« La science des cheminements est d’abord celle des flux d’hommes et de ressources qui empruntent ces routes et des ressources dont les hommes ont besoin pour répondre aux conditions parfois dangereuses ou extrêmes du milieu naturel qu’ils ont à affronter » (Le Roy, 2011 : 63).
- 1 Déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones, adoptée le 13 septembre 2007. https:/ (...)
1Au nom de la diversité des civilisations, de la richesse du patrimoine humain et des principes d’égalité inscrits dans sa charte, l’Organisation des Nations Unies (ONU) reconnaît des droits spécifiques à un ensemble de populations du monde, et ce au titre du fait qu’elles subissent généralement des contraintes tendant à les stigmatiser, voire à leur interdire purement et simplement d’exprimer leurs cultures. C’est le cas depuis 2007 avec les « peuples autochtones »1, lesquels se caractérisent non seulement par une continuité historique sur un territoire donné, mais surtout par la marginalisation dont ils font l’objet, qu’il s’agisse de la dimension économique, mais également sur les plans social et culturel.
- 2 Marion Robillard et Serge Bahuchet (2012) montrent que ce terme, issu des catégorisations colonial (...)
2Afin de préserver leurs modes de vie, ces populations développent parfois des stratégies de mise en visibilité d’elles-mêmes bruyantes et valorisantes, à l’instar des Huron-Wendat d’Amérique du Nord, une nation amérindienne qui dispose par exemple de son écomusée, situé dans la réserve de Wendake, au sein de l’agglomération québécoise (Canada). Il en va tout autrement pour les Baka, peuple de chasseurs-cueilleurs d’Afrique centrale, auquel nous nous intéresserons ici pour le contraste qu’il offre en matière de résistance, à savoir une persistance silencieuse à se maintenir dans des pratiques de plus en plus contraintes, notamment la chasse qui retiendra notre attention. Aussi, en observant les comportements des Baka, partie prenante des groupes dits « pygmées »2, les auteurs s’étonnent d’y percevoir les signes habituellement associés à la notion résistance, tant ils paraissent subir sans se révolter, n’en ayant ni les moyens, ni les dispositions. Pourtant, sur l’échelle des résistances, entre un pôle actif (agissements armés si on prend les cas de figure les plus extrêmes) et un pôle passif (protestations non violentes), il nous semble devoir s’insérer une autre alternative : la persévérance à s’inscrire dans des pratiques d’usage, sans que ne s’exprime pour autant une opposition explicite à la domination subie. Cette approche s’inscrit ainsi dans un courant contemporain qui prend au sérieux les « arts de la résistance » tels que définis par James Scott (Sainsaulieu, Talpin, 2020).
- 3 Selon le laboratoire Dynamique de l’évolution humaine et l’Institut de recherche pour le développe (...)
3Géographiquement parlant, les Baka se répartissent dans la zone frontalière entre le Cameroun, le Gabon et la république du Congo, soit une région marquée par un écosystème forestier dense. Leur mode de vie s’inscrit historiquement dans les pratiques forestières nomades, autour de la chasse et de la cueillette. Pourtant, depuis les années 1950, a débuté un processus de sédentarisation aux abords des routes (Althabe, 1965), en raison, d’une part, des interdits forestiers sur lesquels nous reviendrons, et d’autre part, de leur embrigadement dans les activités économiques exigeant de la main-d’œuvre (plantation, transformation du bois). On compte aujourd’hui quelque 60 000 Baka au sud-est du Cameroun sur 400 000 habitants dans ce secteur3.
4Leur itinérance devient problématique, mais leur démarche persistante à se rendre dans la forêt reste un acte délibéré rendu nécessaire, entre autres raisons, par ce sentiment de légitimité qui habite les Baka quant à une pratique cynégétique consubstantielle à leur identité. Active donc, cette démarche ne s’accompagne pourtant pas d’un discours verbalisé offensif, à la manière d’un droit ancestral qui serait revendiqué de façon bruyante et voyante, comme dans une manifestation de rue. Alors même qu’ils se voient mis à contribution pour surveiller ces espaces forestiers qui leur sont confisqués, leur reste le débordement discret dans la forêt interdite : une résistance silencieuse de survivance.
- 4 Selon les chiffres de la mairie (Mbom, 2016). Selon le recensement national de 2005 Mindourou repr (...)
5Nos investigations se sont, jusqu’à maintenant, concentrées sur cette région du Cameroun et en particulier dans la commune de Mindourou, chef-lieu d’arrondissement du Dja, sous-préfecture du département du Haut-Nyong, où une entreprise forestière s’est implantée en 1996. Cette collectivité rurale, composée de la municipalité de Mindourou elle-même, de 16 villages bantous et de 9 campements de Pygmées Baka, représentait environ 18 000 habitants en 20154.
- 5 Si la première mission s’est inscrite dans le cadre d’un projet « COFORTIPS » (2014-2016) financé (...)
6L’étude ici présentée s’appuie sur l’observation in situ d’une part et d’autre part sur 38 entretiens auprès des autorités locales, de chasseurs, qu’ils soient d’ethnie baka ou du groupe bantou villageois, réalisés pendant cinq missions de terrain de mai 2015 à mars 2016, et un séjour complémentaire en 2017, ainsi qu’un stage d’un étudiant (M2) réalisé durant la période mai-juillet 20165. Ces missions s’inscrivent dans une série de travaux en cours et seront prolongées prochainement par une comparaison avec l’ethnie Ba’Aka en République du Congo.
- 6 En 1898, la France, le Royaume-Uni, la Belgique, le Portugal, l’Espagne et l’Allemagne se partagen (...)
7La perspective adoptée dans ce texte part d’un préalable : on ne comprend ni la résistance des Baka, ni davantage le mode qu’elle a pris, sans rappeler la forme de domination qui la génère sur le temps long. Cela implique d’appréhender la période coloniale complexe de l’actuel Cameroun, balloté par la domination de l’Allemagne dans un premier temps, puis les rivalités entre Britanniques et Français dans un second temps, soit ici après la Première Guerre mondiale et la défaite allemande. En effet, dès les dernières années du xixe siècle, le continent africain était déjà quasi exclusivement sous la coupe plus ou moins réglée de pays européens, à l’exclusion de l’Éthiopie et du Libéria6. L’Allemagne du chancelier Otto von Bismarck jetait son dévolu sur la région de Douala en imposant son protectorat le 12 juillet 1884, faisant naître le Kamerun (Roche, 2011, 105). Parmi les peuples à subir le stigmate de « primitivité », on compte au premier rang les mal-nommés Pygmées qui, de par leur insertion dans la forêt profonde, un style de vie appréhendé comme frustre et leur taille réduite, sont assimilés à des archétypes du « sauvage », incapables de servir le « développement » économique tel que pensé par les colonisateurs allemands, français ou britanniques.
8Il est un fait que cet étiquetage en forme de procès d’incompétence, notamment quand il s’agit de valoriser les ressources naturelles, a joué un rôle déterminant dans les processus de domination, qui se sont également construits sur une idéologie de la supériorité entrepreneuriale. La trajectoire sociohistorique de la résistance des Baka s’inscrit donc bien dans une histoire longue de peuple-objet, à la façon de la « classe-objet » qui singularisait la paysannerie pour Pierre Bourdieu (1977), soit davantage parlée qu’elle ne se parlait elle-même. « Les organisations et associations s’exprimant au nom des Pygmées montent en nombre et en puissance, malheureusement encore trop rarement dirigées par ces derniers, ne serait-ce que du fait de la rareté de ceux qui maîtrisent le calcul, la lecture et l’écriture » (Epelboin, 2012 : 76).
9En conséquence, les Baka ne mettent aucunement en avant une identité ontologique pour revendiquer leur droit au territoire, mais s’inscrivent, par leurs pratiques forestières et cynégétiques, via le mode de vie que ces pratiques exigent, dans le vécu de ce qui est sans avoir besoin de se dire tel.
10S’en suit une résistance peu sonore, discrète et pourtant obstinée qui s’ancre dans la persistance de la pratique cynégétique, même rendue illégale et stigmatisante. Afin de rendre compte de cette attitude, notre approche consistera ainsi à mobiliser le concept d’Eingensinn, tel qu’Oskar Negt (2007) l’a bâti, à avoir la force de l’entêtement, mais ici dans un cadre spatial qui laisse une large part à l’approche odologique (la science du cheminement) d’Etienne Le Roy (op. cit.).
11Pour autant, nous posons que ces éléments ne joueraient pas un rôle aussi déterminant si, d’une part l’imaginaire ne maintenait pas une « mise en scène complaisante de l’homme blanc aux prises avec la « nature » africaine » (Sibeud, 2002 : 273) et d’autre part, cette Afrique n’était le centre actuel d’une nouvelle ruée économique, où se disputent les grandes firmes extractivistes afin de s’assurer une position dominante. Ce sont donc aussi et surtout les richesses du territoire sur lequel vivent les Baka qui justifient le peu de considération qu’on leur témoigne. Ce n’est ainsi pas un hasard si le pétrole est présenté comme la « nouvelle attraction des parcs naturels africains », pendant que cette même matière première tendrait à devenir l’énergie des pays pauvres (Misser, 2021). Terrain de jeu longtemps européen, puis investi par les USA et aujourd’hui centre d’intérêt asiatique (Chinois, Indiens), l’Afrique forestière cumule la déconsidération de ses populations et la richesse de ses territoires. De quoi aiguiser les appétits.
- 7 Ce que Hegel, en termes d'éthique, nommait « le droit de détresse » (dans Principes de la philosop (...)
12À propos de nourriture, il existe un droit de subsistance7 pour les populations. Mais dans un contexte où, depuis les années 1980, les zones forestières du Bassin du Congo connaissent un accroissement du taux de déforestation, une augmentation en parallèle du nombre d’aires protégées et une « intensification de l’exploitation du bois et des zones de chasse » (safaris touristiques) (Joiris, et al., 2010 : 23), ce droit est ignoré. L’accès au territoire traditionnel de chasse pour les peuples baka au sud-est du Cameroun s’est ainsi vu rétrécir depuis une trentaine d’années, mettant en danger leur capacité de reproduction sociale en tant que groupes chasseurs-cueilleurs.
13Dans cet article nous traitons des formes de résistances des groupes baka devant ces « enclosures » juridiques que forment les Unités Forestières d’Aménagement (UFA) détenues par des sociétés d’exploitation du bois et les aires protégées, et qui ferment leur ancien territoire de chasse traditionnelle. Nous montrerons lors du premier temps dans quelle mesure la forêt fut et reste un espace où se jouent de véritables luttes, appréhendables par la grille de lecture d’une sociologie critique. Dans un second temps nous ancrerons empiriquement notre site d’étude au Cameroun avant d’aborder, dans un troisième temps, le cadre théorique inspiré par l’École de Francfort, à l’aune de ce terrain marqué par les pérégrinations territoriales. En conséquence, la conclusion s’interrogera sur le statut des peuples dits « autochtones », qu’il convient d’appréhender dans leur pluralité contrastée.
- 8 Chanson de Gaston Couté : « Chanson de braconnier », dans La chanson d’un gâs qu’a mal tourné, Œuv (...)
« Lors même le jour devient sombre/Car les juges, ces salopins/ vous foutent des six mois “à l’ombre”/pour trois méchants lapins. »8
14Nous pouvons remonter l’histoire des luttes sociales relatives aux forêts au moins jusqu’à celle que nous connaissons dans l’Europe des xviiie et xixe siècles et qui rend compte autant des mécanismes d’exclusion et de répression de la part des autorités que des modes de résistance et/ou de contestation des populations rurales. La confiscation de l’accès aux forêts pour les catégories les plus pauvres du monde rural, qui disposaient jusque-là de droits d’usages (glanage, collecte, affouage et vaine pâture), ne put se réaliser que dans une économie libérale naissante qui érigeait le droit de propriété privée en droit absolu.
15La fameuse loi anglaise « Black Act » de 1723, décrite par E.P. Thompson (2014 [1975]), servait précisément les intérêts d’une classe aristocratique qui entendait maintenir son privilège, celui de la pratique de la chasse à courre dans les forêts du Hampshire, entre autres forêts du pays. Cette loi sanctionnait de la peine capitale les contrevenants, désormais appelés les « braconniers », qui auraient l’audace de résister aux enclosures.
16Des mouvements de révoltes surgissaient dénonçant « un déni de justice » (op.cit. : 106). Les opposants à cette loi, quoique traités de braconniers, étaient surtout punis « de délit contre la propriété » (op.cit. : 87). Un siècle plus tard, Karl Marx écrit un texte fameux sur « la loi sur le vol des bois » qui retrace les débats à la Diète Rhénane (Marx, 1982 [1842]) sur l’illégitimité de cette décision juridique de sanctionner les populations rurales pauvres vivant du glanage et du ramassage de bois mort dans les forêts, transformant ainsi l’usager domestique en délinquant, le chasseur de subsistance en braconnier. « Fait social total » (Minard, 2014 : 130), ce rapport au droit interrogeait la teneur des rapports sociaux dans le fonctionnement de la justice et dans ses formes de légitimation concrètes et idéelles. Ces interdits d’accès étaient directement liés à la privatisation des espaces forestiers au détriment d’un droit d’usage communautaire. De fait, les délits de chasse furent légion au xixe siècle. La guerre des Demoiselles des années 1829-1830, dans les Pyrénées françaises, rappelle les épisodes des forêts du Hampshire un siècle auparavant. Ces mouvements rebelles se posaient en réaction à la violence ressentie dans la normalisation juridique imposée, par le code forestier de 1827, aux pratiques collectives de subsistance. S’y ajoutera, avec la loi du 3 mai 1844, l’obligation de s’acquitter d’un permis pour la chasse et qui sera conséquemment réservé à ceux qui en avaient les moyens, mais aussi à ceux « qui bénéficient de garanties morales données par les édiles » (Mayaud et Lutz, 2006 : 25). Dans cette Europe de la première moitié du xixe siècle, le fait d’associer ainsi socialement la chasse de subsistance et la collecte au braconnage illustrait le retour des gouvernements conservateurs. En lien avec le caractère aristocratique de la pratique cynégétique, la stigmatisation des braconniers autorisait désormais aussi les classes bourgeoises à confirmer leurs droits privés sur des ressources qui relevaient, aux yeux des paysans, de biens communs (Marx, op. cit.).
- 9 À savoir une « chose » n’appartenant à personne et donc susceptible d’être appropriée par quiconqu (...)
17Ce xixe siècle est également celui de l’expansion coloniale des puissances européennes, et dès cette époque, le gibier entre dans la catégorie juridique des res nullius9 (Van Schuylengberg, 2009 : 27). Du point de vue du droit comme de celui de l’accumulation du capital, sans solution de continuité, nous pouvons de nouveau nous référer à l’Europe libérale où « il est étonnant de voir les richesses qui ont pu être extraites des territoires où vivaient les pauvres, pendant la phase d’accumulation du capital, quand l’élite prédatrice était limitée en nombre, et que l’État et la loi ont ouvert la voie à l’exploitation […] elles trouvaient leur origine dans l’accès à l’argent public, aux terres, aux avantages de fonction, aux sinécures, aux marges prélevées sur les transactions publiques » (Thompson, op. cit. : 98).
18Durant la période de la conquête coloniale de l’Afrique et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les distinctions quant à la qualification des pratiques de chasse et du statut des territoires forestiers seront transposées sans même avoir besoin de légiférer, dans un contexte où régnait, sans le résoudre, le problème de la confrontation des normes des colonisateurs et celles des coutumes locales. Aux considérations condescendantes envers les « indigènes », comme cela était envers les « pauvres » de l’Europe depuis le xviiie siècle, venait s’ajouter dans les colonies une dimension raciale à la domination (De Lame, 2009 : 15).
19Ce sont ainsi les ressources naturelles et les populations forestières qui s’avèrent être les victimes de la déconsidération que produisent les modes expansionnistes de développement et de modernisation économiques. La notion de « forêt vierge » qui était à l’origine des « missions civilisatrices et capitalistes dans les forêts coloniales et les missions modernistes et nationalistes dans les forêts post-coloniales » (Hardin, 2005 : 8), donne à voir les dimensions fantasmées que les puissances coloniales projetaient à la fois sur les hommes et sur les ressources.
- 10 Richard Grove fait remonter les préoccupations environnementales des colonisateurs bien plus tôt e (...)
20Les pratiques de braconnage à grande échelle trouvent leurs origines dans l’histoire de la traite esclavagiste et du commerce de l’ivoire (Boutinot et al., 2018) qui sévissaient en Afrique dès le xve siècle et empruntaient les mêmes parcours d’est en ouest du continent, rencontrant dès le xviiie siècle la concurrence des premières compagnies commerciales des puissances coloniales (portugaise, allemande, anglaise, française) (Coquery-Vidrovitch et Moniot, 1974 ; Van Schuylengberg, 2009). Ce contexte de concurrence, augmenté de la politique de mise en valeur des colonies, du développement des infrastructures et des voies de communication, obligera les colonisateurs à envisager des mesures administratives de régulation du commerce de la faune sauvage (ivoire, viande, ornements, trophées, etc.). Le phénomène cynégétique avait pris une réelle ampleur à la fin du xixe siècle et au début du xxe, et ce du fait des colons. Les premières mesures témoignaient ainsi de la préoccupation grandissante des administrateurs et des scientifiques devant le processus de dégradation des ressources naturelles. Le constat de ces pillages et des dégâts causés sur la flore et la faune en Afrique centrale se traduira par la création des premiers parcs nationaux (Van Schuylengberg, 2009 ; Ségalini, 2012)10 et des réserves intégrales de faune.
- 11 C’est aussi la période durant laquelle arrivent des chasseurs américains qui intensifient l’activi (...)
21Si les armes à feu étaient déjà interdites aux « indigènes » (Tchakossa, 2012), les premiers textes réglementaires n’apparaitront que dans la période de l’Entre-Deux-Guerres (Pouchepadass, 1993 ; Roulet, 2004) et établiront l’obligation de se munir d’un permis de chasse, notamment dans les colonies françaises. Ces premières mesures normaliseront les pratiques jusque-là restées implicites de catégorisation des acteurs, entre chasseurs et braconniers, « indigènes » et colons. Mais, familiers de l’administration, les colons ne cessèrent toutefois pas de pratiquer des contournements et leurs demandes de dérogations se multiplieront, soit en prétextant des pénuries alimentaires ou mieux, le droit de défense légitime devant un éléphant. Ces pratiques dérogatoires furent le lieu d’un grand nombre d’abus qui échappaient autant aux sanctions de la police et de la justice, qu’à celles des services forestiers, étant entendu qu’elles ne relevaient pas toutes des mêmes instances selon la nature et la taille du gibier, les infractions relatives aux techniques de chasse ou aux règles administratives. Aussi, jusqu’aux années 1970 où l’on observe « un pic »11 (Roulet, 2004 : 285) dans le braconnage, la distinction entre les pratiques licites ou illicites de la chasse se caractérisait à la fois par un certain laxisme, mais aussi par des intérêts partagés au service des militaires, des missionnaires, des commerçants et des colons.
22Il peut être mobilisé ici le concept foucaldien « d’illégalisme utile » (Foucault, 1975 : 283), selon lequel l’assignation des groupes villageois au rang de braconniers, réels ou en puissance, permet au colonisateur de circonscrire une population et de la surveiller, voire de l’inviter à s’auto-désigner dans la catégorie des contrevenants potentiels, et ainsi de dévier, voire d’éluder, le problème de l’illégalité à grande échelle, celui des élites de la bureaucratie administrative et des sphères politiques, dans ces mêmes espaces. Paradoxalement, les savoirs cynégétiques et les connaissances des milieux forestiers détenus par les populations rurales ont pu autoriser, à leur adresse, une certaine tolérance en matière de subsistance. Cela passait néanmoins par l’intermédiaire des chefs de village qui troquaient la viande en échange des trophées, cornes, peaux, plumes etc. Très tôt ces savoirs « indigènes » (connaissance de la forêt et des comportements de la faune) ont été utilisés au service des chasseurs blancs et du développement des circuits commerciaux. Malgré cela la chasse commerciale puis, plus tard, la chasse sportive, renvoyaient toujours à l’homme blanc l’image de sa virilité et de sa supériorité (Roulet, 2004 : 91), légitimant matériellement et symboliquement la domination coloniale sur les hommes, la faune et les territoires. Autrement dit, « les blancs chassaient, les africains braconnaient » (Adams, 1992, cité par Roulet, 2004).
23Le braconnage d’aujourd’hui, à l’instar de celui de l’époque coloniale, reste en grande partie toujours attribué aux « indigènes », ce que corroborent les faits actuels suivant les définitions des infractions, les modes de sanctions et les modes d’accès au territoire. Cette assignation des « indigènes » au titre de braconnier est devenue routinière dès lors que les règlements sur les techniques de chasse, les permis administratifs et les territoires les excluaient d’emblée de la « noblesse » de l’acte cynégétique. La restriction des territoires coutumiers destinés aux pratiques de subsistance n’était d’ailleurs pas uniquement liée à la sanctuarisation des territoires en aires protégées et à la régulation des pratiques de chasse, mais également à l’exploitation forestière. Le colonisateur incriminait indistinctement les pratiques indigènes non pour des raisons écologiques, mais bien pour légitimer leur expulsion des territoires qu’ils exploiteront dans un but économique (Thomas, 2009).
24Ainsi, d’un point de vue d’une économie morale, une certaine mémoire rebelle relie les villageois aux représentants de l’État à travers ses services forestiers, dans « un ensemble de valeurs dérivées de conditions de vie marquées par l’obsession de la subsistance, liées à des attentes croisées, indissolublement pragmatiques et normatives, entre dirigés et dirigeants, concernant la juste répartition des richesses et la responsabilité des dirigeants en matière de subsistance » (Siméant, 2010 : 155).
25Dans l’empire français d’Afrique, ces revendications pour une meilleure répartition des bénéfices résonnaient dans la mémoire des sociétés rurales comme des rappels de justice sociale, d’équité et de reconnaissance (Oyono, 2006 : 164). Après avoir été accusées par le colonisateur de braconner et d’être « incapables de mettre en valeur les ressources naturelles de leurs territoires » (Balandier, 1982 [1955] : 7), elles sont aujourd’hui sollicitées par les politiques publiques et les programmes de développement pour « gérer » la durabilité de la ressource, alors même qu’il ne leur reste que des espaces déjà dégradés ou drastiquement limités par les concessions forestières.
- 12 Après celui de « comptoir », c’est le même terme de « concession » qui était attribué aux parties (...)
- 13 D’après Globalforestwatch – WRI (2000 : 7) « Trois maisons-mères, financées en tout ou en partie p (...)
26Au Cameroun et jusque dans la fin des années 1990, période d’engagement des réformes des législations forestières initiées par la Banque mondiale, les concessions12 forestières étaient, comme au temps colonial, données en apanage aux exploitants issus des anciennes puissances coloniales, sans exigence d’aménagement, sous forme de ventes de coupe brutes, pour lesquelles le choix d’exploiter les essences les plus rares et précieuses était prioritaire. Ces pratiques hautement destructrices trouvaient leur « durabilité » dans le déplacement d’un espace forestier à un autre. Telle une « path dependence » (Palier, 2010 : 411), ces attributions ont fonctionné selon un système de patronage et d’appuis politiques et électoraux jusqu’à la réforme forestière. Cette dernière, qui a abouti à la loi de 1994, a permis d’une part d’établir des concessions sous forme d’adjudication et, d’autre part, l’obligation de la formalisation de plans d’aménagement. Ce système d’appel d’offres pour l’attribution des concessions accroit les coûts d’accès à la forêt du fait de la concurrence qu’elle engage entre les entreprises et oblige à plus de transparence dans les modes d’attribution (Karsenty, 2004). Toutefois cette réforme n’a, jusque-là, favorisé qu’un renouvellement partiel des concessionnaires et hormis une ouverture récente aux partenaires asiatiques de plus en plus pressants, les opérateurs historiques demeurent présents sur la majorité du territoire forestier13.
27Bien que certains auteurs (Diaw, 2005 ; Wilkie et al., 2003, cités par Oyono, 2006 : 164) évoquent « une rupture d’avec les logiques coloniales », le lien avec celles-ci est relatif aux formes gouvernementales et à l’État. Ce dernier garde le monopole du pouvoir régalien sur les espaces forestiers et les gouvernements font le choix, face aux populations, d’une exploitation économique des ressources ligneuses qui est une source de revenus et de taxes des plus importantes, avec le pétrole et les mines.
28Si les enclosures formées par les Unités Forestières d’Aménagement (UFA) des entreprises d’exploitation forestières ne sont pas spécifiques à ce lieu, mais se retrouvent également dans les pays limitrophes du Congo et du Gabon, notre site illustre les relations entre une entreprise, la Pallisco et les populations villageoises bantoues et bakas dans leur rapport au territoire.
29Dans cette section nous présentons le site d’étude, Mindourou, puis l’établissement des Unités Forestières d’Aménagement formant autant d’enclosures sur le territoire (Fig. 1). Dans une troisième sous-section nous invoquons, du point de vue des responsabilités sociales de l’entreprise, le rapport ambigu qui se joue dans le développement de la collectivité locale, eu égard au niveau de vie des populations et du territoire qui est soustrait en général aux groupes riverains pour l’agriculture, en particulier aux groupes baka pour la chasse de subsistance et la cueillette.
Figure 1. Le site d’étude Mindourou – Mittleweg – l’étape du Sud entre Abong-Mbang et Lomié
Source : Carte réalisée par N. Fauvet (CIRAD) à partir de données recueillies par Mbom (2016).
30Carte représentant la localité de Mindourou sur l’axe routier Abong-Mbang à Lomié, les UFA numérotées de la société Pallisco et les emplacements des campements de chasse susceptibles d’être l’objet d’une opération policière par les services des Eaux et Forêts et de la gendarmerie. Il existe également des réserves forestières dans la région.
31Mindourou, nom issu de l’allemand, Mittelweg (mi-chemin), est un village-rue, un gîte d’étape entre Lomié et Abong-Mbang, créé pendant la colonisation. La région se caractérise par une faible densité de peuplement (7,1 habitants/km2) et l’arrondissement de Dja se compose de trois cantons : Badjoué (2 145 habitants), Djem (2 191 habitants) et Mpoubieng (2 606 habitants), distribués en 28 villages auxquels s’ajoutent 9 campements de Pygmées Baka répartis le long de la route. L’arrondissement comptait un peu plus de 10 431 personnes au recensement national de 2005, mais les données de 2015, relevées à la mairie de Mindourou, ont évalué à 18 000 habitants la population de cette sous-préfecture ; soit une forte augmentation en dix ans qui modifie les densités et leur répartition. Cette augmentation est en majeure partie due à l’arrivée des ouvriers et employés de la société forestière Pallisco, qui s’est implantée en 1997 et qui a démarré ses activités d’exploitation progressivement à partir des années 2000. La répartition des habitants se présente ainsi, selon les informations de la société forestière elle-même (FSC, 2009) : 55 % de population bantou (Badjoué, Djem, Mpoubieng), 15 % baka, 30 % groupes extérieurs (ouvriers).
32Son économie repose sur de petits commerces qui alimentent une clientèle locale, mais surtout de passage (chauffeurs de grumiers). Elle dépend de l’agriculture paysanne de produits vivriers (manioc, plantain, igname, maraichage) et de rente (cacao, arachides), mais encore et surtout de l’exploitation du bois (Boutinot et al., 2016). La population active se répartit entre 22 % dans le tertiaire (la mairie et les administrations), 30 % dans le secondaire (la société forestière) et 48 % dans le primaire (agriculture principalement). Cette agglomération rurale est dotée d’un certain nombre de services : mairie, gendarmerie, sous-préfecture, écoles, un collège d’enseignement technique, une auberge, les bâtiments de la société forestière, une usine. Il existe également un dispensaire, mais il est excentré et peu doté en matériels comme en médicaments et en personnel infirmier (un seul présent quelques jours par semaine).
33Dans notre zone d’étude, les diverses modalités d’enclosures sur le territoire se trouvent réunies (Fig. 1) : les zones de conservation (Réserve du Dja), les zones cynégétiques privées et celles, soumises à la gestion communautaire (ZICC), qui connaissent un développement très récent (2015-2016), ainsi que les nombreuses UFA. Ces dernières concessions se présentent, du point de vue des populations riveraines, comme autant de facteurs qui réduisent et remettent en question l’espace attribuable aux parcelles agricoles et plus spécifiquement aux territoires traditionnels de chasse, sur lesquels nous nous concentrons.
- 14 Cette forêt communale se situe au nord-ouest de Mindourou, jusqu’à la hauteur d’Essengbot, dans l’ (...)
34Point n’est besoin de chiffres, les cartes sont souvent plus éloquentes quand il s’agit de délimitations géométriques des territoires. Sur ces cartes que nous avons empruntées à Globalforestwatch-WRI (2007), il est possible de constater le développement des UFA depuis les années 1950 (Fig. 2). Certaines d’entre elles se sont davantage déplacées que multipliées. La société qui concerne notre site d’étude à Mindourou, la société forestière Pallisco, a été créée en 1972 et a ouvert un premier site d’exploitation et une scierie à Éboumétoum, agglomération située à 240 km de Yaoundé (Commune de Messamena, à l’ouest du département du Haut-Nyong). De ce premier site d’exploitation forestière, alors exempt de toute exigence d’un plan d’aménagement durant 20 ans (1975-1995), il ne reste qu’un espace fortement dégradé, pour ne pas dire « désastreux » selon les termes des villageois rapportés par le directeur de la société lui-même (entretien, mai 2015). Cet espace est désormais rétrocédé aux communes (Messamena et Mindourou) sous forme de forêt communale14.
Figure 2. Cartes de l’évolution de l’étendue des concessions forestières et des aires protégées au Cameroun de 1959 à 1999
Source : Globalforestwatch-WRI (2000 : 59).
35La réserve du Dja se trouve, en vert foncé, dans le sud du pays. Elle est signalée par un cercle rouge sur la carte.
36Ensuite, entre 2004 et 2011 la superficie totale des Unités Forestières d’Aménagement a continué d’augmenter de 1 %, passant de 6 961 700 ha en 2004 à 7 058 958 ha en 2011. À travers cette réforme forestière (1994), puis celle de la décentralisation administrative et politique (1996), la décennie des années 1990 a tenté d’amorcer un changement démocratique dans les rapports historiques entre les services de l’État en charge des forêts, de l’aménagement et de l’administration des territoires et les populations rurales. Des rapports sociaux entre dirigeants et dirigés qui avaient, depuis l’époque des colonisateurs allemands, puis français, toujours été « habités par des conflits souterrains » (Nguiffo, 1998) et qui portaient sur la répartition du territoire entre les aires dédiées à la chasse et à l’agriculture familiale, incluant les zones de productions cacaoyères elles-mêmes encouragées par l’administration coloniale, et les zones d’exploitation du bois. Ces conflits portaient également sur la répartition des revenus de l’exploitation du bois.
37La réforme forestière de 1994 coïncidait aussi, d’une part, avec le 3e plan d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI et, d’autre part, avec la dévaluation du franc CFA qui avait réduit drastiquement le pouvoir d’achat des Camerounais et produit une vague de retours au village de nombreux citadins, tout en permettant une augmentation significative des exportations du bois (Oyono, 2006 : 165).
- 15 En 2001, la société Pallisco a pu s’adjoindre des partenaires (SODETRANCAM, la Forestière de Mbalm (...)
38La loi de 1994, qui redéfinit les concessions forestières du domaine permanent forestier de l’État (DPF) selon leur superficie (moins de 200 000 ha par exploitant) et sur un plan de zonage du Cameroun15, concède ces unités forestières à des exploitants pour une durée de 15 ans renouvelables et sont désormais soumises à une redevance forestière annuelle (RFA) qui est répartie à 50 % pour l’État, 40 % pour les communes rurales et 10 % pour les communautés villageoises (arrêté n° 122/MINEFI/MINAT du 29/04/1998).
- 16 Cf. Tableau des versements de la Redevance Forestières Annuelle (RFA) réalisés par la Pallisco et (...)
- 17 Le même auteur note que dans l’ensemble des zones cacaoyères du Cameroun (Ouest, Centre et Sud) pr (...)
39De fait, la commune de Mindourou reçoit annuellement une part de cette redevance qui a oscillé en moyenne entre 300 000 et 500 000 euros de 2003 à 201516. La gestion de cette ressource financière, nonobstant le fait qu’elle crée des conflits au sein des communautés villageoises, pose de nombreuses questions quant à la réalité des processus de décentralisation et de délégation aux collectivités locales des pouvoirs de gestion de la manne forestière, et à leur capacité à maintenir une autonomie de décision. L’administration de cette redevance s’organise théoriquement à travers des comités riverains de gestion, qui relèvent toutefois d’une reproduction des rapports sociaux locaux privilégiant les appartenances lignagères aux formes démocratiques d’élection citoyenne. Les peuples Baka y sont néanmoins représentés, mais de manière « purement formelle. […] il s’agit d’une position de façade pour satisfaire les demandes extérieures » (Mbetoumou et al., 2010 : 63). Du reste, cette gestion de la redevance forestière s’opère sous une forme somme toute limitée, puisqu’elle exige de la part de ces comités riverains l’établissement de projets à soumettre à la décision communale. Aussi, malgré ces recettes, la commune peine à sélectionner de façon transparente les projets soumis par les comités riverains, notamment lorsque des infrastructures visibles, marquées du sceau de l’entreprise (maison pour tous, salles de classe) sont privilégiées au détriment des priorités de la collectivité. Aussi cette dernière lutte pour satisfaire ses besoins collectifs en infrastructures de base (des forages en panne, une électricité rurale solaire qui dessert la rue principale de façon défaillante, etc.). Cette région est, en dépit des richesses produites (le bois et le cacao), celle qui, parmi les régions cacaoyères du Cameroun, accuse la plus importante proportion de pauvres17 « avec près de 91 % qui vivent en dessous du seuil de pauvreté » (Folefack, 2010 : 7).
- 18 Entretien, mai 2015, avec le maire de Mindourou.
40Si l’entreprise se doit d’entretenir et/ou de fournir des biens publics dans le cadre de ce que Rebecca Hardin (2002) dénomme une « politique concessionnaire » (citée par Karsenty, 2010 : 49), la nature de son rôle dans une collectivité territoriale décentralisée reste ambiguë. Au vrai, cette politique s’apparente à une substitution de l’État au niveau local, autorisant la société forestière à des pratiques clientélistes favorables aux élites locales et que l’on retrouve à divers degrés dans les processus actuels de décentralisation, le maire daignant ainsi nous avouer que « les ouvriers de l’entreprise forestière forment en partie mon électorat »18. Aussi, les obligations de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) envers les communautés villageoises font figure d’œuvres sociales à bon prix sans véritable ancrage dans une politique de développement, laissant les cases de santé ou les salles de classes vides. Ou quand la charité s’arrête net devant la demande sociale de récupération des déchets de bois que la société forestière préfère brûler que de les redistribuer. Les exigences ou les doléances des populations villageoises, relatives à l’accès au foncier agricole, au territoire de chasse de subsistance (Fig. 3), ou bien à l’emploi ou à la récupération des déchets ligneux de l’entreprise, etc., qui affectent les rapports sociaux locaux avec cette dernière, « ne peuvent échapper, à une grille de lecture renvoyant à des processus réels ou imaginaires de « recolonisation », ainsi que le mentionne Karsenty (op.cit. : 52).
Figure 3. Démonstration de chasse à la lance à Matoto en 2021
Source : C. Baticle.
- 19 Rassemblés dans le 3e des 10 principes de la certification FSC (Forest Stewartship Council). Cf. P (...)
- 20 Cf. Boutinot et Karpe, 2019.
41Aussi, quand viennent s’ajouter aux normes de responsabilité sociale de l’entreprise les critères de la certification forestière FSC19, qui s’adressent essentiellement aux populations baka que la communauté internationale reconnait comme peuple autochtone (bien qu’il n’en soit pas de même dans la loi camerounaise20), les rapports de l’entreprise avec les populations riveraines des UFA se compliquent d’une dimension éthique qui dévoile et masque en même temps le lien originaire de la question des droits des Peuples Autochtones avec le processus colonial, ainsi qu’il s’est historiquement constitué dans les luttes menées par les peuples Premiers d’Amérique et d’Océanie (Djama, 2005 ; Boutinot & Karpe, 2019). Alors même que les normes sociales à l’intention des peuples autochtones sont un des éléments qui entrent dans la reconnaissance publique de l’engagement des sociétés forestières pour le développement durable, la situation des Baka au Cameroun donne à voir une forme dévoyée des droits auxquels ils pourraient prétendre, tandis que l’ensemble des acteurs concernés par la gestion forestière profitent du réservoir d’empathie qui est produit à leur égard.
42Nous montrions précédemment comment les Baka se retrouvaient mis en situation de braconnage, davantage qu’il n’entrait dans leurs intentions de se mettre hors-la-loi. Ne serait-ce que sur le plan des règles édictées en matière de chasse « traditionnelle » (qui les visent directement comme on a pu le constater), la rusticité des armes autorisées les renvoie bien à des pratiques d’un autre âge, que le territoire qui leur est conféré interdit de rendre efficaces pour une chasse vivrière viable. Leur braconnage est en sorte un produit des normes nouvellement édictées et non la conséquence d’une déprédation plus importante de leur part, qui pourrait être le fait, par exemple, d’avoir adopté des moyens de chasse plus performants, ce qui n’a pas ici été le cas. C’est un aspect qui les rapproche du modèle d’analyse nous ayant autorisé à qualifier les UFA d’enclosures juridiques au service du capitalisme extractiviste contemporain, à l’image de ces paysans d’antan, confrontés à la disparition programmée des communs fonciers sur lesquels subsistaient les plus modestes d’entre eux par l’obligation faite d’enclore les parcelles exploitées. Néanmoins la comparaison s’arrête là, car contrairement aux chasseurs camerounais les brassiers de l’Ancien Régime et plus généralement les travailleurs de la terre, sans terre, avaient mis en place des actions visant à saboter les limitations qui les contraignaient dans leur mode de faire-valoir antérieur.
43On ne constate rien de tel dans la forêt équatoriale africaine. Le paradoxe central tient ainsi dans la façon dont les Baka répondent à la mise en défens de ces espaces, les seuls suffisamment giboyeux pour assurer leur survivance en tant que peuple chasseur-cueilleur. Le qualificatif qui leur correspond alors le mieux, afin de les décrire dans cette attitude face à la surveillance dont ils font l’objet, est celui qu’on appliquait aux populations rurales françaises du xixe siècle, lorsqu’interrogées sur leurs pratiques par l’école d’Emmanuel Le Play elles apparaissaient aux enquêteurs comme une masse de « taiseux ». À ce titre, il y a une certaine similitude entre cette chasse au braconnier baka du Cameroun contemporain et la mise en place des garderies privées dans les domaines de la bourgeoisie foncière, au siècle de l’industrialisation en France. Le sociologue Jean-Claude Chamboredon montrait ainsi que les formes dominantes de la transgression cynégétique entretenaient un rapport étroit avec la configuration socio-spatiale des régions où on les observait. De façon très logique, il n’était pas surprenant de voir la privatisation des espaces naturels générer majoritairement du délit de « chasse sur autrui ». Sa proposition programmatique allait en conséquence dans le sens d’une étude systématique des archives judiciaires en la matière, afin d’établir ces corrélations entre types d’infraction et, in situ, le jeu des groupes d’acteurs en présence.
44Dans le cas de figure de notre objet d’étude, l’ensemble des enjeux qui ressortent de l’analyse se polarisent autour de cette question territoriale, sorte de pivot auquel on aboutit quelle que soit la controverse abordée : armes autorisées et prohibées, espèces tolérées ou interdites à la chasse… dans la mesure où toute alternative contournant le problème rencontré achoppe sur l’obtention d’un droit d’accès à un espace plus vaste et moins circonscrit que ce périmètre de la route, laquelle semble se frayer un passage entre les concessions forestières, les réserves naturelles et les parcs pour la chasse sportive. Ceci étant, et bien que ce soit l’inverse en réalité qui se produise puisque les UFA amputent les espaces restés en dehors de la piste, il resterait à comprendre les conditions objectives qui, dans le contexte baka, amènent à ce premier paradoxe : la résistance observée ne peut pas être qualifiée de passive, sans néanmoins prendre un caractère explicitement revendicatif.
- 21 Ce n’est pas là un cas isolé, loin s’en faut. On retrouve une pareille transgression chez les dern (...)
45Nous y reviendrons plus avant, mais il importe de clarifier ce point déterminant qui incite à rechercher une explication plus pragmatique que proprement culturaliste. La démarche persistante des dits Pygmées à se rendre dans la forêt, tout en franchissant allègrement le cordon territorial des cinq kilomètres qui leur est concédé de part et d’autre de cette route, n’est pas seulement due à l’absence de GPS embarqué, de carte ou de signalétique indiquant l’entrée dans une UFA. C’est là un acte délibéré rendu nécessaire pour plusieurs motifs, dont la nécessité de poursuivre la traque que l’armement rudimentaire interdit d’écourter, mais également le dépérissement de la giboyeusité aux abords immédiats des pistes trop fréquentées. Surtout, un sentiment de légitimité habite les Baka quant au parcours de la forêt qu’ils exercent depuis leur prime enfance. Active donc, cette démarche ne s’accompagne pourtant pas d’un discours verbalisé offensif, revendiquant un droit ancestral bruyant, comme on peut l’observer chez d’autres peuples labellisés autochtones. Leur expressivité résistante prend une tout autre forme, dans la praxis en sorte, via le cheminement transgressif21.
46Il s’agit donc, dans un premier temps, de préciser la teneur exacte de l’entêtement dont témoignent ces chasseurs, que l’on pourrait, à tort, prendre pour de la nonchalance, comme relevant d’un trait atavique. Il semble nécessaire ensuite d’objectiver les dispositifs qui conditionnent cette attitude, et au premier rang desquels on trouve les Comités paysans-forêt (CPF), qui nous intéresseront ici, lesquels mobilisent les habitants dans leur propre surveillance interne. En conséquence, on comprendra mieux l’absence de révolte bruyante à la situation vécue de domination.
47La différence entre ces deux contextes qui nous servent de guide comparatif, à savoir la phase d’accumulation primitive du capital qui a concerné les sociétés européennes précapitalistes d’une part et d’autre part cette étape plus tardive dans laquelle nous observons, en direct, les effets de la course aux profits sur le planisphère des ressources, se joue au niveau de la signification inscrite dans l’acte de résistance que prend la chasse illégale.
48Pour résumer, chez les « bracos » français, de Maurin-des-Maures (Aicard, 2018 [1908]) jusqu’au célèbre Raboliot (Genevoix, 1984 [1925]), la dissidence avec cet ordre bourgeois qui s’applique sur l’espace naturel d’alors était déjà infra-politique. Il s’y exprimait effectivement une contestation quant à la domination spatiale qui se mettait en place. Bien que le dissident restait généralement discret quant à ses contournements, le café du village était très souvent le lieu de diffusion des idées socialisantes, voire libertaires, faisant du contrevenant un potentiel révolutionnaire, du moins dans le regard que lui appliquait le parti de l’ordre (Aucante et Aucante, 2004 [1989] ; Laurent, 2006). Mais si la politique était bien présente chez le récalcitrant à cette régulation bourgeoise du droit de chasse, il s’agit toutefois de nuancer, car il y jouait rarement son gagne-pain, le héros de Maurice Genevoix constituant ici un cas limite de braconnier quasi professionnel. En conséquence, la dimension de rivalité avec le garde-chasse, en tant que représentant du propriétaire, y occupait un rôle essentiel. Cet état de fait est à relier à La Sologne du moment, région où se déroule le roman de Genevoix, qui tendait alors à devenir l’aire de loisir d’une population urbaine et fortunée, ne résidant pas sur place, mais qui s’appropriait progressivement de larges pans du territoire, et ce pour son bon plaisir. Le caractère ostentatoire de ces acquisitions n’était pas sans rappeler un certain mimétisme avec le style de vie aristocratique de l’Ancien Régime, la faisant passer pour une provocation réactionnaire aux yeux des « gens du cru », réduits à l’état de retardataires, bien que parfois vus comme « bons sauvages » (Bozon, Chamboredon, Fabiani, 1981 ; Chamboredon, 1982).
- 22 Le terme de « garderie » renvoie, dans l’univers cynégétique, à la surveillance contre les pratiqu (...)
49Rien de semblable avec le sens qui préside à la discrétion des Baka, non seulement parce que leur mode de vie ne cède rien à la notion de loisir, mais surtout parce que les sociétés exploitantes de la forêt n’entretiennent pas une garderie privée22 par souci du standing. Pour appréhender la différence entre les deux configurations exposées ici, on peut faire appel à la différenciation entre style et mode et vie. Quand le style « campagnard » prend le fusil pour réaffirmer une prééminence de terrain, son enjeu porte sur bien autre chose que la valeur nutritive du lapin soustrait à la propriété privée. La signification politique s’en trouve manifeste. À l’inverse, pour un peuple dont le mode de vie est axé sur les ressources de la forêt, le retour bredouille d’une chasse peut prendre l’allure d’un fiasco pathétique, générant les reproches des femmes à l’égard de leurs maris maladroits. Si le dossier chasse y est tout aussi politique dans ses conséquences, il n’en est pas pour autant politisé par les acteurs qui le subissent. C’est davantage par contrainte que les Baka voient le singe devenir une personnalité politique dont les gardes du corps seraient les éco-gardes.
50Le même silence n’est ainsi pas du même ordre. Un taiseux connaît pertinemment les limites auxquelles il se confronte, parfois par défi. Dans les formes contemporaines de braconnage on va jusqu’à parler de « bordurier » qui, comme son nom l’indique, est un chasseur se côtoyant couramment sur les bordures du territoire où il dispose d’un droit de chasse, toujours prêt donc à déborder sur les voisins (Baticle, 2020). A contrario, dans l’immensité de la forêt camerounaise la limite est tout d’abord une notion plus relative. Le comportement des Baka s’apparenterait plutôt à des transgressions sans intentionnalité. Pour comparaison, un berger itinérant installé en Picardie, soit dans la grande plaine agricole du Nord de la France, invoquait lors d’un entretien son droit de vaine pâture, sans chercher à se demander si celui-ci était encore effectif dans la législation en vigueur. Lorsque les terrains à pâturer venaient à lui manquer, et parce que dans l’incapacité de nourrir son troupeau avec du fourrage acheté, on le voyait débouler d’un bras de forêt pour se glisser au travers des vallons afin de profiter du couvert, le temps de laisser paître ses animaux dans un champ de luzerne. Cet emprunt pouvait durer une heure ou davantage, jusqu’à ce que l’agriculteur concerné le repère et le fasse déguerpir d’un geste lointain, la scène pouvant se reproduire chaque année. Le rappel de l’interdit restait de principe si le berger « n’abus[ait] pas ». Quant à ce dernier, il n’aurait jamais consenti à voir dans son débordement un vol proprement dit, mais l’appréhendait davantage comme une « tolérance » quelque-peu forcée, un moyen de passer la période hivernale. On comprend par ce détour comment la persistance des Baka peut être poussée par la nécessité, mais également pourquoi leur discrétion relève d’une contrainte quant au rapport de force inégal avec les services forestiers, qui ici ne se contentent pas de rappels à la loi. Leur geste transgressif ne prenant pas de connotation revendicative, les chasseurs-cueilleurs utilisent l’atout qui est le leur : une connaissance experte de la forêt, comme notre berger profitant de la topographie des lieux.
51Au fur et à mesure que la pression internationale s’est faite plus insistante face à la déforestation (Vidalou, 2017), de nouvelles normes ont commencé à être érigées, non pas tant afin de réduire celle-ci, mais pour la rendre compatible avec un « développement durable ». Bien que l’expression ait été dénoncée comme relevant de l’oxymore, cette tendance à une exploitation plus éthique des forêts s’est orientée dans de multiples directions, dont celle de la prise en compte des populations vivant sur ces territoires. S’en est suivi la mise en œuvre de dispositifs participatifs que la loi de 1994 a, pour le Cameroun, gravés dans le marbre en parallèle aux politiques de décentralisation. Si bien que ce sont les communes qui ont été invitées à prendre en charge une part de la lutte contre le braconnage.
52Cette dernière détient un double avantage pour le gouvernement camerounais, primo en lui permettant de donner des gages de bonne volonté vis-à-vis des attentes qu’expriment les grandes ONGE quant au maintien de la biodiversité, et secundo pour satisfaire aux prétentions des sociétés exploitantes du bois, lesquelles viseraient volontiers la maîtrise du territoire sur le modèle du droit privatif. Pour ces dernières, la présence sous le couvert forestier de glaneurs en tout genre constituerait un triple problème à gérer. Tout d’abord le chasseur, qui reste affublé d’une image de braconnier en puissance sur des espèces protégées et emblématiques (singes notamment), soit là où les sociétés ont intérêt à montrer au contraire leur implication pour ne pas risquer de voir les naturalistes dénoncer leurs pratiques de déforestation. Par ailleurs, lorsqu’il est baka, ce chasseur est suspecté de pouvoir guider habilement les équipes de braconniers professionnels à travers un espace qui nécessite une bonne maîtrise du topos. Ensuite, toute activité dans l’immensité de la forêt offre la possibilité d’un regard sur les pratiques d’exploitation qui s’y déroulent, et notamment sur les essences arborées qui occupent une fonction dans le système mystique des Baka. Enfin, les entreprises du bois préférant pour leurs ouvriers une fourniture en viande acheminée de Yaoundé, il leur serait difficile de faire accepter à ces derniers qu’une chasse puisse se pratiquer sur les UFA sans qu’ils soient autorisés à l’exercer eux-mêmes.
53Pour toutes ces raisons, qu’il s’agisse de l’échelle politique nationale ou économique régionale, chacun des acteurs légitimes se retrouve en accointance avec l’interdiction de la chasse dans les enclosures. Restait entière, pourtant, la question de l’applicabilité de ce consensus sur des surfaces denses de feuillus couvrant des centaines de milliers d’hectares qui, naturellement, se prêtent très mal à la surveillance. On a ainsi pensé trouver la solution en convoquant l’acceptabilité sociale des populations quant à la légitime lutte pour sauver la faune sauvage. Pour cela, le 26 novembre 1999 sont créés, au travers d’une décision n° 1354 du ministère compétent, ces Comités paysans-forêt, dont la fonction est précisément de lutter contre le braconnage. À l’échelle du village, ses membres sont chargés d’une mission à l’image de celle des « indic » de la police, mais dans une forme tout institutionnelle. Ils deviennent en quelque sorte les auxiliaires des forces privées dont se dotent les gestionnaires des UFA. Mais contrairement au braconnier « retourné » pour servir de garde-chasse, les comités n’offrent pas un débouché professionnel, mais cantonnent les enrôlés à une réflexivité culpabilisante.
54En effet, dans la région la pratique cynégétique s’avère commune chez les Bantous et consubstantielle à l’identité baka. Se retrouver dans un comité revient alors à suivre une formation qui enjoint à s’auto-accuser, voire à assumer une stratégie opportuniste de dénonciation des alter egos. Une injonction paradoxale intenable, qui peut rapidement confiner à la posture schizophrénique, mais surtout génératrice de tensions au sein du groupe local. Les entretiens réalisés sur place l’ont montré, il n’est pas imaginable de dénoncer son frère de condition sans prendre un risque considérable, d’autant que l’on se comporte exactement comme lui. Les membres des CPF ont très vite souligné cette vulnérabilité aux organisateurs, lesquels leur ont alors conseillé des formes de dénonciations « discrètes ». Pour synthétiser, dénoncer de façon discrète une pratique qui se veut du même ordre, afin de discrètement éluder la finalité profonde d’un dispositif qui permet de satisfaire la passion occidentale pour le sauvage, la forêt camerounaise tranche décidément singulièrement avec la publicité habituelle des luttes environnementales.
55Bien que l’image soit probablement un peu forte, on imagine ici la logique d’un Jérémy Bentham (1977 [1791]) poussée jusqu’à son extrême, invitant les prisonniers de son Panopticon à venir s’installer périodiquement dans la tour centrale qui offre une vue sur l’intérieur de toutes les cellules de leurs congénères. C’est pourtant ce que propose la démarche des Comités paysan-forêt, dont la conséquence pratique, quant à ce nouveau paradoxe, est évidemment et à nouveau le silence vis-à-vis de ces délateurs. L’un d’eux déclarera à ce propos en avoir « mal à la tête ». Il n’est pas aisé de louvoyer entre le marteau et l’enclume.
56Sur le site de Mindourou, les responsables des CPF ont signé une convention avec la Pallisco le 30 octobre 2014. À raison de quatre réunions annuelles, simplement défrayées par l’entreprise forestière, le bilan peut être considéré comme bénéfique pour celle-ci, puisqu’in fine il participe d’une mise à profit de la responsabilité éco-citoyenne à la bonne marche d’une privatisation du domaine public de l’État. Mieux, si la participation venait à se transformer en ce que Pierre Bourdieu qualifiait de violence symbolique (Boutinot et Diouf, 2006), c’est leur propre aliénation que les « élèves » des CPF génèreraient, alors même que leur empreinte dans le capitalocène reste dérisoire, comparée notamment à celle de leurs contempteurs. Tout se passe ici comme si la « tragédie des communs » (Hardin, 2003 [1968]) servait de canevas d’acculturation pour une écologie top-down.
57Le contrôle du territoire forestier constitue une obsession qui révèle bien la volonté des concessionnaires de disposer de pouvoirs quasi régaliens. Cette ambition reste pourtant contrainte par une « condition géographique » (Lazzarotti, 2006). Tout d’abord parce qu’il serait irréaliste d’y installer des limites matérielles en forme d’obstacles. La forêt primaire subsiste comme un espace qui résiste par nature à la maîtrise humaine : les racines des arbres soulèvent les fondations, une caméra de vidéosurveillance est souvent peu efficiente sous le couvert arboré, la rapidité d’intervention des gardes impliquerait des postes avancés permanents. Il y a ainsi une réalité physique incontournable qui ne doit rien à un quelconque essentialisme des lieux.
- 23 Ainsi, on pourra voir la manière dont les reporters d’Arte ont démontré la vacuité de ces visites (...)
58Récemment, une téléphonie mobile a été gracieusement fournie pour faciliter l’identification des contrevenants et leur interpellation, compromise néanmoins par la qualité médiocre de la couverture du secteur et les moyens restreints de la garderie des UFA. Résultante directe de ces carences, les agents des services publics des Eaux et forêts déplorent de plus en plus la charge qui leur incombe de procéder seuls aux opérations coup de poing contre le grand braconnage organisé. Ce dernier peut se révéler mortel pour les fonctionnaires mal payés de l’État, dont l’attention reste pourtant focalisée sur le porteur de machette baka. Cette stigmatisation a commencé à être discutée par d’autres ONG, centrées elles sur la défense des peuples autochtones. Se joue ici une lutte sur le plan médiatique, dans laquelle les gardes nationaux n’hésitent pas à embarquer des journalistes occidentaux sur le terrain, afin de leur faire la démonstration du péril baka, en fabriquant littéralement les pseudo-preuves de leurs délits. Ce stratagème n’est d’ailleurs pas toujours couronné de succès, déjoué qu’il est parfois par des journalistes plus aguerris que leurs guides23.
59Les contreparties de cette mise en coupe de la forêt sont plus difficiles à établir pour la population locale. Si les contributions financières des sociétés concessionnaires sont effectivement des obligations légales ressortant de la loi forestière de 1994, sur place le bienfaiteur reste le payeur, car il n’est pas un contribuable comme les autres, mais peut se parer des vertus du mécénat. Une autre facette de la Pallisco apparaît avec ce qui ressemble à un paternalisme réinventé par son engagement dans un ensemble d’œuvres en faveur du développement social local : salles de classe par exemple, même si le mobilier manque par ailleurs. En lisant le dernier plan communal de développement de Mindourou, datant de 2012, on constate un délabrement qui ne s’est guère amélioré depuis. Surtout, les actions menées ne répondent pas aux attentes de la population. Quant à sa composante baka, la partie du plan qui la concerne sert surtout de faire-valoir, afin de drainer vers la commune les subsides en provenance des ONG spécialisées.
60On peut à ce stade conclure qu’il y a quelque-chose de pernicieux dans la forme de domination qui enserre la population baka. Cette dernière peine à se faire reconnaître comme protectrice de la forêt, à l’instar d’autres « marques » autochtones auxquelles on reconnaît plus facilement une symbiose nature-culture.
61Le silence dont font montre les Baka est avant toute chose une réaction objective au contexte extérieur auquel ils sont confrontés et le résultat d’un rapport de force trop inégal. Mais l’existence des Comités paysans-forêt n’est pas non plus sans conséquence sur leurs relations interindividuelles, à l’intérieur du groupe de pairs lui-même. On peut en conséquence observer la persistance de cette discrétion entre chasseurs baka. Une attitude qui détient un avantage non négligeable, celui de ne pas s’exposer aux « dénonciations discrètes », conseillées au sein des CPF. Mais plus avant, l’absence de confidence est bénéfique à l’alter-ego lui-même, qui n’a pas à feindre l’ignorance. « Pas vu, pas pris », dit l’adage du braconnier. On pourrait ici ajouter, pas su, pas révélé. Au vrai, on sait mais on ne cherche pas à savoir : le vraisemblable ne laisse pas de trace. Cette règle tacite vaut surtout pour les chasses individuelles, ou en petit groupe d’apparentés : frères, beaux-frères, oncles et pères. Dans ces cas de figure, on rentre à la nuit tombée, on s’abstient de confidences dans le village. Pour d’autres modes de chasse, où le collectif s’impose de par le gibier recherché, le secret entre contrevenants doit redevenir la norme comportementale pour la collectivité dans son ensemble.
62Au final, les dispositions dont témoignent ces chasseurs pour la discrétion sont proportionnées à la faiblesse des ressources dont disposent les peuples forestiers pour produire leur image. Les représentants des Pygmées auprès des instances internationales sont généralement distants des communautés locales, en décalage avec leurs aspirations concrètes. Ils ne peuvent pas davantage produire des revendications à partir de manifestations susceptibles de créer des points de fixation médiatique. Les caméras et micros restent rares dans ce Cameroun profond, difficilement accessible par des pistes éprouvantes, au terme d’un long voyage.
63Faudrait-il en conclure que les leçons des CPF ont fini par imprégner les consciences, au point de pénétrer leur subjectivité ? Les rencontres sur le terrain montrent le contraire, ce qui nous incite à tenter de les expliquer au travers du concept développé par le sociologue et philosophe Oskar Negt, à savoir l’Eigensinn, qu’il traduit par « le fait de n’en faire qu’à sa tête » (Baticle et Depoorter, 2008 : 14).
64Au sens de Jürgen Habermas (1988[1962]), dont Negt fut l’assistant, la critique sociale exige fondamentalement un espace d’expression publique, qui est originellement un lieu de débat et de critique de l’absolutisme royal. C’est dans cet espace public que s’est bâtie une médiatisation, au travers de la publicité faite aux abus du pouvoir, lequel devint par-là comptable devant la société. Cette perspective emprunte ainsi à la philosophie des Lumières et fait des salons bourgeois le cadre idéalisé de cette critique, laissant dans l’ombre l’expérience des masses laborieuses, alors en cours de constitution. C’est cette expérience sensible que Negt (2007) va reprendre à son compte pour développer l’analyse d’un espace public oppositionnel plébéien, celui du travail vivant, prolétarien. Encore faut-il que cette possibilité puisse advenir, via l’occupation d’un espace médiatisé :
Transgresser la répartition de l’espace imposée par les dominants est aussi un élément essentiel pour la formation de la conscience des dominés. (Negt, 2008 : 12 cité in Baticle et Depoorter, 2008).
- 24 On peut étendre ce paradigme à des populations sédentaires, comme le fait Anna Dessertine (2021) d (...)
65C’est ici que le bât blesse pour les Baka : occuper un espace n’a de chance de publiciser une cause que s’il s’en suit une mise en visibilité. À défaut, l’occupation devient enfermement. Cette expérience émotionnelle, sur laquelle s’appuie l’analyse negtienne, relève ici de la pratique odologique telle que l’a proposée Étienne Le Roy (2011), à savoir une science des cheminements qu’il avait appliquée aux populations itinérantes. Chez Le Roy étudiant les nomades, habiter revient à parcourir, dans la mesure où l’itinéraire structure la matérialité de l’existence24. Or c’est l’itinérance qui devient problématique pour ceux qui sont devenus des borduriers de la route, loin de leurs pérégrinations antérieures depuis qu’on a visé à les sédentariser. Leur reste le débordement discret dans la forêt interdite : une résistance silencieuse de survivance. La question qui subsiste tient dans le fait de savoir si cet espace grappillé pourrait constituer un espace public oppositionnel.
66En matière d’analyse des mouvements sociaux, s’est imposé ces dernières années un constat : même dans un monde globalisé, les conflits n’ont pas amoindri la dimension locale des enjeux, bien au contraire. La montée en généralité des causes à défendre pouvait apparaître comme une tendance de fond pendant les Trente glorieuses, mais ce mouvement est désormais contrarié par la division des groupes sociaux sur le plan statutaire, dont l’effritement du salariat issu de la Révolution industrielle est un des symboles éminents. Se juxtaposent ainsi des mots d’ordre à destination de l’ensemble de la planète, comme ceux d’Extinction Rébellion qui visent à faire pression sur tous les gouvernements du monde afin qu’ils adoptent des politiques plus volontaristes en direction de l’écologie, et en parallèle des combats centrés sur des lieux bien circonscrits, qui ont parfois été rapidement réduits à des réactions du type NIMBY (Baticle, 2014).
- 25 Zone À Défendre.
- 26 Qui avait néanmoins eu des précédents, dont les luttes paysannes, telle celle du Larzac dans la Fr (...)
67De la sorte, les luttes qui se mènent aujourd’hui à travers le globe, qu’il s’agisse d’accéder à des ressources, de refuser des nuisances ou plus simplement de faire consentir à une forme de reconnaissance pour un groupe d’êtres vivants et situés, ont eu tendance à reprendre une dimension plus territoriale, et ce en grande partie du fait de la montée en puissance des effets localisés de la dégradation environnementale d’ensemble. Cette propension à adopter une posture territorialisée dans la résistance est ainsi le pendant des tensions qui pèsent sur un espace fini et sujet à une viabilité de plus en plus problématique pour ces groupes qui y vivent et en vivent, ou plus précisément quant à la manière dont ils le font. Un phénomène tel que les ZAD25, apparu en France, en Belgique et en Suisse dans les premières années de la décennie 201026, n’aurait eu de postérité sans la conjonction d’un souci renouvelé pour les espaces non-artificialisés et le repli des combats plus explicitement classistes.
- 27 C’est ainsi que s’est construit l’acronyme ZAD, à partir du détournement de la Zone d’Aménagement (...)
- 28 Incarné par Alekseï Stakhanov, le célèbre mineur soviétique dont la prouesse (quatorze fois supéri (...)
- 29 Chef indien de l’actuel État de Washington, Seattle (1786-1866) ne parlait pas anglais, mais un di (...)
68À la figure emblématique, et quelque-peu générale, de l’ouvrier pétri d’internationalisme, dont le principal levier d’action était la grève générale afin de changer le monde, s’est substituée celle du squatteur perché au sommet d’un arbre, qui s’ancre par-là sur une infime portion du monde globalisé, mais pour lui à protéger des Zones d’Aménagement Différé27. Dans la première mythologie le héros était un producteur fier de son savoir-faire et acharné à la tâche28, au profit d’une industrie triomphante (mais carbonée). Moins d’un siècle plus tard l’héroïsme revient à un mode de vie frugal (Sahlins, 1976), que l’on veut croire, au sein des élites cultivées des pays développés, parcimonieux par philosophie, et qui se retrouve en quelque sorte réifié dans la représentation d’une population humaine vivant en harmonie avec ladite « nature », jusqu’à ignorer son schisme contemporain avec la culture (Descola, 2005). Le chef amérindien Seattle et son discours (aujourd’hui contesté29) de 1854 en seraient les signes quasi prophétiques, annonçant l’ère d’une réconciliation nécessaire :
« [L’homme blanc] traite sa mère la terre, et son frère le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre, comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu’un désert. […] La Terre n’appartient pas à l’homme, l’homme appartient à la Terre. »
69La vague de pensée aménagiste et développementaliste, qui avait trouvé ses illustrations dans des applications aussi contrastées que la conquête de l’Ouest américain ou les promesses du plan soviétique, paraissent loin derrière nous. Lui a succédé un libéralisme effréné et déprédateur dont les effets délétères apparaissent difficilement conciliables avec la durabilité de la planète. La notion de « justice environnementale » (Larrère, 2009) a constitué une des réponses scientifiques pour chercher à interpréter cette nouvelle configuration socio-spatiale : le droit à un environnement sain après le droit au progrès. Dans ce contexte, la crise des modèles antérieurs pousse à la recherche de nouveaux parangons, dans lesquels les peuples autochtones sont appelés à jouer un rôle de premier plan.
70Pour autant, les populations dotées de ce label (Bellier, 2019) sont loin d’avoir toutes la même image valorisante. Si certaines ont saisi l’opportunité de ce tournant autochtone en jouant la carte des institutions internationales (Hurons-Wendats notamment), pour d’autres le virage n’a été qu’esquissé. Dans les campements du Sud-Est camerounais, nul n’est conscient que les traditions orales bakas ont été reconnues comme composante du patrimoine immatériel de l’humanité30. C’est probablement ici une des particularités du terrain parmi les plus explicatives quant à la forme de résistance constatée chez les Baka : un entêtement odologique.