- 1 Dans cet article, nous n’essaierons pas de donner une sorte de typologie ou de définition exhaust (...)
1Les aménagements urbains et environnementaux de grande ampleur constituent de plus en plus un sujet de contestation, tant au plan local, national qu’international. Dans le lancement de ces projets, les acteurs publics avancent fréquemment l’argument de l’intérêt général irréductible aux intérêts particuliers d’une poignée d’habitants. Ceci leur permet d’éviter notamment le débat public en la matière et le lancement d’un processus de concertation et de négociation avec les populations affectées. Or, cette absence de concertation et de coopération provoque souvent l’émergence d’une contestation de la part des habitants. Si ce type de résistance est souvent analysé en France dans le cadre de ce qu’on appelle les « NIMBY » (Not In My Backyard – Pas dans mon arrière-cour) pour désigner les oppositions des associations et, plus largement, du public aux installations ou aménagements susceptibles de perturber leur environnement (Trom, 1999), la dimension identitaire et spatiale de ces contestations est totalement ignorée dans l’étude de ces phénomènes. De plus, dans des contextes autoritaires1, des arguments de défense ou de sécurité nationale sont souvent invoqués de la part des décideurs politiques pour délégitimer ce type de réactions citoyennes. Ces dernières ne seraient pas patriotes car ne privilégieraient pas les intérêts nationaux et ne se soumettraient pas à l’autorité de l’État.
2L’objectif de cet article est de percevoir les protestations locales face aux aménagements publics en Turquie et à s’interroger sur la nature de ces aménagements pouvant parfois devenir l’instrument d’une politique de discrimination multidimensionnelle des institutions publiques, que ce soit par des instances étatiques ou des autorités locales. Ces politiques, qui créent des contraintes physiques et symboliques amènent également de la hiérarchisation sociale et symbolique ou encore des catégorisations ethniques (Sala Pala et al. 2014). D’après Fol et al. (2014), c’est souvent les groupes dominés ou des minorités qui constituent un enjeu d’intervention publique incorporant des formes d’affirmation de rapport de domination entre les groupes qui occupent un territoire. Le cas de la Turquie est emblématique en ce sens puisque le gouvernement actuel procède depuis les années 1990 à une réorganisation socio-spatiale de l’espace à la fois dans les grandes métropoles et dans des espaces ruraux à travers de grands projets de développement urbains, économiques ou ruraux dans des domaines diverses (ponts, autoroutes, stades olympiques, barrages, extractions minières, des immenses résidences etc.) qui ciblent très souvent les lieux où sont concentrées des minorités ethniques, religieuses et culturelles (Erdi Lelandais 2013, 2014 ; Balaban 2010). Ces projets deviennent des véritables outils pour des politiques de peuplement (Uzunçarşılı Baysal 2013). D’après Jongerden (2014) ils ne « visent pas tant une distribution de la population en fonction des caractéristiques spécifiques que la production d’espaces qui sont censés produire une identité. Autrement dit, l’espace n’est pas la scène d’action mais l’objet principal de l’intervention, à travers lequel sont en jeu la production de l’identité et la distribution spatiale des populations » (p. 66).
- 2 La ville est située au sud-est de la Turquie, dans la région à majorité kurde, à 40km de la front (...)
3Dans ce cadre nous proposons d’étudier le cas de la ville d’Hasankeyf2 qui a été affectée par la construction d’un barrage hydroélectrique et les réactions citoyennes qui ont émergé suite à la mise en place du projet de ce barrage puisque ce dernier allait engendrait des déplacements forcés et la submersion de la ville par les eaux.
- 3 Sans entrer dans les débats plus qu’animés sur l’identité, je pense, pour paraphraser, Guy di Méo (...)
4Des mouvements citoyens contre des projets d’aménagement ou de développement luttent le plus souvent pour une plus grande justice sociale et spatiale puisque ces projets provoquent très souvent un déracinement social et culturel et la perte des ressources économiques des individus dus aux déplacements. En nous intéressant à ces effets, nous mettrons également l’accent sur le concept de l’identité et la défense d’un espace comme composante de l’identité (Erdi & Şentürk 2017 ; Bonny et al. 2012 ; Di Méo 2008 ; Twigger-Ross & Uzzell 1996). C’est par le quotidien des rapports sociaux et spatiaux que se dessine l’identité des individus et des groupes, ornée des pratiques et représentations propres, mais néanmoins malléables et évolutives. Notre objectif n’est pas de redéfinir l’identité mais de nous focaliser plutôt comment les processus d’appropriation et de reconstruction d’un espace de vie avec ses pratiques imputées contribuent à la formation et à la redéfinition des identités collectives3. Dans le cas spécifique de Hasankeyf, la mobilisation observée démontre la formation d’une identité territoriale à travers l’action collective et dépasse le cadre d’interprétation d’une identité culturelle tenue par acquis au départ.
5Tout en étudiant la résistance sous contrainte au sens politique et culturel, nous voudrions analyser les liens entre la mobilisation et l’espace en termes d’identification et d’appropriation. Nous montrerons aussi comment le contexte autoritaire influence les stratégies de mobilisation en termes d’enjeux spatiaux. In fine, l’article n’entend pas se focaliser uniquement sur l’analyse d’une action collective, mais se veut plutôt une contribution à la compréhension de l’espace en tant qu’élément central de la domination et de l’oppression de groupes minoritaires dans la société, à l’analyse de l’appropriation de l’espace comme source de résistance ainsi qu’à la recherche privilégiant l’espace comme un facteur dynamique (Harvey, 1989 ; Massey, 1992 ; Soja, 2000).
- 4 Projet de recherche Marie Curie de la Commission européenne Politics Beyond The State ? Identity (...)
6Cet article est issu d’un projet de recherche4 dont l’étude de terrain a été réalisée entre mars et décembre 2011. Nous avons eu recours à des entretiens semi-directifs approfondis et des entretiens de groupe avec les habitants et des militants associatifs et politiques ayant activement participé aux campagnes contre le barrage d’Ilısu dans la ville de Hasankeyf et de Batman. Des observations lors des réunions et rassemblements ainsi que dans la vie quotidienne pour comprendre les pratiques sociales, les habitudes et les investissements spatiaux dans la ville, par les habitants ont été réalisées.
- 5 Partiya Karkerên Kurdistan (Parti des travailleurs de Kurdistan). Fondée en 1978 par Abdullah Öca (...)
- 6 Le HDP, parti démocratique des peuples, précédemment appelé BDP, a été créé en 2008. Suite à la d (...)
7Ayant conscience que les faits sociaux sont en constante évolution, cet article n’a la prétention de fournir qu’une séquence de cette évolution concernant le cas de Hasankeyf c’est-à-dire une période forte de mobilisation nationale et internationale pour sa préservation. Il met en lumière les dynamiques socio-spatiales et politiques de ce moment de mobilisation. D’autant plus que dès l’été 2012, il est devenu quasiment impossible d’accéder au terrain car les affrontements armés avec le Parti des travailleurs de Kurdistan (PKK)5 ont repris alors que, jusque-là, il était possible de se déplacer sans danger dans la zone en raison des négociations de paix entre le gouvernement turc et le PKK. L’accès au terrain est devenu impossible voire interdit à partir de 2015 où le gouvernement de l’AKP a décidé d’arrêter les discussions après sa déroute électorale contre le HDP6 la même année. À partir de cette date, un véritable climat de guerre civile a régné dans plusieurs villes de l’est de la Turquie y compris Batman, situé à 30 km d’Hasankeyf. Le gouvernement a déclaré l’état d’urgence régional et un couvre-feu strict pendant des semaines. Il est devenu par la suite très risqué de réaliser des enquêtes sur place et Hasankeyf historique a été entièrement submergé en janvier 2020.
8L’exemple d’Hasankeyf montre que l’espace et l’identité sont des constructions sociales indissociables. La destruction imminente de cet espace et l’obligation de le quitter engendrent différentes formes de résistance, cachées ou visibles, qui tendent à la réappropriation de l’espace, à la préservation de la mémoire et des pratiques sociales collectives et de ce fait à une identification forte aux lieux. Dans le cas de Hasankeyf, l’irruption de la cause kurde dans la défense de la ville a poussé les habitants à développer d’autres formes de résistance qui ne sont pas forcément visibles mais qui leur permettent de s’approprier leur espace de vie malgré le contexte politique répressif. Les parties qui suivent discuteront de cette hypothèse après avoir présenté le contexte politique et socio-culturel dans la région où Hasankeyf est située.
- 7 Certaines présentations factuelles et chiffrées de cette partie sont reprises d’un article précéd (...)
9Depuis les années 1970 jusqu’à nos jours, notamment sous le pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP), la Turquie ne cesse de lancer de grands projets de développement à travers toute l’Anatolie, et notamment des constructions de barrages, des autoroutes, des centrales énergétiques voire des villes satellites produites par la transformation urbaine. La plupart de ces projets présentés avec des motivations de développement, d’aménagement ou d’assainissement ont également des objectifs politiques. Le précurseur de ces projets, le premier à être mis entièrement en pratique, le Güneydoğu Anadolu Projesi (GAP-Projet de du Sud-Est Anatolien), visait à accélérer le développement économique de cette région devenue le foyer d’une rébellion kurde armée commandité par le PKK depuis le début des années 1980. Il avait également des visées géopolitiques. Dans les années 1990, la Turquie voulait utiliser l’eau comme un moyen de pression dans ses relations avec ses voisins, la Syrie et L’Irak, en contrôlant le débit de l’Euphrate et du Tigre (Erdi-Lelandais 2010). Ce projet s’est progressivement transformé en un véritable outil politique de lutte contre le séparatisme kurde [Çarkoğlu et Eder, 2005] dans l’objectif de pacification de la région par la voie économique [Pérouse et Bischoff, 2003]. Dans ce cadre, le barrage d’Ilısu, dont la construction est constamment retardée faute de financement depuis les années 1960, en est une composante (Erdi Lelandais 2014).
- 8 Ilısu Projesi (Projet d’Ilısu), Rapport préparé par le DSI (Direction des affaires hydrauliques d (...)
10D’après le rapport de la Direction étatique des affaires hydrauliques de Turquie, la construction du barrage est « un projet d’investissement inscrit dans la vision républicaine d’un siècle de la Turquie. Il résoudra les problèmes d’énergie, de sécurité, de modernité et de développement de la région du sud-est de l’Anatolie dans sa totalité et particulièrement dans les villes de Diyarbakır, Batman, Mardin, Siirt et Şırnak, ouvrira des possibilités d’embauche à 80 000 personnes, pour les travailleurs du BTP et leur famille et assurera la reconstruction de routes, ponts, chemins de fer et villages inondés avec des moyens techniques modernisés ».8
- 9 Un haut fonctionnaire local, 31 ans, entretien réalisé le 6 mai 2011, à Hasankeyf.
11En revanche, les besoins énergétiques mis en avant dans les documents officiels ne sont pas la seule raison de construction de ce barrage qui constitue, en réalité, un instrument parmi d’autres pour une politique nationale de sécurité. Par ailleurs, cet objectif n’est jamais dissimulé. Il est, au contraire, largement assumé par les acteurs étatiques à différents niveaux et mobilisé comme argument pour délégitimer toute forme d’opposition à sa construction auprès de l’opinion publique. Lors de notre enquête de terrain, un haut-fonctionnaire à Hasankeyf nous a expliqué qu’« il y a plus de 20 000 cavernes tout au long du Tigre. Il y a des grottes qui se voient les unes les autres de manière croisée. Nous avons même trouvé des aliments dans certaines d’entre elles. On ne peut pas lutter contre une telle organisation d’une autre manière. C’est pourquoi la construction du barrage est nécessaire. Il sécurisera la région en bloquant les routes de passage du PKK. »9.
- 10 « Pkk’nın yolu kesilir diye Ilısu Barajı’nı istemiyorlar [Ils ne veulent pas le barrage d’Ilisu p (...)
- 11 « Erdoğan’dan Hasankeyf ’i destekleyen sanatçılara : Gidin de aslını öğrenin » (D’Erdoğan aux art (...)
12Ce discours reprend clairement les arguments des membres du gouvernement au niveau national. En 2007, deux hauts-fonctionnaires de l’Institution des affaires hydrauliques défendaient le barrage auprès du Conseil suprême de lutte contre le terrorisme, en arguant que celui-ci allait priver le PKK de tout soutien logistique et couper ses routes de passage10. Enfin, R.T.Erdoğan qui était, à l’époque, Premier ministre, expliquait avoir été aux prises avec le PKK dès le lancement du projet. Tout en insistant avant tout sur les bénéfices du barrage pour la Turquie en termes de développement, il répétait que le barrage allait avoir, par ailleurs, l’avantage de mettre le PKK en difficulté11.
13Ces propos montrent que la construction du barrage est clairement considérée comme un outil de lutte contre le terrorisme par les décideurs politiques et ferment d’emblée toute possibilité de débat public sur l’utilité de ce barrage. L’État procède, depuis le début, dans ce projet, de manière unilatérale, sans prêter vraiment attention aux arguments avancés par différentes associations et campagnes de mobilisation. Les institutions publiques, au niveau national ou local, tentent, d’une part, de délégitimer les revendications formulées en exposant leurs plans d’amélioration pour saper de ce fait tout soutien potentiel à la défense de Hasankeyf. D’autre part, en réactivant le nationalisme, elles procèdent à la stigmatisation de la population concernée par le projet, soulignant implicitement son caractère oppositionnel à la République et son refus de se conformer aux règles de cette dernière.
14Dans le discours des agents publics, la spécificité de l’adversaire est discursivement travaillée. Les énoncés en fixent un ou plusieurs traits inhérents qui le dépeignent comme « immoral », « marginal », « incivique », « pervers », etc. (Erdi-Lelandais 2016). Cette logique de mise à l’écart s’exerçant à l’intérieur du pays relève souvent d’une logique de purification idéologique et d’uniformité nationale ainsi que de la volonté d’extirper les ennemis intérieurs qui pourront être représentés, selon le contexte, par une figure différente : dans le cas de la Turquie, cela peut être le communiste, le Kurde ou les féministes (Grojean 2014). Ces figures sont multiples et variées. Elles sont toutes inscrites dans une historicité et relèvent de procédés énonciatifs et argumentatifs spécifiques (Dorronsoro 2005).
- 12 Voir le site consacré aux effets du barrage : http://hasankeyfesadakat.kesfetmekicinbak.com
- 13 Le rapport officiel sur le déplacement des populations dans la région donne le chiffre de 54 762 (...)
- 14 Il s’agit de l’enquête menée par l’entreprise ENCON, commandée par l’État turc.
15Cette façon de procéder et de privilégier la sécurité nationale a fait que le projet a été lancé sans que les effets sociologiques et environnementaux ne soient vraiment questionnés et exposés. En plus de divers impacts écologiques du projet comme la transformation de tout l’écosystème autour du Tigre et la disparition de nombreuses zones agricoles ainsi que des espèces vivantes,12 il y a également des effets sociodémographiques considérables puisqu’entre 50 000 à 78 000 personnes seront déplacées13. Ceci implique aussi naturellement une transformation des modes de vie de la population de la région, forcée à au déplacement interne soit vers les grandes villes de la région comme Diyarbakır, Batman soit vers les grandes métropoles comme Istanbul, Izmir, Antalya ou Mersin (Morvardi 2004). A l’exception de la réalisation d’une revue socio-économique14 auprès des habitants pour évaluer les biens de chaque ménage déplacé et mesurer l’impact financier et social du projet concernant les déplacements, aucune enquête ou consultation auprès des habitants n’a été réalisée.
16Par ailleurs, la région où devrait être créé le lac artificiel d’Ilısu abrite un grand nombre de sites historiquement importants composés du mélange de plusieurs civilisations dont les Assyriens, les Perses, les Grecs etc. (Fig. 1). Depuis le Moyen-Âge, il s’agit également d’un lieu de pèlerinage pour de nombreux musulmans. Le projet prévoit la sauvegarde de certains monuments par déplacement mais la majorité des lieux historiques et archéologiques restent sous les eaux du barrage. Tous ces impacts, et notamment la disparition de la ville d’Hasankeyf et le déplacement forcé de ses habitants, a entrainé la naissance d’une mobilisation qui a très vite pris de l’ampleur au niveau régional, national voire transnational.
Figure 1. Une vue partielle de la vieille ville de Hasankeyf en 2011 avec la citadelle et le minaret du xiie siècle
Source : G. Erdi.
17La mobilisation pour Hasankeyf, malgré son ampleur internationale, démontre la difficulté à coordonner une action collective en raison de fortes tensions identitaires et des pressions sécuritaires, qui leur sont liées, de la part de l’État. La revendication identitaire incarnée par le PKK a longtemps contribué à la décrédibilisation de la cause et à l’élargissement et à la faiblesse du soutien de l’opinion publique au niveau national.
- 15 Les habitants âgés de la ville racontent qu’avant 1923, son tissu social était davantage cosmopol (...)
18Hasankeyf, peuplé de 2 921 habitants, située au bord du Tigre, fait partie d’une zone historique et archéologique sous protection depuis 1981. À l’origine, la ville était majoritairement arabe et syriaque15, mais une immigration kurde régulière et significative en provenance des villages environnants dans les années 1990 notamment, provoquée par le conflit armé avec le PKK a changé sa composition ethnique en faveur des kurdes depuis une trentaine d’années. Dans la lutte contre les séparatistes kurdes, l’armée turque, avec l’accord du gouvernement, a procédé, entre 1992 et 1998, au déplacement forcé de plus de 300 000 personnes d’origine kurde (Jongerden, 2002 ; Ergil, 2000). Ces déplacements ont été connus tardivement et reconnus 4 ans après les faits, suite à un changement de majorité gouvernementale.
19La ville est relativement proche des camps d’entraînement du PKK dans les montagnes de Raman, et une proportion considérable de la population a des liens passés ou présents avec le PKK, soit sous forme de soutien direct ou indirect, soit en résistant à leur emprise notamment dans les années 1990. La population vit de l’agriculture et du commerce lié au tourisme. Jusqu’aux années 1970, elle habitait dans les falaises calcaires environnantes mais par la suite, le gouvernement a forcé les résidents à abandonner leurs maisons troglodytes et à s’installer dans la vallée, estimant qu’ils « devraient apprendre à vivre dans la modernité au lieu de s’enfermer dans des grottes », selon les propos d’un habitant (Fig. 2).
Figure 2. Vu de la vieille ville d’Hasankeyf en 2011
En haut à gauche de la photo, on aperçoit les anciennes habitations sur les falaises, accessibles par le petit sentier. Au pied de la montagne, les nouvelles maisons construites dans les années 1970.
Source : G. Erdi.
20Cette obligation à abandonner l’habitat traditionnel et à s’habituer aux nouveaux types d’habitation, correspondait, d’après Jongerden (2014), à la volonté de l’appareil étatique à façonner la nation. Ces habitats étaient « assimilés à la modernisation et à la transformation de l’identité traditionnelle (lire kurde) en une identité moderne (lire turque) » (p. 75). Ce fut également le cas dans la conception des habitats de nouvelle Hasankeyf après la submersion de l’ancienne en 2020.
21Si la ville se trouve intégrée à la cause kurde par des associations et au problème kurde par des acteurs étatiques, elle n’est pas uniquement peuplée des kurdes malgré les migrations. Il y a de nombreux habitants d’origine arabe et ce cosmopolitisme ethnique de la population ne se reflète pas vraiment dans l’organisation spatiale de la ville. En fait, le Tigre fait une séparation naturelle entre les habitants kurdes et les habitants arabes qui se côtoyaient jusque-là sans pour autant trop se mélanger. La construction du barrage a, à la fois, cristallisé les différences et rendu visible les luttes d’appropriation de l’espace et du territoire entre différents groupes et acteurs et en ce sens le discours d’un habitant en est révélateur :
La ville est un ensemble, mais il y a d’un côté les villages kurdes et de l’autre les villages arabes. On vivait jusque-là sans problème. Le Tigre avait vraiment séparé les peuples, mais cela ne nous posait pas de problème. Après Hasankeyf, ils [acteurs publics] vont nous prendre tous pour nous mettre dans le même endroit. La nouvelle ville sera installée dans leur territoire (territoires des Kurdes). Ça va poser certains problèmes. D’abord nos cultures sont très différentes. De plus, nous n’aurons pas de zones de pâturage propres pour nos animaux. Ils ne voudront pas partager leur espace […]. Ici chacun a un travail. Certains vendent des souvenirs touristiques, d’autres ont un restaurant en paille (çardak) au bord du Tigre, d’autres encore possèdent des jardins ou pêchent. Que vont-ils nous donner en contrepartie de la construction de ce barrage ? Ils nous ont construit une nouvelle ville au pied de la montagne. Une partie est entourée par la forêt, du coup, il n’y a plus de passage pour les animaux puisque les terres en dessous appartiennent de toute façon au village d’en face. (Nihat, habitant de Hasankeyf, 26 ans, d’origine arabe).
22Ces différences ethniques et culturelles au sein de la ville ne permettent pas pour autant un rapprochement avec les habitants d’autres villes qui seraient kurdes ou arabes. Les habitants se représentent et se projettent souvent dans leur environnement quotidien, composé d’abord de leur espace immédiat résumant à leurs voisins proches et ensuite à la ville dans son ensemble. C’est la menace collectivement subie par l’ensemble des habitants qui a permis progressivement que le processus d’identification aille au-delà de l’appartenance ethnique et se confonde avec l’appartenance à Hasankeyf. Ainsi, l’enracinement dans ces espaces géographiques et les habitudes spatiales qui y ont été développées ont aidé aux habitants à maintenir une identité qui leur est propre et les ont encouragés à résister aux divisions spatio-temporelles imposées par la restructuration de leur ville. La menace pesant sur la ville a permis finalement à certains habitants de dépasser ces différences et de se reforger une identification sociale en lien avec leur espace de vie qui est Hasankeyf. Un habitant explique ainsi :
Ici, nous avons notre culture authentique. Elle n’est pas similaire à la culture arabe ou kurde de Siirt ou à Mardin. Nous avons notre propre mode de vie. Avant tout, c’est le lieu de naissance de tout le monde. Toutes les familles ont leurs tombes ici. Les gens ici seraient incapables de vivre dans un appartement par exemple. Tout le monde se connaît, s’entraide. Si on chasse les gens d’ici, ils seront aliénés, c’est une culture qui sera complètement détruite. On va séparer, diviser et assimiler les gens en les arrachant à leur culture. Les gens ici, ils restent ensemble jusqu’à tard dans la soirée pour boire du thé. Ils ne peuvent vivre de cette façon ailleurs, ni dans des immeubles… Nous ne pouvons trouver nulle part la liberté dont nous jouissons ici. Je ne me sens nulle part aussi libre et confiant qu’à Hasankeyf. Ailleurs, je me sentirais perdu. (Hamdi, 28 ans, habitant d’Hasankeyf).
- 16 Un metteur en scène a réalisé un film de court-métrage sur cette question de transfert des tombes (...)
23La construction du barrage pose problème aux habitants à plus d’un titre. Elle signifie avant tout la disparition de leurs identité et mémoire collectives qui sont liées à la ville et à leurs relations sociales, comme à leurs souvenirs personnels construits dans des événements collectifs : mariages ou décès avec leur traduction spatiale comme les cimetières. Cette question des cimetières était une des choses qui chagrinaient le plus les habitants. Ils étaient tristes de ne plus pouvoir visiter les tombeaux de leurs ainés16.
- 17 Cette association a été fondée dans les années 1990 après l’évacuation forcée de villages kurdes (...)
- 18 Au Royaume-Uni et en Suisse notamment, les organisations Ilisu Dam Campaign et Déclaration de Ber (...)
24La mobilisation pour Hasankeyf a émergé à partir de 2006 quand la construction du barrage est devenue concrète. Une coordination, Initiative pour sauver Hasankeyf, est créée à l’issue d’une réunion rassemblant les maires des principales villes de la région, des associations de défense de l’environnement comme Greenpeace et le World Wildlife Fund (WWF) ainsi que des associations de solidarité et d’aide aux migrants autour de Göç-Der17. Cette coordination a depuis mené de nombreuses campagnes et s’est révélée être un véritable contrepoids local en s’opposant à la décision du gouvernement de lancer la construction du barrage. Elle a également contacté ses homologues européens afin qu’ils puissent exercer une pression auprès de leurs gouvernements respectifs et bloquer ainsi d’éventuels financements pour la construction du barrage18. Enfin, l’Initiative a déposé une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) afin que l’État cesse la construction. Cette requête a été néanmoins rejetée en 2019 par la CEDH.
25Cependant, la localisation du barrage dans une région à majorité kurde a changé la donne, tant pour les acteurs publics que pour les opposants. En outre, une partie des habitants de Hasankeyf a également pris part à la résistance, non pas en s’impliquant directement dans les actions de protestation organisées par l’Initiative, mais en défendant la spécificité de Hasankeyf comme un espace unique d’harmonie interculturelle dans la région, avec des moyens alternatifs. Les habitants d’Hasankeyf n’appréciaient guère que leur opposition au barrage soit politisée et soulignaient avec force leur attachement à leur ville à travers un discours qui met l’accent sur la valeur environnementale et culturelle des lieux.
26Du point de vue des représentants de l’Initiative, Hasankeyf tient une place majeure dans l’histoire et la culture kurdes et participe donc du renforcement et de la construction de l’identité du peuple kurde ainsi que d’une nation kurde :
Depuis un certain temps, la population kurde a pris conscience de son histoire et de son environnement. Elle se rend compte de l’importance de Hasankeyf dans sa conversion à une vie sédentaire. En d’autres termes, l’histoire de Hasankeyf leur permet de dire aux Turcs : « Vous êtes venus en Anatolie il y a 1 000 ans mais mes ancêtres étaient déjà ici il y a 8 000 ans. Ils ont créé des villes, des canaux d’irrigation, une civilisation… mon capital culturel, mes racines sont ici et Hasankeyf en est la preuve ». (Mustafa, 48 ans, habitant de Batman, journaliste, entretien réalisé le 2 mai 2012)
27Pour les membres de l’Initiative, pour la plupart membres du Parti démocratique des peuples (HDP), la lutte pour Hasankeyf est essentielle puisque sa perte signifierait un échec et un recul du mouvement kurde lui-même :
Hasankeyf est particulièrement importante pour le mouvement kurde dans la région. C’est une icône. Si nous perdons la cause de Hasankeyf, nous pouvons progressivement perdre partout, ce qui explique la mobilisation intensive sur cette question. (Metin, 47 ans, habitant de Batman, activiste kurde)
28Mais cette querelle entre les organisations résistantes et les institutions étatiques met en difficulté les habitants, premiers concernés, quand il s’agit de formuler leurs revendications. Ces derniers sont opposés à la construction du barrage car ils ne veulent pas voir disparaître leur ville, considérée comme constitutive de leur identité. Cependant, le fait que la mobilisation soit organisée par L’Initiative pour sauver Hasankeyf et que le HDP présente la ville comme un élément du patrimoine culturel kurde a généré une tension non seulement entre les opposants et les pouvoirs publics, mais également parmi la population de la ville elle-même. Tout d’abord parce que tous les habitants de Hasankeyf ne se considèrent pas comme kurdes et ensuite parce qu’une partie des habitants, y compris parmi les Kurdes, ne souhaitent pas définir leur cause en termes ethniques et certains d’entre eux soutiennent même la construction du barrage. Par conséquent, ils préfèrent ne pas participer aux manifestations et aux campagnes de protestation et n’osent exprimer publiquement leur opposition par des actions fortes (Fig. 3). Ils choisissent alors plutôt de mettre en avant la spécificité de Hasankeyf, ce qui en fait une ville « à part » :
Sommes-nous contre le barrage ? Oui nous sommes contre. […] Il y a certaines actions organisées, mais nous ne pouvons pas en faire partie, sinon on risque d’être étiqueté comme les ennemis de l’État. Les gens de l’extérieur viennent protester contre le barrage. Si nous nous joignons à leurs actions, nous passerons la nuit au commissariat. Nous ne pouvons pas défendre nos droits de cette façon. Sinon, nous sommes immédiatement étiquetés comme terroristes […]. (Hamdi, 28 ans, habitant de Hasankeyf, entretien réalisé le 4 mai 2011)
Figure 3. L’inauguration de la nouvelle ville d’Hasankeyf en 2019
Les soldats alignés au premiers plan.
Source : journal Evrensel (https://www.evrensel.net/haber/385950/hasankeyf-koordinasyonu-100-bin-insan-goc-etmek-zorunda-kalacak)
29De nombreux habitants de Hasankeyf ont ainsi manifesté une certaine résistance, mais en marge de l’Initiative, et sans grande visibilité. Ils expriment un fort désir de préserver leur espace sans pour autant avoir à lier leur cause aux revendications globales de la cause kurde. Bien que la construction du barrage d’Ilisu fasse partie de leur vie quotidienne et représente une menace perpétuelle de déplacement, ils préfèrent vivre en refoulant ce danger :
Les gens ne manifestent pas une hostilité envers l’État ou la République. Ils sont en paix avec leur pays. Par exemple ici, la plupart ne votent pas pour le BDP[HDP]. Les gens sont persuadés du contraire, mais ce n’est pas vrai. La preuve est que notre maire est apparenté AKP. Cet amalgame est tellement ancré qu’être contre le barrage revient à être un membre du PKK. […] Pour ce qui concerne la protestation contre le barrage, il n’y a pas beaucoup d’organismes pour nous défendre. À un moment donné, il faut que quelqu’un nous défende d’une manière ou d’une autre. Pour l’instant, il n’y a que l’Initiative qui s’en charge. Cependant, nous ne participons pas à leurs activités. Ils mettent en avant leurs propres revendications politiques. (Nihat, 26 ans, habitant de Hasankeyf).
30Même si la mobilisation lancée par l’Initiative déplait à certains habitants, c’est cette dernière qui a permis de publiciser la cause d’Hasankeyf, attirant de fait l’attention de plusieurs associations environnementalistes au niveau national et international.
31L’appropriation progressive mais durable de la cause de Hasankeyf par les associations environnementalistes a proposé une fenêtre d’opportunité aux habitants pour légitimer leur cause et élargir leur mobilisation.
32L’installation à Hasankeyf d’une organisation extérieure à l’Initiative, le Doğa Derneği (Association pour la nature) avec des activistes extérieurs a changé le ton à la fois pour la mobilisation et les habitants qui voulaient lutter pour sauver leur ville mais avaient peur des représailles des pouvoirs publics. L’arrivée de Doğa Derneği a permis non seulement d’éviter le conflit avec les institutions publiques locales mais aussi de replacer la cause d’Hasankeyf dans une arène en apparence apolitique : celle de la protection de l’environnement. Les habitants, avec l’aide des activistes de cette association, ont décidé de mettre l’accent sur la valeur écologique de Hasankeyf, les espèces animales rares de la région et sur son héritage archéologique multiculturel. De cette façon, ils ont réussi à obtenir une légitimité aux yeux de l’opinion publique en coupant les liens présupposés avec le PKK.
33Les lignes qui suivent analysent cette période de changement des répertoires d’action tels qu’ils sont définis par C. Tilly (1984) permettant de sortir du cadre délégitimant des acteurs dominants. Je soutiens l’hypothèse que la défense de la nature a permis de recadrer le mouvement (Snow et Benford, 2000) pour Hasankeyf en l’alignant à une cause reconnue et respectée mondialement. La mobilisation gagnant une dimension spatiale s’est éloignée du cadre identitaire qui la stigmatisait tout en se dotant de nouveaux arguments – protection de la nature et du patrimoine – auxquels les responsables étatiques n’étaient pas préparés.
34À partir de ce moment, les pratiques de résistance prennent une double forme. Si l’une reflète les caractéristiques classiques d’une mobilisation pour une cause spécifique, l’autre s’observe dans la vie quotidienne, à travers les comportements, les habitudes, les discours et l’attitude des habitants. De ce fait, et contrairement à la première, elle est moins visible dans l’espace public et n’a pas pour principal objectif la visibilité médiatique et publique ou la validation d’une revendication. Cependant, ce type de résistance, à travers rituels et habitudes de la vie quotidienne, recherche davantage l’appropriation de l’espace contre sa reconfiguration imposée par les acteurs dominants.
35La première forme d’action s’incarne dans l’organisation de mobilisations par des personnes et organismes extérieurs à la ville. Des groupes ont largement médiatisé la construction du barrage au niveau international afin d’exercer une pression sur les bailleurs financiers étrangers du projet et de provoquer un « effet boomerang » (Keck et Sikkink, 1998) sur le gouvernement turc. Ainsi, l’ensemble de ces acteurs a-t-il réussi à créer une arène légitime de protestation en sortant du registre politique et, de ce fait, à se distinguer du PKK. Dans ce cadre, les pratiques ne sont pas des actions de type sit-in, meeting, manifestation ou pétition, mais plutôt des actes en apparence non politiques comme l’organisation d’une compétition de plongée depuis les falaises de la ville dans le Tigre, la création de pièces de théâtre destinées aux enfants et la transmission régulière d’informations aux médias sur les fouilles archéologiques. Deux campagnes ont été particulièrement réussies. L’une a été organisée par un magazine de voyage, Atlas. Il s’agissait d’un voyage en train depuis Istanbul, avec la participation des célébrités pour arriver à Hasankeyf. Le train a été baptisé « Train de loyauté pour Hasankeyf » (Fig. 4). L’autre a été lancé par Doğa Derneği en collaboration avec Amazon Watch en vue de créer une campagne de solidarité internationale pour attirer l’attention aux méfaits des grands barrages sur des populations autochtones. Cette campagne a été largement médiatisée grâce à la visite à Hasankeyf des Indiens d’Amazonie et par les réseaux sociaux comme Twitter avec la création du compte Damocracy créant un néologisme entre democracy et dam qui veut dire barrage en anglais (Fig. 4). L’objectif de ces deux actions était de rendre visible la mobilisation afin de créer une pression sur le gouvernement et empêcher ou retarder la construction du barrage.
Figures 4 et 5. Les affiches de deux actions organisées par les associations environnementalistes
Train de loyauté pour Hasankeyf. Affiche de campagne de solidarité avec l’Amazonie.
Source : Creative Commons (Getty Images sur Google).
36Ces actions trouvent un véritable écho au sein des habitants sans créer des divisions ethniques. Ainsi, un habitant explique que « Doğa Derneği lutte pour Hasankeyf et son environnement. Par exemple, ils ont organisé la rénovation du vieux bazar de Hasankeyf et une compétition de plongée dans le Tigre. Nous les aidons et contribuons à leurs campagnes. Doğa Derneği a également monté une action nommée le « Train de la loyauté » qui a fait venir en train des artistes, des écrivains, des intellectuels et des journalistes d’Istanbul jusqu’à Hasankeyf. Même si cette action n’est pas répétée tous les ans, nous y avons participé et accueilli chez nous tous les voyageurs du train » (Zeki, 17 ans, habitant et guide touristique à Hasankeyf).
37La seconde forme d’action a été organisée d’une manière plus passive et à l’intérieur du voisinage pour protéger et s’approprier cet espace de vie. Avec pour principal objectif la préservation du mode de vie des habitants, étroitement lié à une identification développée au sein de leur voisinage et de la ville, cette résistance s’exprime sous différentes formes de défi à la domination sociale et culturelle. À Hasankeyf, le voisinage et la ville constituent le lieu social où émerge cette résistance basée sur l’appartenance à la ville. Dans ce cas de figure, la résistance est « infrapolitique » ; il s’agit d’une lutte quotidienne menée par des groupes subalternes au-delà des démonstrations et des « rébellions bruyantes ». Pour James Scott, ces groupes subalternes que l’on peut qualifier de masses du « bas », bloquées dans un rang social inférieur en raison de la structure sociale, la langue, la religion, la race, l’orientation sexuelle ou l’origine ethnique, etc., peuvent employer cette infrapolitique afin de faire valoir un « texte caché » correspondant à une façon d’être et d’agir qui identifie un individu en tant que membre d’un groupe spécifique. Scott utilise le terme « texte caché » pour caractériser le discours qui émerge à l’abri du regard des puissants. Il ne recouvre pas seulement des paroles, mais tout un ensemble de gestes et de pratiques [Scott, 2008 : 19-38]. L’endroit où cette transcription cachée est élaborée est le site privilégié du discours dissident, subversif, anti-hégémonique et oppositionnel. Ce discours ne se construit pas nécessairement à partir d’argumentations ethniques ou nationalistes, mais plutôt sur la préservation du lieu de vie avec ses rituels, règles et pratiques propres : actions de coulisses, elles ne sont pas forcément visibles de l’extérieur mais constituent des formes des résistances pour un groupe menacé. En ce sens, les propos d’un habitant sont emblématiques :
Ils disent qu’ils vont nous fournir une vie moderne. Qu’est-ce qu’ils veulent dire par moderne ? Moderne par rapport à quoi ? Si la modernité veut dire proposer des appartements dans des immeubles à tout le monde sans tenir compte de leur culture et de leur style de vie, et en les contraignants à s’endetter de surcroît, cela n’a pas de sens. Est-ce que la population est prête pour cela ? Pourquoi vivre dans un appartement serait d’ailleurs un signe de modernité ? (Ferhat, 33 ans, habitant de Hasankeyf, entretien réalisé le 1er mai 2011).
38Cette résistance s’incarne dans différentes tactiques de mobilisation qui ne relèvent pas de l’« illégitime », tel que défini par les institutions étatiques :
Mon voisin qui avait un terrain vague près de la rivière a appris que l’Etat ne valorisait pas ses terrains. C’était de l’expropriation directe. En revanche, il a su qu’il prenait beaucoup du temps à négocier la valeur des terrains cultivés. C’est encore plus s’ils ont une valeur commerciale. C’est le cas de mon gîte par exemple. Du coup, tout le monde s’est mis à planter des arbres fruitiers, des jardins potagers. Il y en a qui ont lancé des cafés éphémères. Tout le monde a dit que comme ça on va gagner du temps, de rester davantage sur place et profiter quand même des indemnités dignes de ce nom si on échouait à la fin dans le sauvetage de la ville. (Firat, 31 ans, habitant et détenteur d’un gîte à Hasankeyf, entretien du 30 avril 2011).
- 19 L’État, au moment du lancement, a déclaré qu’il allait donner davantage d’indemnité pour des terr (...)
39En partant de Michel de Certeau, on peut présumer qu’il s’agit là d’exprimer une certaine contestation à travers les pratiques spatiales de la vie quotidienne. Pour lui, elles sont « des “manières de faire” constituant de diverses pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socio-culturelle » (Certeau, 1990 : xl). Les habitants de Hasankeyf ont inventé leur façon propre de résister, disjointe de l’Initiative. Ils souhaitent préserver leur espace sans lier leur cause aux revendications politiques du mouvement kurde. Bien que la construction du barrage d’Ilısu participe de leur vie quotidienne et fasse peser une menace perpétuelle d’exode, ils font le choix de vivre en occultant ce danger. Plutôt que de protester publiquement, ils cultivent leurs jardins-potagers qui seront bientôt submergés, plantent des arbres fruitiers au bord du fleuve afin de prolonger les négociations avec l’État19 et investissent dans le tourisme, alors que leur déplacement dans la nouvelle ville est imminent. Ils mettent la nature au cœur de leur résistance en évitant de prendre part aux polémiques politiques. Ces tactiques des « démunis » transgressant discrètement les hégémonies quotidiennes peuvent être lues comme des formes de résistance ou, encore, des « non-mouvements sociaux » pour reprendre la notion d’Asef Bayat (2010), à savoir des actions émanant de ces « subalternes urbains » que sont les pauvres, dispersés et mal organisés. D’après Bayat, ces non-mouvements réclament leur droit, sans stratégie articulée, dans l’objectif de réduire le coût de la mobilisation dans des contextes politiques répressifs.
40Cette posture a été très bien illustrée à l’occasion de la venue du ministre des Finances, Mehmet Şimşek, originaire de la région, lors de la campagne électorale de 2011. En raison d’un risque de chute de pierres, la visite de la citadelle avait été interdite au public pendant quelques mois, privant ainsi la ville des revenus liés au tourisme. Cependant, aucune intervention, acclamation ou manifestation de mécontentement des habitants n’est venue interrompre le discours du ministre alors qu’ils protestaient depuis des jours sur ce sujet. En d’autres termes, malgré leur mécontentement à propos du barrage et de la fermeture de la citadelle, les habitants ont des propos, des gestes et des pratiques à l’intérieur de leur propre cercle qui ne correspondent pas à ce qu’ils laissent transparaître en public. Ils sont persuadés que la seule façon d’atténuer les conséquences négatives de la construction du barrage d’Ilısu et d’améliorer les conditions de leurs déplacements, est de mettre l’accent sur l’environnement et leur patrimoine culturel et de ne pas entrer dans un conflit ouvert avec les représentants de l’État.
41Les exemples que nous venons de donner et les récits des habitants montrent que la résistance à Hasankeyf ne procède pas nécessairement d’un mouvement social organisé avec ses porte-paroles, idéologies et stratégies propres. Elle n’est pas exprimée par des actes « héroïques » citoyens, tels que les énumèrent Isin et Nielsen [2008], mais transparaît dans les pratiques et les rituels quotidiens individuels ou collectifs souvent invisibles de l’extérieur en raison du risque encouru élevé. Avec pour principal objectif la préservation du mode et du lieu de vie des habitants, étroitement liée à une identification développée au sein de leur voisinage et ville, cette résistance s’exprime sous différentes formes de défi à la domination sociale, culturelle et politique.
42La mobilisation à Hasankeyf témoigne des ressources que les habitants sont capables d’inventer pour pouvoir changer les rapports de force face à un pouvoir autoritaire fermé à toute revendication politique (Berry Chikhaoui & Deboulet 2002). En focalisant sur la cause environnementaliste, ils n’ont peut-être pas réussi à faire annuler le projet mais l’ont retardé de plusieurs années. De plus, la médiatisation de leur cause autour du patrimoine historique et naturel de la ville a obligé les décideurs publics à prendre des dispositions importantes à la fois pour la protection du patrimoine et l’amélioration des conditions de vie des habitants dans la relocalisation de la nouvelle ville d’Hasankeyf. Le cas de Hasankeyf démontre que l’espace vécu peut devenir un espace politique où coexistent différents groupes dont les revendications spécifiques, identitaires, viennent se fondre dans les revendications plus variées et globales de participation motivée par l’appropriation de l’espace. Ces paroles d’un habitant, après l’échec de la mobilisation et la disparition de la ville sous les eaux en 2020 démontre à quel point l’espace de vie compte dans le sentiment d’appartenance des individus :
Regarder cette dernière vue, voir sous les eaux le lieu où il y avait la citadelle est aussi difficile pour moi que de regarder mourir un être aimé. Je n’arrive plus à me débarrasser de ce sentiment d’exil20.
43Les 3 km qui le séparent de son ancienne ville ont été suffisants à son déracinement social et identitaire.