1Selon le rapport du GIEC de 2014, la Méditerranée est l’un des hotspots mondiaux face au réchauffement climatique, l’un des endroits les plus exposés aux lourdes conséquences d’une augmentation des températures au-delà de 1,5° C (Poletti, 2018). C’est particulièrement le cas au Maghreb où l’on assiste à une fragilisation des exploitations agricoles dans un contexte climatique changeant et de plus en plus aléatoire (GIEC, 2014).
2À l’instar des autres pays de la région, l’Algérie est particulièrement affectée par le changement climatique et la désertification qui en résulte, entraînant une régression du couvert végétal et une rupture des équilibres traditionnels. En effet, les zones les plus arrosées du pays avec plus de 400 mm de pluie par an se limitent à une bande d’un maximum de 150 km de distance au littoral (Ministère de l’environnement et des énergies renouvelables, 2018). Tandis que la steppe algérienne, région essentiellement à vocation pastorale, qui s’étend sur 20 millions d’hectares environ, est soumise à des menaces régulières liées à la variabilité du climat, ainsi qu’à la fréquence et à l’intensité d’événements extrêmes dont la tendance est à l’augmentation (Bensmira et al., 2015). En effet, on constate une variabilité interannuelle accrue des précipitations, une baisse de la pluviosité, une augmentation de la température et des sécheresses plus fréquentes. Ces évolutions climatiques défavorables ont eu des conséquences graves sur les parcours. On constate notamment un processus de désertification progressive, avec une importante régression et un appauvrissement du couvert végétal, ainsi qu’une modification de la composition floristique, dus à la fois à la sécheresse, au surpâturage et aux défrichements accélérés (Nedjraoui et Bédrani, 2008 ; Bensmira et al., 2015 ; Chaouch Khouane et al., 2018).
3Les enjeux sont donc considérables pour la population steppique, qui compte près de 18 millions d’habitants, et pour son activité d’élevage qui joue un rôle essentiel dans cette région, le cheptel étant estimé à quinze millions de têtes, essentiellement ovines (à 80 %), (Bensmira et al., 2015 ; Daoudi et al., 2013). La récurrence des sécheresses liée à la péjoration climatique handicape les pratiques agro-pastorales et accroît les incertitudes et la vulnérabilité des populations, dans un contexte où de multiples facteurs limitent les éleveurs en matière d’accès aux diverses ressources alimentaires : forte augmentation du cheptel, accaparement des terres de parcours pour des cultures, conduite des animaux qui n’utilisent plus les mêmes mobilités, changement d’habitat, etc. (Bensmira et al., 2015).
4Face à ces menaces sur la steppe, qui représente un espace vital pour les populations pastorales, l’enjeu est aujourd’hui de se demander comment ces changements sont vécus de l’intérieur par les populations et quelles stratégies celles-ci adoptent pour faire face à cette situation qui entrave leur développement socio-économique et menace leur survie. En effet, si les changements climatiques et leurs conséquences ont fait l’objet de nombreuses études bien documentées dans la région, en revanche les recherches sur les savoir-faire des agro-pasteurs et l’adaptation au changement climatique restent moindres. Or, d’après Kanoun et al. (2017), l’analyse des savoir-faire permet de déceler de nombreuses logiques d’éleveurs pour s’adapter à un environnement présentant de fortes contraintes et surtout soumis à des facteurs perturbants dans un contexte d’incertitude.
5Ce sont ces logiques des éleveurs auxquelles nous allons nous intéresser en nous appuyant sur des enquêtes que nous avons réalisées dans la zone de Ras El Ma, région typique de la steppe algérienne, caractérisée par la richesse et la diversité de ses parcours (armoise, alfa, sparte, etc.) et dont l’économie est basée sur des activités agro-pastorales reposant sur un élevage ovin séculaire.
6Nous avons mis en évidence dans une étude antérieure (Bensmira et al., 2015) une rupture de l’équilibre entre les systèmes de production pastoraux et les ressources disponibles, qui s’explique en grande partie par l’aggravation des contraintes liées aux évolutions du climat, renforcée par une combinaison de facteurs multiples, notamment démographiques, socio-économiques et fonciers.
7Notre objectif dans la présente étude sera de montrer comment les agro-pasteurs de la région, loin d’être attentistes et inactifs, cherchent à s’adapter de manière optimale à travers leurs savoir-faire locaux aux conséquences du changement climatique et développent des stratégies d’adaptation diversifiées pour tenter d’en atténuer les impacts néfastes.
8Behnke et Mortimore (2016) soulignent l’intérêt d’une telle compréhension de la résilience développée par de nombreuses communautés rurales des zones arides, qui pourrait fournir des indices sur la façon dont nous pouvons nous adapter à un avenir climatique de plus en plus incertain et variable pour la planète dans son ensemble.
9Après un état de l’art sur le sujet, nous ferons une présentation de la région d’étude et de la méthodologie adoptée, puis nous mettrons en évidence les principaux résultats de nos recherches, avant de proposer une discussion permettant de mettre en perspective ces résultats.
10D’après l’analyse de la bibliographie récente sur le changement climatique, les régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord apparaissent comme l’un des points chauds à cause de l’aggravation des conditions extrêmes de chaleur, de sécheresse et d’aridité sous l’effet du changement climatique (Waha et al., 2017).
11La littérature scientifique sur le changement climatique et ses impacts en Afrique du Nord, et particulièrement en Algérie, est relativement abondante. Diverses thématiques sont traitées telles que les événements climatiques extrêmes, l’évolution du climat, les impacts sur les écosystèmes, sur l’agriculture, sur les ressources, sur la santé, ou encore sur le tourisme et l’énergie.
12Concernant la région méditerranéenne de façon large, on peut citer en particulier le rapport de la banque mondiale (World Bank, 2014), qui aborde les impacts du changement climatique sur la production agricole, les ressources en eau, les services écologiques et la vulnérabilité du littoral pour les populations affectées. On peut citer également celui de l’ESCWA (2017), qui traite l’adaptation et la réduction des risques de catastrophe dans le contexte de pénurie d’eau dans la région arabe dans son ensemble. On peut citer enfin Schaar (2018) qui étudie l’impact géopolitique du changement climatique et Adloff et al. (2018) qui abordent la relation entre climat et niveau de la mer.
13Pour l’Afrique du Nord plus précisément, on peut citer notamment Jelassi et al. (2016) pour l’ensemble des pays du Maghreb, François et al. (2016) et Woillez (2019) pour le Maroc, Gafrej (2016) et Ben Nouna et al. (2018) pour la Tunisie, Taibi et al. (2017) et Safar-Zitoun (2019) pour l’Algérie.
14La synthèse de cette littérature montre que les régions du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) sont et seront fortement affectées par le changement climatique actuel et futur, allant dans le sens des modèles climatiques du GIEC qui prévoient, pour les pays du Maghreb, une baisse des précipitations, une augmentation des températures et de l’aridité, ainsi qu’une élévation du niveau de la mer (GIEC, 2014).
15Il faut noter toutefois que certaines études récentes (Nouaceur et Mursrescu, 2016) nuancent ces prévisions en montrant le début d’un retour progressif à des conditions plus humides depuis le début des années 2000 en Algérie et en Tunisie et à partir de 2008 pour le Maroc.
-
En Tunisie, le régime pluviométrique durant le xxe siècle a été marqué par l’alternance de périodes sèches et humides. Quant aux températures, une tendance à la hausse de plus d’1 °C depuis les années 1960 a été observée (Fehri, 2014). D’après Hlaoui et Henia (2019), le climat est très aride à hyper aride. De plus, la Tunisie souffrirait d’une amplification des processus de désertification.
-
Pour le Maroc, la température moyenne a augmenté de +0,42 °C par décennie depuis 1990. La diminution des précipitations est estimée à plus de 20 % entre 1961 et 2005. La moyenne des projections des différents modèles climatiques indique que cette tendance à l’aridification va se poursuivre, avec à l’horizon 2050 une augmentation supplémentaire de la température de +1,5 °C au minimum et une diminution des précipitations de 15 % environ (Woillez, 2019).
-
Pour l’Algérie, selon Kanoun (2016), les projections climatiques saisonnières obtenues par le modèle UKHI (United Kingdom Meteorological Office High Resolution) en adoptant le scénario « IS92a » du GIEC prévoient des augmentations importantes des températures pouvant avoisiner 1,5 °C et une baisse moyenne des précipitations pouvant atteindre 10 % entre 2020 et 2050.
16Le nord-ouest a connu une réduction de l’ordre de 40 % des précipitations annuelles lors de la première moitié des années 1970, accompagnée d’une hausse de température (Nouaceur et al., 2013). Les eaux de surface écoulées durant la période de 1976 à 2012 sont de 28 % à 36 % plus faibles que celles de 1949-1976. De leur côté, Taibi et al. (2017) en menant leurs recherches sur une durée plus large (1936-2016) ont révélé une réduction significative des précipitations à l’ouest, avec toutefois une augmentation de la pluviométrie pour la moitié des stations à partir de 2002. Ces recherches montrent ainsi que les précipitations de ces quinze dernières années ont permis d’atténuer la persistance et la sévérité de la sécheresse qu’a connue l’Algérie durant les années 1980/1990.
17Beaucoup d’études ont été menées dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sur la vulnérabilité au changement climatique des écosystèmes pastoraux, sur la désertification des parcours, ainsi que sur des stratégies d’adaptation en vue de leur amélioration. On peut citer à titre d’exemple Manzano-Baena et Salguero-Herrera (2018) ou encore Ferchichi (2013). Ce dernier aborde notamment les projets de développement pastoral qui ont été réalisés dans différentes régions de ces pays. Il montre que certains d’entre eux ont été couronnés de succès dans l’application de leurs composantes, tandis que pour d’autres, l’impact n’a été que partiel, voire très limité.
18De plus en plus de travaux sur ces thématiques interrogent directement le vécu des populations locales et la façon dont elles exploitent les différents milieux en étudiant les pratiques agro-sylvo-pastorales et en abordant la question de l’adaptation aux aléas climatiques et à la diversité des milieux. On peut citer Elloumi et al. (2001) et Jamaa (2016) pour la Tunisie, François et al. (2016) pour le Maroc, Hadouche et al. (2008), Kanoun (2016), Boussaïd (2017) et Safar-Zitoun (2019) pour l’Algérie.
19Notre étude s’inscrit dans la lignée de ces travaux mais en se focalisant plus en détail sur les stratégies d’adaptation pour en proposer une analyse plus approfondie.
- 1 Daîra, pluriel Daïrate : subdivision de la wilaya, qui est la plus grande subdivision administrativ (...)
- 2 Assemblée Populaire Communale, qui est l’équivalent de la mairie en France.
20L’étude a été menée dans la Daira1 de Ras El Ma, située au sud de la Wilaya de Sidi Bel Abbès qui compte 52 communes regroupées en 15 Daïrate. Celle-ci regroupe trois communes (Ras El Ma, Redjem Demouche et Oued Sebaa) pour une superficie de 224 214 ha dont 80 % de parcours et une population de 23 177 habitants en 2008 (données APC 20082). Cette région et celle de Marhoum représentent le territoire steppique qui couvre 42 % de la superficie totale de la Wilaya de Sidi Bel Abbès (Fig. 1).
Figure 1 - Situation géographique de la zone d’étude
Réalisation : Zaza Bensmira et Marie-Louise Penin, 2019.
21La région occupe une position stratégique dans le périmètre des Hautes Plaines steppiques du fait de sa situation géographique et de son réseau hydrographique important, la zone disposant de trois principaux oueds qui constituent le réseau hydrographique du côté nord de Ras El Ma (Oued Smar, Faraât El Zeit et Oued Mekkera).
22Les ressources hydrogéologiques sont représentées par les nappes profondes, dont les potentialités sont estimées à 5 millions de m3/an (Meterfi et al., 2011).
23La zone appartient aux étages bioclimatiques allant du semi-aride inférieur frais à l’aride supérieur tempéré (Bensmira et al., 2015).
24La nature lithologique est du type gréseux à gréseux calcaire, datant du pliocène, surmontée d’un sol calcique caractérisé par un horizon bien différencié peu épais et un horizon d’accumulation de calcaire sous forme diffuse ou en concrétion (Kieken, 1962 ; Pouget, 1980).
25Les sols bruns calcaires, à texture sablo argileuse en surface et argileuse en profondeur, prédominent dans la région. Ces sols présentent un taux moyen de 0,4 % de matière organique avec une forte sensibilité à l’érosion et à la dégradation (Taabni et El Jihad, 2012). Il est à noter toutefois que les restaurations dans les régions arides permettent en un temps relativement court (quatre ans) une amélioration des propriétés physico-chimiques du sol (Amghar et al., 2016).
26Les parcours de la région se caractérisent par des formations clairsemées laissant apparaître un sol nu et dans la plupart des cas avec des affleurements rocheux. Ces formations sont à base de graminées (stipa tenacissima L, stipa parviflora, lygeumspartum…) et de chaméphytes vivaces (Artemisia herba halba, Helianthemum, hitum, sspruficonun, etc.) auxquelles s’ajoute un cortège varié, souvent important, d’espèces annuelles. En outre, on retrouve même des espèces halophiles telles que Salsolavermiculata. On note également la présence d’une forêt de pins d’Alep (Pinushalepensis. Mill) en reboisement qui peut supporter les sols secs comme les sols calcaires.
27Compte tenu de l’importance des terres de parcours, la région de Ras El Ma est spécialisée dans l’élevage ovin, avec 380 éleveurs recensés en 2017 (DSA, 2018). Elle est considérée comme l’une des principales régions productrices de viande rouge de l’ouest du pays (Bensmira, 2016), malgré des conditions climatiques et écologiques de plus en plus difficiles.
28Face à l’augmentation sensible des aléas, la population de Ras El Ma, majoritairement paysanne et dépendante de l’économie de l’élevage, tente de s’adapter, ce qui se traduit par des mutations dans les modes de gestion des parcours comme nous le montrerons dans la suite de notre analyse.
29Afin d’avoir une perception des effets de la variabilité climatique et des stratégies d’adaptation adoptées par les différents types d’éleveurs, une enquête a été réalisée et traitée par nos soins de février à juillet 2017 dans les trois communes de la région de Ras El Ma.
- 3 Direction des Services Agricoles.
30Nos enquêtes ont porté sur un échantillon de 60 éleveurs sur un total de 380, soit 15 % des éleveurs de la région. Nous nous sommes limités dans notre choix à des chefs d’exploitation âgés de plus de 40 ans afin de mieux appréhender les perceptions des changements climatiques dans la durée. Parmi ces éleveurs de plus de 40 ans, nous avons cherché à réaliser un échantillonnage statistiquement représentatif en nous appuyant sur la base de données exhaustive de la DSA3 comportant de nombreux critères. Nous avons notamment tenu compte de la diversité tribale, des activités socioprofessionnelles, de la taille des exploitations et de l’effectif du cheptel, ainsi que de la répartition géographique de la population (20 éleveurs par commune).
31Nous avons choisi de limiter notre échantillon à 60 éleveurs (soit environ la moitié de l’effectif des éleveurs âgés de plus de 40 ans) compte tenu des difficultés rencontrées pour obtenir leur confiance et pour qu’ils acceptent de collaborer à l’étude. Il a fallu beaucoup de temps et de persévérance pour parvenir à les convaincre mais finalement, avec l’aide de la DSA qui a appuyé notre démarche, nous n’avons eu aucun refus parmi les éleveurs que nous avons sollicités, ce qui a permis de limiter les biais.
32Afin de prendre en compte l’expérience des éleveurs, tout en recueillant le plus d’informations possible pour l’analyse, les entretiens semi-dirigés nous ont semblé les plus appropriés.
33L’enquête s’est appuyée sur un questionnaire semi-structuré avec des questions ouvertes introduisant des dimensions à la fois quantitatives et qualitatives. Cette méthode laisse en effet une liberté et une latitude d’expression à l’enquêté sur des questions demandant souvent une réflexion personnelle. La réponse permet d’obtenir des éléments plus authentiques et plus riches lors de l’enquête. Cependant, comme le soulignent Morange et al. (2016), cela nécessite de la part de l’enquêteur d’être attentif à son implication et à sa posture sur le terrain selon trois maîtres-mots : la contextualisation, la réflexivité et l’éthique.
34Après un test préalable auprès d’une dizaine d’éleveurs et un réajustement du questionnaire en collaboration avec les responsables de la DSA qui ont une connaissance poussée du terrain et du profil des éleveurs, nous avons procédé à l’enquête proprement dite. Nous avons veillé à mettre à l’aise les éleveurs en commençant par des discussions d’ordre général afin d’instaurer les conditions favorables nous permettant d’entamer notre enquête.
35Malgré ces dispositions, nous avons rencontré certaines difficultés liées à la réticence de certains éleveurs, notamment parmi ceux les plus en difficulté, à nous donner le maximum d’informations. Cependant, d’une façon générale, ils se sont montrés assez coopératifs, efficaces et participatifs pour nous fournir les éclaircissements nécessaires.
36Le questionnaire comportait neuf rubriques :
-
les données générales sur l’éleveur
-
l’habitat, les moyens de transport et le matériel agricole
-
le troupeau
-
l’alimentation du troupeau
-
les terres, les activités et les ressources
-
l’utilisation des parcours
-
le changement climatique
-
les risques et les stratégies d’adaptation
-
les revenus
37Par ailleurs, les observations personnelles effectuées lors des entretiens nous ont permis de compléter les informations recueillies sur les pratiques des éleveurs.
38Nous allons à présent présenter les principaux résultats de nos recherches concernant la région de Ras El Ma en mettant en évidence tout d’abord les évolutions du climat et leurs conséquences pour les populations avant de nous intéresser à l’évolution des systèmes de production et aux stratégies d’adaptation des agro-éleveurs.
39Pour la région de Ras El Ma, l’analyse comparée des données climatiques des deux périodes 1913-1938 (Seltzer, 1946) et 1993-2017 (ONM, 2018) révèle une diminution significative des précipitations, qui sont passées de 301 à seulement 190 mm/an, soit une diminution de 40 % due au changement climatique. La région est donc soumise à des conditions de plus en plus arides.
40Les diagrammes ombrothermiques montrent un élargissement de la saison sèche et un changement du régime saisonnier pour les deux périodes. La saison sèche de la période 1993-2017 a été prolongée de plus d’un mois et demi (Fig. 2). L’évolution des températures et de sécheresses observées lors de ces trois dernières décennies et l’amorce de périodes beaucoup plus humides sont constatées en Algérie et dans tout le Maghreb (Nouaceur et Laignel, 2015).
Figure 2 - Diagrammes ombrothermiques de la région d’étude (1913-1938 et 1993-2017)
Réalisation : Zaza Bensmira. Sources : Seltzer, 1946 et ONM, 2018.
41La sécheresse peut avoir des impacts directs et indirects, et peut agir comme un multiplicateur de risques, déstabilisant les populations, amplifiant les inégalités d’accès aux services et aux ressources en eau, et renforçant les perceptions de marginalisation (Hallegatte et al., 2017 ; Gregory, 2017).
42La complexité de la relation climat-société qui fonde la « réalité climatique » est toujours située au croisement des savoirs savants et des connaissances empiriques (François et al., 2016). D’une façon générale, lorsqu’on interroge les populations de Ras El Ma concernant les perturbations du climat, on note une très bonne adéquation entre les perceptions et les observations climatiques recueillies. En effet, les changements importants de pluviométrie et l’augmentation de fréquence des sécheresses que nous avons enregistrés ont été globalement très bien perçus par les éleveurs que nous avons enquêtés. Mais comme le soulignent Kosmowski et al. (2015), la qualité des perceptions du climat revêt aussi des dimensions culturelles et sociales et cette perception diffère d’un éleveur à un autre. Nous avons ainsi pu constater que les détenteurs de gros cheptels perçoivent mieux la baisse et l’arrêt précoce des pluies que les petits éleveurs du fait de la forte demande en eau et en fourrage. Par ailleurs, nos enquêtes ont montré que les éleveurs les plus âgés perçoivent mieux ces variations que les plus jeunes.
43Ces changements qu’ils ont ressentis dans les saisons contribuent à susciter un sentiment d’incertitude chez les agro-pasteurs de la région d’étude, qui déclarent qu’ils s’organisent pour s’adapter à ce changement en s’appuyant sur leurs savoirs et savoir-faire locaux et en modifiant leurs systèmes de production comme nous allons le montrer dans la suite de notre analyse. Comme le soulignent Idrissou et al. (2020), la perception est le premier facteur qui conditionne la mise en place des diverses stratégies d’adaptation. Pour cette raison, l’intégration d’indicateurs du changement perçu par les éleveurs serait pertinente pour élaborer des stratégies d’adaptation au changement climatique appropriées, consensuelles et durables.
44De nombreux spécialistes dans le domaine de l’élevage pastoral soulignent que les systèmes de production agro-pastoraux ont connu des évolutions considérables au Maghreb depuis plusieurs décennies (Huguenin et al., 2015).
45Cette évolution émane à la fois des politiques agricoles et de la dynamique interne des systèmes exploitations-ménages induite par plusieurs facteurs dont la rareté de la pluviométrie fait partie.
46Elles ont été accélérées par diverses mesures prises par les pouvoirs publics telles que les subventions aux aliments pour bétail ainsi que l’encouragement de la céréaliculture et la concession des terres. Cette authentification, appelée APFA (Accès à la Propriété Foncière Agricole), repose sur l’acquisition, l’occupation et l’usage des terres de parcours par une mise en valeur agricole. En effet, la loi 83-18 du 13 août 1983 permet l’accès à une propriété individuelle sur les zones de parcours, juridiquement propriétés de l’État, à condition de mettre en valeur ces terres par une exploitation judicieuse.
47Dans le cas de la région de Ras El Ma, nos recherches ont permis d’aboutir à une typologie résultant des évolutions observées sur une longue période et mettant en évidence trois grands types de systèmes de production en fonction de la mobilité (Tab. 1). Celle-ci joue en effet un rôle majeur pour différencier les stratégies d’adaptation que nous analyserons dans un deuxième temps, car elle offre aux éleveurs une marge de manœuvre plus ou moins importante.
Tableau 1 - Les différents types d’élevage en fonction de la mobilité
Types
|
Rayons des déplacements
|
Nombre de têtes ovines
|
% des éleveurs
|
Sédentaires
|
< 5 km
|
40-80
|
17,4
|
Semi-sédentaires transhumants
|
< 25 km
|
100-250
|
28,3
|
Transhumants
|
> 100 km
|
300-600
|
54,3
|
Source : Enquêtes 2018.
- 4 Pour faciliter la comparaison entre les différents types d’éleveurs, nous avons fait le choix d’exp (...)
48Ils représentent la majorité des éleveurs de notre échantillon (54 %4). Il s’agit d’éleveurs qui ont gardé une taille de troupeau importante avec plus de 300 brebis.
49La conduite de ces troupeaux dépend des ressources pastorales situées à la fois dans et en dehors de la région, notamment à travers la transhumance vers les régions avoisinantes tant vers le nord que le sud du pays. Pour ce type d’éleveurs, c’est le mode de faire-valoir indirect qui prédomine (45 % des transhumants), suivi des modes de faire-valoir direct-indirect (34 %) et direct (21 %). Le mode de faire-valoir direct correspond à l’accès libre de l’éleveur par le biais du droit social sur les parcours au profit de son troupeau, tandis que le mode de faire-valoir indirect désigne le recours de l’éleveur à la location de parcours afin de satisfaire les besoins de son troupeau.
- 5 Milieu de vie qui correspond au territoire communautaire, au siège de l’exploitation et au lieu d’a (...)
50La force de ces éleveurs réside dans leur capacité à réagir rapidement en cours de campagne aux effets des aléas climatiques et autres perturbations socio-territoriales, causées par des ayants droit ou fractions par leurs mouvances intra et extraterritoriale. En effet, en plus de leur territoire steppique, les éleveurs utilisent les terres qui sont hors de leur territoire. Leur forte mobilité peut même être assimilée à de nouvelles formes de nomadisme avec des moyens nouveaux : bétaillères, camions-citernes, téléphones portables, main-d’œuvre qualifiée et relations sociales fortes… Lors de leur absence du terroir d’attache5, les parcours naturels sont mis au repos et surveillés par des membres de la famille pour permettre leur régénération.
51Cette catégorie représente 28 % des éleveurs de la région et détient des troupeaux de taille moyenne, de l’ordre de 100 à 250 têtes ovines. Ils ont connu une transition plus avancée vers un modèle d’équilibre et d’intégration entre les cultures et l’élevage. Ce type d’élevage se fait sur les terres de parcours appartenant aux membres de la fraction (famille élargie et membres de la communauté) et même sur des territoires appartenant à d’autres fractions au niveau local.
52Ce type d’élevage est généralement associé à un élevage de caprins et bovins sur l’exploitation. La vache permet de couvrir les besoins en lait du ménage alors que les chèvres constituent une activité économique en tant que telle grâce à la vente des chevreaux durant la saison estivale. L’alimentation du troupeau se fait à base de paille, de grain d’orge et de foin en saison sèche.
53D’après les entretiens avec ces éleveurs, il s’avère que suite à l’augmentation de la taille des effectifs de leurs troupeaux, ils ont tendance à vouloir passer à des transhumances plus longues. La pratique de la mobilité d’amplitude plus importante constitue une stratégie d’adaptation à la diminution des ressources fourragères locales en allant chercher les ressources pastorales et agricoles dans d’autres zones plus propices, comme l’ont également constaté Kanoun et al. (2017).
54Ces éleveurs développent des pratiques qui favorisent la régénération de leurs propres pâturages naturels. Ces conduites aptes à préserver les ressources fourragères naturelles s’inscrivent dans une logique réfléchie afin de réduire les dépenses liées aux achats d’aliments pour bétail. Ces mêmes stratégies ont été également observées chez les éleveurs transhumants, particulièrement ceux qui pratiquent l’achaba (déplacement vers les zones nord l’été avec pâture des chaumes) et l’azzaba (déplacement vers les zones du sud en hiver après un passage sur les steppes du terroir d’attache), comme le montre la fig.3.
55Cette logique spatiale associe l’usage de parcours où les éleveurs ont un ayant droit social (faire valoir direct) et la pâture sur des terrains où l’accès relève de tractations (le plus souvent en payant un « loyer de l’herbe »). Ce mode d’exploitation des parcours est pratiqué par 50 % des semi-sédentaires transhumants.
56Avec des troupeaux dont la taille varie entre 40 et 80 têtes ovines en propre, ils représentent 17 % des éleveurs. Il s’agit d’éleveurs dont l’évolution s’est traduite par une réduction importante du cheptel sans pour autant donner lieu à une diversification des systèmes de culture.
57Cette catégorie regroupe les véritables perdants du processus d’évolution des zones pastorales. En effet, ils ont d’une part perdu la possibilité de pâturer les terres collectives suite à leur partage et leur morcellement et, d’autre part, ils n’ont pas su accroître leur assise foncière par manque d’investissement. Néanmoins, ils continuent de coexister et d’échanger avec les autres types d’élevage grâce à la prise en charge d’autres animaux appartenant à des tiers. En effet, leur savoir-faire pour le gardiennage en tant que berger et leur capital humain (disponibilité en main-d’œuvre familiale) leur permet de prendre en pension des animaux en plus de leur propre cheptel. Cette activité se fait selon un contrat spécifique qui leur assure une part du produit et leur impose une participation aux pertes moyennant une rémunération ainsi qu’un droit d’accès aux parcours des propriétaires d’animaux. Cette pratique importante du gardiennage par les sédentaires est une des spécificités de cette région d’étude.
58Les stratégies d’adaptation que l’on observe aujourd’hui face au changement climatique s’inscrivent dans une logique qui existe depuis longtemps dans la région d’étude et ailleurs. On peut citer une étude bibliographique de Boubacar Saïdou qui a mis en avant la notion de résilience pour analyser les formes d’adaptation des Peuls au changement climatique au Sahel (Saïdou, 2015, cité par Bouju, 2016, p. 399-401). D’autres études plus récentes en Afrique subsaharienne vont dans le même sens : on peut citer Kabore et al. (2019) pour le Burkina Faso ou Tidjani et al. (2016) pour le Niger, qui ont montré comment, historiquement, les sociétés rurales ont dû prendre en considération les risques naturels qui prévalaient dans leur territoire.
59De même, en Tunisie, Elloumi et al. (2006) ont démontré comment les éleveurs ont adopté de longue date un ensemble de mesures et de pratiques qui leur permettent d’atténuer les effets de la sécheresse. L’élevage ovin est généralement au centre des stratégies sécuritaires, étant souvent considéré comme la « banque » de l’agriculteur.
60Dans le cas de la région de Ras El Ma, tous les systèmes d’élevage identifiés ont développé des aptitudes au cours de ces dernières décennies de façon à réagir rapidement face aux contraintes multiples. Les mécanismes mis en jeu, aux plans individuel ou collectif, sont basés sur tout un éventail de stratégies à plus ou moins long terme prenant des formes multiples que nous avons tenté de regrouper en grandes catégories que nous allons présenter de façon synthétique.
61L’engagement dans le processus d’adaptation est fonction de la dotation des éleveurs en capital et opportunités (Kanoun, 2016).
62Pour répondre dans l’immédiat aux problèmes, chaque éleveur opte pour la conduite et le fonctionnement qui lui permettent de réaliser ses objectifs de production sans s’éloigner des caractéristiques de son système traditionnel. Parmi ces choix à court terme, on peut citer :
- 6 Allah Ghaith et Rahma (pluie et clémence).
63En cas de bouleversement des facteurs climatiques, les premières mesures auxquelles les populations musulmanes ont recours sont les prières collectives (Salat el istiskaa). Cette stratégie d’adaptation spirituelle traditionnelle pratiquée par les agro-pasteurs locaux afin de pallier les retards ou le manque de pluie, consiste à implorer Dieu pour l’arrivée des précipitations6. Il est à noter que ces prières ne se limitent pas seulement aux agro-éleveurs, mais elles concernent la population locale dans son ensemble en cas de sécheresse.
64La mobilité est l’une des stratégies préventives classiques face au risque climatique (Kanoun et al., 2017). En effet, nous avons vu qu’elle reste particulièrement importante dans cette région et que c’est le principal critère de différenciation des types d’éleveurs. Au total, plus de 85 % des éleveurs de Ras El Ma pratiquent le départ en transhumance, notamment parmi les gros éleveurs [fig. 3].
65Concernant les petits et moyens éleveurs, ils pâturent généralement à la périphérie dans un rayon de 5 km. Or, d’après nos entretiens, les sédentaires pratiquent également la transhumance en cas de sécheresse sévère, dont presque un quart s’associe à de gros éleveurs en utilisant leurs moyens de transport.
66Pour les semi-sédentaires transhumants, ils se déplacent en été vers Dhaya au nord de Ras El Ma et vers les communes de Marhoum au sud (Marhoum, Sidi Chaib et Bir El H’Mam) en saison pluvieuse.
- 7 Région montagneuse caractérisée par la présence de terres labourables et fertiles à la différence d (...)
67Au-delà des 100 km, les gros éleveurs de la région pratiquent les deux transhumances saisonnières, l’une en été vers le Tell7 au nord (Mascara, Aïn Témouchent et Oran) et l’autre en hiver vers les piémonts nord de l’Atlas Saharien au sud.
68Nos résultats permettent de mettre en évidence certaines spécificités de cette région. En effet, les semi-sédentaires transhumants s’abstiennent pendant l’achaba, tandis que la totalité des éleveurs de la région pratique l’azzaba, ce qui s’explique à cause du froid rigoureux et des éventuelles inondations dans la région. Pour l’azzaba, deux destinations sont possibles : « El Binoud » aux alentours de l’Abiadh Sidi Cheikh et « Labadla » de Bechar.
69La hausse des prix de location des zones telliennes (Mascara et Aïn Témouchent) a engendré une diminution de l’effectif des petits et moyens éleveurs, du fait que ces terres sont affectées à l’arboriculture et à la viticulture. D’après les déclarations des enquêtés, cette mutation a poussé les gros éleveurs à changer leurs itinéraires vers les zones de El Gor (Tlemcen), Hassi el Ghalla et Aghlel (Aïn Témouchent).
Figure 3 - Les déplacements des agro-pasteurs
Conception et réalisation : Marie-Louise Penin et Zaza Bensmira, 2020, d’après Bencherif, 2011.
70Selon plusieurs auteurs (Bensmira, 2016 ; Daoudi et al., 2013 ; Bencherif, 2011), les pasteurs, face à la disparition de la gestion coutumière, ont particulièrement adopté une stratégie d’occupation des sols par l’intensification des cultures céréalières vivrières.
71En effet, face aux sécheresses récurrentes et à la réduction du couvert végétal qui en résulte, les éleveurs de la région misent sur l’augmentation des surfaces semées en orge, car, même si les chances de gain en graines sont faibles, le peu de fourrage produit servira de complément alimentaire au cheptel. Ces éleveurs considèrent que cette logique d’agrandissement est, à long terme, celle qui permettra le maintien des systèmes de production. Il ressort des résultats de l’enquête que les petits et moyens éleveurs emblavent près de 80 % de la SAU (surface agricole utile) pour la céréaliculture dont 73 % pour l’orge et 7 % pour le blé. Le taux d’occupation des céréales est respectivement de 90 % pour les semi-sédentaires transhumants et 95 % pour les transhumants, pour lesquels l’orge est aussi prédominante (84 %).
- 8 Association à part égale ou un cinquième.
72Pendant la saison pluviale et en cas de difficulté financière, certains agro-éleveurs ont recours à des contrats agricoles tels que l’association Chorka-benoç-belkhamssa8. Afin de pouvoir pratiquer la céréaliculture, ils font ainsi appel à un partenaire extérieur au territoire doté de capital afin de reconstruire et de rentabiliser leur production.
73La céréaliculture comme adaptation spontanée à la sécheresse est pratiquée par les agro-pasteurs de Ras El Ma pour répondre au déficit alimentaire. Cette pratique se fait en calquant le calendrier cultural sur les conditions climatiques de l’année. Le décalage dans le calendrier des dates des semis et le choix des variétés les plus précoces ou les plus résistantes à la sécheresse sont considérés comme une bonne réponse au retard des pluies afin de ne pas perdre la récolte (Vodounou et Onibon Doubogan, 2016).
74D’autre part, afin d’assurer leur sécurité alimentaire et celle de leurs animaux, les éleveurs de Ras El Ma multiplient les superficies irriguées car, d’après les résultats de notre enquête, la SAU irriguée représente seulement 1,5 % des surfaces en moyenne. Chez les transhumants, la superficie irriguée peut dépasser les 3 % de la SAU par l’utilisation des techniques modernes d’irrigation et d’économie d’eau leur permettant ainsi de développer la production agricole.
75En plus de ces pratiques, les agro-éleveurs de la région optent pour le stockage des aliments pour le bétail (orge, son, foin, paille). Il ressort des résultats de l’enquête que tous les éleveurs de la région d’étude stockent les aliments pour leurs animaux, mais dans des proportions variables : 90 % de la production pour les gros éleveurs et seulement 10 % pour les semi-sédentaires transhumants. Les éleveurs aménagent des endroits appropriés qui sont conçus spécialement afin de garder les aliments intacts pour une longue durée (Fig. 4, qui montre un système empirique et traditionnel, exposé à l’air libre par manque de hangars de stockage).
Figure 4 - Méthodes de conservation d’aliments pour bétail
76Après les moissons, les chaumes sont ramassés puis transformés en bottes. Celles-ci sont empilées les unes sur les autres jusqu’à une certaine hauteur pour former une meule. Afin de bien la conserver et de la protéger notamment des intempéries, les agro-pasteurs la recouvrent d’un film épais en plastique.
77Afin de sauver le maximum du patrimoine animal en cas de sécheresse sévère, les éleveurs de la région d’étude procèdent à la vente massive des animaux, parfois en deçà de leurs valeurs, pour l’achat d’aliments.
78Néanmoins, comme le souligne Bouyahia (2010), cet achat d’aliment ne peut s’effectuer que sur une période très courte et pour un effectif réduit car cela représente un coût important dans un contexte où les éleveurs doivent déjà faire face à de nombreuses dépenses (transport, main-d’œuvre, etc.) et sont soumis à des aléas multiples, à la fois naturels (sécheresse aggravée, insuffisance du pâturage) et économiques (comme le prix de vente des animaux qui dépend du marché et qu’ils ne maîtrisent pas ou encore le cours du Dinar).
79L’enquête révèle que dans cette zone d’étude, les sédentaires se voient dans l’obligation de vendre 45 % à 80 % de leur cheptel, tandis que les semi-sédentaires et les transhumants ne vendent respectivement que 30 % et 20 % de leurs troupeaux.
80Il est à noter que chez les agro-éleveurs de la région, la vente de leurs animaux se fait de façon préventive, en s’appuyant sur les acquis des expériences précédentes ou sur l’insuffisance d’aliments pour le troupeau.
81Selon leurs déclarations, lorsque la sécheresse persiste, tous les agro-pasteurs de Ras El Ma s’engagent dans la spirale du financement de l’alimentation du cheptel par la vente d’animaux, y compris les reproductrices.
82Avec cette logique, les petits éleveurs sédentaires de la région sont les plus vulnérables, pouvant facilement atteindre le stade de décapitalisation presque totale.
83Cette décapitalisation est accentuée par l’effondrement des prix des ovins et l’augmentation des prix des aliments pour bétail, phénomènes qui accompagnent les périodes de fortes sécheresses (Atchemdi, 2008).
84La dotation en capital social est un moyen fort pour faire face en urgence à la rareté des ressources fourragères en cas de sécheresse.
85Dans le cas de cette étude, il faut souligner la diversité des lieux stratégiques qui permettent aux éleveurs de la région de développer leur tissu social : les marchés à bestiaux (souks) et les rencontres culturelles traditionnelles (Waâda ou festin collectif). Ces lieux et moments, outre leurs rôles économique et culturel, constituent un important moyen d’accès à l’information pastorale et de développement des relations sociales.
86Compte tenu du nombre important des souks dans la région, les éleveurs ont souvent le choix d’organiser dans le temps et dans l’espace les stratégies de commercialisation de leurs produits d’élevage. De même ils s’informent sur les zones où les parcours sont de bonne qualité tout en évitant des zones à problème pour l’accès aux ressources fourragères.
87Les marchés de Sidi Bel Abbès, Ras El Ma et Marhoum ainsi que ceux hors Wilaya tels que El Aricha (Tlemcen) sont très appréciés par les éleveurs de la région pour leur forte fréquentation par des acteurs de diverses origines géographiques, notamment les Wilayas de l’ouest algérien.
88D’après les enquêtes menées, il s’avère que les petits et moyens éleveurs de Ras El Ma fréquentent uniquement les souks de la région et des communes limitrophes. Tandis que les transhumants, étant donné leurs potentialités, fréquentent aussi ceux des Wilayas avoisinantes ainsi que les sites des rencontres culturelles et sociales (Waâda) de Mascara, Aïn Témouchent ainsi qu’El Beyadh et Bechar lors de leur transhumance.
89Ce tissu relationnel, particulièrement bien développé chez les éleveurs transhumants de la région, leur fournit les informations à l’échelle nationale sur la disponibilité des ressources végétales, les cours des aliments pour bétail et des animaux, et la disponibilité de bergers qualifiés.
90Comme rapporté par Sghaier et al. (2011), le capital humain est un facteur à la fois quantitatif à travers la disponibilité de la main-d’œuvre (nombre de personnes disponibles pour le travail en fonction de la composition de la famille) et qualitatif (savoir-faire et compétences de ces personnes par rapport aux objectifs du groupe…).
91Dans ce contexte, les familles nombreuses disposant d’une main-d’œuvre abondante sont avantagées. Lorsque plusieurs couples résident sous le même toit, nous avons constaté que les familles parviennent à préserver plus facilement leur capital et à assurer à terme la relève.
92Cela permet aux éleveurs transhumants et semi-sédentaires (dont 37 % des ménages comptent deux couples et 25 % trois couples, contre seulement 20 % et 0 % respectivement chez les éleveurs sédentaires) d’adopter une forme nouvelle d’organisation de l’espace. En effet, ils s’appuient sur plusieurs troupeaux afin d’atténuer les risques liés à la concurrence sur les ressources fourragères gratuites sur parcours et d’assurer leur puissance sur un rayon important dans l’espace. Ceci engendre une certaine injustice et un rapport de force dans l’accès aux parcours puisque les gros éleveurs disposant d’un capital important et dominant les autres éleveurs s’imposent pour s’approprier de grandes superficies au détriment des plus démunis. Cela a pour conséquence des conflits entre les éleveurs de la région suite aux restrictions imposées par les transhumants sur l’accès aux ressources. Cette rivalité entre usagers est exacerbée dans un contexte d’accroissement de la population steppique et du cheptel et de montée des conflits d’intérêts autour du foncier. Or, l’État n’intervenant pas dans ce genre de conflits, aucun mode de régulation n’existe actuellement.
93Pour se maintenir dans le temps et dans l’espace, les éleveurs enquêtés de Ras El Ma sont conscients de la nécessité de saisir toutes les opportunités pour diversifier leurs revenus afin de sauvegarder un système de production déjà bien établi. Dans le cadre de ce travail, 90 % des enquêtés ont déclaré avoir recours à la diversification de leurs revenus.
94Cette dernière se concrétise chez les éleveurs de la région par des stratégies de commercialisation, avec en particulier des pratiques d’engraissement des meilleurs animaux durant les périodes de fêtes religieuses de l’Aïd El Kebir (fête de sacrifice des ovins) afin d’assurer une valeur ajoutée importante. La majorité des semi-sédentaires et sédentaires s’associent avec des détenteurs de capitaux pour la préparation de la campagne d’engraissement et de vente.
95On peut constater également une stratégie de location des terres, qui est pratiquée par les semi-sédentaires de la région. Quant aux sédentaires, ils investissent dans le gardiennage des troupeaux et ont recours également aux emplois sociaux ou encore aux migrations pour la recherche d’autres emplois. On peut citer notamment des possibilités d’embauche dans le cadre des grands projets de développement des infrastructures lancés par les pouvoirs publics dans la région, tels que la rénovation des voies ferrées et le projet de tramway de Sidi Bel Abbès. Le secteur du BTP est également un gros consommateur de main-d’œuvre subalterne. Ces différentes possibilités peuvent aussi faire partie des stratégies à plus long terme que nous allons maintenant aborder.
96Les éleveurs de Ras El Ma adoptent une diversité de mesures préventives visant à prémunir le système du risque climatique et à assurer une certaine sécurité alimentaire bien avant que la sécheresse n’arrive. L’éleveur espère ainsi détacher les conditions d’élevage de l’influence directe des conditions climatiques.
97L’usurpation du foncier authentifié est souvent la première stratégie à long terme adoptée par les agro-pasteurs en ayant recours à l’acquisition des terres dans le cadre de l’APFA que nous avons évoqué précédemment : 90 % des éleveurs enquêtés ont été concernés par ce dispositif qui protège leurs intérêts et leur donne d’autres perspectives de diversification des activités (réalisation des locaux, bâtiments, pratique de la céréaliculture…).
98On peut citer également le développement des systèmes d’irrigation et la location des moyens de transport. En effet, 82 % des enquêtés disposent du matériel de transport dont 46 % possèdent camion et camionnette et 36 % possèdent un tracteur avec accessoires, remorques et citernes. Les gros éleveurs de la région investissent en outre dans la vente des aliments pour bétail et l’exploitation des équipements de soutien agricole. Certains éleveurs semi-sédentaires et transhumants bénéficiant de fonçage de puits et bassins s’adonnent notamment à la vente d’eau pour les sociétés de plantation et reboisement qui interviennent pour les particuliers et pour l’État. Enfin, la mise en place de l’arboriculture fruitière, qui est une exigence de l’État pour bénéficier des terres dans le cadre de l’APFA, fournit également de nouveaux moyens de subsistance aux populations.
99La présente étude vise à montrer la multiplicité des stratégies d’adaptation développées par les agro-éleveurs pour permettre d’assurer la durabilité et la continuité de leurs systèmes d’élevage dans un contexte de variabilité pluviométrique et de sécheresses récurrentes. Nous avons constaté que l’adaptation aux aléas climatiques et la gestion des risques sont pris en compte de façon omniprésente dans les systèmes de production. En effet, les irrégularités liées au changement climatique, que nous avons mises en évidence pour cette zone d’étude, et qui rejoignent les conclusions des travaux récents menés dans l’ensemble du Maghreb, sont bien perçues par les populations de la région, qui attestent qu’il y a une perturbation climatique, à laquelle elles essayent de s’adapter.
100Les systèmes d’élevage ovin ont connu des évolutions importantes suite à la rupture des équilibres traditionnels avec les ressources naturelles qui affecte la survie de ces communautés et les expose à l’insécurité alimentaire et à la pauvreté. Dans ce contexte de vulnérabilité accrue, les éleveurs développent des stratégies variées qui reposent notamment sur leurs pratiques et conduites d’élevage. Une des spécificités marquantes qui a caractérisé les agro-éleveurs dans cette région d’étude est le maintien de la mobilité. En effet, plus de 82 % des éleveurs que nous avons enquêtés adoptent des formes variées de déplacements, avec toutefois des modalités variables selon les types de systèmes d’élevage que nous avons pu distinguer.
101Nos résultats laissent donc apparaître que la sédentarisation reste une option de faible ampleur dans la région, contrairement à ce qui a pu être observé par d’autres chercheurs (Yabrir et al., 2015, Nedjraoui et Bédrani, 2008) qui attestent une augmentation des élevages sédentaires. La mobilité continue de caractériser encore les systèmes d’élevage dans la région de Ras El Ma en lien d’une part avec la dégradation des parcours et d’autre part avec les nouvelles règles d’accès aux ressources alimentaires et fourragères, notamment payantes.
102En plus de ces changements dans les pratiques d’élevage, les agro-éleveurs de la région ont également mis en place d’autres stratégies et pratiques de court et long termes pour s’adapter aux récents effets négatifs du changement climatique, que ce soit individuellement ou collectivement. Ainsi en est-il des stratégies collectives telles que les prières qui se font en période de crise où les populations s’orientent vers Dieu afin de leur venir en aide et concrétiser leurs vœux par l’arrivée des pluies. Le même résultat est signalé chez Vissoh (2012).
103Quant aux stratégies individuelles, elles se sont diversifiées. À court terme, on peut citer notamment l’approvisionnement en aliments pour bétail (orge, son, maïs…), la pratique de la céréaliculture et le départ en transhumance. Nos observations rejoignent les résultats de Huguenin et al. (2015) qui montrent que la mobilité des troupeaux leur permet d’accéder à des ressources très variées de par leur nature et leur quantité. Ces ressources sont également complétées par le recours à différentes locations fourragères (cité également par Huguenin et al., 2015) auprès d’autres éleveurs (orge en vert, chaumes, jachères…) pour répondre aux besoins de leur cheptel. On peut citer également l’importance des relations sociales et du capital humain qui représentent des éléments essentiels chez les agro-pasteurs transhumants pour l’élaboration des stratégies adaptation. Enfin, la vente des animaux et la diversification des revenus (engraissement, association, gardiennage d’animaux) sont aussi des stratégies importantes adoptées par les éleveurs à court terme.
104À long terme, la possession de l’outillage agricole est un facteur prépondérant pour l’acquisition de terres. Le tracteur et ses accessoires sont des déterminants socio-économiques de l’adaptation au changement climatique en matière d’authentification du foncier dans la région. L’adoption des techniques modernes d’irrigation, la location de moyens de transport, l’installation des plantations d’arbres fruitiers, la vente d’eau et de façon plus générale la pluriactivité agricole et extra-agricole semblent être une alternative, pour les agro-éleveurs, dans une stratégie à long terme de diversification de leurs sources de revenus.
105Les stratégies d’adaptation aux variations climatiques mises en place par les éleveurs sont certes efficaces à court terme mais peuvent, pour certains, devenir désastreuses à moyen et à long terme. Cependant, il faut souligner qu’une crainte est à émettre quant aux petits et moyens éleveurs, notamment les sédentaires, qui n’ont pas suffisamment de moyens (fonciers et financiers) pour résister à la décapitalisation importante de leurs effectifs. Ce type d’éleveurs a en effet une faible marge d’action et risque de disparaître à terme du fait de leur vulnérabilité face à la sécheresse.
106La faiblesse de leur trésorerie ne leur permet pas d’acquérir du concentré en quantité suffisante. Ils deviennent alors parfois bergers ou actifs dans d’autres secteurs ne nécessitant aucune qualification, pour assurer leur subsistance.
107De cette étude, il faut retenir que dans un contexte de changement climatique, les systèmes de production agro-pastoraux des localités étudiées ont été particulièrement affectés par la sécheresse et ses répercussions sur le milieu biophysique. La diminution importante des ressources pastorales a engendré une fragilisation de l’élevage steppique.
108Pour faire face à cette vulnérabilité accrue, les agro-pasteurs de Ras El Ma ont mis en œuvre de multiples stratégies pour développer des mesures d’adaptation dans presque tous les domaines de leurs systèmes de production et ce, en fonction de leurs moyens et de la contribution de l’État, ainsi que des partenaires du développement comme les grands propriétaires fonciers ou les banques.
109Dans ce contexte, deux types de stratégies sont adoptés par les éleveurs, à court terme la décapitalisation sous diverses formes et à long terme la relance de leurs activités par la reconstitution du capital et la revalorisation du potentiel productif.
110Ces stratégies d’adaptation, indispensables au maintien des systèmes de production pastoraux steppiques montrent une certaine efficacité en permettant d’atténuer la vulnérabilité des éleveurs face aux aléas et aux risques climatiques, mais avec des résultats différents selon les types d’éleveurs, ce qui contribue à renforcer les inégalités socio-économiques préexistantes.
111En effet, ces stratégies diversifiées ont permis aux plus nantis (les transhumants, ainsi que dans une moindre mesure les semi-sédentaires) de rentabiliser leurs exploitations et de se procurer des revenus additionnels suite aux sécheresses. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le foncier permet à la fois une souplesse et une complémentarité spatio-temporelle particulièrement durant les périodes difficiles. Ensuite, les moyens matériels nouveaux (bétaillères, camions-citernes, téléphones portables) détenus par les gros éleveurs sont nécessaires à une bonne réactivité face aux contraintes environnementales ou sociales. De plus, les troupeaux représentent une capitalisation qui est le meilleur moyen d’agir pour réduire les risques liés aux incertitudes. Enfin, le capital humain représente un maillon essentiel chez les agro-pasteurs transhumants pour l’élaboration des stratégies d’adaptation grâce à l’importance des relations sociales et de la main-d’œuvre qualifiée.
112En revanche, on peut constater que les changements climatiques affectent davantage les plus démunis et les moins bien pourvus en moyens de production (foncier, moyens matériels, troupeaux et capital humain), à savoir les éleveurs sédentaires. En effet, pour cette catégorie d’éleveurs, les stratégies d’adaptation s’avèrent insuffisantes pour éviter leur paupérisation dans un contexte où ils restent très vulnérables face au contexte climatique et socio-économique.
113En définitive, les stratégies d’adaptation multiples déployées par les éleveurs, quoiqu’innovantes et efficaces, montrent tout de même leurs limites et l’on peut s’interroger sur leur capacité à assurer une durabilité à la fois des ressources naturelles et des activités d’élevage. Une réflexion s’avère nécessaire sur les moyens de renforcer leurs capacités à faire face au mieux à ces perturbations climatiques, notamment pour les petits éleveurs, en cherchant d’autres formes de gestion à développer en adéquation avec le profil spécifique de ces éleveurs particulièrement vulnérables, ce qui ouvre de nouvelles pistes de recherche.