de respecter les multiples arrêts réglementaires, ou qu’un commerçant fasse décharger devant son entrepôt, en plein centre de Dakar, des camions de 30 tonnes, contribuant à l’encombrement général de ce quartier de la capitale.
31D’autres exemples dans le monde montrent que des règles peuvent être admises et finalement partagées pour la bonne marche du système. Ce qui s’est produit le 26 septembre 2002 avec le Joola a justement dépassé les conditions de sécurité minimales : alors même qu’il avançait au milieu du fleuve Casamance, vers la haute mer, et que le nombre de passagers était supérieur aux limites autorisées, le navire a continué à embarquer des personnes arrivant en pirogue. De même, à Dakar, certains chauffeurs de car et de bus laissent descendre les clients au milieu des carrefours, loin des arrêts prévus à cet effet, c’est-à-dire dans des lieux considérés comme des plus dangereux par les services de sécurité routière.
32Si le client a le droit d’être transporté dans des conditions correctes, à un prix raisonnable et sans risquer de se salir ou de se blesser, l’usager en tant que citoyen a le devoir d’agir pour la rénovation du système des transports.
33La réflexion sur le risque dépasse l’analyse des conditions de sécurité et intègre celle des conditions de sa production. Le risque dans le transport relève du débat politique. Deux éléments pour une définition d’un système plus acceptable et moins risqué pour tous sont nécessaires.
34La notion d’espace social de concertation et d’espace physique à partager est à renforcer au Sénégal. L’activité de transport en est un des ferments car il relie et confronte les espaces et les gens, il concerne l’ensemble de la société : qui n’a pas dans sa famille ou qui ne connaît pas, parmi ses proches, un chauffeur, un apprenti, un possesseur de voiture particulière, un taximan.
35La refondation territoriale demande que le dialogue pour un meilleur transport se tienne là où il se produit, dans les gares, dans les lieux d’embarquement, mais aussi à l’intérieur même des véhicules, des pirogues, des navires. Les réactions au surnombre dans les véhicules de transport en commun, apparues au lendemain de la catastrophe du Joola, ont montré que les populations n’étaient pas indifférentes à l’évolution des normes. Ce mouvement de protestation, pour être transformé en réflexion sur l’avenir des transports, doit être appuyé à tous les niveaux par l’État, les collectivités locales, les comités de quartiers, les différentes associations, et s’étendre aux questions d’organisation et d’intérêt général.
36Les processus de décentralisation promeuvent le dialogue politique entre autorité publique et intérêts privés, entre collectivités locales et populations. L’exemple des villes post-apartheid en Namibie où les responsables de la gestion urbaine prennent de plus en plus en compte les pratiques citadines de la base est à méditer (Sohn, 2002). À Dakar, il y a des modes d’intervention de la part d’associations de différents usagers (femmes, groupements d’intérêt économique, etc.) ou de riverains24, de groupements professionnels25 et d’organisations non gouvernementales26 qu’il convient de soutenir et/ou de discuter.
37C’est seulement quand l’espace où s’opèrent les transports sera territoire, c’est-à-dire conçu, partagé, approprié et respecté par tous, que l’exécution d’un service de transport, acceptable et rentable pour la collectivité, sera possible au Sénégal. À cette condition, le « non territoire », autrement dit un espace de transport sans partage où domine le plus fort et le plus riche, peut être transformé en territoire du transport. La réduction de l’enclavement de quartiers et de zones entières du pays est une nécessité pour rendre possible la participation des Sénégalais à la refondation territoriale.
38La construction du territoire de transport implique un positionnement très clair de l’autorité de l’État, et interpelle tous les opérateurs privés qui ont des visées dans les transports et qui, par tous les moyens et pour leurs propres intérêts, investissent les méandres de l’appareil d’État pour obtenir des marchés. Ce débat dépasse l’opposition entre secteur public et secteur privé et pose une question fondamentale pour l’avenir : quels transports veut-on au Sénégal, pour quel type de société et de territoire ?
39La seconde notion a une dimension politique. Il s’agit de relancer une politique de transport au Sénégal, de hiérarchiser les priorités, de construire ensemble les décisions, d’expliquer les choix, de partager les avantages et les inconvénients, de faire en sorte que chacun participe à la construction territoriale du transport sans laquelle aucune barrière n’empêchera une nouvelle catastrophe de se produire. Des réflexions sont en cours dans les ministères, de nouveaux cadres réglementaires sont prévus. Ceux-ci sont d’autant plus admis que les citoyens s’expriment, que le débat a lieu avec les usagers, que les professionnels sont reconnus, soutenus, prêts à écouter et à faire des compromis.
40La restauration d’une politique de transport n’a de raison d’être que si elle est intégrée à un plus vaste débat sur l’avenir de la société sénégalaise et sur les inégalités socio-économiques grandissantes. En d’autres termes, les difficultés quotidiennes de transport, la lutte pour se déplacer d’un bout à l’autre du pays ou à Dakar, la cherté du billet pour les Sénégalais qui ont des problèmes pour trouver l’équivalent de la dépense alimentaire quotidienne, accroissent le sentiment d’enclavement et d’exclusion et contribuent à développer le système de débrouille. Les conséquences sont néfastes et prévisibles : dans les transports, l’accès au réseau et sa continuité spatiale sont si aléatoires que chacun fait tout ce qu’il peut, qui pour monter dans un bus (ou à bord d’un bateau), qui pour passer dans la rue devant l’autre tellement les embouteillages à Dakar sont importants, qui pour négocier et payer le moins cher.
41La pauvreté renforce les systèmes individuels de débrouille au détriment de la collectivité : elle accroît les risques d’isolement, d’exclusion, de dérive, de catastrophe. Faire une politique des transports digne de ce nom est difficile si les niveaux de vie n’augmentent pas et si chacun doit se battre pour partager l’espace public. Le transport pour tous, et dans de bonnes conditions, ne se résume pas à réduire la pauvreté comme on le prétend aujourd’hui27, mais d’abord à accroître les revenus et les possibilités de vivre décemment. Il s’agit de faire une politique volontariste, incluant tous les acteurs, à commencer par les opérateurs qui concourent avec succès au transport des personnes et des biens, d’aménager le territoire du pays en respectant ses équilibres, de donner à tous la possibilité de se déplacer.
42L’exemplarité du drame du Joola, aux conséquences incalculables pour les familles et le pays28, amène à réfléchir aux mécanismes de la régulation dans le transport et dans la société sénégalaise. Dans le contexte d’appauvrissement de couches importantes de la population, transformer un espace de lutte pour les transports en territoire n’est pas aisé. Les risques de voir le pays se diviser, des parties du territoire national s’ignorer, les populations s’éloigner les unes des autres, le tissu social se disloquer, les réseaux de transport éclater, les catastrophes petites et grandes survenir, sont importants. De tels risques interrogent les autorités politiques et demandent l’implication des groupements d’opérateurs privés, des associations et des individus. C’est dans ces conditions de dialogue politique et de territoire partagé que le transport au Sénégal, par tous et pour tous, sera possible et sécurisé.