1L’Amérique latine est la scène de nombreux conflits socio-environnementaux. Du Sud au Nord du continent, de la forêt amazonienne au désert de San Luis Potosí, des communautés indiennes et paysannes se mobilisent contre l’exploitation de mines, le fracking, la construction de barrages ou la perforation de forages pétroliers, infrastructures dont l’implantation se décide la plupart du temps à d’autres échelles territoriales (Melé, 2011). Face à la multiplication des mobilisations, plusieurs chercheurs ont réalisé l’inventaire des situations de conflit existantes à niveau régional ou sur le continent (Paz et Risdell, 2014 ; Toledo et al., 2013 ; Ejatltas ; Sainz et Becerra, 2003), inventaires qui confirment l’existence d’un ample mouvement de résistance aux politiques extractivistes favorisant l’exploitation massive des ressources naturelles (Svampa, 2011 ; Gudynas, 2018), mais aussi l’extrême diversité des controverses et la difficulté qu’il existe à catégoriser de façon générique ces situations comme des conflits socio-environnementaux (Gudynas, 2014 ; Latargère, 2018). Le fait que des populations se mobilisent pour défendre la ressource en eau ou contre l’instauration d’un projet énergétique ou minier suffit-il en effet pour conférer aux conflits une dimension environnementale ? Lorsqu’un collectif de paysans se mobilise pour exiger l’assainissement d’une rivière qui se trouve polluée par les eaux usées et les déchets toxiques industriels, agit-il poussé par des considérations environnementales – parce qu’il souhaite vivre dans un environnement sain –, des considérations économiques – poursuivre la culture des terres qui lui apportent son moyen de subsistance –, des préoccupations sanitaires – les maladies que la pollution des eaux risque de générer – ou des considérations d’ordre identitaire et symbolique – la valeur mémorielle que la rivière possède pour le groupe en question – ? Plusieurs auteurs ont montré que dans les mouvements de résistance menés par les communautés indiennes et paysannes, l’enjeu environnemental se mêle souvent à des considérations de défense du territoire (Svampa, 2011 ; Azuela et Mussetta, 2009) et peut même s’avérer secondaire pour les groupes mobilisés. L’« environnementalisme des pauvres » n’est pas consacré uniquement et principalement à la protection de la nature, mais plutôt au respect d’une certaine forme de vie (Martinez-Alier, 2002 : 129). Toutefois, comme cette demande s’avère compatible avec des considérations de type esthétique et la conservation de certaines espèces (ibid.), certaines communautés locales et autochtones font une utilisation stratégique de l’argument écologique et recourent à un cadrage environnemental (Benford et Snow, 2000) pour que le problème puisse être traité dans les arènes publiques (Azuela et Mussetta, 2009) ou que leurs revendications fassent sens pour l’opinion publique (Redford, 1991 ; Hames, 2007 : 185), souvent sous le conseil de certains experts et ONG internationales ou transnationales (Foyer et Dumoulin, 2017).
2Cet article s’inscrit dans le prolongement de ces questionnements et analyse le rapport que les communautés paysannes entretiennent avec l’enjeu environnemental, au sein d’un mouvement de résistance qui a surgi au Mexique en 2007, le Mouvement des 13 villages. L’étude de ce mouvement est intéressante à plusieurs points de vue. D’une part, l’objectif de la lutte était la défense de la ressource en eau, et plus particulièrement d’une source d’eau superficielle connue sous le nom de manantial Chihuahuita. Or, si dans les conflits générés par les projets d’exploitation minière, l’existence d’un argument territorial et identitaire est plus ou moins évidente, elle l’est beaucoup moins dans les conflits autour de la ressource en eau. Les problèmes hydriques sont si nombreux dans les pays du Sud que l’on tend à supposer que les populations se mobilisent exclusivement pour avoir accès à l’eau ou consommer une eau de qualité. Or, comme nous le verrons, le Mouvement des 13 villages est clairement lié à des enjeux politiques et de reconstruction identitaire. D’autre part, cette résistance commence comme un mouvement exclusivement local : des communautés paysannes et indiennes marginalisées se mobilisent pour éviter la construction d’un complexe résidentiel de 2 000 maisons aux alentours de la source qui les approvisionne en eau. Pourtant, rapidement, le mouvement prend une ampleur considérable. Il fait la une des journaux régionaux et nationaux, et donne lieu à des actions de protestation massive, ce qui permet de s’interroger sur les mécanismes qui ont converti la cause des 13 villages en un problème public, et plus spécifiquement sur ce que l’argument environnemental a pu apporter à la publicisation du problème.
3Pour bien cerner le rapport que les communautés mobilisées entretiennent avec l’enjeu environnemental, l’article s’intéresse aussi au processus d’émergence de la lutte. Parce qu’ils dénoncent certaines formes d’exploitation des ressources naturelles, ces mouvements de résistance sont souvent perçus comme le résultat mécanique des ravages causés par l’urbanisation et les politiques extractivistes. Or les études sur la construction des risques environnementaux (Douglas et Wildavsky, 1982 ; Eder, 1996 ; Hannigan, 1995 ; Borraz, 2008) ont depuis longtemps mis en évidence que les forêts agonisantes et les cours d’eau moribonds ne donnent pas mécaniquement naissance à des mouvements protestataires. Les problèmes environnementaux, en plus de leur réalité physique qui peut être décrite en termes de composition chimique, ont une dimension sociale qui correspond au processus d’évaluation socioculturelle que la population a réalisé pour concevoir cette situation comme anormale (Cirelli, 2006 : 40). Plus que par une aggravation des problèmes autour de la ressource en eau, l’essor du Mouvement des 13 villages s’explique ainsi par la transformation de l’expérience vécue par certains acteurs et les changements survenus dans le régime de l’action publique au Mexique, lesquels ont profondément redéfini les rapports entre le pouvoir politique et la société civile et les formes de l’action collective (Melé, 2011 : 20).
4L’analyse du Mouvement des 13 villages s’appuie sur les entretiens qualitatifs que nous avons menés avec les dirigeants du mouvement, ainsi que sur une révision des articles de presse et de certains documents d’archives qui permettent de connaître les problématiques de l’eau auxquelles sont confrontés les villages qui s’approvisionnent du manantial Chihuahuita depuis les années 1970. L’article est structuré en deux parties. Dans la première, nous retraçons l’émergence du mouvement. Nous mettons en évidence que les communautés paysannes qui utilisent l’eau du Chihuahuita pour l’usage domestique sont confrontés à des problèmes de manque d’eau depuis plusieurs décennies et que l’essor du mouvement s’explique par une transformation de l’expérience qui a induit une reformulation du problème, ainsi que par la structure d’opportunités politiques. Dans une deuxième partie, nous analysons les enjeux du mouvement ; nous montrons que le problème a été formulé en termes environnementaux dans les arènes publiques, mais qu’en réalité l’enjeu pour les communautés paysannes était surtout d’ordre identitaire. Le cadrage environnemental a largement été impulsé par les experts avec qui les communautés paysannes se sont alliées, pour renforcer l’adhésion de l’opinion publique à la cause.
5L’État du Morelos est frontalier de la ville de Mexico et des États de Mexico, Guerrero et Puebla. Situé en contrebas de l’axe néo-volcanique du Mexique central, il est bordé par des massifs montagneux au nord, auxquels succèdent des plaines de piémonts au climat sous-tropical humide, propices au développement de l’agriculture irriguée, et en particulier la culture de la canne à sucre (Bataillon, 1966). La vocation agricole de l’État est ancienne et a fortement contribué à la croissance démographique de la population au xxe siècle, en impulsant l’immigration d’ouvriers agricoles venus travailler temporairement à la culture de la canne, ou cultiver des terres louées aux paysans morelenses (idem.). Dans le même temps, la bonté du climat et la proximité de la région avec la ville de Mexico ont converti la région en un endroit de villégiature privilégié pour les habitants de la capitale. Cette situation a favorisé l’expansion urbaine (Fig. 1) et a entraîné une concurrence croissante entre l’usage domestique et l’usage agricole pour l’utilisation de la ressource en eau.
Figure 1. Évolution de la population urbaine et rurale dans l’État du Morelos 1910-2010
|
Population du Morelos (hab.)
|
Population urbaine (hab.)
|
Population rurale (hab.)
|
Part de la population urbaine ( %)
|
Part de la population rurale ( %)
|
1910
|
179 594
|
64 925
|
114 669
|
36.2
|
63.8
|
1930
|
132 068
|
33 219
|
98 849
|
25.2
|
74.8
|
1950
|
272 842
|
118 354
|
154 488
|
43.4
|
56.6
|
1970
|
616 119
|
430 968
|
185 151
|
69.9
|
30.1
|
1990
|
1 195 059
|
1 023 228
|
171 831
|
85.6
|
14.4
|
2000
|
1 555 296
|
1 328 722
|
226 574
|
85.4
|
14.6
|
2010
|
1 777 227
|
1 490 338
|
286 889
|
83.9
|
16.1
|
Source : Instituto Nacional de Estadística y Geografía.(INEGI), Censos de Población y Vivienda.
- 1 Voir Secretaria de Agricultura y Fomento, Dirección de Aguas, Dirección de Aguas, Tierras y Col (...)
6D’un point de vue hydrologique, l’État du Morelos est situé dans le bassin hydrographique du Balsas, qui présentait une disponibilité en eau de 1 767 m3 par habitant et par an en 2019 (CONAGUA). Il abrite quatre sous-bassins versants, qui sont catalogués comme présentant une disponibilité en eau, c’est-à-dire que l’autorité en charge de la gestion de l’eau, la Commission Nationale de l’Eau (CONAGUA) peut autoriser la perforation de nouveaux captages et attribuer de nouvelles concessions. La région a la particularité d’abriter de nombreuses sources d’eau superficielles appelées manantiales, qui s’alimentent des nappes phréatiques et sont utilisées pour l’irrigation ou la consommation domestique. Parmi elles, la source Chihuahuita, qui est située à l’extrême sud du sous-bassin versant de Cuernavaca, à la frontière des municipes d’Emiliano Zapata et de Tlaltizapán (Fig. 2). Cette source, qui présentait un débit de 153 litres par seconde en 2006, alimente deux réseaux d’adduction d’eau gravitaires : l’un sert à l’usage agricole et achemine l’eau en surface jusqu’aux parcelles d’irrigation ; l’autre sert à l’usage domestique et conduit l’eau à travers des canalisations souterraines (Fig. 3 et 5). La création de ces réseaux d’eau remonte au début du xxe siècle. Après la Révolution mexicaine, la Secretaria de Agricultura y Fomento prit la décision d’attribuer l’eau de la source Chihuahuita à l’Hacienda Treinta et aux ejidos Tetecalita, Temimilcingo, San Miguel 30 et Santa Rosa 30 pour permettre l’irrigation des terres qu’ils avaient reçues en dotation1, donnant lieu à la création d’un réseau d’irrigation gravitaire qui fonctionne encore aujourd’hui. Nous ne détaillons pas plus le fonctionnement de ce réseau car c’est le réseau d’eau potable qui provoque l’essor du Mouvement des 13 villages et nous intéresse ici.
Figure 2. Localisation de la source Chihuahuita et des villages qui utilisent l’eau de la source pour la consommation domestique
Source : Instituto Nacional de Estadística y Geografía (INEGI). Auteure : J. Latargère.
Figure 3. La source Chihuahuita en 2014. La transparence de l’eau laisse entrevoir une des canalisations qui sert à l’approvisionnement domestique
Auteure : J. Latargère.
- 2 À notre connaissance, il n’existe aucun document d’archive qui permet de connaître la façon dont (...)
- 3 San Miguel 30, Santa Rosa 30, El Mirador, Acamilpa, Pueblo Nuevo, Temimilcingo et Tlaltizapán da (...)
- 4 El Regional, édition du 25 mars 1998, Bloquean carretera habitantes de Xoxocotla.
7L’histoire orale2 nous indique que dans les années 1930, sous la présidence de Lázaro Cardenas, un autre réseau d’eau gravitaire fut construit au départ de la source Chihuahuita pour l’approvisionnement en eau potable. Ce réseau desservait plusieurs villages du sud du Morelos, parmi lesquels Santa Rosa 30, San Miguel 30, Xoxocotla, Tetelpa, Galeana, San José Vista Hermosa. L’eau était distribuée de façon gravitaire via une seule et unique canalisation, qui desservait les fontaines publiques des différents villages, successivement. Dans les années 1970, les habitants des villages voulurent avoir accès à l’eau directement depuis leur domicile, ce qui obligea à réagencer le réseau. Les autorités décidèrent de réserver l’eau du Chihuahuita à 11 villages du Morelos, de trois municipes3, pour l’approvisionnement en eau potable et scindèrent le réseau en quatre branches. Ce système d’alimentation en eau fonctionna quelques années, mais dès les années 1980, des conflits apparurent. Confrontés à une forte croissance démographique, certains villages n’avaient pas assez d’eau pour satisfaire les besoins de leur population et exigèrent aux autorités d’interdire que l’eau du Chihuahuita soit utilisée pour l’usage agricole. Pour calmer le mécontentement social, les autorités fermèrent la canalisation qui desservait la sucrerie de Zacatepec mais l’eau continua à manquer et chaque village commença à accuser l’autre de manipuler les vannes de répartition en sa faveur. Après que le village de Xoxocotla eut bloqué la route Alpuyeca-Cuernavaca pour protester contre le manque d’eau en mars 19984, le gouvernement proposa de connecter le réseau qui partait du Chihuahuita à un captage, pour augmenter le volume d’eau qui circulait dans les canalisations, travaux qu’il envisageait depuis 1985. Mais les villages s’opposèrent à cette solution. La répartition d’eau entre les villages fut finalement renégociée et certaines canalisations furent changées de façon à faire correspondre le volume d’eau au poids démographique de chaque village. Ces nouveaux aménagements ne mirent pas fin aux conflits et en 2001, le village de Xoxocotla prit la décisions de fermer la canalisation qui desservait le village de San José Vista Hermosa, argumentant que celui-ci ne participait pas aux tâches d’entretien du réseau.
8À l’heure actuelle, 10 villages du Morelos utilisent donc l’eau de la source Chihuahuita pour l’approvisionnement domestique, usage qui est reconnu par un titre de concession. L’eau est distribuée par roulement et les villages se coordonnent entre eux pour sa répartition. Le village d’Acamilpa par exemple, partage la canalisation avec le village de Pueblo Nuevo et reçoit l’eau du Chihuahuita de 15 heures à une heure du matin, et celui de Pueblo Nuevo d’une heure à 15 heures. Des vannes sont disposées au niveau des canalisations communes pour pouvoir respecter le roulement d’eau établi (Fig. 4 et 5).
Figure 4. Villages utilisant l’eau de la source Chihuahuita pour l’usage domestique en 2021
Village
|
Municipe
|
Volume d’eau attribué dans le titre de concession pour l’approvisionnement de la population (m3/an)
|
Population desservie par le réseau d’eau potable selon le titre de concession (habs.)
|
Population de la localité en 2010 (habs.)
|
Tlaltizapán
|
Tlaltizapán
|
41 390
|
755
|
10 563
|
Pueblo Nuevo
|
Tlaltizapán
|
93 714
|
1 712
|
1 147
|
Acamilpa
|
Tlaltizapán
|
134 025
|
2 448
|
1 897
|
Temimilcingo
|
Tlaltizapán
|
112 233
|
2 050
|
1 560
|
San Miguel 30
|
Tlaltizapán
|
140 291
|
2 562
|
NB
|
Santa Rosa 30
|
Tlaltizapán
|
606 198
|
11 072
|
16 691
|
El Mirador
|
Tlaltizapán
|
218 059
|
3 983
|
NB
|
Benito Juárez
|
Zacatepec
|
6 079
|
111
|
NB
|
Tetelpa
|
Zacatepec
|
19 391
|
354
|
NB
|
Xoxoxotla
|
Puente de Ixtla
|
670 732
|
12 251
|
21 074
|
Source : Titre de concession 04MOR102936/18HOGR99 et Secretaria de Desarrollo Social, Catálogo de Localidades.
Figure 5. Fonctionnement du réseau d’eau potable qu’alimente la source Chihuahuita en 2014
Source : Latrille (2008). Auteure : J. Latargère.
9Tous les villages ne sont pas pareillement dépendants de l’eau du Chihuahuita pour leur approvisionnement domestique. À Tlaltizapán, l’eau du Chihuahuita ne dessert que les fontaines publiques. Certains villages, comme celui de Santa Rosa 30, disposent d’un forage, dont l’eau peut être mélangée au niveau du réseau de distribution. Cependant, en 2006, la grande majorité des villages ne disposait pas d’autres sources d’approvisionnement en eau que le Chihuahuita. L’eau doit donc aussi être distribuée par roulement au sein de chaque communauté, ce qui signifie qu’au final les usagers n’ont accès à l’eau que quelques heures tous les deux ou trois jours.
- 5 L’article 115 de la Constitution mexicaine établit que ce sont les municipes qui sont responsable (...)
- 6 En règle générale, la durée du mandat des comités d’eau potable est de trois ans. À noter que la (...)
10Une autre caractéristique importante de ce système sociotechnique est que les réseaux de distribution d’eau potable alimentés par la source Chihuahuita ne sont pas administrés par les autorités gouvernementales5 mais par un comité d’eau potable, élu par la communauté. Cette forme de gestion communautaire, qui se retrouve dans d’autres villages du Morelos, permet de gérer le système de distribution d’eau en fonction des normes culturelles qui régissent les sociétés paysannes. Ainsi, les comités d’eau potable ne sont pas guidés par le principe de rentabilité, mais par celui du service à la communauté. Être président du comité d’eau potable est une fonction prestigieuse, qui est confiée à des personnes qui ont occupé d’autres postes de responsabilité au sein de la communauté et ne donne droit à aucune compensation financière. Les comités d’eau potable fixent le tarif que les usagers doivent payer pour le service d’eau potable, tarif qui varie entre 25 et 35 pesos par mois dans les localités qui utilisent l’eau de la source Chihuahuita. Toutefois, les formes de gestion communautaire ne fonctionnent pas aussi efficacement partout. Dans les villages de Xoxocotla, Santa Rosa 30, et Pueblo Nuevo, les comités d’eau potable sont fortement institutionnalisés et se composent d’un président, un secrétaire et un trésorier6 ; des assemblées communautaires ont lieu régulièrement, qu’il s’agisse de renouveler les comités d’eau potable ou entériner les décisions qui ont été prises par le comité. Dans les quartiers d’El Mirador et Benito Juárez, dont la création est plus récente, la gestion de l’eau est beaucoup moins participative, les comités d’eau potable existent sous une forme embryonnaire, à travers la présence d’un fontainier, qui assure la maintenance du réseau et le roulement d’eau entre les villages et à l’intérieur de la communauté.
- 7 Partido Revolucionario Institucional.
- 8 Membres des comisariados ejidales notamment.
- 9 Voir notamment Archivo Histórico del Agua, Fondo Aguas Nacionales, Caja 3577, expediente 54510, (...)
11L’histoire de ce réseau d’eau potable mériterait évidemment de plus amples développements, mais ce que nous souhaitions mettre en évidence ici est que le manque d’eau est une situation à laquelle les villages qui s’approvisionnent de la source Chihuahuita sont confrontés depuis de nombreuses années. Toutefois, dans le passé et jusque dans les années 2000, le manque d’eau était surtout interprété comme le résultat d’une mauvaise répartition. Il était vécu comme une situation de rareté relative (Kauffer, 2006), résultat des mauvaises décisions prises quant à la distribution de la ressource entre l’usage domestique et l’usage agricole et entre les différents villages. Face à cette situation, certaines communautés ont été amenées à se mobiliser et à recourir à des modes d’action violents. Ainsi, dans les années 1980, les villages de Xoxocotla et Santa Rosa 30 réalisaient des tours de garde près des vannes de répartition pour surveiller que l’autre communauté n’accapare pas plus d’eau que celle à laquelle elle avait droit, tours de garde qui à maintes reprises, ont failli dégénérer en affrontements violents. Néanmoins, il est important de prendre en compte qu’à cette époque, le Mexique était gouverné par le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI)7. Au pouvoir depuis la fin des années 1920, le PRI avait mis en place une dictature quasi parfaite, pour reprendre l’expression de l’écrivain Mario Vargas Llosa, en incorporant les différents secteurs sociaux au régime politique, à travers un ample réseau de subordination. L’eau en particulier constituait un des piliers de ce système clientéliste (González Reynoso, 2012) : le PRI avait coutume d’offrir et de promettre des ouvrages hydrauliques en échange de l’appui des dirigeants régionaux, des votes et du soutien de la population (idem). Dans ce contexte politique particulier, la voie la plus sûre pour accéder à l’eau restait la négociation. Les organes de représentation des communautés paysannes8 avaient coutume d’écrire au Gouverneur ou au Président de la République pour obtenir une dotation d’eau ou exiger une solution aux situations qu’ils considéraient comme injustes. On trouve, dans les Archives Historiques de l’Eau, à Mexico, plusieurs lettres qui témoignent que jusqu’au début des années 1990, les représentants des villages qui utilisent l’eau du Chihuahuita ont souvent recouru à cette voie traditionnelle de négociation pour obtenir une solution à la problématique qu’ils vivaient9. Il est possible de faire l’hypothèse que cette forme particulière de relation au régime politique a influencé les modalités de l’action collective et freiné l’apparition d’un mouvement de résistance organisé (Melé, 2011 ; Kloster y De Alba, 2007), malgré les disputes dont était déjà l’objet la source Chihuahuita.
12Comme on l’a vu, les villages qui s’approvisionnent de la source Chihuahuita étaient depuis longtemps confrontés à un problème de manque d’eau. Mais dans les années 2000, leur façon de vivre et percevoir le problème va se transformer. Au sein de chaque communauté, de nouveaux représentants ont été nommés pour gérer et administrer la distribution du service d’eau potable. En 2005, ils apprennent qu’un lotissement de plus de 2 000 maisons, dénommé la Ciénega de Tepetzingo, va être construit dans les environs de la source. Ils se réunissent et prennent conscience que le manque d’eau n’est pas un problème qui touche seulement certains villages, mais un problème auquel toutes les communautés sont confrontées et qui ne peut donc être dû uniquement à une déficiente distribution du vital liquide. Ébranlés dans leur expérience, ils vont entamer un travail d’enquête pour identifier les causes du manque d’eau. Ils se rendent à la source Chihuhuita et ils réalisent qu’en 1998, lorsque les nouvelles canalisations ont été installées, celles-ci étaient complètement submergées sous l’eau, et que ce n’est plus le cas ; qu’il existe une marque au niveau de la source qui indique la hauteur que l’eau atteignait par le passé, et que le niveau actuel de l’eau se trouve plusieurs centimètres en dessous. Ces observations les amènent à émettre une nouvelle conjecture sur l’origine du manque d’eau, à reformuler le problème : le débit de la source Chihuahuita a considérablement diminué à cause de l’urbanisation et la perforation massive de captages. Elles les conduisent aussi à exiger une solution en termes d’action publique : les autorités doivent freiner la construction de lotissements aux alentours de la source, car ceux-ci risquent non seulement d’assécher la source, mais aussi de la polluer.
- 10 Programa Agua Limpia.
- 11 Secretaria de Desarrollo Urbano y Ecología.
13Cette interprétation coïncide avec la perspective de Daniel Cefaï et Cédric Terzi (2012), selon laquelle la construction et la formulation d’un problème naît d’une transformation de l’expérience vécue. Un phénomène physique – la sargasse, le manque d’eau – existe depuis longtemps mais soudain, il cesse d’être appréhendé comme quelque chose de normal, et devient un enchaînement de causes et de conséquences, la manifestation des ravages imposés par l’urbanisation. Cette transformation de l’expérience est favorisée par certains changements - l’apparition d’une nouvelle législation par exemple -, qui permettent d’appréhender la réalité sous un nouvel angle. Dans le cas des villages qui s’approvisionnent de la source Chihuahuita, deux éléments semblent avoir favorisé cette transformation de l’expérience. D’abord la promulgation d’un nouveau cadre réglementaire sur l’eau dans les années 1990. En 1991, le choléra, qui avait été éradiqué depuis le xixe siècle, réapparaît au Mexique. Pour éviter la propagation des maladies gastro-intestinales, le gouvernement fédéral instaure en 1991 le Programme « Eau Propre »10, qui rend obligatoire la chloration de l’eau à usage domestique. Le choléra pouvant aussi se propager à travers la consommation d’aliments qui sont irrigués avec des eaux usées, le Ministère du Développement Urbain et de l’Écologie (SEDUE)11 publie le 24 octobre 1991 la norme technique NTE-CCA-033-91 qui restreint l’utilisation des eaux usées municipales pour l’usage agricole. Deux ans plus tard, cette norme est substituée par la norme NOM-CCA-033-ECOL 1993, qui fixe la concentration maximale de coliformes fécaux que peut contenir l’eau qui est utilisée pour l’irrigation des cultures horticoles et fruitières. Ces normes ne constituent pas une simple mesure administrative, elles ont obligé de nombreux agriculteurs à abandonner les cultures horticoles et adopter d’autres types de cultures. On peut faire l’hypothèse que ce cadre réglementaire a fait prendre conscience aux communautés paysannes que les eaux usées générées par l’urbanisation constituaient une pollution, nocive pour la santé humaine (Soares et al., 2005).
- 12 Acuerdo General para el Fomento a la Vivienda, publié le 9 mai 2007 dans le Journal Officiel de (...)
- 13 Estimations de CONAFOVI. Voir Secretaria de Desarrollo Social, Comisión Nacional de Fomento a la (...)
- 14 Ils mettent en avant qu’aucun équipement – école, hôpital – n’a été construit pour les habit (...)
14Le deuxième élément qui semble avoir induit une reformulation des problèmes hydriques est l’implantation d’immenses complexes résidentiels en territoires périurbains (Fig. 6). Cette modalité d’urbanisation est le résultat des réformes mises en place dans les années 1990 en matière de logement social. Celles-ci ont attribué aux entreprises de construction la responsabilité de développer et construire les logements, en substitution des instituts publics de logement dont le rôle se limite désormais à attribuer les crédits aux travailleurs (Duhau, 2008). Comme les entreprises de construction sont mues par une logique de rentabilité économique, elles ont contribué à l’essor d’un modèle urbain axé sur l’implantation d’immenses complexes résidentiels en périphérie des villes, où se trouvent des terres urbanisables bon marché. Ces grands ensembles sont présents partout dans le pays mais l’État du Morelos est l’une des régions où cette forme d’urbanisation a pris le plus d’ampleur, en raison de sa proximité avec la ville de Mexico. À partir de 2007, la construction de logements d’intérêt social s’est même convertie en une politique publique soutenue et promue par les autorités du Morelos, à travers la signature d’un Accord pour la Promotion du Logement12. Alors que le déficit de logements dans l’État du Morelos en 2000 était estimé à environ 30 000 maisons13, plus de 282 000 maisons ont été construites dans la région entre 2000 et 2010, soit 10 fois plus que les besoins réels (Fig. 7). Dans le seul municipe d’Emiliano Zapata, où se trouve la source Chihuahuita, 32 000 maisons ont été édifiées entre 2000 et 2010, une offre qui est capable de satisfaire à elle seule les besoins de logement de la population du Morelos (Fig. 7). On peut postuler que ces grands ensembles, critiqués à bien des égards par la population du Morelos comme une forme d’urbanisation nuisible à la dynamique sociale et territoriale14, ont aussi contribué à ce que les communautés qui s’approvisionnent du Chihuahuita reformulent le problème du manque d’eau et l’associent au phénomène urbain et la perforation massive de captages. Comme l’ont mis en évidence Mary Douglas et Aaron Wildavsky (1982), un risque doit permettre la critique sociale pour attirer l’attention de la population.
Figure 6. Un exemple de complexe immobilier construit massivement dans les zones rurales de l´État du Morelos au cours des trois dernières décennies : le Conjunto Urbano Las Garzas, commune d’Emiliano Zapata en 2014
Auteure : J. Latargère.
Figure 7. Construction de logements dans l’État du Morelos et la zone métropolitaine de Cuernavaca 1970-2010
|
Nombre de logements construits sur la période
|
Nombre de logements en 2010
|
|
1970-1980
|
1980-1990
|
1990-2000
|
2000-2010
|
|
État du Morelos
|
Total
|
68 111
|
69 359
|
121 026
|
282 440
|
649 839
|
Zone Métropolitaine de Cuernavaca
|
Cuernavaca
|
17 548
|
15 083
|
22 753
|
46 467
|
132 289
|
Emiliano Zapata
|
1 999
|
2 979
|
6 705
|
32 042
|
45 634
|
Huitzilac
|
473
|
560
|
1 345
|
2 628
|
6 074
|
Jiutepec
|
9 903
|
8 329
|
19 589
|
23 700
|
64 828
|
Temixco
|
5 065
|
5 199
|
7 504
|
16 741
|
37 866
|
Tepoztlán
|
1 197
|
2 282
|
2 187
|
6 839
|
14 720
|
Xochitepec
|
1 015
|
2 549
|
4 837
|
18 410
|
28 691
|
Total Zone Métropolitaine
|
37 200
|
36 981
|
64 920
|
146 827
|
330 102
|
Source : Instituto Nacional de Estadística y Geografía (INEGI), Censos de Población y Vivienda 1970, 1980, 1990, 2000 et 2010
- 15 Dans cet article nous avons souhaité conserver l’anonymat des personnes avec qui nous nous sommes (...)
- 16 Universidad Nacional Autónoma de México.
15Lorsqu’au début de l’année 2006, les administrateurs des comités d’eau potable des villages qui consomment l’eau de la source Chihuahuita établissent que le manque d’eau est dû à l’urbanisation et la perforation massive de captages, il ne s’agit encore que d’une hypothèse. Mais l’explication fait sens pour eux. « Pour nous, c’est logique : si tu construis des captages un peu partout, c’est logique qu’en aval, il y ait moins d’eau. Il n’y a pas besoin de réaliser des études complexes »15. Toutefois, ils se rendent compte de la nécessité de disposer de données qui puissent démontrer la validité de leur hypothèse. Dans cette optique, ils sollicitent le soutien d’un chercheur de l’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM)16, qui lors d’un autre conflit autour de l’eau dans la région, avait aidé et conseillé les groupes sociaux mobilisés. Celui-ci les met en contact avec un groupe d’experts – avocats, géologue, économiste –, avec qui ils commencent à s’entretenir de façon régulière. Toutefois, ces experts leur ont surtout offert des conseils politiques et juridiques. Ni au début du conflit, ni plus tard, ils leur ont apporté les données scientifiques qui auraient permis de démontrer que le débit de la source Chihuahuita a diminué et pourrait se voir impacté par la perforation de captages.
- 17 Partido Acción Nacional.
16Mais qu’il soit ou non validé par des données scientifiques, un problème, une fois formulé, engendre une demande de solution (Felstiner et al., 1981). Dès 2006, les représentants des comités d’eau potable commencent les démarches pour obtenir l’annulation du lotissement La Ciénaga de Tepeztingo auprès des autorités des trois niveaux gouvernementaux qui ont autorisé sa construction : la Commission Étatique de l’Eau et de l’Environnement du Morelos (CEAMA) qui a attribué l’autorisation d’impact environnemental, le gouvernement municipal d’Emiliano Zapata qui a délivré le permis de construire, la Commission Nationale de l’Eau qui a permis la perforation d’un captage pour l’approvisionnement en eau potable des habitants. Ils sollicitent des rendez-vous, expliquent leurs inquiétudes aux fonctionnaires, mais personne ne répond à leur demande. Face à l’indifférence des autorités, une centaine de riverains organise début 2007 une manifestation face à la mairie d’Emiliano Zapata. Ils retiennent les fonctionnaires municipaux dans leurs bureaux durant plusieurs heures. La mairie d’Emiliano Zapata se trouve alors gouvernée par Fernando Aguilar Palma, affilié au Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), qui vient de succéder à Martín Caballero, du Parti Action Nationale (PAN)17. Dans le contexte politique des années 2000, où les autorités locales ne jouent plus le rôle d’intermédiaires politiques, chercher le soutien des partis d’opposition semble être une bonne stratégie pour obtenir une solution aux problèmes qui se posent au niveau local (Kloster y De Alba, 2007). Mais, alors que la cause du Chihuahuita lui offrait une occasion rêvée de dénoncer la gestion défaillante du parti politique sortant, Fernando Aguilar ne se rallie pas à la cause des villages qui s’approvisionnent du Chihuahuita. Au contraire, il défend la construction du lotissement et se prononce en faveur de la politique de promotion du logement impulsée par le nouveau gouverneur de l’État, Marco Adame Castillo, du Parti Action Nationale (PAN). Dépourvus de soutien, les villages tentent en dernier recours de trouver des alliés au sein des députés des partis d’opposition qui siègent au Congrès local. Sans plus de succès. N’ayant pas obtenu de solution de la part des autorités, ils prennent la décision de recourir à un autre répertoire d’action pour obtenir l’annulation de la construction du lotissement. Le samedi 2 juin 2007, ils bloquent la route Alpuyeca-Jojutla. Dans les jours qui suivent, les barrages s’intensifient et s’amplifient, conduisant à la paralysie presque totale de la région sud du Morelos.
17L’apparition d’un collectif de défense de la source Chihuahuita sur la scène publique s’explique ainsi en partie par la « structure d’opportunités politiques » : incapable de répondre aux demandes populaires, le système politique a favorisé l’émergence de certaines formes d’action collective protestataire. Néanmoins, le choix de recourir aux barrages routiers est aussi lié à la culture politique des villages qui s’approvisionnent de la source Chihuahuita. La plupart des villages qui utilisent l’eau du Chihuahuita sont des communautés paysannes, qui ont reçu des terres après la Révolution. Même si aujourd’hui, ces villages se sont urbanisés et leur principale activité n’est plus l’agriculture, ce sont des communautés paysannes au sens où l’entend Arturo Warman (1976), car ils conservent le système de relations qui les caractérise : un territoire, une unité politique avec un certain niveau d’autonomie, un système d’interactions et une identité locale. Ces communautés paysannes présentent des indices d’exclusion sociale parmi les plus élevés du Morelos, un grand nombre d’habitants n’ayant pas accès à l’éducation primaire, à l’assainissement, aux services de santé. On peut formuler l’hypothèse que cette position aux marges de la société a contribué à la formation d’une culture politique singulière, les obligeant à recourir à des modes d’action non-conventionnels pour satisfaire leurs demandes (Péchu, 2009).
18Cette observation semble particulièrement pertinente dans le cas du village de Xoxocotla. Cette communauté, qui est la seule parmi les villages utilisant l’eau du Chihuahuita à être considérée comme indienne, a recouru tout au long du xxe siècle, à de nombreuses formes d’action non-conventionnelles pour que les autorités répondent à ses revendications. À la fin des années 1980, il y eut de violents affrontements entre la police rurale et les habitants de Xoxocotla, qui étaient mécontents des autorités municipales qui leur avait été imposées. Ces heurts provoquèrent la mort de deux jeunes xoxocotlenses et obligèrent le gouverneur Riva Palacios à décréter la disparition de ce corps de sécurité. Lors de la lutte contre la privatisation des systèmes d’eau potable dans les années 1990, les habitants de Xoxocotla organisèrent une manifestation devant les bureaux gouvernementaux et attaquèrent les policiers avec des pierres et des bâtons. Ils obtinrent finalement gain de cause : les autorités acceptèrent de modifier le projet de Loi sur l’Eau, pour que les systèmes d’eau potable puissent être administrés par des organisations de la société civile.
19La référence à cette culture politique est importante pour comprendre l’essor du mouvement de défense de la source Chihuahuita. En effet, le village qui le 2 juin 2007, prend l’initiative de mettre en place des barrages routiers pour obtenir une solution au problème du Chihuahuita est Xoxocotla. Les entretiens que nous avons réalisés mettent en évidence que les habitants des autres villages étaient réticents à recourir à ce mode d’action et à affecter des tiers. Ce n’est que le lundi 4 juin qu’ils décident de soutenir Xoxocotla et prendre part au blocus. Ensemble, ils décident d’occuper l’autoroute Cuernavaca-Acapulco pour intensifier la pression sur les autorités mais ils sont vite refoulés par des policiers. Dans l’affrontement, des voitures de police sont brûlées et certains habitants sont arrêtés pour faits de violence. Cet échec ne décourage pas les villages en lutte. Au contraire : considérant qu’ils n’ont plus rien à perdre, ils intensifient les barrages et bloquent les routes Emiliano Zapata-Zacatepec, Xoxocotla-Zacatepec, Tlaltizapán-Ticumán, paralysant la circulation dans pratiquement toute la région sud du Morelos.
- 18 L’organisation de marches-caravanes est une forme d’action protestataire relativement courante au (...)
20Parce qu’il constitue un mode d’action non routinier, l’évènement fait la une de tous les journaux régionaux (Granjon, 2009) et permet d’attirer l’attention médiatique sur le problème de la source Chihuahuita. Rapidement, plusieurs acteurs prennent part au débat : les partis politiques d’opposition dénoncent les erreurs du parti au pouvoir et se prononcent en faveur de la cause des habitants ; plusieurs associations écologistes et sociales, préoccupées par la situation hydrique de la région, organisent une marche-caravane18 jusqu’à Xoxocotla pour manifester leur soutien aux villages en lutte. Face à cette situation de crise, le gouvernement de l’État du Morelos est forcé de réagir. Une semaine après le début du blocus, des réunions de négociation sont mises en place à Xochitepec. Les villages acceptent de lever les barrages routiers en échange de la libération des personnes qui ont été arrêtées lors de la tentative ratée de prise de l’autoroute. Mais les négociations achoppent sur la question de fond : l’annulation de la construction du lotissement La Ciénega de Tepetzingo pour préserver l’intégrité de la source Chihuahuita. Après une semaine de négociations, les deux parties en présence accordent finalement la suspension temporaire des travaux de construction et l’organisation d’un forum de débat pour déterminer si la source Chihuahuita sera ou non impactée par le lotissement. La tenue du débat est ajournée jusqu’au 9 juillet pour permettre à chaque partie de démontrer la validité de ses arguments et se faire accompagner par les experts de son choix.
21La révision des articles de presse de l’époque informe qu’à l’issue des barrages routiers, douze villages sont engagés dans la lutte pour la défense de la source Chihuahuita. Or, comme nous l’avons vu, la source Chihuahuita sert à l’approvisionnement en eau potable de 10 villages du Morelos. Début juillet, le collectif engagé dans la lutte croît de nouveau : les médias parlent désormais des 13 villages, désignation qui sera définitivement adoptée pour définir le mouvement. Lors de la publicisation du problème dans les arènes publiques, trois villages ont donc rallié le mouvement : Tetecalita, qui utilise l’eau du Chihuahuita pour l’irrigation ; Huatecalco qui exploite l’eau d’une source voisine nommée El Salto ; et Tepetzingo, village où devait être construit le lotissement La Ciénega de Tepetzingo et qui craignait de façon plus générale les impacts qu’un ensemble résidentiel de cette dimension générerait en matière de déchets et sur la couverture végétale. L’éclatement du conflit a ainsi conduit à la construction d’un nouveau collectif qui n’est plus seulement intéressé par les effets que le lotissement La Ciénega de Tepetzingo a sur la source Chihuahuita, mais par les conséquences plus larges de l’urbanisation sur l’eau et l’environnement. Le mouvement va dès lors acquérir une dimension éminemment environnementale.
- 19 La Jornada Morelos, édition du 11 juillet 2007, Se trata sólo el 25 % de las aguas negras.
22À peine publicisé dans l’espace public, le problème autour de la source Chihuahuita va être redéfini de façon plus large. Ce recadrage du problème intervient rapidement, dès le début du forum de débat entre les représentants des villages en lutte et les autorités gouvernementales. Alors que la discussion était censée être centrée sur la source Chihuahuita et les impacts qu’engendrerait la construction du lotissement La Ciénega de Tepetzingo, la stratégie argumentaire déployée par le Mouvement des 13 villages va permettre d’attirer l’attention sur les innombrables problèmes environnementaux suscités par la politique d’urbanisation du gouvernement. Au lieu de montrer que la source Chihuahuita s’est tarie au fil du temps, comme tout le monde l’attendait, les représentants des 13 villages optent pour une stratégie argumentaire centrée sur le renversement de la preuve (Chateauraynaud, 2011). Ils mettent en évidence que les mesures de jaugeage présentées par les autorités ne permettent pas de démontrer que la source Chihuahuita ne s’est pas asséchée puisque les mesures n’ont pas été effectuées à intervalles de temps réguliers et que la Commission Nationale de l’Eau n’a pas actualisé l’étude de disponibilité d’eau dans l’ensemble du bassin. En convoquant les autorités à une visite de terrain, ils montrent que les stations d’épuration ne fonctionnent pas correctement, ce qui leur donne une raison légitime de craindre que les eaux du Chihuahuita seront polluées par les eaux usées du lotissement. À la suite de la visite, le directeur de la Commission Étatique de l’Eau et l’Environnement (CEAMA) est forcé d’admettre que seules 25 % des eaux usées du Morelos sont traitées avant d’être déversées dans les rivières, et se contente de déclarer que cette situation ne constitue pas un problème dans la mesure où « c’est une réalité́ quotidienne, les gens qui vivent dans ces endroits sont habitués »19.
23Cette logique argumentaire va permettre de rendre le problème du Chihuahuita crédible et tangible pour l’opinion. Les arguments apportés par les 13 villages sont partagés par la majorité de la population du Morelos, qui a fait l’expérience des problèmes occasionnés par les nouveaux lotissements et subi les effets du rejet des eaux usées non traitées dans l’espace local. Dans le même temps, cette logique argumentaire a l’effet de sortir le problème du Chihuahuita du cadre d’une situation anecdotique et de le convertir en un étendard des problèmes environnementaux qui existent dans le Morelos. De fait, dès le début des négociations, plusieurs communautés du Morelos prennent contact avec les 13 villages pour qu’ils les aident dans les luttes qu’elles mènent contre d’autres projets d’infrastructure. Parmi elles, les habitants du quartier de Santa Ursula, qui s’opposent à la construction d’un nouveau centre d’enfouissement des déchets à San Antón, mais aussi les riverains de l’Unidad Morelos, dans la ville de Jojutla, qui dénoncent que leurs terrains ont été illégalement envahis par les ouvriers de la sucrerie de Zacatepec. Fort de ces soutiens, le Mouvement des 13 villages prend la décision, avec l’appui d’autres organisations sociales de la région, de convoquer à un Congrès extraordinaire, pour débattre des conséquences néfastes de la politique d’exploitation massive des ressources naturelles et des différents problèmes environnementaux qu’affrontent les peuples originaires de la région.
- 20 Après la reprise des travaux de construction du lotissement la Ciénega de Tepetzingo, les village (...)
24Ce Congrès est intéressant car il constitue un « espace public intermédiaire », au sens où l’entend Alberto Melucci (2009). Alors que les réunions de négociations avec les autorités se trouvent au point mort20, le Mouvement des 13 villages a construit lui-même les conditions de prise en compte et de traitement du problème, il a inventé de nouveaux espaces publics de débat pour faire exister le problème et continuer à faire pression sur le gouvernement. Le pari était incertain, mais le Congrès se révèle un succès : des représentants de plus de 48 communautés du Morelos se réunissent à Xoxocotla les 28 et 29 juillet 2007 ; le Congrès compte avec la présence de plusieurs observateurs internationaux, cinéastes, chercheurs, défenseurs des droits de l’homme. La rencontre débouche sur la publication d’un Manifeste, amplement diffusé dans les journaux et sur Internet, dans lequel les villages du Morelos prennent position contre l’urbanisation sauvage et la destruction des ressources naturelles qui ont pour eux une valeur sacrée.
- 21 Tribunal Latinoamericano del Agua.
25Pour notre propos, l’intérêt est surtout de noter que le Congrès des Villages du Morelos et la publication du Manifeste ont contribué à présenter le problème de la source Chihuahuita comme une nuisance environnementale dans l’espace public, une nuisance environnementale parmi d’autres. Ce cadrage a vraisemblablement été impulsé par l’équipe de chercheurs avec qui les villages étaient en contact. « Durant notre premier contact, nous leur avons suggèré qu’il ne suffisait pas de défendre le Chihuahuita ou les sources, qu’il fallait mettre en place un plan pour y parvenir. Ils l’ont compris. Et nous avons commencé à penser le mouvement comme un mouvement progressif, une nouvelle forme de lutte, la formation d’une organisation pour la défense de l’eau, la terre, l’air ». Il a permis au mouvement de forger des alliances avec de nombreuses autres communautés en lutte. Le lundi 6 août, 48 villages du Morelos défilent dans les rues de Cuernavaca au côté de Xoxocotla, pour exprimer leur opposition à la politique de construction massive de logements impulsée par le gouvernement de l’État, ainsi qu’à la construction du centre d’enfouissement des déchets à San Antón et d’autres projets d’infrastructure. À cette occasion, les manifestants clament défendre non plus seulement la source Chihuahuita, mais l’ensemble des sources et ressources naturelles de la région. Dans les semaines qui suivent, les représentants des 13 villages multiplient les rencontres, ils se réunissent avec la secrétaire générale d’Amnistie Internationale ; le syndicat de travailleurs de l’usine automobile Nissan à Cuernavaca ; les représentants de plusieurs villages autochtones qui participent à un évènement culturel dans la zone archéologique voisine de Xochicalco. Le 31 août, ils prennent part aux actions de protestation organisées par le village d’Atlacholoaya qui s’oppose à la construction d’un nouveau lotissement sur son territoire. Cette stratégie d’alliance et de diffusion de la cause se prolonge durant plusieurs mois. Début 2008, le village de Xoxocotla dépose une plainte devant le Tribunal Latinoaméricain de l’Eau (TLA)21 contre les autorités mexicaines, les accusant d’avoir favorisé l’expansion immobilière et génèré une surexploitation des ressources hydriques dans le bassin du Río Balsas. En février 2008, le Mouvement des 13 villages prend part aux actions de protestation menées par le village de Tetelpa contre la construction d’un lotissement sur une montagne cataloguée zone naturelle protégée, le Cerro de la Tortuga.
- 22 En août 2007, il dépose un recours juridique devant le Tribunal Administratif, qui aboutira trois (...)
26Cette stratégie de communication porte ses fruits. Malgré le peu de ressources politiques et économiques dont il disposait, le Mouvement des 13 villages est parvenu à faire connaître sa cause bien au-delà des frontières du Morelos. Mais cette stratégie de montée en généralité a aussi paradoxalement contribué à détourner l’attention publique et médiatique du problème spécifique de la source Chihuahuita. Même si le mouvement des 13 villages n’a jamais abandonné les démarches pour obtenir l’annulation du lotissement La Ciénega de Tepetzingo22, il lutte sur de nombreux fronts et ne réagit pas lorsque deux autres complexes résidentiels sont édifiés aux alentours de la source. Plusieurs représentants du Mouvement des 13 villages avec qui nous nous sommes entretenus considèrent qu’en généralisant le problème, le mouvement a perdu de vue son objectif, qui était d’empêcher la construction de lotissements et de protéger sa source d’approvisionnement en eau.
27Peut-on considérer que les représentants des 13 villages ont perdu la propriété du problème ? Difficile à dire. Il est probable que sous la dynamique de publicisation, le problème a été généralisé et redéfini par des acteurs extérieurs au mouvement, en particulier l’équipe de chercheurs avec qui ils étaient en contact. Toutefois, le Mouvement des 13 villages a vraisemblablement adhéré à cette stratégie qui lui permettait de gagner le soutien de l’opinion publique, on ne peut donc pas considérer qu’il ait véritablement perdu la maîtrise du problème. Pour notre propos, ce qu’il est surtout important de noter, c’est que comme l’observent Claude Gilbert et Emmanuel Henry pour d’autres problèmes publics (2012), le problème autour de la source Chihuahuita possède diverses formes d’existence. Alors que dans l’espace public, il a été présenté avant tout comme un problème environnemental, nous allons voir que dans l’espace local, il est principalement défini comme un problème d’ordre identitaire.
28Lorsque nous commençons notre enquête sur le Mouvement des 13 villages, plus de six ans se sont écoulés depuis l’éclatement du conflit. Les acteurs avec qui nous avons l’occasion de nous entretenir n’ont plus la nécessité de convaincre l’opinion de la légitimité de leur cause. Leur parole est moins construite, plus authentique (Mollard, 2012). En analysant la façon dont ils parlent de l’urbanisation, des problèmes hydriques qu’ils vivent au jour le jour, il semble possible de connaître les enjeux qu’ils associent à la défense de la source Chihuahuita dans l’espace confiné (Gilbert et Henry, 2012), en marge des projecteurs.
29L’analyse révèle que contrairement à ce que laisse penser la définition du problème dans l’espace public, la principale nuisance que les représentants du Mouvement des 13 villages associent à la disparition de la source Chihuahuita n’est pas la destruction d’une ressource naturelle. Comme nous l’avons mentionné au début de cet article, l’assèchement ou la pollution d’une source engendre en réalité différents types de préjudice : des préjudices économiques (diminution de revenus du fait de l’obligation d’abandonner certaines cultures ou d’acheter des bombonnes d’eau) ; des préjudices environnementaux (perte de la faune et de la flore) ; des préjudices sanitaires (cancer, maladies de peau) ; des préjudices culturels (disparition d’un élément qui avait une importance identitaire pour le groupe). Si dans le contexte néolibéral actuel, la détérioration de l’environnement tend à être évaluée comme un préjudice économique, certaines communautés possèdent d’autres « langages de valorisation » et définissent différemment ce qui fait sa valeur et les pertes engendrées par sa destruction (Martinez-Alier, 2002).
30Dans le cas que nous étudions, l’analyse des entretiens révèle qu’il existe un certain nombre d’enjeux économiques associés à la disparition de la source Chihuahuita. Plusieurs membres du Mouvement des 13 villages mettent en avant que si le débit de la source diminue, l’approvisionnement en eau devra se faire au travers de captages, ce qui augmentera considérablement le coût du service d’eau potable pour les usagers. Ils mentionnent aussi que la pollution a favorisé la commercialisation et privatisation de l’eau, en obligeant les usagers à acheter des bonbonnes d’eau pour leur consommation personnelle. Cependant, ils ne font pratiquement pas mention de nuisances environnementales, thématique qui était pourtant centrale dans l’espace public. Seuls quelques acteurs associent la conservation de la source Chihuahuita à des enjeux environnementaux. « Toute la zone autour de la source est encore couverte d’arbres, c’est très beau, c’est une zone qui conserve son climat, une petite biosphère. Il faut la conserver, parce qu’il n’y a plus beaucoup d’endroits comme ça ». En réalité, dans l’espace confiné (Gilbert et Henry, 2012), les impacts hydriques de l’urbanisation sont surtout définis en termes culturels et territoriaux. Les représentants des 13 villages soulignent que le manque d’eau et la pollution mettent en péril certaines pratiques sociales traditionnelles du groupe – aller à la rivière pour pécher, posséder un jardin rempli de plantes et d’arbres fruitiers –. « Nous voulons conserver la quantité́ et la qualité́ de l’eau pour maintenir notre forme de vie. Les communautés vont à la rivière, elles pèchent des poissons, elles n’ont pas besoin d’argent. Les jeunes qui boivent toute la journée ou se droguent ont de l’argent pour acheter ce dont ils ont besoin, ils ne volent pas. Pourquoi ? Parce qu’ils vont dans les champs, à la rivière, ils attrapent des iguanes et les vendent. Ce n’est pas le même modèle qu’en ville, notre forme de vie est différente ici ». Ils signalent aussi que les lotissements ont transformé la dynamique spatiale et territoriale, en les empêchant d’accéder à un lieu qu’ils avaient l’habitude de fréquenter. « Maintenant on ne peut plus se rendre à la source. Avant, la source était publique, toutes les communautés pouvaient s’y rendre, maintenant tu dois faire un détour et demander l’autorisation de passer, et attendre de voir s’ils te laissent passer. » Autrement dit, les impacts hydriques de l’urbanisation sont définis comme une nuisance qui affecte la forme de vie du groupe, ses références spatiales et visuelles, le rapport qu’il maintient avec son territoire, plutôt que comme une nuisance qui affecte le milieu et l’humanité tout entière.
31L’idée que les problèmes hydriques constituent un problème d’ordre identitaire se retrouve dans les registres de justification qu’utilisent les représentants des 13 villages pour légitimer leurs revendications. Comme le souligne Sylvain Barone (2010), les conflits sur l’eau constituent des épreuves qui obligent les acteurs à faire référence à un ordre justifié, à un système de valeurs. Au-delà de leurs intérêts particuliers, les groupes en lutte doivent argumenter, mettre en avant certains principes de bien commun pour convaincre l’Autre de la justesse de leur cause. Ainsi, dans un conflit où d’autres groupes leur disputent l’accès à la ressource, les agriculteurs se verront forcés à défendre leur droit à exploiter d’importants volumes d’eau, en faisant appel à des justifications de type économique – l’agriculture constitue la principale source d’emplois dans la région –, légal – l’existence d’un droit acquis sur l’eau –--, ou encore identitaire – le fait que la culture de la canne ou de la vigne constitue un symbole identitaire pour la région.
32Pour justifier leur droit à conserver la source Chihuahuita, les acteurs ont principalement recours à un registre de justification d’ordre identitaire, axé sur leur identité de « communauté originaire ». Ils argumentent que les communautés originaires sont les légitimes propriétaires de la ressource en eau et que de fait, le gouvernement n’a aucunement le droit de s’approprier la ressource et d’autoriser la perforation de captages à son bon vouloir. « L’eau appartient aux communautés, elle n’appartient pas au gouvernement : avant que le gouvernement arrive, les communautés étaient déjà là, et l’eau existait. Le gouvernement prétend se l’approprier, parce qu’il a le pouvoir, il veut de l’argent, et comme les lotissements paient plus que les communautés, il donne priorité́ aux maisons. Mais le gouvernement oublie que les communautés doivent avoir la priorité́ […] et que c’est nous qui devons décider, pas le gouvernement qui n’est que là pour trois ans ». Ils mettent en avant qu’il est tout à fait injuste que les habitants des nouveaux lotissements disposent de meilleures conditions d’accès à l’eau que les communautés originaires, qui étaient là bien avant. « Les résidents des lotissements sans droit, ni loi, vont avoir accès à l’eau 24h sur 24 ; et nous qui sommes originaires d’ici, nous avons accès à l’eau par roulement ! Ce n’est pas juste, ce n’est pas normal ». Ils expliquent aussi que l’eau constitue un héritage qu’ils doivent conserver et transmettre aux générations futures. « Si le gouvernement nous enlève l’eau, nous nuisons aux prochaines générations. Nos grands-parents ont pensé à nous en attirant Lázaro Cardenas ici et en faisant venir l’eau du Chihuahuita. [...] Nous devons comprendre que l’eau est un héritage que nous ont laissé nos ancêtres et redonner à l’eau la valeur qu’elle avait. L’eau n’est pas une marchandise, c’est un besoin. »
- 23 L’origine des villages de Santa Rosa 30 et San Miguel 30 remontent au XIXe siècle. Des groupes de (...)
33Il est important de remarquer que les représentants du Mouvement des 13 villages se désignent comme des communautés originaires et non comme des « pueblos originarios », terme qui au Mexique sert à désigner des populations dont la structure politique et sociale remonte à l’époque préhispanique. Comme on l’a vu, les communautés qui s’approvisionnent du Chihuahuita sont des communautés paysannes, qui peuvent justifier d’un ancrage relativement long dans le Morelos, puisque leur origine remonte à la Révolution ou parfois au xixe siècle23, mais ce ne sont en aucun cas des « pueblos originarios » dans le sens premier du terme. Seul le village de Xoxocotla constitue une communauté indienne dont l’origine remonte à l’époque préhispanique.
34Quoiqu’il en soit, ce qu’il est important de retenir pour notre propos est que les représentants du Mouvement des 13 villages appréhendent la lutte pour la défense de la source Chihuahuita comme un enjeu d’ordre culturel et identitaire : si la conservation de la source est importante, c’est avant tout parce qu’elle permet de préserver certaines pratiques sociales et maintenir la cohésion du groupe. Reste à comprendre plus spécifiquement comment l’eau contribue à la construction identitaire des communautés paysannes. De nombreux anthropologues ont documenté le rôle que joue la ressource en eau dans la territorialité et la cosmovision des groupes indiens du Mexique (Murillo Licea, 2012 ; Murillo Licea, 2019) mais la fonction centrale de l’eau pour les communautés paysannes n’a pas suscité la même attention. Dans la dernière partie de cet article, nous expliquons donc plus en détail comment la source Chihuahuita et le réseau d’eau qu’elle alimente constitue un important support identitaire pour les villages qui en ont l’usage.
35La source Chihuahuita et le réseau qu’elle alimente n’ont pas pour seule fonction de fournir l’eau nécessaire aux activités domestiques : ils ont créé des lieux, des paysages, une certaine forme d’économie, et plus largement une forme d’organisation sociale (Bencheikh et Marié, 1994 ; Marié, 2004). Les communautés paysannes se sont approprié l’espace du réseau, transformant l’espace neutre des techniques en lieux qui forment partie de leur territoire de vie. Dans le village de Xoxocotla, le vieux réservoir de pierre, qui sert à stocker l’eau de la source, est utilisé comme un lieu de réunion sociale : c’est là que les représentants de la communauté́ convoquent les habitants pour discuter des problèmes du village, comme en témoignent les affiches qui étaient placardées sur les murs du réservoir lors de nos visites. L’endroit où se trouvent les vannes qui permettent de répartir l’eau entre les villages de Xoxocotla et Santa Rosa 30 porte un nom qui le différencie et le singularise – lieu-dit El Guaje –, preuve qu’il fait l’objet d’une appropriation matérielle mais surtout idéelle. C’est un lieu symbolique, qui constitue un référent pour le groupe, parce qu’il a été le témoin de son histoire, le cadre d’expériences individuelles et collectives singulières (Debarbieux, 1995) : dans les années 1980, les habitants des villages de Xoxocotla et Santa Rosa 30 réalisaient à cet endroit des tours de garde pour éviter que l’eau ne soit déviée vers l’une ou l’autre communauté́, tours de garde qui ont plus d’une fois failli dégénérer.
36En plus de contribuer à l’appropriation et la construction du territoire, la source Chihuahuita et le réseau d’eau qu’elle alimente ont aussi marqué les formes d’organisation économique et sociale des communautés paysannes. Comme l’eau de la source est distribuée de façon gravitaire, sans aucune nécessité de pompage, le coût d’acheminement de l’eau est pratiquement nul et les usagers payent un tarif beaucoup moins élevé que celui qui est appliqué dans les grandes villes de la région. Par ailleurs, l’agencement technique du réseau oblige les villages à maintenir des liens entre eux car le réseau les rend dépendants les uns des autres. Ils doivent être en contact quasi permanent pour la distribution de l’eau, la réparation des fuites, les travaux de nettoyage de la source. Ces modalités d’organisation autour de la ressource en eau ne constituent pas des éléments périphériques dans la vie communautaire, bien au contraire : elles marquent l’identité du groupe car elles sont en adéquation avec les croyances culturelles des communautés paysannes. Plusieurs représentants des comités d’eau potable avec qui nous nous sommes entretenus expliquent que la ressource en eau constitue un cadeau de la nature qui ne doit pas faire l’objet d’une valorisation économique. Ils sont d’accord pour payer une cotisation mensuelle qui permette d’assurer la maintenance du réseau, mais ils considèrent que ce prix doit rester raisonnable. « L’eau n’a pas de prix, nous n’avons pas de raisons de la payer, d’ailleurs ici les gens ne payent pas. Ce que nous payons ou essayons de faire payer, c’est la maintenance du réseau ». Ils estiment que seules les modalités de gestion communautaire permettent d’administrer efficacement les systèmes de distribution d’eau, car les décisions se prennent dans l’intérêt de la communauté et le prix du service de l’eau n’est pas surtaxé, comme lorsque la gestion du système est assurée par une entreprise privée. « Avant, c’était le gouvernement qui administrait le système, et il gardait pour lui pratiquement tout l’argent, il louait des maisons pour ses bureaux, accumulait les dettes, et il n’avait jamais d’argent pour assurer la maintenance du réseau. C’est cette mauvaise administration qui a poussé la communauté́ à agir ».
37En réalité, le réseau d’eau qui s’alimente de la source Chihuahuita marque si profondément l’organisation sociale des communautés paysannes qu’il semble possible de parler de l’existence d’une culture hydraulique. Les techniques hydrauliques ont produit un ensemble de références territoriales, économiques, sociales, qui sont en adéquation avec les préférences et représentations du groupe et comme tel, forment partie constitutive de son identité. Cette culture hydraulique imprègne à différents degrés tous les habitants des villages qui s’approvisionnent de la source Chihuahuita. Même les riverains qui ne s’occupent pas directement de la gestion et de la distribution de l’eau partagent les référents communs de ce système, au travers des tours d’eau, du paiement des cotisations, et des contacts qu’ils doivent maintenir avec le fontainier pour la réparation des fuites.
38À un deuxième niveau, la source Chihuahuita et le réseau d’eau contribuent à la construction de l’identité des communautés paysannes parce qu’ils leur offrent un passé, auquel elles peuvent se raccrocher. Comme l’observe Alain Morel (1993), toute identité collective a besoin d’afficher une permanence, de s’ancrer dans le passé. Les différents éléments du réseau d’eau – la source, le château d’eau – constituent un support matériel qui permet au groupe de se souvenir, se rappeler les évènements importants de son histoire. Dans le village de Xoxocotla, circule une histoire amplement partagée sur la façon dont les anciens habitants obtinrent l’eau de la source Chihuahuita. Les riverains racontent que dans les années 1930, Lázaro Cardenas, alors en campagne présidentielle, se rendait à la sucrerie de Zacatepec. En chemin, il se serait arrêté à Xoxocotla et mort de soif, il aurait demandé un verre d’eau aux habitants. Un astucieux riverain lui aurait donné à boire l’eau tourbe et salée du canal. Scandalisé de l’eau que consommaient les xoxocotlenses, Lázaro Cárdenas fit la promesse d’amener l’eau à Xoxocotla s’il était élu Président de la République. Une fois au pouvoir, il proposa aux habitants de Xoxocotla de leur perforer un captage, mais ceux-ci refusèrent et lui demandèrent l’eau du Chihuahuita qui se trouvait à plus de 15 kilomètres, mais possédait une saveur exceptionnelle.
39La source n’est pas le seul élément du réseau qui fait émerger les souvenirs. Dans plusieurs villages, les châteaux d’eau sont considérés comme des témoins du passé, même si les habitants ont parfois perdu la mémoire des évènements auxquels ils renvoient. « Il y a un vieux réservoir d’eau, à l’intérieur de l’école primaire. C’est comme un monument, un symbole, quelque chose qu’on a gagnée, une conquête. De l’extérieur, il ne se voit presque plus parce qu’on a construit un mur autour de l’école. Les générations d’élèves qui sortent le peignent. Mais c’est un symbole, personne ne l’a détruit ». Dans le village de Xoxocotla, le château d’eau sert, de la même façon que la source, à remémorer les exploits accomplis par les xoxocotlenses dans le passé (Fig. 8). Les gens racontent que pour construire le château d’eau, il a fallu que chaque habitant du village apporte une pierre, à dos de mule ou à la force de ses bras. Ils prennent le soin de souligner combien la tâche fut difficile, car à l’époque les xoxocotlenses étaient petits et mal nourris.
Figure 8. Le château d’eau de Xoxocotla en 2015
Auteure : J. Latargère
40L’histoire autour du château d’eau de Xoxocotla est intéressante car elle met en évidence que ce qui est transmis n’est pas l’histoire objective, mais un passé reconstruit, bricolé, réinterprété dans le sens de ce que le groupe veut lui faire dire ou symboliser (Morel, 1993). La source Chihuahuita et le réseau permettent aux communautés de se souvenir, mais aussi et surtout de glorifier les exploits qui servent leurs objectifs politiques. Ainsi, certains représentants du comité d’eau potable de Xoxocotla se plaisent à raconter que lors de l’introduction du nouveau réseau d’eau potable dans les années 1970, la communauté a pris une part active aux travaux de construction et refusé de recevoir un salaire pour le service rendu ; ils présentent de cette façon le réseau comme une réalisation communautaire. Ils omettent de préciser que c’est le gouvernement fédéral qui a financé l’introduction et la réhabilitation du réseau, comme on le découvre dans une lettre que les représentants des communautés adressent au Président Carlos Salinas de Gortari en 1990, qui est conservée au sein des Archives Historiques de l’Eau, à Mexico. Cet aspect est mis sous silence afin de réaffirmer le contrôle de la communauté sur le réseau.
41En ce sens, plutôt que transmettre les évènements passés, la source Chihuahuita et le réseau favorisent la recréation mémorielle : ils permettent de reconstruire l’histoire du groupe, de lui fournir de nouveaux mythes fondateurs, à un moment où les communautés paysannes traversent une crise identitaire sans précédent. Les réformes mises en place par Carlos Salinas de Gortari qui autorisent la vente des terres ejidales ont en effet bouleversé l’imaginaire collectif des communautés paysannes (Serna Jímenez, 1996). Jusque dans les années 1990, les terres ejidales étaient considérées inaliénables, imprescriptibles, insaisissables. La terre étant un patrimoine qui se transmettait de génération en génération au sein des ejidos, le territoire constituait un repère spatial et symbolique : il représentait l’héritage des ancêtres, certains faits historiques et héroïques, l’assurance de pouvoir manger à sa faim et d’échapper au moins en partie au système de production capitaliste. Bien que les réformes décrétées par Salinas de Gortari n’aient pas entrainé la désintégration du territoire des communautés agraires, elles ont altéré le support mémoriel du groupe et ses repères identitaires. Les communautés agraires se trouvent privées de l’élément qui constituait la raison d’être de leur existence, le principal fondement de leur identité. Parce qu’il est susceptible de se morceler au fur et à mesure de la vente des terres, le territoire n’assure plus sa fonction de mythe fondateur et ne garantit plus la reproduction symbolique du groupe.
42Dans ce contexte, les communautés paysannes ont plus que jamais besoin d’assurer leur reconstruction identitaire. L’objet du réseau sert cet objectif de reconstruction car il permet aux communautés agraires d’inscrire leur identité dans la durée, et de situer leur origine à la Révolution mexicaine, en substitution du territoire qui n’existe plus. À un deuxième niveau, il permet de délimiter les contours d’un nouveau territoire politique qui fait sens pour les communautés paysannes parce qu’il valorise les anciennes solidarités existantes entre villages, tout en leur offrant un domaine d’intervention où elles exercent une autonomie de gestion. On peut de cette façon formuler l’hypothèse que l’eau participe non seulement à la construction identitaire des communautés paysannes, mais aussi à leur reconstruction politique.
43Le problème autour de la source Chihuahuita possède différentes formes d’existence dans l’espace public et l’espace local. Alors que dans l’espace public, il a principalement été formulé comme un problème environnemental, en dehors du temps du conflit il est surtout défini comme un enjeu d’ordre identitaire : si la protection de la source Chihuahuita est importante, c’est essentiellement pour maintenir la forme de vie et la cohésion du groupe. La source Chihuahuita et le réseau qu’elle alimente sont en effet le support d’une certaine forme d’organisation sociale, économique, territoriale qui fait partie intégrante de l’identité des communautés paysannes. Ils leur fournissent aussi de nouveaux mythes fondateurs à un moment où elles traversent une crise identitaire sans précédent. Ces observations concordent avec les postulats de la théorie culturelle selon lesquels les groupes se mobilisent sur les dangers et les risques qui sont stratégiques pour leur cohésion et leur survie (Douglas et Wildavsky, 1982).
44Notre article s’est centré sur l’étude d’un mouvement de résistance particulier, mais il met en lumière des conclusions qui s’avèrent importantes sur un plan plus général. En premier lieu, il montre la nécessité de ne pas assimiler automatiquement les controverses pour l’accès et la défense des ressources naturelles à des conflits environnementaux. Autre chose que l’environnement peut être en jeu dans ces situations d’opposition. Antonio Azuela et Paula Mussetta (2009) ont montré que cela est le cas dans plusieurs conflits au Mexique qui sont considérés comme des luttes emblématiques pour la défense de l’environnement, par exemple celle du village de Tepoztlán qui s’est opposé dans les années 1990 à la construction d’un club de golf à l’intérieur d’une aire naturelle protégée. Même les mouvements de résistance contre les politiques extractivistes ne sont pas guidés uniquement par des considérations environnementales (Gudynas, 2014 : 86). Certes, l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles génère des impacts sur l’environnement, mais ce que craignent la plupart du temps les communautés indiennes et paysannes, ce sont les impacts que la détérioration du cadre naturel risque de susciter pour l’identité et la reproduction du groupe. Cette dimension passe souvent inaperçue car, dans l’espace public, c’est l’argument environnemental qui est rendu visible, parce qu’il permet aux groupes mobilisés de sortir de la logique Nimby24, monter en généralité et gagner le soutien de l’opinion. Les enquêtes de terrain monographiques restent donc nécessaires pour révéler comment dans les luttes pour la défense des ressources naturelles, la dimension environnementale s’enchevêtre avec d’autres types d’argument.
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45À un deuxième niveau, cette étude fournit des pistes intéressantes pour comprendre pourquoi de nombreuses controverses autour de la ressource en eau au Mexique s’apparente à des conflits intraitables (Pacheco Vega, 2014). Dans la mesure où l’eau a une valeur identitaire pour les communautés paysannes, la solution aux conflits ne passe pas uniquement par la perforation de captages et la diminution des inégalités d’accès à la ressource ; il existe une incommensurabilité de positions entre les différents acteurs en conflit (Boelens et al., 2019). On peut ainsi mieux saisir l’intransigeance des mouvements de résistance qui ont surgi au Mexique, contre la construction de barrages et la mise en place de transferts interbassins (Moreno Vázquez, 2014). Dans le Morelos, des dizaines d’ejidos s’opposent depuis plusieurs années à la construction d’une centrale thermique, parce que l’eau dont elle a besoin pour fonctionner risque de diminuer le débit de la rivière Cuautla qu’ils utilisent pour l’irrigation. La construction de la centrale thermique, qui fait partie d’un projet plus large d’industrialisation et de modernisation du Morelos, a débuté en 2011 sous le gouvernement de Felipe Calderón et a continué sous le gouvernement d’Enrique Peña Nieto, malgré l’opposition citoyenne. Avec l’arrivée au pouvoir d’un président et d’un gouverneur issus des partis d’opposition25, les communautés paysannes espéraient l’annulation du projet26. Mais cela n’a pas été le cas et la mobilisation continue.